À travers les États-Unis, notes et impressions/02
10-13 octobre.
Nous sommes arrivés à Baltimore sur les dix heures du soir, après un trajet dont la durée a été singulièrement raccourcie par la vitesse inusitée avec laquelle notre train a marché. Nous avons suivi pendant assez longtemps la vallée de la Susquehannah, que nous finissons par traverser sur un immense pont en bois aux environs d’Harrisburg, la capitale de l’état de Pensylvanie. La Susquehannah est un large fleuve aux eaux lentes et bourbeuses, qui n’est pas accessible aux bâtimens de commerce à cause de son peu de profondeur. Aussi est-elle fort renommée en Amérique pour les plaisirs qu’elle procure aux chasseurs et pêcheurs. Ses rives marécageuses et couvertes de roseaux ont conservé un aspect sauvage. L’imagination peut aisément se représenter Chactas et Atala s’arrêtant dans leur fuite pour passer la nuit sous les arbres dont les branches recourbées trempent dans l’eau du fleuve, ou bien René écoutant, comme dans sa lande natale, au bord de l’étang désert, le murmure du jonc flétri. Le soleil couchant glace un moment de teintes rosées le ruban argenté du fleuve, puis la nuit tombe, et les heures seraient assez longues à passer, si nous ne les employions à faire connaissance avec les membres de la délégation que la ville de Baltimore a envoyée au-devant de nous. Je crois m’apercevoir à certains indices que tous n’appartiennent pas au même monde. Voici, en causant avec les uns et avec les autres, quels élémens je démêle : la municipalité de Baltimore, représentée en l’absence du maire par plusieurs membres du conseil de ville, dont le personnage le plus important est un fabricant de chaussures ; l’association des marchands (ce que nous appellerions la chambre de commerce) représentée par son président, un des principaux négocians de la ville ; la société et les clubs, représentés par quelques membres sans titre bien défini ; enfin plusieurs Français d’origine, établis à Baltimore ou naturalisés depuis peu, mais ayant conservé, avec l’habitude de parler la langue de leur ancienne patrie, une fidélité de souvenirs et d’affection qui donne quelque chose de singulièrement cordial à leur manière d’être avec nous. Non-seulement cette délégation de Baltimore représente un peu, comme on le voit, toutes les classes de la société (j’engage les gens qui croient qu’il n’y a pas de classes en Amérique à y aller simplement voir), mais dans la grande querelle qui a partagé l’Amérique, il y a quelques années, tous n’ont pas suivi le même chemin. Un ancien général des armées du Nord s’y rencontre avec un ancien officier de l’armée du Sud. « Cela n’empêche pas, me dit ce dernier en riant, que nous ne fassions très bon ménage ensemble. » En effet, bien que l’état du Maryland n’ait pas fait partie, pendant la guerre de sécession, de la Confédération du Sud, cependant il s’en faut que l’opinion dominante fût en majorité favorable à la cause du Nord. La ville de Baltimore tomba même un moment au pouvoir du parti séparatiste, et si elle n’avait pas été aussitôt reprise, et l’état occupé militairement, il est possible que la cause du Sud y eût trouvé, au nord même de Washington, un vigoureux appui. Nous entrons donc dans une atmosphère politique nouvelle, et je me promets d’observer avec soin tous les petits symptômes qui pourront m’éclairer sur le véritable état des esprits.
Enfin nous arrivons à Baltimore, et, vu l’heure avancée, notre entrée n’a rien qui rappelle la solennité de notre débarquement à New-York. Nous montons bourgeoisement dans les voitures qui nous attendent à la gare et nous conduisent directement à l’hôtel de Mount-Vernon. Nous y trouvons le maire de la ville, qui nous adresse quelques paroles de bienvenue, et c’en est fini des cérémonies officielles pour la soirée. En attendant l’arrivée, toujours fort lente, des bagages, nous faisons à trois ou quatre une assez courte promenade dans les environs de l’hôtel. L’hôtel de Mount-Vernon, qui est de dimensions assez modestes pour un hôtel américain, est situé dans le quartier aristocratique. Nous apercevons au clair de lune quelques maisons assez élégantes et coquettes. Mais les rues sont mal éclairées et désertes ; point de voitures, point de passans. On sent qu’on est dans une ville de second ordre, bien loin de l’animation de Madison-Square et des splendeurs de Fifth-Avenue. Le lendemain matin, nous nous mettons, les mêmes, en campagne d’assez bonne heure et nous nous promenons un peu au hasard dans la ville, cherchant au contraire à diriger nos pas du côté du quartier commerçant. Je suis très amateur de ces flâneries au hasard dans les grands centres de population ; on y apprend beaucoup de choses par les yeux, et parfois l’imagination y trouve aussi son plaisir. Mais ce qui fait surtout le charme de ces promenades dans nos vieilles villes européennes, c’est la diversité de leurs aspects et la variété des souvenirs qui sortent en quelque façon de terre sous vos pas. On tourne le coin d’un grand magasin de nouveautés, où se presse une foule affairée, et on tombe dans une majestueuse rue Royale ou dans une sombre rue du Cloître. De grands vieux hôtels, à la mine triste et hautaine, vous rappellent le temps où des familles seigneuriales régnaient en souveraines dans cette ville aujourd’hui livrée à un conseil municipal de bas étage et, par une association d’idées involontaire, font penser à des vertus dont ces familles n’ont malheureusement pas toujours donné l’exemple. De cette maison basse, à la façade noircie par des pluies séculaires, qui donne sur un jardinet, vous pouvez de loin vous attendre à voir sortir, son bréviaire sous le bras, quelque vieux chanoine se rendant à la cathédrale pour chanter vêpres ou complies ; et c’est seulement en vous approchant que vous lisez sur une plaque de cuivre le nom de quelque agence de banque ou d’assurance. Ces vieux ormes, dont les feuilles sèches tourbillonnent sur la place de l’Évêché, ont vu bien des prélats entrer en carrosse dans la cour de leur hôtel, et cette église, plus vieille encore, a reçu, voici tantôt cinq ou six siècles, le corps d’un très haut seigneur et de sa noble épouse donec veniat immutatio, jusqu’au jour du changement. Ainsi, tout écrasé qu’il est sous le poids du présent, le passé proteste encore de son existence, et il se venge de sa ruine en s’imposant à votre imagination et à vos souvenirs. Dans les villes américaines, rien de semblable ; si la curiosité est toujours en éveil, si les yeux sont toujours amusés et instruits, l’imagination sommeille et rien ne vient troubler son repos. C’est qu’elles sont presque toutes bâties sur un plan uniforme, tirées à angle droit avec des rues numérotées (tel n’est pas cependant le cas de Baltimore), ce qui donne à l’étranger une singulière facilité pour se reconnaître, mais enlève à ces rues toute personnalité et toute vie. C’est que toutes les maisons paraissent avoir le même âge et avoir été construites par le même architecte. C’est qu’enfin tous les monumens qu’on rencontre sont essentiellement modernes et, à moins de bien rares exceptions, ne se rattachent à aucun souvenir qui soit plus vieux que le siècle. Baltimore est une des villes américaines qui en compte le plus grand nombre : de là son surnom de cité monumentale. Parmi ces monumens, le plus célèbre est celui de Washington, qui a une grande réputation aux États-Unis. C’est cependant sans beaucoup d’admiration que je passe au pied de ce monument, sorte de colonne Vendôme en marbre blanc, juché sur un massif piédestal. Chacun a ses préférences ou ses antipathies architecturales ; moi j’ai l’aversion du genre colonne. Continuant notre route un peu au hasard, nous arrivons dans Charles-street, qui est la rue des boutiques élégantes, la rue de la Paix ou la rue Vivienne de Baltimore. L’avant-déjeuner est, nous dit-on, l’heure consacrée au shopping. Aussi nous rencontrons, généralement deux par deux, beaucoup de jeunes filles dont nous admirons la taille bien prise, les petits pieds, la démarche cadencée et les toilettes de bon goût, sauf parfois, les chapeaux, dont la forme évasée et menaçante renchérit encore sur les affreux chapeaux parisiens appelés, je crois, chapeaux à la Clarisse Harlowe. La ville de Baltimore se vante (c’est une prétention qu’ont au reste plusieurs villes des États-Unis) d’être celle où l’on trouve le plus de jolies personnes, et celles que nous rencontrons ne font point mentir sa réputation.
Charles-street a déjà un certain air de fête, et c’est bien plus encore quand nous arrivons à Baltimore-street, grande artère commerciale qui coupe la ville dans presque toute sa longueur. Toutes les maisons sont littéralement pavoisées de drapeaux américains et de drapeaux français, en beaucoup plus grande quantité encore qu’à New-York, et la foule bourdonnante qui remplit la rue, déborde les trottoirs, envahit la chaussée, est manifestement en liesse. J’avais cru d’abord un peu orgueilleusement que notre présence dans la ville était la seule cause de cette joie. J’avais bien cependant remarqué nombre d’affiches où je lisais en grosses lettres : Oriole feast (fête du loriot). J’avais été aussi étonné de voir à la devanture de presque tous les magasins des loriots sous toutes les formes, empaillés d’abord, puis reproduits en gravures coloriées, peints sur des éventails, brodés sur des écrans ou des coussins, et je me demandais quel rapport ce volatile pouvait avoir avec la délégation française. Rentré à l’hôtel j’obtiens une explication qui, si elle satisfait ma curiosité, rabat un peu de mon amour-propre national. Cette explication, la voici. La ville de Baltimore, à peu près seule parmi les villes américaines, a une origine aristocratique. Elle porte le nom de lord Baltimore, le premier colonisateur du Maryland, et il y a aujourd’hui cent cinquante ans qu’elle a été baptisée, Les couleurs héraldiques de lord Baltimore étaient jaune et noir, or et sable, dirait-on en termes de blason. Or Linné a donné le nom de Baltimore oriole (loriot de Baltimore) à un oiseau de ces régions, au plumage jaune et noir. La ville de Baltimore a adopté cet oiseau comme emblème ; elle a tenu par là à se rattacher au souvenir de son fondateur, et je suis convaincu que, si quelque descendant de lord Baltimore venait rendre visite à cette création de son aïeul, il y recevrait encore un bien autre accueil que nous. En l’honneur de ce cent-cinquantième anniversaire, la ville de Baltimore a résolu de donner une fête qu’on célébrera à certains intervalles et qui est destinée à porter le nom d’Oriole feast. A dire vrai, l’anniversaire et, par conséquent, la fête, ont déjà été célébrés l’année dernière ; mais comme les habitans de Baltimore ont conservé un agréable souvenir de ces réjouissances et comme il n’y a pas de bonne fête sans lendemain, le conseil municipal a résolu d’en donner une seconde représentation cette année en la faisant coïncider avec notre réception. Nous n’avons donc pas le droit de prendre toute cette joie pour nous. Mais, ce qui est bien à notre compte et ce dont nous nous montrons particulièrement reconnaissans, c’est le cordial accueil que nous recevons d’un chacun et en particulier de ces Français de cœur et d’origine qui font partie du comité de réception. La glace des premiers rapports est rompue, et nous nous sentons déjà environnés à Baltimore de cette même atmosphère de sympathie qui nous avait rendu si agréable le séjour de New-York. Le plus grand journal de Baltimore a publié le matin même en français un article des plus chaleureux où il rappelle les services autrefois rendus par la France à la liberté américaine, et ses colonnes sont remplies des plus aimables notices et anecdotes sur nos grands-pères et sur nous-mêmes. Décidément, nous sommes aujourd’hui l’événement de la ville et nous pouvons faire concurrence au loriot.
Les membres du comité sont venus nous chercher à l’hôtel. Pour ne point marcher toujours en procession, nous nous partageons par petites bandes. Je fais partie de celle qui doit visiter les rues commerçantes de la ville et les bâtimens publics, sous la directes d’un général qui est, je crois, vice-président du comité. Le nombre des généraux n’est pas, en Amérique, inférieure celui des colonels. Sont qualifiés généraux de droit ou par courtoisie : 1° tous les généraux ou anciens généraux de l’armée régulière ; 2° tous les généraux ou anciens généraux de la milice ; 3° tous les anciens généraux ayant servi dans les armées du Sud, 4° tous les anciens colonels ayant servi pendant la guerre de sécession dans les armées du Nord, qu’au moment du licenciement de ces armées une loi a nommés tous généraux en bloc, comme fiche de consolation. Ces quatre catégories additionnées donnent un total considérable. Notre aimable guide appartient, je crois, à la quatrième. Depuis lors, il a changé le sabre pour la plume et, de général devenu journaliste, il nous mène tout d’abord aux bureaux de son journal, celui-là même où a paru le matin cet article si bienveillant pour nous. Pour nous faire mesurer les progrès de la presse en Amérique, il nous montre un spécimen réimprimé pour la circonstance de ce qu’était il y a un peu plus de cent ans, the Baltimore American. C’est une modeste petite feuille de quatre pages, paraissant tous les huit jours, qui, en plus des nouvelles de la colonie, ne contient guère que des annonces, entre autres un avis daté de Mount-Vernon et signé de George Washington, offrant à louer des terres qui lui appartenaient, et la demande d’un messager pour faire une fois par semaine le transport du journal de Baltimore à Philadelphie. Cette demande a même donné lieu à une confusion assez plaisante, lorsque ce spécimen a été distribué dans les rues, un brave homme étant venu se proposer le soir même au journal pour remplir l’office en question. Aujourd’hui, le Baltimore American est un grand journal quotidien qui publie huit pages tous les jours. La moindre feuille de second ou de troisième ordre en Amérique contient, en effet, plus de matière que nos plus grands journaux et, je ne puis m’empêcher de le dire à ce propos, est plus sérieusement rédigée. La presse américaine, absolument supérieure sur ce point à la presse française, est exclusivement politique. Sans doute le ton de ses polémiques est acerbe et injurieux, et elle ne se fait point faute d’attaquer grossièrement les personnes. Mais elle ne s’occupe point de celles, hommes ou femmes, femmes surtout, qui n’invitent point le public à s’occuper de leurs affaires. Elle ne publie point de feuilletons. En un mot, ce genre des feuilles, demi-politiques et demi-mondaines, si à la mode dans notre pays, y est totalement inconnu. Comme la presse américaine rend compte de tout, elle ne passe sans doute point sous silence les faits scandaleux et les procès scabreux. Mais on les trouve à leur place dans le journal, à la colonne des faits divers ou des nouvelles judiciaires, où il faut les aller chercher, et non point s’étalant avec force commentaires à la première page du journal. Sans doute aussi, on peut citer quelques assez vilains journaux qui se publient aux États-Unis. Il existe entre autres, à New-York, une petite feuille, appelée the Police News, qui rapporte avec illustrations les faits de la chronique scandaleuse, mais on ne trouve point cette feuille sur la table des femmes du monde ; la vente en est même interdite dans beaucoup d’endroits publics, et, pour la lire, il faut la volonté de se la procurer. En un mot, la presse, en Amérique, est, au point de vue moral, plus décente qu’en France, peut-être, certainement même, parce que le public des lecteurs, et surtout des lectrices, est plus sévère. Journalistes, lecteurs et lectrices ne me sauront peut-être pas grand gré de le dire, mais la vérité a ses droits.
Des bureaux de l’American, nous nous rendons (toujours suivis par une foule curieuse et sympathique) à l’hôtel de ville. Il en est des bâtimens municipaux comme des pompes à feu : c’est pour nous une visite obligatoire dans chaque ville. Pour n’y point revenir, je dirai tout de suite ce qui m’a frappé dans ces installations. Leur caractère général est d’être très luxueuses et d’avoir coûté immensément d’argent. Il est vrai que trop souvent, à ce qu’on nous dit du moins, partie de cet argent est restée aux mains des municipalités ou des commissions chargées de le dépenser. Dans les bureaux de l’hôtel de ville de Baltimore, que nous visitons, on nous présente un employé d’un rang qui paraît modeste, un caissier, je crois, en nous disant : « Il a rempli pendant longtemps des fonctions municipales ; il a même été maire. Mais il est toujours resté pauvre et il a conservé la réputation d’être honnête. » Ce compliment, adressé à bout portant à un fonctionnaire public qui le reçoit sans sourciller, me fait supposer que peut-être tous les maires, ses successeurs (je ne parle pas du maire actuel dont l’honorabilité est proclamée par tous) ne l’auraient pas également méritée. Mais ce sont là affaires de ménage ; nous ne sommes juges que du résultat, qui est extrêmement satisfaisant. Généralement, les hôtels de ville américains, plus ou moins spacieux suivant l’importance de la ville, sont construits sur un plan uniforme : une cour intérieure vitrée, avec de grands couloirs faisant à tous les étages le tour de la cour et servant de dégagemens aux bureaux. Les salles ne sont point, comme en France, coupées et recoupées par des cloisons, pour faire autant de petits cabinets particuliers pour autant de directeurs, de chefs, de sous-chefs, de rédacteurs, etc. Sauf quelques employés d’un rang supérieur, tout le monde travaille en commun, dans plusieurs grandes salles, les employés étant seulement séparés du public par une barrière en bois. Chaque pays a sa couleur administrative : en France, c’est le vert ; en Amérique, c’est le brun. Les bureaux sont en bois d’acajou ou de mahogany, solides et simplement travaillés. Dans les bureaux où l’on acquitte les contributions, j’ai été frappé d’un détail bien entendu. A un pilier sont attachés des carnets de chèques sur les principales banques de la ville. Le contribuable qui vient s’acquitter n’a pas besoin de se munir à l’avance de son argent ou d’un chèque. Il détache tout simplement d’un des livrets pendans un chèque qu’il remplit (tout le monde, en Amérique, a son argent dans une maison de banque) et ce chèque est accepté en paiement par le receveur. Ajoutez à cela un système fort complet de téléphones et de communications électriques. En un mot, là comme partout, en Amérique, l’organisation tend à économiser le temps qui est de l’argent et à utiliser le travail des hommes qui coûte cher. En est-il ainsi chez nous ?
Nous rentrons à l’hôtel, ou nous n’avons que le temps de prendre un déjeuner rapide, car on nous attend pour un concert donné en notre honneur pair un orchestre venu tout exprès de New-York Nous arrivons même en retard et nous sommes obligés de gagner à pied, au milieu de la foule, l’estrade qui nous est réservée. Aussi notre arrivée fait-elle peu d’effet et n’est-elle saluée que d’assez maigres applaudissemens. Nous commençons à devenir difficiles. Un certain espace a été réservé entre l’estrade où nous nous trouvons et celle où est installé l’orchestre, espace défendu par des cordes. Mais l’envie de nous voir, de plus près et aussi la poussée des derniers rangs sur les premiers fait qu’à, un moment les cordes sont rompues et l’espace vide est envahi en un clin d’œil par une foule qui arrive jusqu’au pied de notre tribune. Je suis toujours curieux des foules, de leur aspect, de leurs impressions, et je regarde celle-ci en la comparant dans ma pensée à une foule française. Il me semble que les figures sont moins fines, moins animées, je ne dirai pas moins intelligentes ; les femmes surtout sont plus communes et moins bien attifées. Ces arrangement coquets de chapeaux, de rubans, de cheveux, où excelle l’ouvrière parisienne, semblent leur être inconnus. Mais, prise dans son ensemble, cette population a quelque chose d’honnête, de sérieux et de décent ; elle m’a paru de plus assez docile et bonne enfant, et j’ai admiré la patience avec laquelle, jusqu’au moment où la pression des derniers rangs est devenue trop forte, elle s’est laissé contenir par quelques agens. Ce n’est pas la dernière fois que j’aurai occasion de remarquer la déférence témoignée par la foule américaine à tout symbole d’autorité. Le bâton du policeman a sur elle un empire immense jusqu’au moment où, tout à coup, animée de quelque sentiment violent, elle ne connaît plus ni frein, ni autorité, ni respect de la loi et de l’humanité. On a peine à croire, en effet, que ce soit cette même foule qui se rende parfois coupable de ces actes d’exécution sommaire par lesquels elle se substitue à l’action de la justice. Tout le monde a entendu parler de ce qu’on appelle la loi du juge Lynch, et beaucoup de mes lecteurs croient probablement, comme je le croyais moi-même, que cette main-mise de la populace sur un coupable avéré et sa pendaison sommaire (lors même qu’il n’aurait pas encouru par son crime la peine de mort) n’ont lieu que dans ces territoires nouveaux où la justice est encore impuissante à protéger les citoyens. Pendant les sept semaines que j’ai passées aux États-Unis, il n’y a pas eu moins de quatre faits de lynchage, et cela non pas toujours dans des territoires récemment conquis par la civilisation. Ainsi l’un de ces faits a eu dieu à Cincinnati, ville dont la fondation remonte à cent ans. et où l’organisation sociale est aussi complète qu’elle peut l’être dans m’importe quelle ville de France. Lorsque, dans la perpétration de quelques-uns de ces faits, les haines de races jouent leur rôle, ils prennent même un certain caractère dramatique qui ajoute à leur horreur. C’est ainsi qu’à Charleston un nègre, accusé de crime sur la personne d’une petite fille blanche, a été extrait pendant la nuit de sa prison par une bande d’hommes à cheval et n’a jamais reparu depuis. Dans quels tournions lui auront-ils fait expirer son forfait, le plus grand aux yeux des blancs qu’un nègre puisse commettre ? Nul ne le saura jamais. Et ce qu’il y a d’étrange, c’est que chez un peuple qui a un si grand respect pour les droits de la défense dans les procès criminels (les incidens du procès de Guiteau en ont bien donné la preuve) ces faits sont loin de causer l’émoi qu’ils produiraient chez nous. On les trouve mentionnés à la quatrième page des journaux, avec les explosions de mines et les accidens de chemin de fer. Si perfectionnée et raffinée même que soit sous certains rapports la civilisation de ce peuple, il n’y a pas encore assez longtemps qu’il luttait contre les conditions de la barbarie pour avoir perdu tout souvenir des procédés auxquels il avait recours, et pour que, dans ses mouvemens passionnés, il ne se laisse pas entraîner à y retourner quelquefois.
Pendant que j’étudie cette foule, le concert commence et se poursuit très agréablement. Il y a beaucoup de très bons orchestres en Amérique, composés en grande partie d’exécutans allemands, et celui-ci passe pour un des meilleurs. J’avais cru d’abord, envoyant tous les musiciens en uniforme et le chef d’orchestre en tenue d’officier, que c’était une musique militaire. Je m’étais trompé, paraît-il ; peut-être n’était-ce pas tout à fait ma faute. Il y a, pour mon goût du moins, un peu trop d’instrumens de cuivre, et je ne puis trouver beaucoup de charme à un solo de saxophone ; mais un jeune cornet à piston s’escrime avec beaucoup d’agilité sur son instrument et obtient un beaucoup plus franc succès, je dois le dire, que la délégation française. Le concert se termine par un petit incident assez curieux, comme tout ce qui traduit à l’improviste les sentimens d’une multitude. L’orchestre joue l’air national américain ou du moins l’air officiel : Hail Columbia, qui a été pendant la guerre de sécession l’air du gouvernement fédéral. Applaudissemens réservés, un peu froids : la foule n’est pas remuée. Il attaque ensuite brusquement un morceau qui n’est pas inscrit sur le programme et qu’on me dit tout bas avoir été, au contraire, l’air adopté par les armées du Sud : Maryland, my Maryland. C’est une belle mélodie, d’origine allemande, je crois, d’un mouvement lent et triste, qui est assez frappante, surtout comme hymne national d’une race vaincue. Cette fois, partage : une partie de la foule et de la tribune applaudit avec enthousiasme, l’autre reste froide, et je vois même quelques fronts se rembrunir. Puis tout à coup l’orchestre attaque avec entrain et vigueur le vrai air national américain, l’air populaire du moins qui date de la guerre de l’indépendance : Yankee Doodle. Cette fois plus de division : ce sont des bravos, des trépignemens, des cris de bis, aussitôt satisfaits. Je viens d’assister là à l’explosion de sentimens qui sont au fond de bien des cœurs ; chacun conservant dans le passé ses sympathies, voire ses rancunes, mais un profond sentiment national réunissant vainqueurs et vaincus, et l’idée de la grande patrie américaine l’emportant aujourd’hui sur toutes les divisions du passé.
Le soir, nouveau plaisir. Nous devons aller voir passer du haut d’une tribune, préparée pour nous dans Baltimore-street, une procession mystique, mystic pageant, c’est-à-dire un défilé de chars allégoriques représentant divers épisodes de l’histoire du monde depuis la création jusqu’à nos jours. Nous attendons pendant assez longtemps dans une demi-obscurité la procession qui part de loin. Parfois nous croyons, aux mouvemens de la foule, qu’elle est sur le point d’arriver ; mais ce sont simplement des industriels qui profitent de la circonstance pour exhiber quelques réclames, entre autres un fondeur qui promène sur un char une énorme cloche et fait retentir un glas funèbre. En France on ferait évacuer la rue où doit passer le cortège une heure avant son arrivée. Ici tramways et voitures de toute sorte circulent jusqu’au dernier moment dans les rangs pressés de la foule qui s’ouvre sur leur passage et se renferme ensuite sans mot dire. Enfin la procession arrive. Nous voyons défiler successivement sous nos yeux Moïse, Cyrus, Romulus, Charlemagne, Mahomet, Christophe Colomb, Lafayette, d’autres héros encore, représentés dans quelque action éclatante de leur vie et entourés d’autres figures ; en tout vingt-quatre chars. On dirait autant d’immenses jouets tirés par des chevaux. Mais dans ce long défilé le plus grand succès est pour un char qui porte une gigantesque Amérique, tenant dans sa main des fils qui la rattachent à deux autres chars portant l’un l’Europe et l’autre l’Asie. On dirait d’abord qu’elle les tient en laisse. Mais ce serait mal interpréter la chose. Ces fils sont tout simplement ceux du télégraphe qui relie ou reliera l’Amérique d’un côté à l’Europe et de l’autre à l’Asie. Sur le programme cette allégorie est désignée sous ce nom : America supreme, et ce sont sur le passage des trois chars des hurrahs enthousiastes.
Après le défilé de la procession, un petit souper nous est offert, et pendant ce temps nous faisons connaissance avec quelques personnages appartenant au monde politique, entre autres avec le président du sénat, arrivé tout exprès de Washington pour entrer en relations avec nous. Le sénat tient en ce moment une session extraordinaire, motivée par l’arrivée au pouvoir du nouveau président, M. Chester Arthur, et par la nécessité de ratifier les nominations faites par lui. On sait que, d’après la constitution des États-Unis, la nomination d’un grand nombre de fonctionnaires est soumise au sénat. Pour cette session, le sénat a dû nommer un président, et celui qui a été nommé à une voix de majorité seulement, M. Bayard, sénateur du petit état de Delaware, appartient au parti démocratique, c’est-à-dire au parti de l’opposition, les républicains étant au pouvoir depuis la guerre. Aussi cette nomination immédiatement répandue par le télégraphe dans tous les États-Unis est-elle un assez gros événement, d’autant plus que, par la mort du président Garfield, le vice-président M. Arthur ayant été appelé au pouvoir, c’est le président du sénat qui devient en ce cas vice-président des États-Unis, et qui, en cas de décès du nouveau président, serait président à son tour. M. Bayard est un homme d’aimable accueil et d’excellentes manières ; impossible de mieux représenter, avec plus de dignité et plus de bonne grâce à la fois, un corps aussi considérable. Nous retrouvons aussi avec plaisir quelques jeunes membres du cabinet, assistant secretaries of state, sous-secrétaires d’état, dirait-on chez nous, avec lesquels nous avons déjà passé quelques agréables heures à New-York, et nous apprenons d’eux la suite de notre programme. Nous devons partir le surlendemain pour Washington, où nous passerons deux jours pour être présentés au président de la république et nous nous rendrons de là à Yorktown en descendant le Potomac. En attendant, nous regagnons nos lits, dont nous avons besoin.
Le lendemain, j’hésite un certain temps entre me joindre à ceux qui sont invités à visiter un grand parc avec de beaux arbres dont on nous a beaucoup parlé, ou à ceux qui vont faire le tour du port. Je me décide pour le port ; on trouve des parcs et des arbres partout. Nous traversons, pour nous rendre à l’embouchure du Patapsco-river, sur lequel est située Baltimore et qui se jette dans la baie de la Chesapeake, les quartiers populeux et ouvriers de la ville. Je suis frappé de ceci que la grande caserne à six étages où s’entasse la misère dans nos vieux pays, semble ici inconnue. Les maisons ne se composent jamais que d’un rez-de-chaussée et d’un premier, et sont occupées tout au plus par deux, généralement par une seule famille. Je m’informe s’il y a beaucoup de misère à Baltimore. On me dit qu’il y en a moins qu’à New-York, et qu’il y a aussi moins de grandes fortunes. En Amérique comme en Europe, on trouve la confirmation de cette loi singulière qui met toujours en contraste l’extrême pauvreté et l’extrême richesse. Tout en causant, nous arrivons au fort Mac-Henry qui défend l’entrée du port. Ce fort a joué un grand rôle dans la guerre qui éclata pour la seconde fois, en 1812, entre l’Angleterre et l’Amérique. Il soutint sans faiblir un bombardement et défendit avec succès l’entrée du port contre la flotte anglaise. Ce pauvre fort serait fort embarrassé aujourd’hui d’opposer une aussi héroïque résistance ; on l’a laissé tomber dans un état de dégradation absolue, et c’est à peine s’il est armé. La sécurité des Américains est si grande, leur confiance est si profonde qu’aucune puissance européenne ne sera assez hardie pour venir porter la guerre sur leurs rivages, qu’il en est ainsi de presque toutes leurs défenses côtières. Le même sentiment leur a fait ramener leur armée à un effectif insignifiant et négliger l’armement de leur marine militaire. Il y a cependant depuis peu une réaction contre cette politique. Sans prétendre à une intervention dans les affaires européennes, beaucoup d’esprits rêvent pour l’Amérique un rôle extérieur plus actif et plus militant. Je ne serais pas étonné qu’on vît d’ici à quelque temps les pouvoirs publics consentir à des sacrifices pécuniaires assez importans dans ce dessein. Ils ont raison ; un grand pays comme le leur a le droit de compter davantage dans le règlement des affaires humaines ; mais sans le trouver mauvais, il est bon de le savoir et de s’en préoccuper.
Dans les environs immédiats du fort, je remarque plusieurs cottages, moins élégans que ceux de West-Point, mais fort convenables encore, qui sont destinés au logement des officiers. Toujours le même principe ; traiter les officiers en gentlemen et leur assurer la vie de famille. Nous nous rendons ensuite au port et nous insistons pour qu’on nous mène voir une installation éminemment américaine, ce qu’on appelle un elevator, c’est-à-dire en réalité un magasin à blé. Celui auquel on nous conduit appartient au Baltimore and Ohio Railroad. Il est situé sur le quai. Vingt-quatre wagons de la compagnie chargés de blé qui vient des plaines fertiles de l’Ohio et du Tennessee peuvent y entrer en même temps. Ils déversent chacun leur contenu dans une sorte de cave. Là une chaîne à godets vient prendre le blé et le porte aux étages supérieurs, où il est vanné, puis finalement emmagasiné dans vingt-quatre réservoirs différens. A chacun de ces réservoirs est adapté un tuyau qui pend à l’extérieur et par lequel le blé descend dans les bateaux qui viennent s’amarrer le long de l’elevator. En quelques heures un bateau est rempli et il peut faire voile pour l’Angleterre ou la France. Il y a là une organisation simple et puissante qui est, je l’avoue, assez effrayante, et tout convaincu que je sois qu’il faut subir le blé américain comme il faut subir tous les progrès, je comprends que cela donne à réfléchir de voir cette immense quantité de céréales accumulées et prêtes à inonder nos vieilles contrées. Quel dommage, depuis le temps que les candidats promettent aux électeurs le blé cher et le pain à bon marché, qu’on n’ait pas trouvé le moyen de réaliser cet idéal ! Mais puisqu’on est dans la douloureuse nécessité de choisir entre les, deux termes de cette antinomie, je persiste à croire qu’il faut encore opter pour le pain à bon marché.
Le soir, je dîne en petit comité chez un riche commerçant de la ville, ce qui me donne occasion de pénétrer dans une de ces jolies maisons dont je goûte fort l’extérieur dans le quartier aristocratique. Celle où je dîne est arrangée tout à fait à l’anglaise ; à droite au rez-de-chaussée, un salon plus, long que large et qui a toute la profondeur de la maison ; à gauche, le cabinet du maître du logis fort bien arrangé avec un assortiment complet de ces fauteuils à bascule, les rocking-chairs qui sont bien ce qu’il y a de plus confortable au monde ; puis la salle à manger. Au premier, les chambres d’habitation, avec gaz, sonnettes électriques, robinets d’eau froide et d’eau chaude. Il en est ainsi dans presque toutes les maisons américaines. Cela est fort commode pour la vie de tous les jours, mais avec nos idées françaises, cela leur donne aussi un certain air de chambre d’auberge. On n’a pas l’air d’y être chez soi. Mais pourquoi ne se mettrait-on pas aussi à l’aise chez soi qu’à l’auberge ? Notre hôte a été commissaire à l’Exposition parisienne de 1878, et il nous fait voir les emplettes qu’il à faites : une levrette en porcelaine et un service de table fort instructif, représentant tous les souverains de l’Europe. À ces spécimens de l’industrie française je préfère un produit du pays : un fort beau service en argent repoussé, industrie spéciale à Baltimore, sur lequel s’étale la devise de notre hôte : « Dant lucem crescentibus orti. Aux cadets les aînés donnent la lumière. » Nulle part les devises n’ont coutume d’être modestes, peut-être aux États-Unis moins qu’ailleurs. Ce dîner, fort élégant et fort gai, nous repose des banquets d’hôtel. En sortant, nous devons nous rendre à un bal donné en notre honneur dans la salle du théâtre. Si mes lecteurs se souviennent de ce que j’ai dit plus haut de la réputation de Baltimore, ils comprendront que nous n’eussions garde d’y manquer. Mais notre attente a été trompée, non point que les quelques femmes ou filles des membres du comité qui s’y étaient rendues ne soutinssent tout à fait la réputation de beauté de leurs compatriotes, mais parce qu’en grande majorité la haute société féminine de Baltimore avait fait grève. On nous a dit d’abord que c’était faute de toilettes fraîches, mais cette indigence nous ayant paru peu vraisemblable chez des Américaines, il a fallu convenir qu’elles avaient craint de se commettre dans un bal nécessairement donné par souscription, où la majorité des femmes présentes m’a paru, en effet, appartenir plutôt à la catégorie des vendeuses de Charles-street qu’à celle des acheteuses. Nous l’avons regretté, mais nous n’avons pu le trouver mauvais, nous disant que certes maintes Parisiennes n’auraient jamais voulu venir à un bal par souscription. Ce petit incident bien futile m’a confirmé cependant dans l’idée que par tout pays certaine classe de la société a mêmes habitudes, mêmes instincts, et j’ajoute qu’il faut n’avoir point été en Amérique pour en douter.
Le lendemain, nous partons pour Washington. Les membres du comité nous accompagnent jusqu’à la gare et, du haut de la plateforme de notre wagon, le général Boulanger adresse en notre nom à tous quelques paroles de chaleureux remercîmens à ceux qui se sont donné tant de peine pour nous rendre agréable le séjour de leur ville et qui y ont si bien réussi. Ils poussent trois hurrahs en l’honneur de la France, nous poussons trois hurrahs en l’honneur de Baltimore, puis notre train se met en marche, et, après un parcours de deux heures dans un pays insignifiant, nous arrivons à Washington.
14-16 octobre.
Washington, où nous avons débarqué dans l’après-midi, est une ville unique aux États-Unis. Conçue d’après un plan, elle a été exécutée sur un autre, et elle offre des contrastes qui lui donnent un aspect singulier. Lorsque, sous l’inspiration de Washington, l’architecte Andrew Ellicott en dessina le tracé, il l’avait ainsi imaginée : au centre, un immense monument public, le Capitole, situé sur une petite hauteur et qu’on apercevrait de tous côtés ; dix grandes avenues de plusieurs milles de long, aboutissant toutes sur la place, au milieu de laquelle le Capitole serait situé, et une quantité innombrable de rues coupant ces avenues à angle droit, aigu ou obtus. Cette conception fort grandiose supposait que la ville choisie pour siège du gouvernement deviendrait aussi un grand centre de population et que son développement commercial serait égal à son importance politique. Mais on ne commande pas aussi facilement à l’activité humaine et, même aux États-Unis, lorsque Washington propose, c’est encore Dieu qui dispose. Or Dieu a disposé que la capitale des États-Unis ne deviendrait jamais une ville populeuse et industrielle, et il faut avouer que sa situation au milieu d’une région assez stérile, sur un fleuve difficilement navigable, n’y prêtait pas beaucoup. Puis le caprice s’en est mêlé. Pour que la mise à exécution du plan répondit au tracé, il aurait fallu que la population se groupât d’abord autour du Capitole et que les maisons fussent régulièrement construites, l’une après l’autre, le long de toutes les avenues qui y convergent, de façon que le Capitole demeurât toujours au centre de la ville. Or il s’en faut que ce système de construction ait été suivi. Il y a tout d’abord une portion de l’emplacement réservé à la ville future ou la population a obstinément refusé de se porter : c’est toute celle qui est comprise entre le Capitole et la rivière qu’on appelle l’Eastern Branch. Il y a là de grands espaces qui sont restés presque déserts. Il en résulte que le Capitole, au lieu d’être au centre de la ville, se trouve en quelque sorte à l’extrémité, ou du moins à l’extrémité de la portion réellement habitée, et sa plus belle façade est tournée du côté désert, de sorte qu’en arrivant, c’est toujours par derrière qu’on l’aperçoit. De plus, les maisons ont été bâties capricieusement, là où chaque constructeur a trouvé un emplacement à sa convenance. Il en résulte qu’on rencontre à chaque pas des terrains vagues. Il y en a au pied même du Capitole, où des vaches broutent l’herbe, tout comme dans le Campo Vaccino, l’antique Forum. Par contre, il y a des habitations fort élégantes qu’on a construites à deux ou trois milles du Capitole et auxquelles on n’arrive qu’après avoir traversé des régions presque désertes. Aussi les distances sont-elles considérables à Washington, et d’aucuns pourraient trouver que cela est assez incommode. Mais le patriotisme américain, qui n’est jamais en reste, en a tiré un sujet d’orgueil et appelle Washington la ville des magnifiques distances. Chose singulière, grâce à toutes ces disparates, à ce mélange d’élégance et d’inachevé, à ces avenues dix fois trop larges pour la population qui y circule, à ces places désertes, à ces espaces abandonnés, la capitale de ce pays, si plein de vie, de mouvement, d’avenir, a un certain air de ville morte. On dirait Versailles ou Rome, et lorsqu’on se promène le soir à travers ses rues solitaires et mal éclairées, l’aspect en a même quelque chose de lugubre. Mais le jour, avec ses grands bâtimens publics, ses larges voies de communication, ses squares plantés d’arbres et ornés de statues, elle a aussi un aspect de grandeur qui n’est pas indigne de l’homme dont elle porte le nom et du peuple aux grandes luttes politiques duquel elle sert aujourd’hui de théâtre.
La physionomie des villes influe, je commence à le croire, sur le caractère de leur population. A New-York, la ville de la richesse et de l’élégance, nous avons eu la réception sociale, empressée et délicate ; à Baltimore, nous avons eu la réception municipale, toute ronde et cordiale. A Washington, nous allons avoir la réception officielle, nécessairement plus cérémonieuse et plus froide. A peine débarqués dans la ville, nous sentons qu’à la différence de New-York et de Baltimore, la ville même et la société ne sont pour rien dans l’invitation que nous avons reçue. Le soin de nous accueillir a été laissé tout, entier aux membres du gouvernement, et nous devons leur savoir d’autant plus de gré de la peine qu’ils ont prise pour que rien ne manquât à notre réception, que nous sommes tombés dans un assez mauvais moment. L’invitation à nous adressée par le gouvernement des États-Unis était, bien entendu, antérieure à la mort du président Garfield. Or, sans parler du deuil sincère où ce tragique événement a jeté tout le pays, l’avènement au pouvoir de son successeur, le président Arthur, a singulièrement modifié la situation des choses et des personnes. Le président Arthur, bien qu’appartenant comme Garfield au parti républicain, était cependant le représentant d’une fraction différente de ce parti, et bien qu’il ait gardé jusqu’à présent les ministres de Garfield, chacun sait que ceux-ci ne doivent pas conserver longtemps une situation qu’ils ont au reste, dès le début, résignée entre ses mains. Au lendemain d’un aussi grand événement, dans cette situation précaire, il aurait donc été très naturel que l’organisation des fêtes d’Yorktown ne tînt qu’un rang secondaire dans leurs préoccupations et que les préparatifs de notre réception en souffrissent un peu. Il n’y paraît rien cependant, et nous trouvons tout le cérémonial réglé d’avance ou à peu près. Nous apprenons que nous devons d’abord être présentés aux ministres et que cette présentation aura lieu chez celui que nous appellerions en France le chef du cabinet, M. Blaine. M. Blaine est en effet à la tête du département d’état, c’est-à-dire du département ministériel où sont concentrées les relations du gouvernement fédéral avec les divers états de l’Union et avec les puissances étrangères. De là nous devons nous rendre au Capitale pour être présentés au président de la république et assister à une séance du sénat. Deux jours nous sont donnés pour visiter la ville de Washington et les environs et, le troisième, nous devons partir pour Yorktown. Notre introducteur, dans ces cérémonies officielles, doit être naturellement notre ministre, M. Outrey, que j’ai rencontré autrefois consul à Beyrouth et que je retrouve avec infiniment de plaisir à Washington, où il est fort apprécié. Depuis, notre gouvernement a malheureusement commis la faute de ne pas l’y laisser.
Suivant le programme, nous nous rendons le lendemain au département d’état, où nous sommes présentés officiellement à M. Blaine, avec lequel nous étions déjà, au reste, entrés en relation la veille, et à ses collègues, les autres ministres. De là nous partons en voiture, plus professionnellement que jamais, musique en tête, un ministre par voiture, M. de Rochambeau, qui est le chef de file de notre petite bande, dans la première voiture, avec les chefs de la mission officielle. Pour nous, rendre au Capitole, nous remontons la longue avenue de Pensylvanie, Un cordon de troupes fait la haie sur notre passage ; je remarque la diversité des uniformes, dont quelques-uns rappellent beaucoup certains uniformes français. Ce n’est pas sans étonnement que je lis, le soir, dans le journal le nom des différens détachemens que nous avons ainsi passés en revue : zouaves de Washington, chevaliers de Pythias, chevaliers de Saint-Pierre. (Qu’est-ce peuvent bien être aux États-Unis des chevaliers de Saint-Pierre ?) Je remarque aussi un détachement exclusivement composé de nègres, et quelques policemen, nègres également. Cinq pompes à feu fouinent la marche. Il n’y a pas lieu cependant à jeter de l’eau froide sur l’enthousiasme de la population, qui nous regarde passer avec une curiosité indifférente. Nous ne sommes pas ses invités, et ce n’est pas son affaire de nous faire fête. Enfin nous arrivons au Capitole. Nous gravissons un très majestueux escalier qui mène à l’entrée de la rotonde, et nous pénétrons sous la. coupole dont le diamètre est, je crois, légèrement supérieur à celui de Saint-Pierre de Rome. Toute une moitié de cette rotonde a déjà été envahie par une foule dont la rue a fourni la plus grande partie et qui applaudit à notre entrée ; l’autre moitié nous a été réservée, et nous nous y rangeons. Au bout de quelques minutes, le président apparaît et s’avance vers nous. Il est en redingote ; nous sommes en habit et cravate blanche, mais nous apprenons le lendemain que l’habit le jour est (fort raisonnablement) chose tout à fait inconnue aux États-Unis. M. Outrey qui, parle anglais avec beaucoup de facilité, se détache alors et prononce quelques paroles bien tournées, auxquelles le président répond avec bonne grâce. Le président est un homme d’une haute stature, à l’air grave, et qui figure dans les cérémonies officielles avec beaucoup de dignité. Il passe ensuite devant notre front en serrant la main à chacun de nous ; mais comme il ne parle pas français et que l’immense majorité d’entre nous ne parle pas anglais, l’échange de relations se borne à la poignée de main classique sur la terre américaine. Cette réception toute républicaine terminée, nous passons dans la salle du sénat, où nous allons, au contraire, assister à une scène parlementaire à l’anglaise.
J’ai dit que deux jours auparavant nous avions été présentés, au président du sénat, M. Bayard, candidat heureux des démocrates. Mais dès lors la scène a changé. M. Bayard avait été nommé président pro tempore à une voix de majorité, et il avait dû cette majorité à la non-admission au vote de trois sénateurs dont l’élection n’avait pas encore été validée. Ces trois sénateurs ayant été depuis lors admis, une élection pour la présidence définitive a eu lieu, et la majorité de M. Bayard s’est changée en une minorité de deux voix. Le candidat des républicains a été nommé, et M. Bayard a repris son rôle de leader de l’opposition. En France, on ne ferait pas mieux. C’est le matin même qu’on nous a informés de ce changement en nous avertissant qu’une fois admis dans la salle des séances, le sénat suspendrait probablement en notre honneur le cours de ses délibérations. Nous sommes introduits, en effet, dans la salle, non point dans les tribunes, mais dans une partie réservée derrière les sièges des sénateurs. M. Bayard se lève alors et, dans un langage très élégant, propose au sénat de suspendre sa séance pour que nous puissions être introduits dans l’espace réservé aux sénateurs et entrer en relations directes avec les membres de la haute assemblée. Dans notre pays, pareille motion serait faite par le président. Ici, au contraire, elle est faite par le chef de l’opposition ; le président représentant de la majorité se borne à recueillir les ayes et les noes. C’est la manière anglaise de constater l’unanimité. Nous sommes alors introduits dans l’espace réservé aux sénateurs ; c’était la politesse la plus grande que le sénat pût nous faire ; on eût appelé cela autrefois chez nous : admettre aux honneurs de la séance. Le président du sénat descend de son bureau. M. Bayard vient se mettre à côté de lui, et chacun d’eux nous serre la main à mesure que nous défilons. On reconnaît là tout de suite un pays où les partis sont disciplinés et où leurs chefs ont en quelque sorte une position officielle. Pendant les quelques minutes que nous passons dans la salle du sénat, je m’applique à noter ce qui distingue cette salle d’une salle de séances française. Elle est rectangulaire au lieu d’être en hémicycle, et chacun des sénateurs est assis sur un siège canné, tournant sur pivot, avec un petit bureau devant lui. Je regarde aussi les sénateurs : les uns ont l’air aussi comme il faut que quiconque ; les autres sont d’aspect moins distingué, et j’imagine que l’on doit trouver de ces différences jusque dans la chambre des lords. Chambre des lords et sénat américain sont aujourd’hui, j’en suis convaincu, plus semblables qu’au temps où maints lords arrivaient le soir un peu gris et où par contre Webster, le Berryer de l’Amérique, se mouchait, m’a-t-on dit, dans ses doigts à la tribune. Je note cependant un petit trait : beaucoup de sénateurs, et le président du sénat lui-même, ont un chapeau en feutre mou. En Europe, on ne viendrait guère à une assemblée délibérante autrement qu’avec un chapeau noir. Je n’ai pas grand temps, du reste, pour faire mes observations, car, au bout de quelques minutes, nous quittons la salle des séances et nous revenons à l’hôtel, tous enchantés de notre journée, y compris certain courrier que nous avons pris à New-York pour veiller sur nos bagages et qui, s’étant faufilé dans nos rangs à notre insu, a profité de l’occasion pour venir sans façon serrer la main du président du sénat.
Nous employons les deux jours qui nous sont laissés à visiter la ville de Washington, ce qui demande beaucoup de temps (à cause des magnifiques distances), et ses environs, qui sont fort beaux. Mes lecteurs ne me demanderont pas de leur décrire le Capitole : cette description se trouve partout, et, si j’avais même à dire ce que j’en pense, je serais assez embarrassé. La façade a une incontestable grandeur, avec ses deux ailes, son portique et ses trois escaliers. Mais c’est la portion qu’on voit le moins, parce qu’elle regarde cette partie quasi-déserte de Washington, où il n’y a ni habitations privées, ni bâtimens publics. La coupole a beaucoup de hardiesse, mais elle écrase le portique, qu’il est au reste question de surélever. Les ailes sont en marbre blanc, mais le bâtiment du milieu est en pierres peintes ; la coupole est en fonte ; en un mot, tout l’ensemble a quelque chose à la fois de majestueux et d’incomplet. On sent que l’architecte, les architectes plutôt (car le Capitole a été construit en plusieurs fois) se sont propose de dépasser Saint-Pierre ; ils n’ont réussi qu’à provoquer une comparaison redoutable. Pour moi, décidément, j’aime mieux la vue de Saint-Pierre, bien que la façade du Bernin ne soit pas non plus sans reproche ; mais la disposition de l’église et de la place, avec cette élégante colonnade circulaire qui, contenant en quelque sorte le regard, le force à se reporter sur la façade, arrive à une combinaison de grâce et d’harmonie dans le grandiose auquel n’atteint point le Capitole, entouré qu’il est de terrains vagues ou de maisons modernes. Tel n’est pas l’avis d’un Washingtonien avec lequel je discute cette question délicate et qui, du reste, n’a jamais visité l’Italie. « Combien a coûté Saint-Pierre ? » me demande-t-il. Je suis obligé de lui avouer que je n’en sais rien, et sur ce point capital mon ignorance l’étonné. Le Capitole a coûté 65 millions.
Washington est la ville des ministères, et la visite de ces grands bâtimens publics fait partie du programme indiqué. On met infiniment de bonne grâce à nous les montrer dans tous leurs détails. Ce sont de très belles constructions de style ionien ou dorique, d’une architecture un peu massive, mais d’aspect assez imposant. Trois ministères et des plus importans, le département d’état, le département de la guerre et celui de la marine, sont réunis dans un même bâtiment, ce qui épargne du chemin aux solliciteurs. Il y a des solliciteurs même en Amérique. La disposition intérieure de ces ministères est semblable en plus grand à celle des hôtels de ville que nous avons visités : de larges couloirs servant de dégagement à d’immenses salles où les employés travaillent en commun ; des installations de détail bien entendues, grands bureaux en bois, ascenseurs, crachoirs partout et. au pied d’un grand escalier, un crachoir central, sorte de piscine remplie de sable. Tout cela, en beaux matériaux de pierre ou de bois, proprement tenu, largement éclairé, avec un certain air cossu. On sent qu’on a voulu bien faire sans regarder à la dépense, et on a très bien fait. Beaucoup de femmes sont employées dans ces ministères, non point comme simples auxiliaires, mais ayant rang officiel, sans pouvoir cependant s’élever au-dessus d’un certain grade qui me paraît correspondre à peu près à celui de sous-chef de bureau chez nous, 4,000 ou 5,000 francs de traitement. Si l’on emploie des femmes dans les ministères aux États-Unis, ce n’est ni affaire de préférence ni théorie. Dans un pays où l’activité humaine trouve tant de débouchés, où il y a tant de moyens de faire fortune, on se procurerait difficilement assez d’hommes pour remplir ces emplois peu lucratifs. Nos yeux français sont un peu étonnés de voir ces femmes travaillant dans la même salle, au même bureau que les hommes. Je demande à un employé supérieur comment il se trouve d’avoir à commander ce personnel : « Pas trop mal, me dit-il ; en s’y prenant bien, elles sont plus faciles à gouverner que des hommes. »
Une institution d’une toute autre nature, mais curieuse également à visiter, est ce qu’on appelle the Smithsonian Institute, fondée par un Anglais « pour l’accroissement et la diffusion de la science parmi les hommes. » Mais par la force des choses, c’est la science américaine qui y tient le plus de place. On y trouve, entre autres, une exposition de la flore et de la faune américaines anciennes et modernes. On nous présente à un jeune boa de dix mois qui donnait de grandes espérances, mais dont la santé inspire depuis quelque temps de vives inquiétudes. Il paraît se mourir de nostalgie ou peut-être d’inanition, les jeunes lapins qu’on lui donne à dévorer tout vivans ne suffisant pas à son appétit. La portion vraiment curieuse de cet institut et qui serait à visiter en détail, si nous avions le temps, c’est la collection de tout ce qui a trait à l’histoire de l’Amérique dans les temps reculés. Géologues, philologues, antiquaires ont l’esprit fort en travail sur cette question : Quelle est l’origine des Américains primitifs et quelle était leur civilisation » ? Les brochures succèdent aux brochures, les livres aux livres, mais la question ne s’éclaircit guère. Le savant directeur du musée que j’interroge à ce sujet m’avoue avec tristesse que plus on cherche moins on trouve, et que plus les études sont approfondies, moins les résultats sont certains. Je comprends que ces études passionnent les savans américains, car moi, étranger et profane, je ne sache rien qui mette davantage l’imagination en éveil que cette histoire primitive et divinatoire du vieux monde. Mais pour les Américains, il s’y mêle encore une question de patriotisme. Leur passé historique est si court qu’ils ont à cœur de ressusciter leur passé préhistorique. De même que les moindres faits de leurs annales sont environnés de leur culte et de leurs pieux souvenirs, de même tout ce qui touche à l’histoire de leur vieux continent, à l’origine obscure de leurs premiers habitans, au développement de leur antique civilisation, est l’objet de leurs investigations minutieuses. Loin d’avoir le mépris de leurs pères, ils voudraient savoir de qui ils sont les petits-fils, et je ne connais pas de sentiment qui soit plus à l’honneur d’un peuple jeune.
Les environs immédiats de Washington doivent d’avoir en partie conservé leur aspect pittoresque à leur stérilité même. Le sol sablonneux n’a pas été mis en culture avec autant d’ardeur que les régions fertiles de la Nouvelle-Angleterre, et une partie des antiques bois est encore debout. La plus belle promenade qu’il y ait à faire aux alentours de la ville est une visite au cimetière d’Arlington, où ont été réunis les cadavres de tous ceux qui ont été tués dans les nombreux combats dont la Virginie a été le théâtre pendant la guerre de sécession. C’est depuis quelques années seulement que le Nord et le Sud ont commencé à réunir leurs morts dans de vastes nécropoles qui leur sont exclusivement consacrées, et il y a plusieurs cimetières de ce genre aux États-Unis. Mais de tous ces cimetières le plus vaste et le plus beau est incontestablement celui d’Arlington, car on y a rassemblé les dépouilles de tous ceux qui ont été tués durant les désastreuses défaites qui ont signalé pour le Nord le commencement de la lutte. Ce qui rend pour nous cette visite plus particulièrement intéressante, c’est que notre guide est le général Sherman, le véritable héros de la guerre de sécession, celui qui poussa cette pointe hardie à travers les états du Sud, d’Atlanta à Richmond, pour compléter l’investissement de la capitale du Sud aux abois. Je l’avais déjà été voir la veille, porteur d’une lettre d’introduction, dans la petite maison très modeste où il demeure, malgré sa grande situation de commandant en chef de l’armée des États-Unis. Je lui avais bien trouvé l’air que je me figurais, quelque chose à la fois de martial et de simple, moitié soldat et moitié gentleman-farmer, un Davout tempéré par un Bugeaud. La considération dont il est entouré aux États-Unis n’est pas moindre que sa renommée, car, à la différence du plus illustre de ses compagnons d’armes, le général Grant, il n’a pas cherché à faire de ses services militaires le marchepied de sa fortune politique. C’est lui qui nous a proposé Cette promenade, et il est intéressant de l’entendre parler des événemens de cette terrible guerre en acteur, mais en acteur impartial, et au point de vue militaire seulement. Pour nous rendre au cimetière d’Arlington, nous traversons, le Potomac, qui coule, encore encaissé, entre des collines boisées, et nous suivons au travers d’un taillis assez pauvre une route montante et sablonneuse qui doit être en hiver une véritable fondrière. Cette route nous mène au sommet d’un plateau. Nous franchissons une grille et nous nous arrêtons un instant pour lire une assez belle inscription en vers dont je regrette de ne me rappeler que le sens : « A l’entrée de ce camp funèbre, la sentinelle ne monte point sa garde silencieuse ; les soldats ne seront point réveillés au matin par le roulement des tambours ; mais sur leur repos veille nuit et jour la gloire, cette sentinelle immortelle. » Puis nous pénétrons dans un parc en futaie et nous commençons à apercevoir des pierres blanches rangées sous les arbres : c’est le cimetière. Ce parc et la maison où nous allons arriver appartenaient autrefois au général Lee, celui-là même qui était à la tête des armées du Sud, et lui ont été enlevés, il faut bien le dire, par une véritable confiscation, déguisée sous le nom d’une saisie pour non-paiement des contributions dues par lui. Mais cette origine fâcheuse a été en partie purifiée par la destination qui a été donnée à la propriété confisquée. Le Nord n’a pas seulement recueilli ses morts ; il a ramassé aussi ceux du Sud quand les cadavres se trouvaient mêlés et il leur a assuré la sépulture dans le même terrain. Sur les tombes, à l’indication du nom et du régiment, on a seulement ajouté un R., rebelle. J’aurais mieux aimé une autre désignation qui impliquât davantage la réconciliation et l’oubli dans la mort. Toutes les tombes sont rangées sous les arbres par régiment, les soldats blancs d’un côté, les nègres de l’autre, les officiers dans une tombe à part, un peu en avant de la ligne, comme si tous étaient encore sous les armes. Nous nous promenons un peu au hasard parmi ces tombes ; aucune ne porte d’inscription spéciale, mais une simple mention : le nom et le numéro du régiment. Cependant j’en remarque une d’une forme un peu différente ; je m’approche ; c’est la pierre d’un caveau où ont été ensevelis, il y a plus d’un demi-siècle, un enfant, sa jeune mère et son père enlevés en quelques jours. Une inscription simplement rédigée a consacré leurs noms et les regrets de leurs proches. Cette tombe de famille existait dans le parc du général Lee et on a eu le respect de ne pas la déplacer. Je ne sais pourquoi le souvenir de cette humble tragédie domestique me touche davantage que celui de toutes ces morts inconnues qui nous environnent. Serait-ce parce qu’elle a quelque chose de plus semblable à ce qui peut arriver demain à chacun de nous, et ne sommes-nous pas tous comme le voyageur d’André Chénier qui après avoir lu sur sa route une inscription gravée sur la tombe d’un jeune homme et arrosée par les larmes de sa fiancée, reprend tout pensif le chemin de sa demeure :
- Pensant à son épouse et craignant de mourir.
Tous les ans, le 1er mai, il y a dans ce cimetière une cérémonie publique, une sorte de jour des morts. Cette cérémonie a lieu auprès d’un monument élevé à la mémoire des morts inconnus. Il n’y en pas moins de quatre mille dont on n’a pas pu distinguer les traits et qui dorment oubliés dans une vaste fosse commune. Le soin des autres tombes est laissé à la piété des parens, qui paient généralement une redevance au conservateur pour qu’elles soient entretenues avec soin. Celui-ci loge dans l’ancienne maison du général Lee, une lourde mansion à un seul étage avec un fronton et un péristyle grec. C’est, nous dit-on, le type de ce qu’était autrefois la demeure d’un gentleman de la Virginie. De la pelouse qui s’étend devant cette maison on découvre une vue admirable. Le Potomac passe au pied de la colline et après sa jonction avec l’Eastern Branch s’élargit jusqu’aux proportions d’un grand fleuve. La ville de Washington s’étale au loin entre les deux rivières avec ses monumens massifs. Le soleil se couche derrière le Capitole, dont la coupole se détache en noir sur le ciel rouge et rappelle vraiment, cette fois, la coupole de Saint-Pierre lorsqu’on l’aperçoit des collines qui entourent la ville éternelle. Il y a dans ce paysage, à cette heure, une grandeur calme et triste qui répond bien au sentiment mélancolique dont cette longue promenade à travers les tombes nous a tous pénétrés. Et cependant, tout en suivant pour descendre du sommet de la colline une route qui serpente sous des ombrages magnifiques, nous nous disons les uns aux autres que les souvenirs de cette longue lutte entre le Nord et le Sud qui a tranché le cours de tant de vies n’ont cependant point l’amertume de ceux que nos dernières discordes ont laissés dans les cœurs français, que si la cause victorieuse était bien digne de vaincre, il y avait cependant de part et d’autre (l’existence tout entière du général Lee est là pour en témoigner) de nobles sentimens en lutte, et qu’après tout il n’y a qu’un grand peuple qui soit capable d’une grande guerre civile.
17-20 octobre.
Pour nous transporter de Washington à Yorktown, le gouvernement américain a fait venir un de ces grands bateaux à vapeur qui font aux États-Unis le service des rivières. Yorktown étant situé à l’entrée du York-River, qui se jette dans la baie profonde de la Chesapeake, nous devons pour nous y rendre descendre d’abord le Potomac, puis la baie elle-même. C’est l’affaire d’un jour et d’une nuit. La navigation du Potomac n’a pas, il s’en faut, le pittoresque de celle de l’Hudson, et la plus grande ressemblance qu’il y ait entre les deux fleuves est celle de leurs eaux également jaunes et bourbeuses. Au lieu d’être rocailleuses et escarpées, les rives du Potomac sont généralement sablonneuses et basses. Cependant elles se relèvent parfois en collines boisées, ou bien, lorsque la rive est plate, de grands beaux arbres au feuillage changeant viennent baigner jusque dans l’eau l’extrémité de leurs branches. Cette navigation n’est donc pas dépourvue d’attrait, et ces larges fleuves américains ont une grandeur calme qui n’est pas sans charme.
Notre première étape est marquée à Mount-Vernon, la célèbre habitation de Washington. Cette visite m’intéresse bien plus que de loin je ne l’aurais pensé. Avant mon départ pour l’Amérique, la grande figure de Washington n’avait guère, en effet, je dois l’avouer, plus de vie à mes yeux que celle de ces personnages antiques, Caton l’Ancien ou Aristide le juste, dont les vertus ont quelque peu ennuyé notre enfance. Mais en voyant de quelle vénération sa mémoire est entourée dans sa patrie, et en relisant l’histoire de sa vie, j’ai mieux compris à quel point l’indépendance des États-Unis est son œuvre et comment sa volonté tenace a su, au milieu de toutes les défaillances, de toutes les rivalités qui l’entouraient, maintenir l’unité des efforts et assurer le succès de la lutte. Ce qui a achevé surtout de faire à mes yeux de cette figure un peu froide un personnage de chair et d’os, c’est une visite que, la veille de notre embarquement à bord de la City of Calskill, j’ai faite aux archives du département d’état. On conserve précieusement tous les papiers de Washington, sa correspondance politique, ses lettres privées et ses journaux. Les journaux surtout m’ont intéressé. A différentes époques de sa vie, et principalement lorsque les affaires politiques auxquelles il a été si activement mêlé lui laissaient quelques loisirs, Washington avait l’habitude de tenir un compte minutieux de l’emploi de son temps. A les prendre en eux-mêmes, ces journaux offrent à vrai dire peu d’intérêt ; rien que la consignation des faits matériels et la distribution de ses heures depuis le matin jusqu’au soir. Mais à travers ces notes assez sèches on devine la pensée qui les a dictées : une disposition minutieusement scrupuleuse à contrôler l’usage de ses journées et à s’assurer qu’il n’y mettait rien dont il dût rougir. Dans un fragment de sa jeunesse j’ai relevé cette belle image : « Travaillez toute votre vie à ne pas laisser éteindre dans votre poitrine cette petite étincelle du feu céleste qui s’appelle la conscience. » Cette petite étincelle du feu céleste n’a jamais cessé d’éclairer sa route et l’a guidé jusqu’à la fin. Parfois aussi dans ses journaux, on trouve, au milieu d’observations laconiques sur le temps et la température, une phrase sobre, mais vivante, où il y a comme un rayon : « Matinée fraîche et plaisante. » « Pluie le matin ; le soir, ciel pur au coucher du soleil. » On devine qu’il vivait en communion intime avec cette nature dont il notait si exactement les moindres changemens et qu’il avait l’intelligence profonde de sa beauté. C’est avec raison qu’on conserve inédits ces petits cahiers dont la lecture serait singulièrement aride et monotone ; mais je défie qu’on les tienne longtemps entre ses mains sans qu’on sente palpiter derrière leurs froides pages l’âme de celui qui les a écrites. Aussi Mount-Vernon est-il pour moi un tout autre endroit : il me semble que je vais visiter la maison de quelqu’un que j’ai connu.
Nous débarquons en petit bateau et nous montons un chemin en pente douce qui nous conduit au sommet de la colline où. est située la maison. Cette maison a été achetée, il y a une trentaine d’années, par une association de dames aux derniers héritiers de Washington. pour éviter qu’elle ne tombât dans des mains profanes, et elle est devenue la propriété de la société des Ladies de Mount-Vernon. C’est une habitation des plus simples, dans le genre de celle du général Lee à Arlington, mais beaucoup plus modeste encore, avec un seul étage et un portique. Ce n’est pas un château ni même une villa, et il n’y a pas en France de gentilhommière qui n’ait plus grande apparence. Dans les chambres de la maison on a rassemblé, autant qu’on a pu, les souvenirs de Washington épars dans le pays. Chacun des treize états qui ont constitué la primitive Union s’est chargé de garnir une chambre dans le style du temps, autant que possible avec des meubles ayant appartenu autrefois à Washington. Mais comme en réalité la plus grande partie de ces meubles ne lui ont jamais appartenu et qu’en tout cas leur arrangement était tout à fait différent, ces pseudo-souvenirs ne m’intéressent pas beaucoup. Je laisse donc mes compagnons visiter la maison chambre par chambre, en écoutant les commentaires obligés, et je vais m’asseoir au pied d’un grand chêne qui orne la pelouse sur le devant de la maison. Ici je me représente bien plus aisément Washington, contemplant ce même paysage, qui du moins n’a pas changé. Alors comme aujourd’hui le Potomac coulait au pied de la colline, qui tombe presque à pic, et à travers le feuillage des arbres il a pu voir comme moi le miroitement de l’eau sous les rayons du soleil. Le fleuve déroulait avec la même lenteur le large ruban de ses eaux et la même ceinture de collines boisées couronnait l’horizon. Je me l’imagine allant et venant chaque jour autour de la maison, donnant un coup d’œil au verger, surveillant les plantations que le jardinier faisait par ses ordres, ou bien, au retour d’une longue course dans les champs, s’asseyant fatigué au pied de ce même arbre où je me repose aujourd’hui et contemplant la majesté tranquille de ce même paysage. Quelles pensées remplissaient alors sa grande âme ? Le juste orgueil d’avoir assuré l’indépendance de sa patrie et fondé un gouvernement libre faisait-il seul battre son cœur ? Voyait-il se dérouler devant elle le magnifique avenir de prospérité et de grandeur qui l’attendait, ou bien, au contraire, son âme était-elle attristée par les dissensions civiles dont il prévoyait déjà la naissance et, lui si aristocrate d’instincts et d’habitudes, se préoccupait-il par avance des hasards auxquels les hardiesses d’une démocratie sans contrepoids pourraient exposer son œuvre ? Il me semble le voir, le dernier jour de sa vie, allant et venant, comme à son ordinaire, dans ce costume simple et sévère sous lequel on le représente toujours, regardant l’état du ciel, consultant le baromètre, et le soir écrivant ces lignes : « 13 décembre 1799. Le matin neige ; environ trois pouces d’épaisseur. Le vent au nord-est ; le mercure à 30. Il a continué de neiger jusqu’à une heure ; à partir de quatre heures, le ciel est devenu parfaitement clair. Vent toujours à la même place, mais pas violent ; le soir, mercure à 28°. » Ces lignes sont les dernières qu’il ait écrites ; la nuit suivante, on le trouvait mort dans son lit.
En descendant, nous passons près du monument très modeste où ont été déposés les restes de Washington. Prévoyant les honneurs extraordinaires qu’on voudrait lui rendre après sa mort, Washington a formellement disposé par son testament que son corps ne serait jamais déplacé de Mount-Vernon, et ses héritiers ont successivement résisté à toutes les délibérations du Congrès, qui les ont sollicités de ne point obéir à ce vœu. Dans un petit monument en briques très simple, qui est en même temps un mausolée de famille, sont enfermés les deux cercueils de Washington et de sa femme, visibles à travers une grille en fer. Au-dessus de la grille est gravé ce verset de l’évangile : a Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, quand bien même il serait mort, il vivra. » Sur le cercueil de Washington, un seul mot : son nom. Sur celui de sa femme : Marthe, épouse de Washington. Le luxe des inscriptions a été réservé pour les parens de Washington, dont il n’était pas inutile de rappeler les titres et les services. Parmi ces inscriptions assez banales, j’en remarque cependant une qui est gravée sur la tombe d’une nièce de Washington : « The heart was broke, but aches ne more. Ce cœur, qui avait été brisé, ne souffre plus maintenant. » Quelque chose m’a ému dans la pensée de cette destinée inconnue dont les souffrances n’ont fini qu’avec la mort. Peut-être, à tout prendre, n’a-t-on pas tort de perpétuer par des inscriptions le souvenir de ceux qui ne sont plus. Qui sait si, à travers les espaces mystérieux qui nous séparent, un éclair de sympathie ne vient pas apporter quelque surcroît à leurs joies ou quelque soulagement à leurs regrets ?
Nous regagnons notre bateau, qui nous a attendus à l’ancre. Pendant ce court trajet, on nous dit que jamais bâtiment remontant ou descendant le Potomac ne passe devant Mount-Vernon sans abaisser son drapeau et sans faire tinter la cloche du bord. Cette marque de respect a été donnée pour la première fois par un Anglais, le commodore Gordon. Pendant la guerre de sécession, on s’est battu tout autour de Mount-Vernon, mais l’endroit même a été neutralisé par une sorte de convention tacite, et plus d’un piquet de soldats du Nord ou du Sud, venant visiter la tombe de Washington, a laissé ses armes à l’entrée du sol sacré. Je pense à tout cela dans ma petite cabine que j’ai regagnée et qui, au lieu d’ouvrir comme celles de presque tous mes compagnons sur le salon intérieur, donne, au contraire, sur une sorte de balcon, où je peux m’asseoir seul. J’envie ce peuple, qui, divisé qu’il est dans le présent en factions politiques ardentes, est au moins uni dans un enthousiasme commun pour les souvenirs de son passé. Je l’envie d’avoir su mettre au-dessus des attaques d’une critique destructive sa plus grande figure historique. A un siècle de distance, l’influence politique de Washington se fait sentir encore aux États-Unis. Le principe qu’il a posé en refusant une troisième élection à la présidence (bien que ce principe n’ait été inscrit dans aucune loi) est en quelque sorte une règle constitutionnelle, et le respect de cette règle a peut-être préservé les États-Unis de verser dans cette grande ornière des démocraties, le césarisme. Lorsqu’il a voulu se faire porter une troisième fois à la présidence, le général Grant n’a pas trouvé de barrière plus forte devant lui.
La personne morale de Washington n’est pas demeurée moins intacte que son autorité politique ; elle n’a pas été soumise à ces procédés de dissection dont les biographes de nos jours sont coutumiers et auxquels aucune vie humaine ne saurait résister. L’opinion universelle des Américains sur son compte se résume dans ces paroles d’Everett : « qu’il fut le plus grand des hommes de bien et le meilleur des grands hommes. » A vrai dire, il n’est pas possible de faire taire tout à fait les mauvaises langues. Quelques érudits qui ont étudié les choses de près vous disent bien à l’oreille qu’il n’était pas étranger à toutes les imperfections humaines, qu’il se mettait quelquefois en colère et jurait effroyablement. D’aucuns vont même jusqu’à prétendre que d’autres faiblesses encore ne lui étaient pas tout à fait inconnues. Mais il est fort possible que ce soit une calomnie, et je serais désolé de paraître y prêter appui en donnant ici la traduction de quelques vers d’amour écrits de sa main (des vers de Washington, et des vers d’amour !) que j’ai découverts dans les archives du département d’état.
« O dieux ! comment se peut-il que mon pauvre et faible cœur ait résisté si longtemps à votre force et à votre puissance pour succomber à la fin sous les traits de l’Amour et saigner, comme il le fait aujourd’hui à chaque heure du jour, pour celle qui est sans merci pour ma souffrance et qui ne veut pas prendre pitié de moi ! Ah ! que je voudrais m’endormir au milieu de mes plus cruels ennemis, et qu’avec joie j’accepterais de ne me réveiller jamais ! Permettez qu’un repos trompeur vienne fermer mes paupières, et qu’enlevé dans un songe, je puisse m’endormir dans le bercement d’un calme et doux sommeil[2]. »
Ces vers juvéniles ne prouveraient point d’ailleurs que, depuis son mariage, il n’ait pas été scrupuleusement fidèle à la noble femme qui vint si souvent partager sa vie au milieu des camps, et qui, après sa mort, resta près de dix-huit mois sans sortir de sa chambre, assise auprès d’une fenêtre d’où elle pouvait voir le tombeau de son mari, jusqu’au jour où elle alla le rejoindre : vrai type moderne de la matrone romaine, calme et froide au dehors, ardente et passionnée dans le fond.
Et nous glissons toujours sur les eaux lentes et silencieuses du Potomac. Peu à peu, les rives s’écartent et disparaissent presque à l’œil. Le fleuve s’élargit et devient un bras de mer. A la nuit tombante, des feux qui s’allument et tremblotent au ras de l’eau signalent seuls la terre. Point de vent ; aucun bruit ; à peine le clapotement des petites vagues contre les flancs du bateau ; un grand silence, un grand calme, une grande paix. Après cette existence agitée des jours derniers, je suis un peu avide de ces sensations oubliées, et jusqu’à ce que l’obscurité soit tout à fait venue, j’en jouis délicieusement.
Nous devons, pendant la nuit, descendre la baie de la Chesapeake, jusqu’à Fortress-Monroe, qui est situé plus bas que l’embouchure du York-River. Les frégates françaises venues de New-York nous y attendent à l’ancre. Nous devons arriver au lieu de leur mouillage, vers les huit heures du matin, et nous transporter à bord de la Magicienne, qui porte le pavillon de l’amiral Halligon, laissant à bord de la City of Catskill nos compagnons de voyage américains et autres, pour faire sous les couleurs françaises une entrée solennelle dans la baie d’Yorktown. Le programme est exécuté de point en point. L’amiral Halligon nous reçoit à son bord avec cordialité, et nous remontons pendant trois heures d’abord la haie que nous avons descendue pendant la nuit, puis le York-River. De ces trois heures, je suis sûr que pas un d’entre nous n’a gardé un souvenir différent du mien, et, pour mon compte, j’ai singulièrement joui de me retrouver en quelque sorte sur le sol français. A ceux que cette bouffée de patriotisme ferait sourire je me bornerai à répondre : Il faut s’être trouvé, même pour un temps très court, à pareille distance de son pays pour savoir à quel point quelques mètres carrés de planches et un lambeau d’étoffe peuvent donner l’illusion et causer la douceur de la patrie.
Enfin nous arrivons à Yorktown, dont la rade ordinairement déserte (le York-River est en réalité un bras de mer) donne abri à l’escadre américaine et à de nombreux bateaux à vapeur OH yachts de plaisance qui ont amené des curieux pour les trois jours de fête, il s’agit de procéder à notre débarquement. Mais ici se place un incident que j’aurais certainement passé sous silence si la presse américaine ne l’avait rapporté, si la presse française ne l’avait grossi, et s’il n’avait, m’a-t-on dit, donné lieu, à toute sorte de commentaires inexacts. Je le rapporterai donc à mon tour en le ramenant, je crois, à sa juste proportion. Parmi les gentilshommes étrangers qui étaient venus mettre leur épée au service de la cause américaine, se trouvait un officier allemand, originaire de Magdebourg, qui s’appelait le baron Frédéric-Guillaume-Auguste de Steuben. Il était à Paris au moment où éclata la guerre d’Amérique, et ce fut sur le conseil de notre ministre, le comte de Saint-Germain, qu’il partit pour se joindre à l’armée de Washington. Doué, à ce qu’il paraît, de qualités militaires assez remarquables, il parvint à un grade élevé dans l’armée américaine où il exerça les fonctions d’inspecteur-général. La guerre terminée, au lieu de retourner dans son pays natal, il continua à vivre en Amérique ; il y a même fondé une ville qui s’appelle aujourd’hui Steubenville, et il y est mort sans enfans, après avoir déshérité les héritiers de son nom demeurés en Allemagne. Ce sont ces héritiers que le gouvernement américain a cru devoir inviter, comme l’avaient été les descendans des anciens officiers de l’armée commandée par le comte de Rochambeau. Non-seulement, le principe étant posé, cette extension n’avait rien que de parfaitement correct, mais j’ajoute même qu’il eût été malséant d’exclure de ces fêtes anniversaires les représentans d’un homme qui a rendu de réels services à la cause américaine. Fût-il vrai qu’en gens avisés les membres du gouvernement américain aient craint, par une exclusion non justifiée, de donner un grief aux nombreux Germano-Américains (près d’un million) qui sont aujourd’hui électeurs aux États-Unis, il n’y aurait non plus, suivant moi, rien de reprochable dans cette préoccupation des plus légitimes. Il n’en est pas moins vrai que la nécessité de faire pendant quelques jours route et vie commune avec les descendans du baron de Steuben (qui du reste, dans ces circonstances délicates, se sont conduits en parfaits hommes du monde) devait nécessairement enlever quelque chose à l’aisance des relations et au plaisir du voyage.
Les choses se seraient pourtant passées sans incidens, grâce à un mutuel savoir-vivre, si le gouvernement allemand n’avait fort habilement mis tout en œuvre pour donner le caractère d’un témoignage de sympathie internationale à une invitation qui était une simple politesse faite à une famille. Non-seulement le gouvernement et l’opinion en Allemagne ont encouragé les descendans du baron de Steuben à venir aussi nombreux que possible, de telle façon qu’ils étaient sept pour représenter une seule famille, tandis que nous n’étions que onze pour en représenter soixante (grâce aussi à l’indifférence, suivant moi fâcheuse, d’un trop grand nombre de familles françaises), mais rien n’a été négligé pour donner au voyage des Steuben une sorte d’allure officielle. Le ministre d’Allemagne en congé avait été rappelé tout exprès pour les recevoir à leur arrivée et les présenter au président de la république. Le premier secrétaire de la légation en uniforme les accompagnait partout, et sa présence perpétuelle donnait ainsi à sept gentilshommes prussiens l’air d’une petite délégation officielle allemande, rivale de la grande délégation française. L’empire d’Allemagne s’étant fait ainsi de fête, il était impossible au gouvernement américain de ne pas reconnaître sa présence dans une certaine mesure, mais je dirai avec franchise qu’âmes yeux cette mesure a été dépassée lorsque, pour saluer notre arrivée dans la rade d’Yorktown, les frégates américaines ont reçu l’ordre de hisser l’aigle allemande à côté des trois couleurs françaises. L’égalité du traitement et des honneurs rendus au drapeau de deux pays dont l’un, il y a un siècle, a si efficacement contribué au triomphe de la cause américaine, dont l’autre n’est point intervenu dans la guerre comme empire et, comme nation, comptait bon nombre de ses enfans à la solde de l’armée anglaise, cette égalité, dis-je, était une erreur frisant la maladresse, a mistake, et je crois qu’il en a été jugé ainsi dans tous les États-Unis. Dans ces circonstances, il était assez naturel que la délégation officielle française, militaire et maritime, se refusât, ainsi que cela avait été primitivement convenu, à retourner à bord de la City of Catskill, pour chercher nos compagnons de voyage prussiens et qu’elle insistât pour se rendre à terre, suivant l’offre de l’amiral Halligon, dans les embarcations du bord sous les couleurs françaises. Voilà, réduite à ses véritables proportions, toute l’histoire du conflit qui s’est élevé à Yorktown entre le drapeau allemand et le drapeau français. Je ne serais cependant pas un historien fidèle si je n’ajoutais deux choses : la première, c’est que le lendemain tout pavillon quelconque américain, français, allemand, avait par ordre disparu de la flotte, — c’était la seule solution possible, — tandis qu’à terre le pavillon français a continué au contraire de flotter seul pendant trois jours ; la seconde, c’est que celui de tous les ministres américains qui par sa haute situation avait eu peut-être le plus de part dans l’incident, a mis pendant les jours suivans tous ses soins à nous faire oublier ce que cet incident avait pu avoir de pénible, et qu’à force de prévenances, d’esprit, et de bonne grâce, il y a réussi complètement.
Ce petit épisode que je viens de rapportera eu une conséquence assez piquante. Le premier jour des cérémonies d’Yorktown devait être consacré à la pose de la première pierre d’un monument commémoratif. Après nous avoir attendus pendant assez longtemps pour ouvrir la cérémonie, on avait jugé à propos de la commencer sans nous. Pendant que les pourparlers s’échangeaient, la cérémonie allait son train ; les pourparlers duraient encore qu’elle était déjà finie. On est venu nous annoncer cette nouvelle qui coupait court à toute hésitation, de sorte qu’après être venus de France pour assister à la pose de la première pierre d’un monument, nous avons laissé la cérémonie se passer sans y paraître, et qu’après avoir disputé pendant deux heures sur le meilleur mode de débarquement, nous avons fini par ne pas débarquer du tout. La nouvelle nous est apportée par quelques membres de la Centennial Association d’Yorktown, qui ont été les véritables initiateurs de l’invitation à nous adressée. Leur accueil chaleureux où nous retrouvons dans toute sa cordialité la pensée-mère de toutes ces fêtes, achève de dissiper les quelques nuages que les petites difficultés de ce jour avaient amassés et, après être retournés à bord de la City of Catskill, qui est venue s’accoster à l’un des piers, nous nous préparons à débarquer chacun pour notre compte, n’étant pas fâchés de toucher terre après deux jours de navigation. Une chose me fait regretter cependant d’avoir manqué la cérémonie officielle. La première pierre du monument commémoratif devait être posée non point par le président de la république, présent cependant à la cérémonie, mais par le grand-maître de la loge maçonnique de la Virginie, assisté par les treize grands-maîtres des loges des treize états primitifs. J’aurais été assez curieux de voir cette exhibition de francs-maçons en uniformes et tabliers, revêtus des insignes de leurs grades. La substitution du grand-maître d’une loge maçonnique au chef de l’état dans une cérémonie officielle et patriotique m’étonne bien un peu, et j’interroge à ce sujet. On m’assure que cette intervention des francs-maçons dans une cérémonie, toute maçonnique à la vérité, n’a rien d’insolite aux États-Unis, et que, Washington ayant été membre de la loge maçonnique de la Virginie, cette loge, particulièrement honorée aux États-Unis, avait droit en quelque sorte à y jouer le rôle principal. On ajoute que la franc-maçonnerie aux États-Unis n’a point le caractère politique et anti-religieux qu’elle a pris chez nous. « C’est, me dit-on, une société secrète qui n’a pas de secrets, » Toutes ces explications laissent cependant subsister certains doutes dans mon esprit, et je me demande s’il n’y a pas là un indice de l’influence croissante qu’au dire de certains auteurs peu favorables aux États-Unis, la franc-maçonnerie serait en train de prendre dans ce pays. En tout cas, ce petit fait serait un argument en faveur de leur, thèse, et je le leur livre de bonne foi.
Nous profitons des quelques heures qui nous restent avant la tombée du jour pour descendre trois ou quatre à terre et pour faire le tour des remparts de la ville, à la recherche des positions occupées autrefois par les troupes françaises. Ce pèlerinage patriotique ne répond pas tout à fait à nos recherches. Les environs d’Yorktown ont été en effet, pendant la guerre de sécession, le théâtre de luttes acharnées entre l’armée du Nord, commandée par le général Mac-Clellan et celle des états confédérés, lutte où le Nord a eu le dessous. Le terrain a été remué de nouveau en maint endroit, et, malgré les connaissances topographiques de mes compagnons, il leur est souvent difficile de distinguer entre les anciens ouvrages et les nouveaux. Aussi j’avoue prendre prosaïquement plus d’intérêt aux travaux tout modernes du chemin de fer. Il y a quelques jours encore, il n’y avait pas de chemin de fer arrivant jusqu’à Yorktown. Voici comment on procède. Sur un talus à peine tassé et égalisé on pose des traverses ; sur ces traverses, des rails. Le chemin de fer va jusqu’au bout de ces rails et descend ses voyageurs en plein champ ; chaque jour, chaque heure même, il avance de quelques mètres ; hier, il s’arrêtait à un mille de la ville, aujourd’hui, il va jusqu’aux portes ; demain, on le poussera jusqu’au camp. Les trains font la navette, arrivant à des heures irrégulières et emmenant, après avoir stationné pendant deux heures, les voyageurs qui se trouvent là. C’est extrêmement simple et primitif, comme on voit, mais je ne suis pas étonné, quelques jours après, d’apprendre qu’il la jonction de cette ligne improvisée avec la grande ligne de Washington à Richmond, un accident a eu lieu qui a coûté la vie à plusieurs personnes. On n’en a point fait de brait ; les Américains savent que, lorsqu’on veut mettre les chemins de fer en exploitation sans perdre de temps, avoir beaucoup de trains et marcher vite, il y a une certaine somme de risques à courir. Pourvu qu’un chemin de fer marche, c’est tout ce qu’il faut : on monte dedans ; un accident arrive : never mind ; go-ahead.
Nous traversons, en revenant, la ville ou plutôt le bourg d’Yorktown. Ce lieu, si célèbre dans l’histoire américaine, est en effet devenu un endroit des plus misérables, habité par des paysans fiévreux. On nous avait parlé d’installations provisoires qui y seraient établies, d’hôtels en bois qui s’élèveraient avec une rapidité magique et qu’on démonterait ensuite de toutes pièces pour les emporter ailleurs. Je cherche ces hôtels, mais je ne vois que des baraques, et je plains fort ceux qui ont dû y chercher un refuge. Ce qu’il y a par exemple en quantité, ce sont des bars. Sur l’emplacement vrai ou supposé du quartier de chaque général américain, français ou même anglais, une guinguette a été impartialement établie, et je soupçonne ceux qui y sont attablés de n’avoir qu’une idée assez vague des événemens historiques dont ils arrosent largement le souvenir. On enfonce jusqu’à la cheville dans une poussière indescriptible, et, la nuit tombée, il n’est pas très facile, en l’absence de tout éclairage, de retrouver son chemin. Décidément, l’intérêt sera tout entier dans la cérémonie officielle ; l’endroit lui-même n’y ajoutera rien.
Le lendemain est en effet le grand jour, le jour des discours. Sur le rivage nous attend un immense omnibus, dans lequel nous nous entassons, et qui doit nous conduire au lieu de réunion.
- Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
quatre maigres chevaux traînent notre omnibus. Au milieu de la côoe, ils sont tellement essoufflés que nous mettons presque tous pied à terre pour les soulager, et nous arrivons ainsi, un peu à la débandade, à la porte d’une grande baraque en bois, baptisée du nom de Lafayette hall, où nous devons attendre le président. Je crains qu’arrivant ainsi à pied, dans la poussière, la délégation française ne manque complètement de prestige aux yeux des populations. Mais sans compter que la population n’est pas nombreuse, je ne me doutais pas combien peu le prestige est de rigueur dans une cérémonie publique aux États-Unis. Après quelques minutes d’attente, le président de la république arrive (en omnibus, je crois, comme nous), et nous nous rendons à sa suite au lieu où doit se passer la cérémonie. C’est une espèce de stand en bois, entouré de tribunes en gradins. L’une de ces tribunes est réservée aux autorités ; quelques mètres carrés de toile grise cloués à quatre piquets sont destinés à préserver lesdites autorités du soleil. On dirait l’estrade d’une gigantesque distribution de prix. Au premier abord, cette simplicité m’a, je dois le dire, étonné ; en y réfléchissant, j’ai fini par la trouver de meilleur goût et en harmonie avec les institutions anciennes du pays. Le président, qui est le premier personnage de l’état, rentrera demain dans le commun des citoyens, et assistera peut-être, perdu dans la foule, à la prochaine cérémonie politique. A quoi bon, pendant l’espace de quatre fois trois cent soixante-cinq jours, le traiter en souverain ? Les Américains sont dans le vrai, et il serait plus logique à nous de les imiter en France, le genre admis.
Après exécution d’un chœur patriotique, la cérémonie commence et s’ouvre par une prière. C’est l’évêque de l’église méthodiste épiscopale de New-York qui est chargé de cette portion indispensable de toute cérémonie américaine. Il parle pendant un quart d’heure environ dans ce beau et solennel langage, un peu différent de la langue ordinaire, qui se prête si bien à l’expression des sentimens religieux. Tout le monde l’écoute, nu-tête, dans un profond silence. Les États-Unis sont, dit-on, la terre classique de la séparation de l’église et de l’état ; je le veux bien. La prière terminée, le président Arthur prend la parole : c’est je crois son début en public comme président, et beaucoup de curiosité se mêle à la déférence avec laquelle on l’écoute. Ses paroles sont parfaitement appropriées à la circonstance ; elles tiennent un juste compte de la fierté patriotique des Américains qui n’aimeraient pas à voir enfler par trop la part prise par l’armée française dans la victoire d’Yorktown, des susceptibilités de la nation anglaise, qui aurait pu considérer d’un œil un peu ombrageux cette éclatante commémoration du passé, enfin, des sentimens de la délégation française, un peu impatiente de voir, après le malentendu de la veille, la France recueillir l’hommage auquel elle avait exclusivement droit. Aussi son discours est-il accueilli avec beaucoup de faveur. M. Outrey, au nom de la mission officielle française, M. de Rochambeau en notre nom à nous, répondent en excellens termes. Cette première partie oratoire dure environ une demi-heure ; pendant ce temps, je me suis laissé aller deux ou trois fois à écouter d’une oreille un peu distraite, et à étudier la foule. Elle se compose en grande partie de nègres, d’habitans de la campagne, de bourgeois des petites villes environnantes, Richmond ou autres, qui sont arrivés par le chemin de fer le matin, et qui s’en retournent le soir. On n’y sent point battre le cœur de la nation. Le plus grand nombre ne doit pas entendre un mot des paroles que les orateurs prononcent en plein air, avec une voix assez faible. Ils n’en écoutent pas moins, dans un recueillement que rien ne parvient à troubler, debout, sous un soleil de plomb. Parfois on voit voltiger en l’air des tourbillons de petits papiers qui, emportés par le vent, vont tomber çà et là. Ce sont des annonces que des industriels américains saisissent ainsi l’occasion de distribuer. En France, ce serait une cause de rires et de bousculades ; ici, personne n’y fait attention, tout le monde étant absorbé dans l’intérêt de ce qui se passe. Ceux, en très petit nombre, qui entendent sont-ils cependant en état de comprendre ? C’est une question que je me pose pour un homme d’un certain âge, campé en face de nous, la lèvre pendante, l’œil morne, l’air usé, et abruti par le travail, mais qui n’en paraît pas moins boire avec délices toutes les paroles. qu’il recueille. Une mauvaise pensée me traverse l’esprit : je songe au comice agricole décrit par Flaubert dans Madame Bovary, mais je chasse bien vite ce souvenir pour prêter toute l’attention dont il est digne, au discours qui doit être la pièce de résistance de la cérémonie, à la centennial oration prononcée par M. Winthrop, président de la société historique du Massachusetts.
Le discours de M. Winthrop, prononcé par lui d’une voix forte malgré ses soixante-douze ans, a duré environ deux heures et demie. Pour moi, il n’y en a pas une page que je n’aie écoutée avec un vif intérêt. L’ayant relu depuis avec soin, je me suis fortifié encore dans l’impression que c’était, dans ce genre toujours assez ingrat des discours d’inauguration, un des plus accomplis qu’on puisse lire, et j’en ai compris mieux encore tous les mérites depuis que j’ai su les difficultés particulières à la situation de l’auteur. M. Winthrop est originaire de l’état du Massachusetts dont il a été longtemps un des représentans au congrès. Or le Massachusetts a été le berceau du parti abolitionniste dont l’ardente propagande anti-esclavagiste a si fort contribué à la rupture entre le Nord et le Sud. C’était donc pour lui une tâche assez délicate que de prendre la parole comme orateur national sur le sol de la Virginie, qui a été, au contraire, le centre de la résistance contre le Nord et le théâtre de tant de combats meurtriers. M. Winthrop a touché à cette difficulté dès le début de son discours avec une parfaite convenance, et il l’a résolue en représentant le choix qui avait été fait de lui pour prendre la parole dans cette circonstance patriotique comme le gage d’une réconciliation et d’un retour de la Virginie et du Massachusetts, « à ces vieilles relations d’amitié et de concorde qui existaient aux jours de leurs pères, et sans lesquelles il n’aurait pu y avoir ni capitulation à Yorktown, ni Union, ni indépendance, ni constitution. »
Il est entré ensuite dans le cœur de son sujet en remontant aux souvenirs historiques que les lieux et le jour rappelaient, et il nous a été impossible d’entendre sans émotion l’accent avec lequel il a parlé de la France : « de la France, autrefois une monarchie absolue, depuis un empire, puis une monarchie constitutionnelle, aujourd’hui une république, mais toujours la France. » Nous retrouvons tout entière dans cet accent l’inspiration première et désintéressée qui, par un sentiment de reconnaissance unique, je crois, dans l’histoire des peuples, a voulu associer notre patrie au souvenir d’un grand anniversaire historique, et n’a point exclu de cet honneur les représentans involontaires d’un passé plus à la mode aujourd’hui en Amérique qu’en France. « Nous n’avons point oublié, a dit M. Winthrop dans son discours, que c’est à la monarchie des Bourbons que nous avons dû cette aide. Nous n’avons point oublié que c’est dans les rangs les plus élevés de la société française qu’est né l’enthousiasme pour la cause de notre liberté, et que de son sein sont partis ces braves officiers qui sont venus à notre secours et dont le plus grand nombre devait au retour rencontrer un destin si tragique. » De même nous n’oublierons pas non plus cette invitation qui est venue chercher les descendans de ces officiers, chacun sous son humble toit, dans son obscure existence, pour les associer à l’honneur d’une grande démonstration en faveur de leur pays, et le souvenir de l’accueil que nous avons reçu restera profondément gravé dans le cœur de chacun de nous.
Je le dirai cependant, ce qui m’a le plus intéressé dans le discours de M. Winthrop, ce n’est pas la portion historique, ni le brillant tableau qu’il a tracé, à la manière de Prescott ou d’Augustin Thierry, de la scène qui s’est déroulée il y a cent ans sur ce même emplacement ; c’est ce que j’appellerai la portion américaine, dont certains fragmens m’ont donné à réfléchir. M. Winthrop est retiré depuis d’assez longues années des affaires publiques, après avoir été pendant cinq ans président de la Chambre des représentans. La génération politique à laquelle il a appartenu a disparu presque complètement de la scène et a cédé la place à une autre. Il est un peu (lui-même en convient dans son discours) ce qu’on appelle, je crois, là-bas : « gentleman of the old school, et dans la bouche de beaucoup, c’est un hommage. Est-ce à cela qu’il faut attribuer certaines anxiétés et certaines tristesses qu’il me semble voir percer à travers l’orgueilleuse effusion (bien légitime assurément dans cette circonstance) de son patriotisme ? « Nous n’avons rien à craindre que de nous-mêmes, » s’écrie-t-il, mais pour cela, il ne semble pas qu’il soit tout à fait sans crainte. Lorsqu’après un éloge de Washington, qui est partie obligatoire de tout morceau d’éloquence américaine, il s’écrie avec chaleur : « Oh ! que sa mémoire, ses principes, ses exemples soient à jamais sacrés, et jalousement gardés dans nos cœurs ! que dans toutes les circonstances difficiles, la pierre de touche du patriotisme soit de se demander : Qu’est-ce qu’aurait dit Washington ? Qu’est-ce qu’aurait fait Washington ? » cette exclamation ne trahit-elle pas le regret que tous les derniers présidens des États-Unis n’aient pas pris également modèle sur le désintéressement et l’intégrité du premier ? A la fin de son discours, ses inquiétudes s’expriment même d’une façon plus ouverte : « Nous ne pourrions, dit-il, même si nous le voulions, cacher aux autres et à nous-mêmes que toutes choses dans ces derniers temps n’ont pas été dans notre pays comme elles auraient dû aller, et que beaucoup d’esprits se demandent ce que nous réserve l’avenir avec un sentiment d’anxiété et même de crainte. » Le vice, le crime, la corruption, la débauche se promènent dans nos rues, levant leur tête audacieuse et indomptée en face des monumens et des statues élevés en l’honneur du patriotisme et de la vertu. N’y a-t-il même pas, dans quelques-unes de nos fonctions publiques les plus hautes, certains symptômes de malaria cent fois plus pestilentiels que ceux qui ont jamais pu s’exhaler du Potomac ou des Marais-Pontins, infectant tous nos services civils et faisant couler du poison dans les veines mêmes de la nation ? » Mais ces dangers ne découragent pas les espérances patriotiques de M. Winthrop, et pour les conjurer, il compte « sur la crainte de Dieu, qui doit toujours et plus que jamais être le commencement de la sagesse, et sur un large système d’éducation nationale, non point un système prenant pour base des théories philosophiques abstraites ou des phrases retentissantes sur la liberté, encore moins un système adoptant la conception d’une création sans Dieu et s’efforçant de détrôner le Rédempteur de la place qu’il doit occuper dans les cœurs, mais un système s’appuyant sur les vieux enseignemens familiers, les dix commandemens, le sermon sur la montagne et la lettre de démission de Washington. » C’est sur ces enseignemens que M. Winthrop compte pour préserver à l’avenir dans sa patrie bien-aimée l’unité, la paix et la concorde. Il termine sur ces paroles au milieu des applaudissemens, et je suis chargé par mes compagnons de lui exprimer notre reconnaissance pour la manière dont il a parlé des familles françaises. Encore un chœur patriotique : the Star spangled banner, et la cérémonie est terminée.
Restent celles du lendemain : une revue militaire et une revue navale. Mais un peu lassés sans doute de ces divertissemens officiels, mes lecteurs me sauront gré d’en abréger le récit. Peut-être la revue des troupes aurait-elle eu plus de pittoresque si on ne nous avait pas installés dans une tribune le dos tourné à la baie, et si au contraire on les avait fait défiler entre la rivière et nous. Nous admirons encore une fois la bonne tenue de ces miliciens, dont une partie, appartenant aux états du Sud, est commandée par un général qui a servi dans l’ancienne armée confédérée. Lorsqu’on évalue un peu dédaigneusement à trente mille hommes le chiffre de la force militaire des États-Unis, on ne tient pas assez compte de ces milices dont on ferait aisément une armée vigoureuse le jour où quelque question portant atteinte à l’honneur et à l’intérêt national serait en jeu. La revue maritime prend place immédiatement après. Montés sur un petit cutter à vapeur, nous serpentons au milieu des bâtimens de l’escadre américaine dont les matelots manœuvrent dans les vergues. C’est un spectacle tout à fait pittoresque, et nouveau pour beaucoup d’entre nous. Tout à coup, au coucher du soleil, le pavillon anglais est hissé au grand mât du vaisseau amiral et salué par chaque frégate de vingt et un coups de canon. C’est l’exécution d’un ordre du président, qui a voulu fort habilement ménager l’orgueil britannique. Les frégates françaises s’associent au salut ; c’est un vacarme à se croire au milieu d’une bataille navale. Cet hommage solennel rendu au drapeau de la nation vaincue à Yorktown, après la petite contestation de la veille entre drapeau français et drapeau allemand, ne laisse pas d’avoir un côté assez plaisant. Un journal satirique fort répandu aux États-Unis, qu’on appelle le Puck (le Punch américain) l’a bien saisi, et, quelques jours après, il publie une caricature qui représente Américains, Français, Allemands dansant une ronde autour du drapeau anglais, fièrement planté au sommet d’un mât, avec cette légende : « la Capitulation de Yorktown en 1881. »
La revue maritime terminée, nous retournons à bord de la City of Catskill, qui appareille immédiatement. Nous devons descendre de nouveau pendant la nuit la baie de la Chesapeake et remonter ensuite le James-River pour nous rendre à Richmond, où nous sommes attendus le lendemain. L’aspect de la rade d’Yorktown à notre départ est des plus pittoresques. Sur un ciel parfaitement pur, la fumée des canons s’est rassemblée en un nuage épais, que les derniers rayons du soleil transpercent de lueurs rougeâtres. Les vergues et les mâts se détachent sveltes et noirs sur la bande bleu pâle de l’horizon. A mesure que la nuit tombe et que nous nous éloignons, les vaisseaux se couvrent de feux et bientôt nous n’apercevons plus dans le lointain que des points lumineux. Demain, la flotte et les troupes quitteront, comme nous, Yorktown, et ces champs sablonneux que le sang, deux fois répandu, n’a pu parvenir à engraisser, cette rade qui, après avoir assisté à l’arrivée triomphante de la flotte, commandée par l’amiral de Grasse, a vu la retraite et l’embarquement des troupes du général Mac-Clellan, retomberont probablement pour toujours dans leur silence et leur solitude.
OTHENIN D’HAUSSONVILLE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 février.
- ↑ Voici le texte exact de ces vers que je crois inédits et que j’ai pu copier aux archives du département d’état, grâce à l’obligeance du bibliothécaire, M. Théodore Dwight :
- Oh Ye Gods why should. my poor resistless heart
- Stand to oppose thy might and power,
- At last surrender to Cupido’s featherd dart,
- And now lays bleeding every hour,
- For her that’s pitiless of my grief and woes,
- And will not on me pity take.
- I’ll sleep amongst my most inveterate foes,
- And with gladness never wish to wake.
- In deluding sleepings let my eyelids close
- That in an enraptured dream I may
- In a soft lulling sleep and gentle repose.