À travers le socialisme européen

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À travers le socialisme européen
La Revue bleuetome 49 (p. 248-251).
A TRAVERS LE SOCIALISME EUROPÉEN
D’après un ouvrage récent[1].

Le socialisme anglais n’est pas le socialisme belge, et celui-ci n’a rien à voir avec le socialisme allemand. M. T. de Wyzewa s’est proposé d’étudier les manifestations du socialisme chez les différents peuples. Il a bouclé sa valise, et, pendant de longs mois, il a parcouru l’Europe. Il est entré dans les Universités, et il a entendu les socialistes de la chaire ; dans les brasseries, et il a trinqué avec les ouvriers. Ateliers, clubs, sociétés populaires, institutions coopératives, il a tout vu. De ce voyage à travers le socialisme européen, il a rapporté un livre instructif, clair, précis, et par-dessus tout vivant. M. de Wyzewa fait mieux que de nous montrer les idées : il nous montre les hommes.

On comprend, en le lisant, que le socialisme n’est ni une école, ni un parti ; mais un ensemble de tendances encore indécises, souvent contradictoires, et qui varient d’un pays à l’autre avec le génie de la race, le régime de l’industrie, les mœurs, les préjugés. Si, au fond de la plupart des doctrines, on retrouve, selon la formule des saint-simoniens, le désir d’améliorer la condition de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre de la société », qui ne voit tout de suite que ce désir on peut tenter de le réaliser par les moyens les plus différents, par l’intervention de l’État ou l’association privée, par la révolution ou la liberté ? Ainsi, le point de vue peut changer d’un peuple à un peuple voisin : il peut changer encore d’un homme à un autre homme, et il y a, en définitive, autant de manières d’être socialiste qu’il y a de conceptions diverses de la vie.

Nous voudrions, du volume de M. de Wyzewa, détacher quelques portraits pour les lecteurs de la Revue : nous ayons choisi non peut-être les plus importants, mais ceux qui, par le relief de la physionomie, donnent l’idée la plus nette de ce que peut être un socialiste suivant qu’il est né sur les bords de la Sprée, de l’Escaut ou de la Tamise.

A Berlin. Une grande salle, aux murs nus. Plusieurs rangées de chaises au milieu, des bancs à droite et à gauche. Au fond, une chaire. A côté de la chaire, un orgue. Des hommes, des femmes, des enfants arrivent peu à peu ; ils vont s’asseoir à leur place habituelle, silencieux, recueillis. Sommes-nous dans un temple où le culte va être célébré ? Oui, un temple, mais un temple laïque ; un culte, mais un culte sans Dieu.

A l’entrée de la salle, on distribue des feuilles de papier où sont imprimés des vers et quelques notes de musique : c’est l’hymne du jour. Un vieillard prend place à l’orgue. Aussitôt tous se lèvent, et le chant commence ; hommes, femmes, enfants, répètent en chœur : « Humanité ! ta vie sacrée n’a besoin d’aucun temple, d’aucun autel ! Ce qui peut donner satisfaction à mon cœur, cela n’est pas révélé d’en haut : c’est le saint rayon du soleil de la vérité qui l’apporte du fond de l’âme humaine. »

Quand le chant a cessé, un jeune homme, correctement vêtu de noir, gravit les degrés de la chaire. M. de Wyzewa l’a photographié pour nous : « la taille à la fois svelte et trapue, le port de tête décidé, le visage d’un sergent prussien qui entendrait des voix ». C’est M. Bruno Wille, un des apôtres les plus ardents du « jeune socialisme », en lutte avec le « vieux socialisme », représenté par M. Bebel et M. Liebknecht.

Ce prédicateur d’une espèce nouvelle se recueille un instant ; puis, après avoir fixé sur l’assemblée ses yeux d’un bleu limpide, il commence un long discours où il s’efforce de prouver que l’idée religieuse, de tout temps, a été un obstacle aux progrès de l’humanité. En terminant, l’orateur invite les assistants à se réunir, le dimanche suivant, pour faire une excursion collective à un village des environs de Berlin. Après le sermon, la procession.

Nous aurions pu choisir d’autres portraits : celui de M. Bebel, par exemple, vieilli par trente années de luttes, suivant aujourd’hui les débats du Reichstag « d’un air timide et ingénu, sa jolie tête grisonnante toujours un peu penchée sur l’épaule » ; ou encore celui de M. de Wollmar, gentilhomme bavaroïs, ancien officier de cavalerie, blessé en 1870 près de Blois, marchant à l’aide de béquilles et montant péniblement à la tribune, puis dominant l’assemblée de sa haute taille et de sa parole éloquente. M. Bebel et M. de Wollmar ont joué un plus grand rôle que M. Bruno Wille ; mais celui-ci, dans le cadre où l’auteur l’a placé, nous a paru représenter mieux que tout autre ce mélange de mysticisme et de positivité qui est au fond du socialisme allemand comme au fond de l’âme germanique.

Cette réunion populaire où les femmes et les enfants sont admis, cette musique, ces chants, cette conférence qui est un sermon à rebours, ce simulacre de culte, tout cet appareil religieux où il ne manque que la religion nous montre le socialisme allemand avec son caractère propre. C’est le credo d’un monde inconnu. Élaboré en partie dans les Universités, le socialisme parle volontiers un langage scientifique ; il demande à l’érudition et à l’histoire des armes pour combattre les vieilles institutions. A quel point l’Allemand peut être à la fois conservateur et démolisseur, et comment il réussit à concilier des contraires irréductibles pour nos pauvres esprits simplistes, il suffit, pour s’en faire une idée, d’avoir feuilleté les philosophes d’outre-Rhin : l’exemple le plus illustre assurément est celui de Kant, jetant par terre tout l’édifice métaphysique au nom de la raison pure et le relevant le lendemain au nom de la raison pratique. Ainsi, en théorie, le socialisme allemand supprime le capital et, en pratique, il fonde les banques populaires. Cette faculté de faire coexister dans un même cerveau la négation abstraite et l’affirmation concrète est précisément l’originalité du génie allemand : elle en est aussi la force. Ne l’oublions pas ; et quand les socialistes nous parlent de la fraternité universelle, sachons nous tenir en garde contre une illusion dangereuse. Les Allemands, avant tout, sont Allemands, — ceci soit dit à leur honneur, — et un des chefs du socialisme faisait récemment cette déclaration : « Si la France nous fait la guerre, elle n’a à compter en Allemagne sur la sympathie d’aucun de nous. » Le socialiste veut, de très bonne foi, renverser les barrières qui séparent les peuples : c’est la raison pure ; mais, sous le socialiste, il y a le soldat de la landwer, tout prêt à défendre la patrie allemande : c’est la raison pratique.

Quittons Berlin et montons en wagon avec M. de Wyzewa : devant nous défilent les champs cultivés, les usines dont les hautes cheminées se dressent comme des flèches de cathédrale, les cités pleines de bruit et de travail. Enfin le train s’arrête : Gand ! C’est là que M. de Wyzewa nous voulait conduire.

Dirigeons-nous vers le centre de la ville, et, à quelques pas de la statue d’Arteveld, entrons dans cette maison dont les portes s’ouvrent toutes grandes devant nous. Au rez-de-chaussée, des tables sur lesquelles sont des brocs de bière ; à l’étage supérieur, une salle de fêtes, et d’autres pièces, plus petites, qui ont l’air de bureaux : qu’est-ce donc que cette maison ? un café, un club ou une administration ? C’est tout cela, et bien d’autres choses encore.

Nous sommes dans la maison du Vooruit, puissante société coopérative, qui a été d’abord une simple boulangerie. Encore aujourd’hui, c’est là qu’un grand nombre d’ouvriers viennent acheter leur pain. Tous les huit jours, la balance est faite des recettes et des dépenses ; chacun reçoit sa part de bénéfice sous la forme de bons, qu’il échange ensuite contre des vêtements, dés chaussures, de la viande, de la bière, le tout au prix de revient. La modeste boulangerie du début est devenue un vaste bazar coopératif.

Au rez-de-chaussée, les ouvriers peuvent prendre leurs repas, soit seuls, soit en famille. Le premier étage est réservé aux conférences et aux concerts ; on y donne aussi des bals d’enfants. Plus haut, les bureaux et les salles de réunion des diverses corporations. Que ne trouve-t-on pas dans cette singulière maison ? Il y a une librairie, il y a un journal. Pour l’ouvrier de Gand, le Vooruit est une boulangerie, un restaurant, un magasin où il achète à bon compte tout ce dont il a besoin ; mieux que cela, c’est un foyer toujours ouvert à lui et aux siens.

C’est, dans le Vooruit, un va-et-vient de tous les instants. Un homme circule au milieu de la foule des entrants et sortants, distribue des poignées de main, appelle chacun par son nom. C’est M. Anseele, qui a été le fondateur de la grande société coopérative et en est resté l’âme. « Il n’y a pas dans les villes des provinces flamandes un ouvrier qui ne le connaisse, dit M. de Wyzewa, et qui n’ait le fond du cœur rempli de vénération pour lui… C’est un homme jeune encore, de taille moyenne, avec une barbe et des cheveux blonds, et deux petits yeux mobiles qui, de temps à autre, laissent transparaître le reflet d’une flamme intérieure. A demi-bourgeois, à demi-prolétaire, il sait parler aux ouvriers comme il faut leur parler. » Au récent Congrès de Bruxelles, il a écouté les discours répétés en trois langues (français, anglais, allemand) sans prendre une fois la parole ; mais, le jour de la clôture du Congrès, il a dit à ses voisins : « Si vous voulez prendre le chemin de fer et venir jusqu’à Gand, je vous montrerai ce que nous avons fait. » Il leur à montré le Vooruit. C’est quelque chose, après tout, que d’avoir rendu la vie facile à des centaines et des centaines d’ouvriers : cela vaut bien un chapitre de Karl Marx ou un discours de M. de Wollmar, et, quand un homme a fait cela, on aurait mauvaise grâce à le chicaner sur ses opinions philosophiques ou sociales.

Le Belge nous apparaît ici ce qu’il est partout, le contraire d’un rêveur. Ce petit pays de Belgique, tout noir de la poussière des charbonnages, produit plus d’ingénieurs que de poètes. Tandis que l’Allemand aperçoit dans la fumée de sa pipe l’esquisse d’une société idéale, le Belge ne voit dans la fumée de la sienne que des usines, des canaux, des ponts, des chemins de fer. Richement doté par la fée de l’Industrie, laborieux, actif, hardi dans ses entreprises, il se tient d’un pied ferme sur le terrain des intérêts matériels. Aujourd’hui, en Belgique, l’agitation socialiste se confond avec une agitation électorale. Les ouvriers espèrent que le droit de voie sera pour eux une panacée. Coopération et suffrage universel, c’est en deux : mots le socialisme belge.

Traversons la Manche. A peine débarqué, M. de Wyzewa nous fait faire la connaissance d’un « solide petit homme d’une cinquantaine d’années », qui nous regarde de ses « deux grands yeux ronds d’un bleu d’acier ». C’est {{M.|William} Morris, fondateur de la Ligue socialiste, sur lequel notre auteur nous raconte l’anecdote suivante. Il y a quatre ou cinq ans, dans une rue de Londres, M. Morris haranguait les passants, et peu à peu un rassemblement s’était formé autour de lui. « Incapable de rester immobile, M. Morris piétinait sur place ; l’abondance de ses gestes agitait tout son corps d’un frémissement continu ; son épaisse chevelure grise flottait comme une crinière ; et tantôt il brandissait au bout de son poing levé, tantôt il mâchonnait entre ses dents une petite pipe de bois noir. » Les théories de l’orateur devaient être singulièrement anarchiques, car les constables, qui sont, comme on sait, les gens les plus tolérants et les plus libéraux du monde, l’invitèrent poliment à rentrer chez lui.

M. de Wyzewa, qui est décidément un guide précieux, nous introduit ensuite dans une société de lettrés et d’artistes, qui se donnent à eux-mêmes le nom d’ « esthètes » ou de « préraphaélites ». Ce sont des raffinés, mandarins de l’art et de la poésie, qui se plaisent dans une naïveté savante et un dilettantisme archaïque. l’un des premiers entre eux s’appelle M. William Morris, comme notre conférencier en plein air. On nous dit qu’il a fait de brillantes études à Oxford et publié plusieurs volumes de poésie, entre autres la Vie et la Mort de Jason et le Paradis terrestre.

Enfin, dans une rue de la Cité, nous nous arrêtons devant les magasins de la maison « Morris and C° », dont les tapis et les papiers peints ont une réputation européenne : le chef de la maison, M. William Morris, est un des négociants les plus honorablement connus de la place de Londres.

En France, nous pourrions affirmer que les trois « Morris » sont tout au plus des cousins germains. En Angleterre, ces trois hommes n’en font qu’un ; et M. William Morris, en même temps orateur socialiste, poète préraphaélique et fabricant de papiers peints, est un des spécimens les plus intéressants de l’originalité britannique.

Le portrait nous a paru curieux, et il avait sa place ici, mais hâtons-nous de dire que M. William Morris, tout comme les autres orateurs ou écrivains socialistes de son pays, semble avoir gagné, par ses discours et ses livres, plus de réputation que d’influence réelle. En Angleterre, le socialisme est anglais, foncièrement anglais ; ce qui veut dire que l’ouvrier, pour améliorer son sort, ne compte que sur lui-même, sur son intelligence et ses muscles. De tous les ouvriers européens l’Anglais est celui dont la condition matérielle et morale, depuis un demi-siècle, s’est le plus profondément modifiée. Et, cependant, il n’a rien demandé à l’État : ce n’est pas la loi qui a réduit les heures de travail, élevé les salaires ; c’est la libre discussion, c’est l’accord entre ouvriers et patrons. Quelques réserves qu’on puisse faire sur l’individualisme qui est partout la marque de l’esprit anglais, dans l’industrie, dans la politique, aussi bien que dans la littérature et la philosophie, il faut avouer que cet individualisme a développé de façon merveilleuse l’initiative privée et le sentiment de la dignité. On ne sait qui est le plus digne d’estime, ou d’une classe laborieuse qui, écartant les agitateurs et les politiciens, conquiert par son effort propre le bien-être et l’indépendance, ou d’une classe conservatrice, animée du véritable esprit politique, qui s’inspire en toute occasion des idées et des besoins de l’heure présente, également capable de résister à un engouement passager ou de céder à un mouvement réfléchi de l’opinion. C’est le spectacle que le peuple anglais nous donne, et il y aurait là pour nous, en plus d’une circonstance, matière à réflexion.

Fermons maintenant le volume de M. de Wyzewa, C’est, pour nous servir d’un mot à la mode, « un livre suggestif » ; autrefois an eût dit simplement « un livre qui fait penser ». Nous montrer le socialisme dans ses diverses manifestations, dogmatique en Allemagne, politique en Belgique, pratique en Angleterre, et, après avoir du conflit des doctrines dégagé les idées maitresses, nous faire voir ces mêmes idées personnifiées dans des hommes, l’œuvre assurément était malaisée, mais on peut dire que M. de Wyzewa y était bien préparé : il n’a pas seulement l’impartialité ; il a cette ouverture d’esprit, cette secrète sympathie qui donnent à un livre comme celui-ci le mouvement et la vie.

La conclusion de l’auteur sera la nôtre, et nous l’avons indiquée dans les premières lignes de cet article : le socialisme, aujourd’hui, n’est ni une école, ni un parti. Que sera-t-il demain ? De ce choc d’idées systématiques et d’aspirations spontanées, que sortira-t-il dans l’avenir ? L’excès du bien, disent les uns ; l’excès du mal, répondent les autres. Notre optimisme ou notre pessimisme ne va pas si loin. Le monde, en définitive, ne se gouverne pas par des « absolus », mais par des « à peu près ». Quand les saint-simoniens proclamaient leur fameuse formule : A chacun selon ses œuvres, ils demandaient en même temps l’abolition de l’hérédité : soixante ans ont passé, et que voyons-nous autour de nous ? L’hérédité n’a pas été abolie, et cependant l’idée saint-simonienne est en train de devenir une vérité : par la diffusion de la richesse mobilière et la facilité des communications, par l’instruction mise à la portée de tous, par le régime des examens et des concours, nous approchons de plus en plus d’un état social où chacun aura la place qu’il mérite. Ainsi, plus d’une idée qui aujourd’hui semble dangereuse ou chimérique sera peut-être réalisée demain, mais elle le sera sous une autre forme que celle où elle fut conçue. Les abstractions du socialisme, comme toutes les abstractions de l’esprit humain, ne peuvent devenir réalités qu’en s’accommodant aux faits. M. Bebel, dans ses livres, reconstruit la société de toutes pièces : Platon l’avait fait avant lui ; mais la grande humanité, qui ne lit ni M. Bebel ni Platon, n’en poursuit pas moins sa tâche quotidienne. Tandis que les lettrés écrivent et disputent, que les prudents s’inquiètent, que les turbulents s’agitent, et que les uns ne veulent rien changer, et que les autres rêvent de tout détruire, le monde insensiblement se transforme, par le travail, par la science ; tout change, mœurs, lois, idées, sentiments, et nous-mêmes.

Paul Laffitte.

  1. Le Mouvement socialiste en Europe (les hommes et les idées), par T. de Wyzewa. — Paris, Perrin et Cie.