À travers ma vie/11

La bibliothèque libre.
Honoré Champion, éditeur (p. 254-284).


CHAPITRE XI


Charles Nodier et le passage de la Loire. — Les bains de Louèche. — Quelques portraits. — La mort du duc d’Enghien et le lieutenant-colonel Noirot. — Francis Wey. — Deux géants. — Les effets du brididi. — Bixio. — Visite au président de la république. — Mlle  Rachel. — Pour apprendre à mourir. — Le prince Jérôme. — Les bains de Luxeuil. — Ma retraite.


À chacun de mes séjours à Paris, j’allais régulièrement voir à l’Arsenal notre ami Charles Nodier, chez lequel j’étais reçu comme l’enfant de la maison. Je voyais défiler là toutes les célébrités du moment, mais je préférais beaucoup les visites intimes qui avaient lieu d’ordinaire dans la chambre de l’excellente Mme  Nodier. Combien de fois ai-je été pris par le charme de son illustre époux, si aimable, si fin, si brillant ! Il parlait lentement, avec un accent comtois prononcé, et sa conversation était un mélange de poésie et de peinture qui faisait oublier son imagination hyperbolique. Je me souviens encore du frisson ressenti le soir où le brave homme me raconta le passage de la Loire par l’armée vendéenne en 1793 : « Ah ! voyez-vous, Armand, me disait-il, c’était une sublime horreur. Seul homme valide dans une barque chargée de dix personnes, je ramais d’une main et soutenais de l’autre un blessé moribond ; les glaces charriées par le fleuve furieux crépitaient comme des balles sur les flancs de notre frêle esquif, et le flot humain roulait, poussé par la voix tonitruante de Charette ! » J’eus plus d’un cauchemar pendant la nuit qui suivit ce récit émouvant, et je restai troublé jusqu’au moment où prenant mes livres et réfléchissant un peu, je reconnus que le passage de la Loire avait eu lieu au mois d’octobre, que Charette n’y assistait pas et qu’à cette époque, Charles Nodier, ayant une douzaine d’années, ne pouvait guère jouer un rôle en Vendée, pays où il n’est probablement jamais allé.

Le célèbre écrivain était plein de bénignité, mais souvent d’une bénignité mordante. Un vieux gentilhomme franc-comtois énumérait un jour devant lui les crimes de Louis-Philippe ; la liste en était si longue que Nodier, impatienté, fatigué, finit par dire au narrateur, lorsque celui-ci eut terminé : « Monsieur le marquis, il y a encore un crime du roi que vous avez oublié. — Lequel donc, monsieur Nodier, demanda vivement le gentilhomme, dont la physionomie s’épanouissait de joie en voyant qu’il allait pouvoir ajouter à sa stupide nomenclature un forfait de plus, lequel donc, je vous prie ? » Alors Nodier, avec cet air bonhomme qu’il savait si bien prendre lorsqu’il voulait décocher un trait aigu à bout portant : « Monsieur le marquis, répondit-il, c’est la mort d’Abel. »


(Bains de Louèche. Juillet 1850.) Il est curieux ici, après avoir admiré le pays, d’entrer dans les salles de bains, dans les hôtels et de dire un mot de la société cosmopolite qui s’y trouve réunie. Cette société, comme une colonie au milieu d’un peuple étranger, retrouve à Louèche les mœurs et le langage de son pays et, ce qui vaut mieux encore, l’esprit et la conversation de ses compatriotes.

Aux eaux, les connaissances se font vite ; on se voit à chaque heure du jour, à chaque heure du soir ; on se voit tout à fait en déshabillé, c’est le cas de le dire, puisque les hommes et les femmes se baignent pêle-mêle dans une grande piscine dont l’eau terne, chargée de petites bulles graisseuses, effraie parfois les plus aguerris. Cette habitude d’être constamment ensemble dans l’eau, à table, au salon, dans les promenades, a son mauvais côté : c’est de vous mettre en rapports trop continuels avec les hommes, leurs défauts, voire même leurs mauvaises passions. Il est difficile de se contraindre six semaines de suite pendant seize heures sur vingt quatre, et s’il est quelques rares personnes qui gagnent à ce contact incessant, la masse de la société, en revanche, y perd beaucoup.

Voici quelques silhouettes que j’ai tâché d’esquisser des personnages les plus saillants :

LA BARONNE D’ALT

Au premier aspect, on croirait que Mme  d’Alt cherche, par ses manières excentriques, à attirer sur elle l’attention générale ; son œil noir, un peu terne, que recouvre un épais sourcil, reste toujours ouvert et béant comme la gueule d’un canon ennemi ; une agitation nerveuse, bizarre, qui ne la quitte jamais, lui donne quelque ressemblance avec ces petites figures à ressort que l’on voit sur les orgues d’Italie et dont tous les mouvements saccadés s’opèrent au son mélancolique de cet instrument. La baronne d’Alt, dont l’ensemble est assez agréable, marche en sautillant, danse et valse en sautillant, parle en sautillant, boit et mange en sautillant ; on ne devine pas ce qu’elle pourrait faire sans sautiller. Cette première impression d’une femme mécanique un peu passée, on trouve en Mme  d’Alt une personne de distinction, polie, d’un caractère égal, bienveillant, et toujours aussi prévenante la veille que le lendemain. Mariée, dit-on, à un petit homme laid et difforme qu’elle n’avait sans doute pas ainsi rêvé dans ses illusions de jeunesse, Mme  d’Alt peut avoir de trente-quatre à trente-cinq ans. Sans être jolie, elle a dans son balancement perpétuel, dans son regard quêteur, dans toute sa personne enfin, quelque chose qui plaît et attire. Oh ! je l’ai vue bien émue, bien tourmentée, un certain jour. C’était au Schwarbach, cette auberge isolée au milieu du désert de la Gemmi, quand le comte de Castella, beau colonel suisse, fut saisi d’un subit étourdissement et qu’il resta quelques minutes sans recouvrer sa connaissance. Mais, chut ! n’allons pas trouver du mal dans l’explosion d’une inquiétude qui, toute vive qu’elle était, ne décelait sans doute qu’un louable sentiment d’intérêt et de crainte pour un compatriote de ses amis.

LE COMTE GAÉTAN DE MISSIESSY

Si Vénus, descendue de l’Olympe, nous arrivait quelque jour, comme Pâris, une pomme à la main, ce serait certainement aux pieds de M. de Missiessy qu’elle la déposerait, car celui-ci a, jusqu’à présent, moissonné tous les lauriers de la saison. Il est difficile de rencontrer un cavalier plus parfaitement aimable et plus accompli ; sa taille, sans être haute, est bien prise et d’une élégance remarquable, surtout comme distinction, mais son regard et son sourire, qui captivent tout d’abord, perdent un peu de leur charme dès que l’on s’aperçoit de l’expression sardonique et railleuse qu’ils laissent parfois échapper. Cette expression surprend d’autant plus que M. de Missiessy est blond et qu’il a les yeux bleus, signe ordinaire de la bienveillance et de la douceur ; ses dents sont très belles et donnent de la grâce à sa bouche que surmontent avec coquetterie de petites moustaches recourbées. Il a l’esprit fin, observateur, une jolie conversation, un ton parfait et la réputation d’un homme à bonnes fortunes. Charmant de tenue dans ses toilettes du matin toujours fraîches et variées, il n’a jamais dans ses toilettes de bal qu’un négligé de goût douteux. Il porte invariablement dans les soirées, même les plus élégantes, un habit noir de date et de forme gothiques, un gilet de couleur et un pantalon gris-safran d’un détestable effet. Quand les femmes se donnent la peine ou plutôt le plaisir de passer deux ou trois heures par jour à leur toilette pour nous être agréables, c’est bien le moins que nous consacrions nous-mêmes quelques instants à leur rendre politesse pour politesse.

M. de Missiessy possède une dextérité de prunelle des plus merveilleuses, il peut tout à la fois jeter un coup d’œil suppliant à Marie, un regard de langueur à Pauline, une œillade agaçante à Irma. Quel rude et pénible métier que le sien et combien ses paupières doivent être fatiguées lorsque, le soir, il rentre dans sa cellule et qu’il se dépouille de son enveloppe de conquérant ! Homme du monde, flâneur habituel des eaux de France et de l’étranger, M. de Missiessy n’ignore pas la puissance qu’il exerce sur le cœur ou plutôt sur l’imagination des femmes et, en sujet habile, il profite d’autant mieux de ses avantages qu’il feint toujours la froideur et l’indifférence près de celles dont il veut se faire remarquer. Cette tactique, quoique déjà vieille, ne manque jamais son effet.

Ce gracieux cavalier est neveu de l’amiral de Missiessy, l’un des officiers les plus distingués de la marine française, et il passe pour un des joueurs de whist les plus intrépides et les plus brillants.

MADAME S…

De soixante-six à soixante-huit ans, ou plutôt pas d’âge, d’une taille de mastodonte, du poids de cent cinquante kilos. Cette énorme pièce de résistance, qui n’a peut-être jamais résisté, se roule péniblement deux fois par jour de son lit aux bains, des bains à table et de la table au salon, où elle trône invariablement vêtue d’une robe de soie noire, sur un canapé de drap cramoisi qu’elle occupe tout entier et qu’elle inonde de ses chairs superflues. Mme  S. a l’œil exercé et hardi, la voix rauque, le geste impérieux et l’air effronté de ces superbes matrones qui siègent derrière certains comptoirs et dont aucun regard, aucun mot, aucun geste ne saurait faire baisser la paupière aguerrie. Méchante et envieuse, on la redoute, parce qu’elle sait toujours, sauf à les inventer, des histoires scandaleuses, qui prêtent à rire et qu’elle raconte avec une verve et une âcreté qui lui attirent des pratiques. Son regard investigateur s’en va sans cesse quêtant dans l’espace et lui rapporte des observations toujours critiques, toujours amères, qu’elle s’empresse de communiquer à ses voisins, sans prendre la peine de couvrir d’un voile les réflexions plus ou moins cyniques qui en sont, en quelque sorte, le complément obligatoire. Sous ce rapport, elle est sans pitié, et très certainement la mère en défendra l’audition à sa fille. C’est elle qui nous disait, en plein salon et devant des jeunes filles, que dans chaque carré où se baignent de quarante à quarante-cinq personnes, chacune d’elles faisait p…, terme moyen, trois fois par séance, et qu’il s’introduisait ainsi dans l’eau de cinquante à cinquante-cinq litres de liquide de contrebande.

On dirait que Mme  S. regrette encore sa jeunesse dès longtemps passée, sa jambe bien faite, et surtout le temps qu’elle n’a pas perdu. Le chagrin d’avoir vieilli, le désespoir d’être abandonnée, semble avoir chez elle tourné à la rage ; elle n’a plus de prédilection, plus de sourires que pour les femmes laides ou ridées, et sa méchanceté se répand sur tout cet essaim de jolies personnes rieuses et confiantes qui coquettent autour de nous.

LE BARON DE LIVET

Bien que l’expression de sa physionomie soit celle de la prévenance et de la bonté, le baron de Livet est d’un extérieur un peu gauche, un peu commun même, avec toute l’encolure pourtant d’un bon et loyal Savoyard qu’il est. Député d’Ancenis à l’Assemblée législative de Turin, il jouit dans tout le Piémont d’une haute considération, qu’il doit à l’intelligence et au zèle avec lesquels il s’occupe des intérêts qui lui ont été confiés. Sa manie de rester seul huit heures par jour dans un bain particulier, au lieu de se mêler, dans les grands carrés, à la société qu’il affectionne, le fait passer pour original, voire même pour un monomane atteint d’un peu de sauvagerie. Mais il n’est rien de tout cela. Homme d’une grande discrétion, d’une grande réserve, il est, dans le monde, du commerce le plus agréable ; il a beaucoup d’esprit, joue à ravir les proverbes et les charades, et s’y montre même comédien habile et surtout fort amusant. M. de Livet, qui compte quarante-deux ans, n’est pas marié. J’ai eu à me louer de lui dans une situation délicate et je n’en perdrai jamais le souvenir. C’est d’ailleurs un de ces êtres bons à être aimés à mesure qu’on les connaît davantage. Le baron de Livet passe pour être au mieux, depuis quelques années, avec une de nos plus ravissantes comtesses. Si ce bruit vient à ses oreilles, il n’aura sans doute qu’un chagrin, c’est qu’il ne soit pas vrai.

LA COMTESSE DE GÖRTZ (née EMMA DE BÜLOW)

Ce n’est pas une beauté au profil grec ou romain, à l’œil fendu en amande, aux paupières longues et soyeuses, aux sourcils noirs, épais et retombant en arc sur des tempes d’ivoire ; ce n’est pas une jolie femme au minois coquet, au regard ardent, à l’allure vive et dégagée, c’est mieux que tout cela. C’est une femme charmante dans toute l’acception du mot.

Sa physionomie, sans être précisément spirituelle, porte l’empreinte de la bonté, de la bienveillance et d’une gaieté douce et aimable. Ses traits ne sont pas réguliers, mais ses yeux d’un bleu gris pâle, pareils à la fleur du myosotis, sont veloutés, caressants, et le regard calme, parfois rêveur, qui s’en échappe, ne s’oublie jamais lorsqu’une fois il s’est arrêté sur vous. Elle n’a pas de belles dents, mais son sourire gracieux, attachant, dissimule sans efforts cette imperfection. Mme  de Görtz est très grande ; sa taille, quoiqu’un peu courte, est parfaitement arrondie, et tous ses mouvements ont une voluptueuse souplesse. Ajoutez à ces détails des épaules magnifiques et une peau de cygne d’un éblouissant éclat. On trouve difficilement réunies en la même personne plus d’élégance, plus de distinction, plus, enfin, de cette manière impossible à copier qui révèle la femme comme il faut. Il n’y a pas une de ses poses, un de ses gestes, qui ne soit plein de grâce et de mollesse. Dès qu’elle paraît, c’est comme un soleil qui se lève et qui éclaire tout ce qui l’entoure d’un reflet brillant. Sa danse, d’une noble simplicité, est la danse d’une reine, elle est sobre de pas, ainsi que le veut la mode d’aujourd’hui, mais ceux de ses pas qui s’échappent parfois des plis de sa robe longue et flottante sont d’un fini parfait, et laissent apercevoir un pied et une jambe qui donnent le délire.

Sa conversation n’est pas celle d’une femme instruite, c’est la conversation d’une femme du monde qui a beaucoup vu et qui sait beaucoup. Jamais Mme  de Görtz ne dit du mal de son prochain, elle est, sous ce rapport, d’une réserve poussée jusqu’à l’excès. Mariée très jeune encore à l’un des plus grands seigneurs de l’Allemagne, elle n’a pas été longtemps heureuse. Le comte de Görtz, qu’elle aimait passionnément, avait contracté la funeste habitude de boire, de s’enivrer même jusqu’à tomber dans l’abrutissement le plus complet. Tous les efforts d’une tendresse ingénieuse ne purent lutter contre ce défaut. Bien que d’une constitution robuste, le comte de Görtz se laissa entraîner à tant d’abus que sa santé déclina rapidement et qu’il mourut à peine âgé de vingt-huit ans, c’est-à-dire trois années seulement après avoir épousé Mlle  Emma de Bulow, petite-fille du général prussien dont l’arrivée inattendue sur le champ de bataille de Waterloo rendit pour nous cette journée si fatale. Restée veuve sans enfants et aussi sans fortune, Mme  de Görtz a supporté son malheur avec un courage et une philosophie qui lui ont fait à Tours, où elle habite pendant l’hiver, de nombreux amis ; elle passe ordinairement la belle saison dans la famille du général Auguste de la Rochejacquelein et dans celle de M. de la Taille, qui l’accaparent à l’envi et l’arrachent le plus qu’ils peuvent à ses affections de la ville ; parmi ces dernières, figurent au premier rang mon ancien collègue à la préfecture de Versailles, Alexandre de Fleury, secrétaire général d’Indre-et-Loire, et Mme  de Fleury, sa femme.

Mme  de Görtz, dont la conversation est toujours gaie, vive, animée, s’exprime aussi facilement en français que dans sa langue maternelle, mais avec un léger accent allemand qui donne à ses paroles une grâce infinie. D’un esprit juste et sans aigreur, pleine de tact, de bienveillance pour tous, elle apporte dans le commerce du monde des relations douces et faciles, et l’ensemble de toute sa personne en fait un être privilégié que chacun recherche. Malgré ses excellentes qualités, Mme  de Görtz n’est pas à l’abri des malins propos que son isolement provoque parfois chez les personnes même les plus inoffensives. A-t-elle quelque peccadille, quelque faute légère à se reprocher ? Je l’ignore, mais ce que je sais, c’est qu’elle est une séduisante créature, qu’elle a dû être soumise et qu’elle est soumise tous les jours à de bien dangereuses épreuves. Pourquoi, dès lors, ne serait-on pas disposé à lui beaucoup pardonner ?


J’ai fort connu à Vesoul un honnête homme, un brave soldat au sujet duquel je veux dire quelques mots.

Il faut toujours jeter un voile sur les événements douloureux du passé et ne les rappeler jamais sans une nécessité absolue. La catastrophe du duc d’Enghien est l’épisode politique le plus grave du règne de Napoléon, bien que cet épisode ait eu lieu quarante jours avant la proclamation de l’Empire, mais l’histoire a attribué ce fait à son règne, nous sommes donc obligés de faire comme elle. De plus, le neveu de Napoléon, qui vient de ressusciter sa dynastie, ne verrait sans doute pas d’un œil satisfait qu’on remît au jour de tels événements oubliés et il ne convient ni à nos habitudes ni à notre caractère de blesser qui que ce soit, fût-ce même un empereur, pour le plaisir de le blesser.

Une chose digne de remarque, dans les nombreuses luttes des partis qui se sont succédé au pouvoir en France depuis soixante années et plus, c’est que chaque fois qu’un de ces partis a triomphé, les partis vaincus ont tour à tour jeté à la face du vainqueur un crime honteux. On a reproché à Napoléon Ier la mort du duc d’Enghien, à Louis XVIII la fusillade du maréchal Ney, à Louis-Philippe l’arrestation de la duchesse de Berry, enfin à Napoléon III la confiscation des biens de la famille d’Orléans.

Aujourd’hui que les passions politiques ont pris une autre direction, que les gouvernements sont changés, que la totalité des hommes intéressés dans la question du duc d’Enghien ont disparu, et que de nombreux documents, en rétablissant la vérité des faits, ont jeté la lumière sur les événements de cette époque ; nous n’avons pas le projet de fouiller de nouveau dans ce passé que les cœurs honnêtes de toutes les opinions n’ont jamais cessé de déplorer et de flétrir. Nous voulons nous borner seulement à raconter la part secondaire mais honorable que prit à cette catastrophe l’un de nos plus honorables compatriotes, le lieutenant-colonel de gendarmerie Noirot.

Né à Lons-le-Saunier le 17 avril 1762, François Noirot entra en 1779 dans le 21e de cavalerie (Royal-Navarre), qui avait alors pour colonel le duc de Crussol. C’était un fort bel homme, d’une tenue irréprochable et d’une aptitude toute particulière au maniement des chevaux et des armes. Nommé adjudant-instructeur à l’école de Versailles en 1799, il passa bientôt comme lieutenant dans la gendarmerie d’élite, et ce fut alors qu’eut lieu le drame du duc d’Enghien, à propos duquel nous sommes obligés d’entrer dans quelques détails.

Arrêté le 15 mars 1804 au château d’Ettenheim, sur les ordres du Premier Consul, par les soins du général Ordener, le duc d’Enghien fut conduit le même jour à la citadelle de Strasbourg, d’où il ne repartit que le 18, sous l’escorte de la gendarmerie ; il arriva à Paris le 20, vers onze heures du matin, et entra au château de Vincennes seulement à cinq heures et demie du soir, sa voiture ayant été retenue à la barrière.

Après son dîner, comme le prince s’installait dans sa chambre, un lieutenant de gendarmerie d’élite fut introduit ; c’était M. Noirot : « Monsieur, lui dit cet officier avec le ton de la plus exquise politesse, je réponds sur ma tête de votre personne, et j’ai l’ordre de ne pas vous perdre de vue un seul instant ; mais rassurez-vous, j’exécuterai cet ordre avec tous les égards dus au malheur. »

Contrarié de l’embarras désagréable qu’allait lui causer la présence constante d’un étranger près de lui, le prince allait répliquer avec quelque vivacité peut-être, lorsque les dernières paroles du lieutenant changèrent brusquement la mauvaise disposition du duc en un sentiment de reconnaissance qu’il exprima à son tour, avec une certaine émotion. Il considéra alors plus attentivement le militaire qu’on venait de lui donner pour gardien. C’était un homme bien tourné, d’une figure douce, avenante et qui n’inspirait que de bonnes pensées. Après l’avoir un moment examiné, le prince dit tout à coup : « Lieutenant, j’ai l’honneur de vous connaître, mais je ne me rappelle ni en quel lieu ni en quelle circonstance je vous ai vu. — Monsieur, répliqua l’officier, je faisais la même réflexion ; mais mes souvenirs me servent mal en cet instant et je ne me rappelle pas non plus où j’ai eu le plaisir de vous rencontrer. — Dans quel régiment, continua le prince, serviez-vous au moment de la Révolution ? — Dans Royal-cavalerie, répondit Noirot, et j’étais adjudant sous-lieutenant chargé de l’instruction des hommes à cheval. En cette qualité, j’allais souvent chez mon colonel, M. le duc de Crussol, et c’est là, très certainement, où nous nous sommes rencontrés. — Oui, c’est précisément là, » reprit le duc avec vivacité, et il révéla son nom à Noirot qui l’ignorait, le commandant du château, Harel, ayant reçu l’ordre formel de ne le dévoiler à personne. Après avoir rappelé quelques particularités saillantes de cette époque et quelques anecdotes curieuses sur le personnel de son régiment, le petit-fils du grand Condé prit affectueusement la main de l’officier et la lui serra à plusieurs reprises.

Le noble prisonnier était épuisé de fatigue, il témoigna le désir de prendre un peu de repos. Le lieutenant Noirot se leva aussitôt et prit respectueusement congé du prince : « Monseigneur, lui dit-il au moment d’ouvrir la porte, songez que vous ne me connaissez pas et que, de mon côté, j’ignore aussi votre nom. Cette recommandation est aussi sacrée pour vous que pour moi. » Puis il se rendit auprès de ses camarades réunis dans une salle voisine, et telle était, dans ces corps d’élite, l’habitude de la discipline et de la discrétion, qu’aucun d’eux ne lui adressa la moindre question sur ce qu’il avait pu apprendre ou deviner du personnage mystérieux dont on lui avait confié la garde.

Le duc d’Enghien dormait profondément lorsque, vers onze heures du soir, le lieutenant Noirot rentra dans sa chambre, accompagné des gendarmes Lerva et Tharsis ; il s’habilla à la hâte et les suivit devant le capitaine rapporteur, qui procéda à son interrogatoire. Cet interrogatoire terminé, le major Dautancourt vint en donner lecture aux membres de la commission, en fit le dépôt sur le bureau et il fut décidé qu’on allait passer au jugement immédiat. Aussitôt après, le prince fut reconduit à sa prison par le lieutenant Noirot, qui s’était mystérieusement transformé pour lui en un secret protecteur.

Au milieu du danger qu’il courait, le prince conservait une entière liberté d’esprit et s’entretint tranquillement avec Noirot, comme avec un vieil ami. Pendant qu’ils causaient ainsi, le commandant Harel entra, accompagné du brigadier Aufort. D’une voix émue, sans toutefois lui annoncer ce qui allait avoir lieu, Harel invita le duc à le suivre, et, une lanterne à la main, le précéda dans la cour et dans les divers passages qu’il fallait traverser ; Noirot les suivit, ainsi que les gendarmes. On arriva, après mille détours, à la Tour du Diable, qui, alors comme aujourd’hui, renfermait la seule issue pour pénétrer dans les fossés du château. En voyant l’escalier étroit et tortueux : « Où me conduisez-vous ? demanda le prisonnier. Si c’est pour m’enterrer vivant dans un cachot, j’aime mieux mourir sur-le-champ. — Monsieur, répondit Harel, veuillez me suivre et faites appel à tout votre courage. » Parvenus au bas de l’escalier, on suivit quelque temps les fossés jusqu’au pied du pavillon de la Reine et, ayant tourné l’encoignure de ce pavillon, on se trouva en face des troupes qu’éclairaient la lueur inutile de quelques lanternes et le jour qui venait de paraître. Il était près de six heures du matin ; une pluie fine et froide mouillait les soldats.

L’adjudant Pélé s’avança, tenant en main le jugement de la commission militaire, dont il donna lecture à haute voix. En apprenant qu’il était condamné à mort, le prince garda un moment le silence, puis appelant le lieutenant Noirot qui n’était pas loin de lui, il dit qu’il avait un dernier service à demander, et lui ayant parlé tout bas, le lieutenant se retourna brusquement et dit aux gendarmes : « L’un de vous aurait-il une paire de ciseaux ? » Sur une réponse affirmative, les ciseaux furent passés de main en main et remis au prince. Celui-ci coupa une mèche de ses cheveux, l’enveloppa dans un papier avec un anneau d’or et une lettre, et tendit le paquet à Noirot en le priant de le faire remettre à la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort, avec laquelle il était uni, dit-on, par un mariage secret. Le prince donna ensuite sa montre au lieutenant en lui recommandant de la faire remettre à son père. Après ces dernières dispositions, le descendant des Condé serra vivement la main de Noirot qui, ne pouvant maîtriser sa douleur, laissa couler de grosses larmes sur la main du condamné. Quelques minutes après, tout était fini.

J’ai entendu raconter au lieutenant-colonel Noirot lui-même les détails de ce drame sanglant et il n’en parlait jamais qu’avec l’expression d’une profonde douleur. Ses entretiens familiers avec le prince qui avait été si bienveillant pour lui et qui, dès l’abord, l’avait jugé digne de sa confiance la plus entière, cette connaissance faite dans un moment si solennel, tout cela ne pouvait manquer d’impressionner un cœur aussi bon, aussi parfait, que celui de Noirot, et si notre compatriote, au lieu d’avoir été préposé, par le hasard du service, à la garde du duc d’Enghien, eût été président de la commission militaire chargée de le juger, ce prince, très probablement, n’aurait point été fusillé.

Capitaine, puis chef d’escadron dans la gendarmerie impériale, Noirot avait été fait chevalier de la Légion d’honneur en 1804, chevalier de Saint-Louis en 1815, et doté sur le Monte-Napoleone d’une rente de mille francs, en récompense des services rendus par lui pendant les campagnes d’Ulm, d’Austerlitz, d’Iéna et de Friedland. Après sa mise à la retraite, cet officier distingué obtint la perception de Wagney, près de Remiremont, mais, en 1823, lorsque le duc de Rovigo publia le fragment de ses mémoires où il rapportait les diverses circonstances du procès du duc d’Enghien, Noirot perdit sa place, tant les hommes de la Restauration étaient ombrageux et craintifs. La conduite de notre compatriote, dans cette affaire où il joua un si noble rôle, devait être plutôt récompensée que punie.

Homme de cœur, esclave intelligent de la discipline, militaire sans ambition, Noirot ne se plaignit pas de sa disgrâce ; il vint, dans l’intérêt de l’éducation de ses deux enfants, s’établir à Vesoul, où il mourut entouré de l’estime générale.

Je n’ai trouvé nulle part que Noirot ait été nommé lieutenant-colonel, mais comme, dans la gendarmerie d’élite, on avait de droit le grade immédiatement supérieur à celui dont on portait les insignes, il paraît hors de doute que cet officier a été mis à la retraite avec le grade de lieutenant-colonel. D’ailleurs on ne l’appelait jamais que colonel, et il ne se serait certainement pas laissé donner un titre qu’il n’aurait pas eu le droit de porter.


Francis Wey est petit, bien découplé et portant haut la tête. Son regard est ferme, pour ne pas dire insolent ; un sourire de persiflage se promène habituellement sur ses lèvres, et ses moindres gestes annoncent une assurance voisine de la présomption. La masse un peu crépue de ses cheveux et ses moustaches abondantes semblent encore rehausser la hardiesse de sa physionomie ; il est parfaitement pris dans sa taille, ses membres sont bien faits ; il est fort vigoureux, non pas toutefois d’une force et d’une vigueur suffisante pour lui permettre de terrasser un homme de cinq pieds six pouces. C’est là précisément qu’est sa prétention, car, en général, nous voulons toujours faire ce que nous ne savons ou ne pouvons pas faire. Dites à un officier d’infanterie qu’il ne marche pas bien, il rira dédaigneusement ; dites-lui qu’il ne sait pas monter à cheval, la rougeur lui couvrira le front et il vous fera mettre l’épée à la main pour vous prouver qu’il est bon écuyer. J’ai eu un préfet bossu qui disait naïvement : « J’ai les épaules rondes ! » mais jamais il ne serait convenu qu’il avait une bosse.

Quand Francis Wey est en train de raconter, et il y est souvent, par bonheur pour ceux qui l’écoutent, il y a toujours parmi ses nombreuses historiettes deux ou trois aventures qui lui sont personnelles et qui mettent en relief sa force herculéenne.

Un soir, au sortir du spectacle, il était foulé par un garde municipal qu’il avait étreint d’un poignet de fer et qu’il avait mis à la raison. Un autre jour qu’il se promenait sur les bords de la Seine, une barque chargée de femmes et d’enfants était emportée par un courant rapide ; il avait saisi brusquement la corde de la barque et l’avait arrêtée court au moment où elle allait chavirer. Une autre fois encore, un voyageur (et ce voyageur, bien entendu, était un colosse) avait voulu lui disputer sa place dans la diligence ; il avait pris, lui Wey, le querelleur par les épaules et l’avait jeté par la portière, les quatre fers en l’air.

Wey a ses manies, comme chacun de nous a les siennes ; sa nature, il faut le dire, est un peu âpre, un peu comtoise ; il était ainsi quand il était enfant, il était de même au collège, il n’était pas autrement quand il devint jeune homme. Les manières bruyantes dont on lui fait un reproche ne sont pas étudiées, elles tiennent à son caractère vif, bouillant et surtout à ce que l’éducation de famille n’est pas venue corriger en lui le côté défectueux de son caractère.

Je me souviens qu’un soir, après avoir dîné ensemble, nous étions allés voir le géant du café de Mulhouse. Il y avait seulement quelques personnes dans le salon d’attente. Le géant sortit tout à coup de derrière une portière placée au fond du salon ; il avait plus de sept pieds, c’était une masse de chair, flasque et stupide. Il se plaça au milieu de l’appartement, étendit horizontalement ses bras et nous engagea à passer dessous, ce que nous fîmes, Francis Wey en tête, avec une docilité des plus niaises et des plus risibles. Quelques instants après, lorsque le monstre se fut retiré derrière son rideau, plusieurs littérateurs connus entrèrent, poussés par la même curiosité que nous. Francis Wey courut aussitôt de l’un à l’autre avec l’air de la plus grande satisfaction : « Mon cher, cet homme est prodigieux ; j’ai passé sous son bras, le chapeau sur la tête ! » Et le pauvre Francis y aurait passé à cheval, en uniforme de carabinier, le casque en tête et l’aigrette par-dessus le marché.

Un autre soir nous dînions aux Frères Provençaux avec quelques amis. Paul Courvoisier[1], chef d’escadron au 6e régiment de cuirassiers, dont chacun connaît la taille formidable et la force, était au nombre des convives. Paul ne prend point de café, mais il remplace ce breuvage aimé par un et même plusieurs verres de brididi, liqueur composée d’eau-de-vie et de curaçao. Notre commandant prend un verre ordinaire, le remplit d’eau-de-vie aux trois quarts et complète le reste du verre avec du curaçao. En voyant ce mélange bizarre, Francis Wey dit à Courvoisier : « Commandant, ce que vous buvez là est donc bien bon ? — C’est excellent, » répondit le cuirassier. « Eh bien, s’écria Wey, je vais faire comme vous. — Prenez garde, ajouta Paul Courvoisier, le brididi est une liqueur traîtresse, et quand on n’y est pas habitué, il peut faire mal. » Hélas ! notre commandant provoquait de la sorte, sans s’en douter, l’amour-propre de Francis, qui voulut prouver à l’instant même qu’il pouvait boire impunément comme un homme de cinq pieds huit pouces. « Les voltigeurs, dit-il à Paul, font campagne tout aussi bien que les cuirassiers. » Voilà donc Wey à la besogne ; mais il n’avait pas vidé le quart de son verre qu’il était gris, complètement gris. Son visage était d’une pâleur mate, une sueur abondante lui découlait du front : tout en discourant, ses bras, ses mains et ses doigts étaient dans une agitation inquiète incessante, presque convulsive ; il soutint longtemps avec une logique des plus bouffonnes que la cravate de Charles Demandre, qui était à petites raies blanches sur un fond bleu, lui avait fait tourner le cœur et avait, seule, causé tout le malaise qu’il éprouvait. La sortie fut pénible. N’ayant pu avoir ce jour-là de cabinet à l’entresol, nous en avions pris un au second. Je me trouvai le premier et Francis était le quatrième dans l’ordre de sortie de notre petit salon. À peine étais-je arrivé au milieu de l’escalier que Wey, qui avait glissé sur les deux talons et qui s’était laissé choir lourdement, passa à côté de moi, raide comme une planche et filant avec la rapidité d’un navire qu’on lance à la mer ; il ne s’arrêta que sur le palier de l’escalier où un de ses bras s’engageant en dedans de l’un des pieds de la banquette placée là pour servir de halte aux dîneurs trop avinés, l’empêcha d’aller plus loin. Nous nous empressâmes aussitôt autour de lui ; il s’était relevé seul prestement et sa toilette n’avait pas éprouvé la plus petite avarie, son chapeau même ne semblait avoir été un peu dérangé et un peu déformé que pour donner à sa physionomie étonnée et à son œil démesurément hagard une expression si originale, si comique, que le fou rire qui nous prit à cette vue dura plus d’un quart d’heure.

Paul Courvoisier se chargea de reconduire Francis Wey et lui fit faire un long détour avant de le ramener chez lui, mais lorsque Wey fut devant sa porte, rue Greffulhe, il ne voulut pas rentrer : « Que voulez-vous que je fasse, disait-il, dans cette maudite baraque qui n’est pas la mienne ? » et force fut à Paul de le reconduire sur le boulevard, où ils se promenèrent encore jusqu’à deux heures du matin, après quoi Francis, harassé de fatigue, demanda lui-même à retourner à son domicile où, cette fois, il rentra sans observation.

Un soir, en arrivant à la maison où nous avions réuni quelques amis, Mme Francis Wey raconta fort gaiement quelques anecdotes qu’elle venait d’entendre dans un salon d’où elle sortait. « À propos, dit-elle, la jolie Mme  L. est entrée d’une façon si bizarre que nous avons cru un moment qu’il n’y aurait pas assez de place dans la pièce pour y loger la croupe postiche qu’elle portait — Voyons, ma chère, s’écria Wey, contrarié de voir sa femme tourner en ridicule une de ses meilleures amies, voyons, est-ce que tu as l’habitude de laisser ton derrière dans l’antichambre quand tu entres quelque part ? »


(Février 1852.) J’ai manqué notre bon ami Bixio qui venait de sortir avec sa femme, mais ils m’ont retrouvé tous deux chez ma sœur Sophie, peu de minutes après mon arrivée. L’exaltation politique de notre ancien représentant du Doubs passe toutes les bornes et il n’y a pas moyen de causer avec lui des grands événements qui viennent de s’accomplir. Cela se conçoit aisément. Tombé de si haut et après avoir siégé pendant huit jours dans un ministère où il espérait sans doute s’installer une seconde fois pour un bail beaucoup plus long, c’est un triste retour des choses d’ici-bas. Le rêve s’est évanoui d’ailleurs, d’une manière brutale, cruelle même, entre les murs d’un cachot et sous la crainte d’être déporté à Cayenne. Bixio ne sort plus de chez lui le soir, et nous irons demain causer avec cet ange déchu de tout ce qui se passe sous ce nouveau gouvernement.


(Mars 1852.) Nous sortons de chez le prince président de la république, avec la députation de Gray ; il nous a reçus avec une extrême bienveillance. C’est un homme un peu timide, d’une impassibilité terne, dont aucun visage connu ne saurait donner l’idée, mais d’un abord facile et avec lequel on cause sans gêne comme sans embarras. Il écoute avec une grande attention et cherche, avant de répondre, à se bien pénétrer de l’affaire dont on lui parle. Louis-Napoléon a, dans les manières, une extrême simplicité, une mise à l’aise des plus complètes. Il est plus petit que je ne le pensais. Au premier abord sa figure parait commune, elle est trop forte pour sa taille, un peu gravée de petite vérole, et son nez, assez proéminent, est escorté d’une paire de moustaches qui lui couvrent entièrement la bouche. Ses yeux mats sont caressants et son sourire est des plus gracieux. Il a un pied qu’un statuaire pourrait prendre pour modèle, et ses mains, sans être d’une distinction aussi parfaite que celles de son oncle, sont pourtant très jolies.

Nous avons été introduits dans le cabinet du président par le colonel Edgar Ney, revêtu de son élégant uniforme du 6e régiment de hussards qu’il commande.


(Mars 1852.) Le général Rebillot nous a raconté hier pendant le diner plusieurs anecdotes curieuses, entre autres celle qui suit :

« Pendant que j’étais préfet de police, je reçus un matin, de très bonne heure, un message du docteur Véron que l’on me disait si pressant, que je crus, dès l’abord, à une conspiration politique découverte à notre insu par les propriétaires du Constitutionnel. Le docteur Véron me priait tout simplement de lui faire connaître le jour et l’heure de l’exécution d’un assassin condamné naguère à la peine de mort et dont le pourvoi venait d’être rejeté par la Cour de cassation. — Je vous demande ce renseignement, ajoutait l’ancien directeur de l’Opéra, pour Mlle  Rachel qui, avant de jouer le rôle d’Adrienne Lecouvreur, désire savoir comment on meurt. — Cette lettre m’inspira un tel dégoût que je la jetai sur ma table avec l’intention bien formelle de n’y donner aucune suite. Mais le lendemain j’étais à peine entré dans mon cabinet que l’on m’annonça M. Gilbert des Voisins ; il venait, de la part du docteur Véron, chercher lui-même ma réponse. Il me fut impossible alors de résister au désir de faire observer à ce messager complaisant qu’une exécution capitale n’avait aucune analogie avec la mort d’Adrienne Lecouvreur, et que ce n’était pas à une pareille source non plus que le talent si noble de Mlle  Rachel devait aller puiser ses inspirations. Je ne voulais pas être dupe, d’un autre côté, des amis de notre grande tragédienne ; elle n’avait d’autre but, en assistant à ce terrible spectacle, que de se procurer une émotion nouvelle, inconnue, et dont sa curiosité de femme et d’artiste lui commandait sans doute d’essayer. Malgré mes observations, M. Gilbert des Voisins insista. Je lui donnai donc verbalement le renseignement qu’il paraissait si impatient d’obtenir. L’exécution avait lieu le lendemain même de notre entrevue, à sept heures du matin, à la barrière Saint-Jacques. C’était au mois de février. »

« Entourée de quelques amis et couverte d’une épaisse fourrure, une femme brillante arrivait, dès l’aube du jour, sur le lieu de l’exécution et y prenait, le sourire aux lèvres, une des premières places d’avant-scène. C’était Mlle  Rachel. »


(Mai 1852.) J’ai vu hier le prince Jérôme Napoléon ; il a été pour moi de la plus grande bienveillance et m’a rappelé, d’une façon gracieuse, combien j’avais été obligeant pour lui dans un moment où les fonctionnaires de la branche cadette n’accueillaient pas toujours, le sourire sur les lèvres, les membres de sa famille. Logé très modestement au second étage d’une maison de peu d’apparence, rue d’Alger, n° 10, il occupe un petit appartement décoré de meubles de l’époque impériale, et rempli d’armes et d’objets précieux ayant appartenu à l’Empereur. Le prince Jérôme reçoit dans un cabinet encombré de deux ou trois corps de bibliothèques, de panoplies, de bustes, de tableaux et d’une grande table Louis XVI toute chargée de ces petits bronzes élégants et coquets, dont un homme à la mode ne saurait se passer aujourd’hui. Le neveu de Napoléon vous prend côte à côte dès que vous êtes introduit, et, si vous n’acceptez pas le siège qu’il vous offre, il vous fait faire de long en large une promenade au pas gymnastique qui dure aussi longtemps que l’entretien. Cette manière de prendre de l’exercice peut être fort agréable pour lui, mais à coup sûr, elle ne l’était pas pour moi, qui suis sorti tout en nage de son appartement.

Après avoir causé pendant quelques instants des affaires générales du pays, le prince Jérôme s’est écrié tout à coup : « Qui est votre député ? N’est-ce pas M. de Grammont ? — Oui, prince. — Mais n’est-il pas un peu… bizarre ? — Oui, prince. — Et pourquoi le gouvernement ne vous a-t-il pas désigné pour son candidat ? — Parce que M de Grammont, que les gens sages ont toujours regardé comme un légitimiste, malgré les semblants républicains qu’il affectait sous Louis-Philippe, feint un grand amour pour le prince-président et parce que M. Dieu, préfet de la Haute-Saône, n’a pas eu le courage de le montrer à découvert. — Mais je n’y suis plus, a répliqué le prince Jérôme ; les préfets doivent être aujourd’hui à cheval sur les députés qui ne peuvent plus être que par eux. Or le vôtre ne comprend pas sa mission puisqu’il se laisse brider par les siens ! » On a annoncé alors le prince Charles. C’est Canino, fils de Lucien Bonaparte, qui, naguère encore, contrariait un peu la politique du pape dans les États romains. Le prince Charles est un bon gros réjoui, qui m’a paru avoir de trente à trente-quatre ans. Mis avec un grand laisser aller, il rappelle en miniature l’embonpoint et la désinvolture rabelaisienne de Jules Janin. Après avoir salué ce nouveau membre de la famille impériale et le colonel d’infanterie qu’il venait de présenter à son cousin, j’ai pris congé du prince Jérôme, qui m’a affectueusement serré les deux mains, en me faisant promettre de revenir le voir avant mon départ pour la Haute-Saône.


Après quatre années passées au ministère de l’intérieur, je pris ma retraite en 1846, avec la croix d’officier de la Légion d’honneur que me remit le comte Duchâtel, et je me retirai parmi les miens, à Fontaine-lez-Luxeuil, dans le petit manoir construit vers le milieu du siècle dernier par M. de Rans, évêque de Rhosy, prieur commendataire de Fontaine. Il est reposant de vivre au milieu de cette brave population, honnête, laborieuse, dont la rusticité n’exclut ni la bonhomie ni le bon sens. Une femme de mon village a perdu la semaine dernière son troisième mari ; elle n’a que trente-six ans et elle est d’une prestance à les user vite : « Toinon, lui disait une voisine, tu vas te remarier l’année prochaine ? — Oh ! non, répondit la veuve, j’en aurais bien envie, mais je ne le ferai pas, parce que ça m’embête trop de les enterrer ! »

J’eus le tort encore une fois de troubler le calme de ma vie en me mettant sur les rangs pour la députation dans l’arrondissement de Lure, mais je fus battu par le marquis de Grammont, royaliste de race qui s’était affublé du manteau républicain.

Depuis cette déception, la dernière, je l’espère, j’habite tranquillement le nid dans lequel je dois passer le reste de mes jours, non loin de cette coquette ville de Luxeuil dont les bains étaient déjà célèbres sous les Romains et dont mon spirituel ami Charles Viancin a ainsi chanté le charme :

Un jour, dans certain cabinet,
On m’ fait voir certain robinet.
En l’tournant, v’là que bêt’ment je m’incline
Vers une autr’machine
Où l’on s’pose l’échine.
Pschtt ! soudain, ça m’gicle dans l’œil…
V’là c’que c’est qu’les eaux d’Luxeuil.

Au milieu d’amis fidèles et dévoués, d’arbres verdoyants et de livres jaunis, je descends la vie avec la seule joie douce et consolante de la paternité ; mon fils est un jeune homme à l’intelligence vive et ouverte et ma fille, qui a les qualités du cœur, les grâces de la personne et les agréments de l’esprit, me semble en harmonie complète avec son mari, homme d’une rare solidité de jugement et d’une parfaite nature. Les béatitudes familiales remplacent d’une manière aussi tendre, mais plus susceptible, plus inquiète, plus craintive, les jouissances qu’on a perdues en perdant la jeunesse.

Je n’ai jamais éprouvé dans ma vie de ces malheurs qui vous accablent comme un coup de masse et vous font perdre connaissance, de ces coups affreux qui, lorsque vous avez repris vos sens, vous font vous écrier : « Hélas ! pourquoi ne m’a-t-il pas tué ? » Non, j’ai eu l’existence comme tout le monde peut-être, pleine de ces choses dont on enrage et dont on se moque en même temps ; j’ai senti bien des guêpes me piquer sans me mettre en courroux, bien des contrariétés qui rendent l’humeur maussade, mais qui ne poussent pas au désespoir. Ces tortures en miniature ont toujours provoqué chez moi plus que chez les autres, en raison de mon organisation sensitive, quelques faibles gémissements, mais ne m’ont jamais arraché de cris.

Pour l’heure, je suis sur cette pente rigoureuse et fatale qui conduit infailliblement à la mort, mais j’aurai fini sans ennui, ne connaissant pas ce ver rongeur, et sans la tristesse inhérente aux gens ayant vécu au milieu des affaires publiques, au milieu de ce tourbillon étourdissant qui couvre sans cesse d’une épaisse poussière les traces laissées par votre passage sur la route des plaisirs comme sur celle des souffrances, et qui, peu à peu, les fait toutes disparaître dans l’ombre du passé.


Fontaine-lez-Luxeuil, 1855.


Séparateur

  1. Fils du garde des sceaux de Charles X.