À travers les grouins/Un souper chez Simon le pharisien
UN SOUPER
CHEZ SIMON LE PHARISIEN
(CONTE DE NOËL).
r, ce soir-là, neuvième du mois de Tebeth, Simon le Pharisien régalait quelques amis dans sa villa des Sycomores. L’assistance était nombreuse, choisie et respectable, composée d’hommes riches et de femmes à qui la durée du putanat rechampissait une virginité. La maison du Pharisien comptait, à bon droit, parmi les merveilles de Jérusalem. Des chevaux de race et des valets sans nombre en faisaient une demeure cossue, majestueuse et adéquate comme il sied à un notable commerçant. L’usure, le proxénétisme, l’attachement aux dogmes religieux immatriculaient Simon entre les plus dignes bourgeois. Ses opinions prépondéraient devant le Sanhédrin. Les vierges impubères n’avaient rien que de favorable à ses désirs. Il recevait les gens de Bourse, les marchands du Désert, les trafiquants nomades. Pour les divertir, il amenait à grands frais des Oulels-Naïls de la Cyrénaique, des montreurs de singes et des ténors. Il louait parfois des académiciens, afin d’essuyer ses babouches dans leur creux poplité. L’on rencontrait chez lui Sully-Prudhomme, fils de Joseph, qui, sourd, timide et vierge irréductiblement, portait en plein visage, sous forme d’eczéma, sa croix de commandeur. Pierre Loti, dans ses voiles de bayadère, y fréquentait, s’oubliant, parmi les antichambres à causer de trop près avec les larbins noirs. Jean Lorrain y crachotait, en suceuse experte des médisances bordelières, de quoi les vieilles dames se pâmaient.
Doncques, pour fêter le solstice d’hiver et l’aube du grand jour annuel, on buvait ferme chez Simon. La salle du festin éclatait de joyaux, d’orfèvreries, de lumières et de vins. Sur une haute estrade, vêtus de costumes bariolés, incommodes et somptueux, des musiciens bariolés concertaient doucement. Les sambuques, les violes d’amour et les cymbales qui, jadis, éteignirent la voix d’Orphée, accordaient leurs soupirs aux flûtes adoniques. Sur les crédences mouraient de sombres fleurs, et, des buires violettes, les narcisses, les anémones tombaient en pétales odorants. Plus bas, sur les tables aux nappes de byssus et d’amiante, les fruits, les victuailles s’entassaient : grenades voluptueuses, dattes couleur de miel et raisins d’Engaddi. Les quartiers de chevreaux flanqués de laitues vertes, les pains azymes, les gâteaux saupoudrés de sésame et les fromages, sur un lit de cumin ou de fenouil. Des esclaves aux cheveux nattés offraient, de leurs mains adolescentes, les breuvages illusoires, versaient de haut, en un jet mince, et le vin de Chiraz et les muscats plus lourds qu’aux saisons vendémiaires, apporte de Syrie l’âne robuste et gai.
C’était l’heure où, parmi les odeurs chaudes, le fumet des viandes et l’exhalaison des membres en sueur, une ivresse grandit qui fait les cœurs joyeux et la lèvre confiante. Les convives parlaient tous, d’une voix aiguë et convulsive, aux accords de la symphonie lointaine.
Près du Maitre, les Dignitaires s’étageaient, couverts de rubans, de crachats et de plaques honorifiques, chamarrés d’emblèmes ridicules. C’étaient les virtuoses du faux, les professionnels de l’homicide, les surhumains du crétinisme.
Teintes de fard, d’antimoine et de céruse, avec force chignons couleur de safran ou de henné, les vieilles patriotes contrepointaient leurs gorges blettes de lumineuses pierreries. Bob de Capharnaüm et Lucie de Bethsaïde, la fille du Tanneur, et les saintes femmes du Bal des Vaches montraient, jusques à la ceinture, le faisandé de leurs appas. Mais, sous un dais de pourpre et dominant l’assemblée, une femme vêtue de noir causait avec Arthur Meyer, patricien de Venise. Chacun saluait en elle, avec un respect assaisonné d’admiration, la veuve du martyr, l’héroïne des cent mille francs, la Colonelle Henry.
Drumont, sous la robe verte et jaune dont Véronèse peignit la brocatelle ; François Coppée, en velours de Gènes (tramé coton) ; Déroulède en fustanelle tricolore, et Barrès avec de véritables fausses dents se groupaient, faisaient apothéose, cependant que Judet Iscariote arborait, non sans quelque emphase, son costume d’égoutier.
« Moi, disait Coppée, je suivis, tout enfant, le régiment qui passe. Ma jeunesse verdoya d’amours ancillaires, tout comme un pot de basilic. Sans effort préalable, je devins bête à manger du foin. Le basilic est mort, le foin est desséché, la fleur de ma jeunesse est caduque ; mais la bêtise qu’on me voit permane dans l’éternité.
— Vive l’armée ! exclama Déroulède.
— À bas les juifs ! hurla Gaston Méry, que Possien, ignoblement ivre, chavirait dans les bras de Pollonnois, par le seul faguenas de sa malebouche pestilente.
— La chère est délectable, notifiait le marquis de Vascagat, redressant d’une main fébrile son toupet légendaire ; ce poisson, notamment, vous savez bien, mon cher Régis, le machin au bleu était si culinaire que je me suis cru, le mangeant, à ma table de famille.
Ah ! ce ne sont pas les dreyfusards, les vidangeurs syndicataires ni l’anarchiste Pressensé qui offrent à leurs amis de tels régals !
— Voilà qui est parlé, mon benoît collègue, approuva, ruisselant de graisse, le Jésuite Drumont. Sur sa barbe, le vin de cinname coulait pêle-mêle avec l’huile de roses, noyant sous un flot de parfums les insectes coutumiers.
— Entre nous, cependant, la chose manque de gaîté. Le maître du logis aurait dû préparer quelque assassinat un peu folâtre et des négociants paisibles à égorger, pour le dessert.
Mais l’oraison du sociologue s’éteignit dans un hourvari formidable. Parmi les coupes brisées et les sauces épandues, quelques antisémites à poigne maîtrisaient Alphonse Humbert, écumant, furieux, épileptique, pour ce que Barrès venait de lui refuser cinquante centimes qu’il cherchait à emprunter. Celui-ci, très calme, fourrait dans sa poche les cigares à trois francs et les mégots entamés pour n’avoir pas à dépendre, le lendemain, chez son marchand de tabac.
Soudain, un roulement de voiture se fit ouïr, puis une voix de femme chevrotant sur un air connu :
Arrête, cocher
J’ai mes trois cheveux pris dans la portière
Arrête, cocher,
J’ai mes quatre dents sous le marchepied.
Et chacun reconnut là que c’était Marie-Anne de Keroubim, la vengeresse de l’Armée, la pucelle cocardière aux farouches boniments. Elle entra, comme Alcibiade au banquet d’Agathon, et, négligeant, cette fois, de baiser ses compagnes à la bouche, fut poser sa couronne sur le front de Déroulède qui, malgré l’héroïsme qu’on lui sait, bondit épouvanté. Des membres de la Ligue préservèrent sa retraite et Marie-Anne, un peu confuse, tendit ses violettes à Drumont qui, du moins, pour la laideur, commémorait Socrate.
— Tout ça n’est pas chouette pour deux ciguës, réitéra Peau-de-Requin, en vidant son petit verre de coca Marinoni. Ces gens-là sont trop poires. Ils font pallas et dix de gueule ; c’est marrant quand on est, comme eux et moi, fils de putain, putain soi-même, forçat ou maquereau. D’ailleurs, la viande kasher me donne envie d’aller au refile.
Ah ! nous aurions besoin d’un beau jeune homme pour en faire notre dieu et « l’aimer comme papa. » Ainsi chantais-je à Saint-Lazare ! Mais le truc du Nazaréen — un joli mec cependant — choit dans la mélasse. Il ne fait même plus rouspéter les flicks. J’ai vu, aux Quat’-z-Arts et ailleurs, le pante Jehan Rictus, un loupiot à l’œil jambonnique. Il affiure des pépètes en faisant Jésus- Christ avec les interjections de Bruant et les mots de Richepin. Il la relève en tombant les vieilles Madeleines ; on le loue comme un fiacre, chez les passionnées en retraite. Il fait la monte pour un larantqué et console, à juste prix, les ventres quinquagénaires, tant la profession de Jésus, à présent, est décharde. Vrai, c’est un bon Dieu qui n’est pas fiérot.
— Vive l’armée ! appuya Déroulède.
— À bas les Juifs ! opina Drumont.
— Crevons Reinach ! dit un souscripteur de la Liste.
— Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, proféra Millevoye.
Pendant ce temps, Humbert, ayant trouvé préteur, libellait un effet à quatre-vingt-dix jours pour l’Éthiopien de service. Dans la pénombre discrète, Lucie de Bethsaide susurrait à Madame de Capharnaüm ces exclamations melliflues que l’oreille ne perçoit pas.
Alors une draperie s’écarta, révélant un paysage de nuit crépusculaire, de bois d’oliviers et de lauriers en fleurs. Dans une buée lumineuse, le Galiléen se montra, tenant son cœur rougeâtre ainsi qu’un massepain. Il porta sur les convives une dextre de lumière, et, joyeux de leur union, les bénit avec douceur.
— Chrétiens, mes serviteurs et mon lignage, leur dit-il, j’ai fait pour vous des œuvres sans secondes. Je vous ai permis de garder vos membranes et de vous emplir de charcuterie. Vous avez brûlé le Sérapéum de Memphis. Vous avez émietté, dans les fours à chaux, les dieux tulélaires d’Athènes. Vos moines ont, sous l’orteil de leurs pieds sales, écrasé la Raison. Vous avez cuit Savonarole et tourmenté Galilée. Vous avez léché le crottin de Bonaparte, larronné la Révolution française, restauré les jésuites et conquis M. Brunetière à vos desseins. Je suis content de vous ! Après deux mille ans, je veux encore vous bénir et vous récompenser. J’abolis, en votre faveur, les derniers scrupules qui prohibaient le larcin, le meurtre ou l’imposture. Vous ayant donné l’Affaire, je maintiens d’autres présents : mon nègre Cassagnac, la veuve du Faussaire, Jules Guérin l’assommeur et Max Régis l’estafier. Pour une longue suite d’ans, je vous concède Barrès, Drumont et Flamidien. »
À ces mots, la foule, reconnaissant combien il était dieu, se rua aux genoux du Visiteur. Plus rapide que l’onagre, Marie-Anne de Kéroubim inonda ses pieds d’Eau de Cologne et, d’un geste fanatique, les frotta de ses cheveux.
— Merci bien, dit Jésus en l’écartant, mais ils sont par trop rares. Je n’aime point l’humidité, craignant les rhumes de cerveau. Et, d’un geste amical, il offrit ses orteils divins à la séduisante Capharnaüm qui les torcha, non sans élégance, dans le dernier numéro de la Libre Parole.