À travers ma vie/2

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Honoré Champion, éditeur (p. 22-41).


CHAPITRE II


La fanfare du lycée. — Mort de Briot à Waterloo. — Les goûters de Mgr  Lecoz. — Le peintre Francis Conscience. — Le père Jourdain. — Un élève terrible. — Aubade au professeur. — L’actrice et le garde du corps. — L’amant jaloux. — Correction un peu vive. — Pour passer la barrière. — Mlle  Cuizot. — Un cadeau fugitif. — Les deux Thorigny.


Combien d’excellents camarades, de nobles cœurs ont succombé au début de leur carrière, en entrant dans le chemin de la vie, qu’ils croyaient être celui de la gloire !

Un beau jeune homme, d’une famille distinguée de notre magistrature, Félix Briot, était première flûte dans la musique du lycée de Besançon ; c’est moi qui le remplaçai lorsqu’il partit pour l’école de cavalerie de Fontainebleau. En passant un jour en revue ceux de nos camarades, que la mort a ravis depuis notre sortie du lycée jusqu’à ce jour, Auguste Seguin me dit, lorsque j’eus prononcé le nom de Briot : « C’est moi qui, le dernier, ai serré la main de cet excellent ami le 18 juin, à Waterloo. Vers trois heures de l’après-midi, je venais de prendre position avec mon régiment, le 2e cuirassiers, quand je vis arriver au grand trot, derrière le général Colbert, les lanciers rouges de la garde impériale qui allaient entrer en ligne. Je me mis à la droite de mon régiment, et, à chaque escadron de lanciers qui passait, je criais : « Briot ! « Briot !… » — Briot, qui était lieutenant dans ce beau corps, avait pris de son côté la gauche de mon régiment dont il parcourait le front en criant à son tour : « Seguin ! Seguin !… » Il avait eu, comme on « le voit, la même pensée que moi. Arrivé à l’extrémité de notre ligne de cuirassiers, il me trouve occupé à le demander à plusieurs de ses camarades. Après avoir échangé rapidement quelques mots sur notre pays, nos parents et nos amis, Briot me serra la main avec émotion en me disant : Adieu, mon ami, ceux qui vivront ce soir seront bien heureux ! puis il rejoignit sa troupe qui reçut presque au même moment l’ordre de charger sur des carrés de régiments écossais. Dans cette première charge, Briot fut mortellement atteint. » Seguin, qui m’a raconté cette fin malheureuse d’un de nos meilleurs camarades, a été lui-même grièvement blessé peu d’heures après la mort de Briot. Une balle, qui lui a traversé le pied d’outre en outre un peu au-dessous de la cheville, l’a fait marcher aux crosses pendant plus de six mois ; sa blessure se rouvre encore de temps à autre après quarante années, et le fera souffrir jusqu’à la fin de sa vie.

J’avais encore pour collègues dans la musique du lycée mon ami Villequez, en ce moment maire de Bucey-lez-Gy et père d’un fils unique, Ferdinand, l’un des professeurs les plus savants, les plus estimés et les plus aimés de la Faculté de droit de Dijon, à un âge où, d’ordinaire, on est encore sur les bancs de l’école ; Pourcy, que sa fortune et ses goûts ont tourné vers la culture de ses terres et l’embellissement de ses jardins de Lusan, et Xavier Huvelin, ancien brigadier des gardes du corps, chef d’escadron en retraite, à Jussey, étaient premières clarinettes ; Marcel Pourcelot, chef de bataillon en retraite, vigoureux jeune homme de dix-huit ans, était grosse caisse, il pouvait, sans en être fatigué, porter ce formidable instrument pendant un long défilé ou pendant une interminable procession. Notre musique, si l’on s’en rapporte à ce qui se disait alors, n’était pas mauvaise ; mais il y a si longtemps que je ne joue plus de la flûte, que, pour être vrai, je ne me rappelle pas trop ce qu’elle était. Ce que je me rappelle beaucoup mieux, c’est que chaque fois que nous embellissions une cérémonie quelconque, cela nous valait toujours de jolis déjeuners ou de plantureux goûters, auxquels nous ne manquions jamais, bien entendu, de faire le plus éclatant honneur.

Oh ! quels bons appétits nous avions alors. Quand je me reporte à ces douces heures de bombance, l’eau m’en vient encore à la bouche, mais si les morceaux succulents que nous dévorions alors nous étaient aujourd’hui présentés, je n’aurais plus de dents pour les croquer. Qu’il est pénible de vieillir !

De tous les fonctionnaires qui nous régalaient, c’était chez Mgr Claude Lecoz[1], notre archevêque, que nous aimions le mieux aller. Quel charmant coup d’œil présentait la vaste table autour de laquelle nous prenions place. On y voyait rangés avec art de magnifiques jambons, perdus dans des monceaux de gelée transparente, de formidables volailles bourrées d’une farce délicate et marbrées par les truffes, des saucissons de toutes les tailles pour tous les goûts ; des langues fourrées d’une chaude couleur garance, et des pyramides de gâteaux divers, sortant des laboratoires si célèbres des Valet et des Voituret.

Nous nous versions encore, dans de grands verres, du vin que nous trouvions fameux, et qui ne nous épargnait pas. C’était à l’archevêché seulement qu’on nous servait du vin de Champagne dans des flûtes, plus agréables cent fois que les nôtres ; nous en buvions beaucoup, et cela nous mettait bien vite au cerveau une gaieté bruyante. Ah ! monseigneur Claude Lecoz, si vous avez donné la nourriture de l’âme à un grand nombre d’entre nous, vous avez, en même temps, donné la nourriture du corps, et une excellente nourriture encore, aux élèves faisant partie de la musique, et qui, dans cet âge de déraison, était de beaucoup préférée à l’autre.

Retournons à mes biographies classiques.

Un franc et loyal camarade, Georges Anthony, auquel on avait donné le sobriquet de cheval, je ne sais plus pourquoi, était entré, comme sergent, en 1811, dans un régiment d’infanterie légère, composé de Piémontais, et qui s’était organisé à Besançon. Georges a péri misérablement avec une foule de nos soldats, dans un hôpital incendié, lors de la retraite de Moscou ; il avait été blessé grièvement à Smolensk. Ses deux frères, Joseph et Félix, sont morts à un âge peu avancé : c’étaient de mes meilleurs camarades, dont mon mariage m’avait fait devenir le cousin. Joseph était un homme de bien, un parfait citoyen, dans toute la bonne acception de ce mot. Il était extrêmement considéré et aimé en Bourgogne, où il faisait valoir les forges de Lycée. Sa mort a été regardée par les populations comme une calamité publique. Il avait épousé sa cousine germaine, Césarine Henry de Marcilly, dont il n’a eu que des filles.

Son frère Félix, qui, comme lieutenant, servit longtemps dans les dragons, et quitta le service pour devenir l’associé de Joseph, avait un grand sens, de l’esprit d’ordre et de l’intelligence, mais il était d’une nature abrupte, à laquelle le frottement du monde n’avait pas enlevé toutes ses aspérités. Au lycée, il n’avait d’autre langage avec ses camarades que les coups de poing ou les coups d’épaule, et les nouveaux élèves croyaient que c’était sa seule manière de s’exprimer. Félix avait épousé en premières noces sa cousine germaine, veuve du pauvre Henri de Conflans ; elle mourut au bout de six mois de mariage.

Notre camarade d’enfance, Francis Conscience, prenait ses leçons de dessin en même temps que nous chez un vieux professeur, qu’on appelait le père Jourdain. C’était un petit vieillard propret qui, malgré la proclamation de la République, du Consulat et de l’Empire, n’avait pas cessé, par les idées et le costume, d’appartenir à l’ancien régime ; il maniait le pinceau avec une certaine habileté, mais ignorait jusqu’aux plus simples ressources de son art. Il fit sous nos yeux un tableau dans lequel Archimède était représenté dessinant le plan d’une machine sur une belle table Louis XV, à l’aide d’un porte-crayon en or et d’un élégant compas de Paris ! « Si David voyait cette œuvre, disait-il en se pâmant, il la trouverait superbe ! » et il y avait quelque chose de vrai dans cette exclamation enthousiaste. David vint visiter Besançon en 1814 et, comme il se promenait un jour dans la rue Battant, il s’arrêta tout à coup devant l’enseigne de l’hôtel Saint-Pierre : « Voilà, dit-il, à la grande surprise de ceux qui l’accompagnaient, voilà ce que vous avez de plus beau à Besançon. De qui est cette peinture ? » Elle était du père Jourdain.

Conscience, connu comme artiste sous le nom de Francis, devint plus tard un peintre de talent ; il était né avec le génie de la peinture. Doué d’une extrême facilité de conception et d’une étonnante prestesse de main, dès que l’arrangement d’un sujet quelconque était formé dans son cerveau, il le jetait sur la toile aussitôt ; je l’ai vu, pendant un déjeuner chez lui à Paris, quitter trois ou quatre fois la table et ne revenir à sa place que lorsque le tableau nous devenait compréhensible et lorsqu’on pouvait en juger l’effet. Sa main était aussi habile que sa pensée, qu’elle servait merveilleusement ; il avait, de plus, de l’esprit comptant et un talent d’imitation des plus originaux, dont il donna maintes preuves au lycée en saisissant avec une rare finesse les travers, les ridicules de ses professeurs et de ses camarades.

Admirateur fanatique de Géricault, il avait un goût prononcé pour les chevaux, et les jours de sortie il ne connaissait pas de plus grand plaisir que de se promener dans les écuries des gendarmes et d’y dessiner leurs montures dans toutes les attitudes ; à Paris, il assistait exactement aux exercices de Franconi et connaissait les plus belles écuries des hôtels du faubourg Saint-Germain, de la Chaussée d’Antin et du faubourg Saint-Honoré. Tout en prenant des croquis dans les haras, aux courses du Champ de Mars, dans les riches écuries du banquier Hoppe, etc., Conscience travaillait avec J. Gigoux, qui alors, quoique très jeune, était déjà loin d’être un maître vulgaire.

Nous avons, Conscience et moi, suivi toutes nos classes côte à côte, nous étions sur le même banc, en troisième, avec un professeur, méridional pur sang, M. Fontanier, dont le fils, homme d’esprit et de mérite, a marqué dans quelques missions diplomatiques un peu aventureuses. Ce M. Fontanier qui, à un assent de terroir des plus prononcés, joignait une figure de blaireau guettant sa pâture, avait été, de la part de Conscience, l’objet d’une charge fort bouffonne. Le malin élève qui, de mémoire, reproduisait cette charge avec une facilité inouïe, la dessinait partout, tantôt au crayon noir, tantôt au crayon blanc, tantôt au crayon rouge, selon la couleur du fond qu’il rencontrait ; on voyait notre professeur dans toutes les rues, sur les portes des commodités, sur celles des maisons closes et jusque sur celles de la ville !

Le père Fontanier se plaignit souvent, en classe, de cet abus du talent du peintre imberbe qui répondait toujours : « M’sieu, ça n’est pas moi ! » jusqu’au jour où il fut pris par sa victime au moment où il crayonnait l’éternelle charge sur une des portes de l’hôtel de ville. Pour se venger, Conscience dessina M. Fontanier, dansant comme un perdu, la toque sur l’oreille, les plis de sa robe abandonnés au vent, en face d’un essaim de jeunes personnes aux costumes des moins décents. Ces figurines, d’un pied de hauteur, furent découpées et suspendues à de longs fils qu’on accrocha à la voûte de notre salle d’étude. M. Fontanier faillit en avoir une attaque.

Un autre jour, c’était un dimanche, Conscience, au lieu d’aller en promenade avec ses camarades, se faufila dans la classe, planta des petits clous en ligne dans l’épaisseur de la planche sur laquelle nos pieds reposaient et enlaça à ces clous une corde de piano d’un ton aigu qu’il tendit de son mieux. Cette opération terminée, il arma la pointe de son soulier d’un court éperon de plume qu’il avait assujetti dans sa semelle, puis lorsqu’en classe, le lendemain matin, on écoutait une leçon pleine d’intérêt, Conscience attaqua tout à coup la guitare mystérieuse avec son éperon. Arrêté net dans son éloquence, le professeur descendit de sa chaire, fit le tour du banc, ôta et remit vingt fois ses lunettes, mais ne vit rien. Pendant cette inspection de détail, la musique lui donnait de temps à autre une aubade d’honneur et le malheureux y perdit son grec et son latin. Cette plaisanterie dura plusieurs jours, au bout desquels le musicien anonyme fit disparaître son instrument, mais pour prolonger le trouble, il avait allongé démesurément son éperon, et dès qu’il avançait son pied en l’agitant d’une certaine façon, la vue de ce cure-dent pédestre, en nous rappelant la guitare, provoquait chez nous tous un accès de gaieté presque nerveux et qui paraissait d’autant plus extraordinaire à M. Fontanier qu’il ne pouvait ni en voir ni en deviner la cause.

D’un tempérament sec, nerveux, impressionnable, Conscience fit au temps de sa jeunesse plusieurs graves maladies que l’on crut mortelles ; il avait affaibli sa santé robuste par l’abus excessif des liqueurs fortes[2], et aussi pour ne s’être pas toujours contenté de dessiner ses modèles.

Après avoir peint pendant une quinzaine d’années à Paris, où, avec plus de régularité et de persévérance, il aurait pu acquérir un talent de premier ordre et faire une fortune indépendante, il finit par y traîner une vie misérable ; sans le sou, mourant presque de faim, il vint prendre gîte, on n’a jamais trop su pourquoi ni comment, dans une maison mal famée de Luxeuil, où, n’étant plus retenu par les remontrances de ses amis, il s’abandonna crapuleusement à tous les penchants les plus honteux. On le voyait parcourir, en plein jour, les rues de la ville, une bouteille d’eau-de-vie à chaque main, et boire jusqu’au point de tomber sans pouvoir se relever. Sa santé déjà profondément atteinte ne résista pas longtemps à de pareils excès ; il mourut d’une maladie inflammatoire, brûlé, corrodé par l’alcool, vers la fin de 1836.

Hippolyte de Taxenne appartenait à une famille noble de notre province, qui comptait quelques illustrations parmi ses ancêtres ; il entra aux gardes du corps en 1814. Atteint d’une maladie de poitrine dont il avait pris le germe dans le sein de sa mère qui avait succombé jeune encore à ce mal cruel, Taxenne fut obligé de quitter le service et de regagner le château de son père, où il mourut lentement, douloureusement, en 1818 ou 1819. Il faisait partie de notre cercle ; nous avions l’un pour l’autre une amitié qui datait de notre enfance, et sa mort m’a fort affligé. Je mettrai ici une anecdote qui le concerne.

Il y avait au théâtre de Versailles, en 1816 et 1817, une jolie petite actrice qu’on désignait sur l’affiche sous le nom d’Élisa ; elle avait le teint de la nuance d’un pruneau, étant venue au monde, quand le charbon de terre était en fleur. Malgré son teint bistré, Élisa avait des yeux étincelants comme ceux d’une Napolitaine, une très jolie voix qu’elle conduisait à merveille, une charmante tournure, de l’élégance, de la distinction sur la scène et en ville. Toutes ces qualités la faisaient aimer et applaudir. Élisa n’avait aucune espèce de considération pour le bourgeois ; elle était vouée, corps et âme, aux gardes du corps ; ce n’était pas pour les hommes, bien qu’elle en fit cas, et qu’elle les appréciât, mais pour leur uniforme, qu’elle avait une passion de bacchante affolée. Un uniforme de garde du corps, à quelque compagnie qu’il appartînt, pouvait se présenter chez elle à toute heure du jour et de la nuit, et, à moins que la place ne fût prise, ce qui arrivait souvent, celui qui portait cet habit orné d’aiguillettes pouvait s’établir chez elle comme chez lui.

Quelques gardes, très jeunes et très étourdis, eurent la sottise de se prendre de querelle au sujet des nombreux accrocs que cette gentille comédienne faisait à ses contrats, tout passagers qu’ils fussent, car elle n’était fidèle qu’à l’infidélité. Il s’ensuivit plusieurs coups d’épée qui ne causèrent heureusement que de légères égratignures aux plus maladroits. Mais ces duels eurent du retentissement et mirent l’héroïne plus à la mode. Les lionnes allaient au théâtre dans le seul but d’y voir ce petit pruneau écorché qui savait inspirer tant de passion, tant de courage, tandis qu’elles, ces pauvres lionnes, avec leur splendide beauté, leurs brillants attraits, leurs grâces, leurs talents, ne voyaient pas un seul chevalier mettre la lance au poing pour se disputer leurs charmes.

Hippolyte de Taxenne se prit à son tour à aimer la gentille Élisa, mais c’était d’un amour naïf, presque tout neuf, par conséquent très exigeant et très chatouilleux. Une fois en pied, il avait déclaré qu’il ne souffrirait point de partage, et il crut qu’il garderait longtemps sans trouble sa position. Cette confiance lui venait de la tendresse, de la ferveur, de l’énergie de son amour. Il eut beau se plier aux caprices de sa séduisante maîtresse, il fut supplanté en un peu plus de jours, mais avec autant de légèreté que ses prédécesseurs.

En apprenant ce qu’il appelait une trahison, il entra dans un véritable accès de fureur qu’il contraignit pendant la durée du spectacle où il était venu, après avoir acquis la preuve certaine de son malheur. Mais le soir, en sortant du théâtre, il ne se mit pas de planton à la porte, comme il avait l’habitude de le faire, pour offrir son bras à l’infidèle actrice ; il alla l’attendre sur le boulevard de la Reine, à l’extrémité duquel elle demeurait, et, lorsqu’elle passa à bonne portée de lui, il lui administra une telle volée de coups de cravache que la pauvre fille fut obligée d’appeler au secours. Les passants et les voisins accoururent à ses cris ; on la trouva meurtrie et sanglante, et on la reconduisit chez elle, où elle demeura plus de huit jours sans pouvoir reparaître sur la scène. La correction, toute méritée qu’elle était, avait été trop sévère, et indigne, d’ailleurs, d’un aussi galant homme que Taxenne, qui avait dû boire quelques verres de champagne pour se porter à cet excès, si en dehors de ses mœurs douces et de sa nature parfaite.

L’affaire fit du bruit ; les partis s’en emparèrent. On n’y aurait pas donné la moindre attention si elle eût été le fait d’un sous-officier d’infanterie ou de cavalerie, mais il s’agissait d’un garde du corps, il fallait hurler. Dans certain quartier de Versailles, on cria au guet-apens ; dans un autre : « Voilà bien du tapage pour une petite catin qui n’a que ce qu’elle mérite. »

Taxenne ne se repentit pas d’avoir cravaché son infidèle, mais il pleura son amour trop tôt envolé, et resta pendant plusieurs mois sous une impression de mélancolie qui alarma ses amis. D’une douceur presque angélique, d’un caractère affable, il m’a été impossible d’expliquer autrement que par une passion sincère et violente le mouvement de colère de ce vieux camarade, de ce bon ami.

Hippolyte de Taxenne, dont je parle, était le dernier rejeton de M. Tricalet, seigneur de Taxenne, famille honorable qui a produit un écrivain ascétique très distingué, l’abbé Pierre-Joseph Tricalet, directeur de Saint-Nicolas du Chardonnet, confesseur de la duchesse d’Orléans, et en quelque sorte l’ami de Louis d’Orléans, son époux. (Voir le t. II, p. 135, de ma Statistique de Dole.) La mère d’Hippolyte était atteinte d’une maladie de poitrine lorsqu’elle le mit au monde, et le fils, malgré une bonne constitution apparente, avait toujours été délicat et maladif. Sérieusement atteint du même mal que sa mère, mal que la vie militaire avait contribué à développer rapidement, Hippolyte, obligé de quitter le service, se retira chez son père, au château de Taxenne, où il mourut, à peine âgé de vingt-cinq ans. Il fut regretté et pleuré de tous ses camarades.

Aristide Pécot, parti à dix-sept ans, comme chirurgien sous-aide dans un régiment de cavalerie, a succombé au passage de la Bérézina, et son frère Auguste est mort dans la force de l’âge et dans la plénitude de son talent, d’une maladie longue et douloureuse. C’était un des meilleurs médecins et un des opérateurs les plus habiles de la ville de Besançon. On a toujours cru qu’il s’était empoisonné en embaumant le corps d’une nièce de M. le cardinal de Rohan, Mlle  de Montalembert, qui était morte à dix-sept ans, à Besançon, en revenant d’Italie, où elle avait été conduite pour y raffermir, pendant l’hiver, sa santé compromise par une maladie de poitrine.

Henri de Conflans, après avoir servi dans les gardes d’honneur, puis comme lieutenant au 2e régiment de grenadiers à cheval de la garde royale, a donné sa démission en 1818, pour se marier et se retirer paisiblement dans sa famille à Conflans. Un jour qu’il était à la chasse, il appela son garde afin de lui montrer le pas d’un lièvre qui venait de traverser le chemin, et pour mieux en reconnaître l’empreinte il s’était accroupi ; à son appel, le garde accourut, et se baissa si brusquement que les deux coups de son fusil partirent à la fois, et toute la charge pénétra dans le ventre de son maître, un peu au-dessous du nombril. Porté chez lui mourant, il succomba douze heures après ce coup fatal, malgré les soins empressés et intelligents de deux chirurgiens habiles.

Henri était une excellente nature, un cœur d’or, un homme d’esprit, et sa mort subite a laissé un long deuil dans toute sa famille, et dans la population entière. Nous ne nous étions presque pas perdus de vue, lui et moi, depuis le lycée ; et, quand nous nous retrouvâmes ensemble à Versailles, lui aux grenadiers, moi à la préfecture, notre intimité devint de plus en plus vive. C’était un fort bel homme, d’une physionomie charmante, mais il était devenu un peu trop gros, ce qui le gênait dans sa marche et ne le rendait pas élégant. Il aimait beaucoup le plaisir et les femmes. Quelquefois, après un déjeuner de garçon, Henri était un peu mauvaise tête et mauvais coucheur, mais ça lui passait vite ; brave d’ailleurs et d’une grande adresse l’épée à la main, il portait partout les qualités précieuses qui accompagnent ce défaut.

Bon ami, humain pour tous, sa bourse était ouverte à ses camarades, et il avait toujours au fond de sa poche des pièces de monnaie pour les malheureux. Nous allions presque toujours ensemble à Paris, et nous prenions un coucou pour nous seuls. Les célérifères, les gondoles, et surtout les chemins de fer, n’étaient pas encore inventés.

Un jour que nous cheminions ensemble vers la grande ville, dans notre modeste équipage, une bonne paysanne, d’une quarantaine d’années, bien vive, bien soignée, bien accorte, demande à notre cocher, au moment où nous passions devant la manufacture de Sèvres, s’il veut la laisser monter en lapin, qu’elle est bien pressée d’arriver à Paris où elle est attendue depuis le matin par ses enfants. « Notre bourgeoise, lui répondit le cocher, ma voiture est à ces messieurs, je ne puis pas. » Alors Henri, qui, comme moi, était toujours disposé à être agréable, même à ceux qu’il ne connaissait pas, lui dit : « Montez, ma bonne femme, nous vous mènerons lestement, et ça ne vous coûtera rien. »

Elle ne se le fit pas dire deux fois, grimpa sans plus de façon sur le marchepied, avec toute la prestesse d’une jeune fille, et s’assit à côté de notre conducteur, puis se retournant vers nous : « Messieurs, nous dit-elle, que vous êtes donc bons ! Si vous saviez quel important service vous me rendez ! Je suis marraine, ce matin même, de mon premier petit-fils, et je suis en retard de plus de deux heures, ma pauvre fille doit être bien inquiète ! De plus, j’emporte un beau jambon et des saucisses pour le dîner du baptême, et il va m’être bien dur de payer, tout à l’heure, trois ou quatre francs à la barrière, pour l’entrée de ces petites provisions, car ces quatre francs seraient si bien employés en acquisition de quelques bouteilles de bon vin !

— « Ma bonne femme, lui répondit mon voisin, mettez votre jambon sous votre cotte, et donnez-moi vos saucisses ; vous ne paierez rien si vous vous taisez, je me charge du reste. » Cette excellente mère de famille, après avoir un moment hésité, se décida pourtant à suivre ce conseil. Arrivés devant le bureau de l’octroi, le commis de service nous demanda si nous avions quelque chose à déclarer. « Non, répondit Henri, nous n’avons rien, absolument rien ; mais madame que voilà cache sous sa robe un jambon énorme ! — Monsieur, reprit l’employé, avec un peu d’humeur, parce que vous êtes officier de la garde, ce n’est pas une raison pour vous moquer des gens du Roi. Allez !… »

Et nous passâmes sans autre encombre. Si ce commis avait eu l’habitude de son métier, il aurait vu à la pâleur subite et à l’extrême agitation de notre lapine, qu’il y avait quelque anguille sous roche. La pauvre femme, bien vite remise de sa frayeur, de son émotion, et heureuse surtout d’avoir gagné ses quatre francs à l’aide de la plaisanterie qu’elle trouva meilleure en dedans qu’en dehors de la barrière, nous remercia de son mieux et nous fit encore une révérence respectueuse, lorsqu’elle eut mis pied à terre, en nous disant : « Mon Dieu ! que les gens de la ville ont donc d’esprit ! » Cette brave paysanne n’était pas difficile.

Une autre fois, dans une semblable occasion, toujours en duo, Henri apportait à Paris, dans un élégant panier d’osier, un magnifique angora, destiné à sa maîtresse qui, pour le quart d’heure, était Mlle Cuizot, actrice agréable des Variétés[3]. En arrivant à la barrière, l’employé de l’octroi ouvrit brusquement le panier et, d’un seul bond, le captif s’élança sur le trottoir et s’évanouit dans les rues de Passy. Nous nous mîmes aussitôt sur ses traces ; ce fut en vain. Tous nos efforts pour le retrouver furent inutiles. Henri était de mauvaise humeur, mais, avec l’aide d’une bouteille de champagne frappé que nous bûmes en déjeunant, il fut bientôt remis dans son assiette habituelle de gaieté, et quand nous sortîmes de table, il était presque consolé de la perte de son angora. Cependant, comme l’ennui d’arriver chez sa belle sans sa bête le contrariait encore, je le conduisis chez le plus célèbre marchand d’animaux du boulevard Beaumarchais. Là, pour une quinzaine de francs, l’angora perdu fut avantageusement remplacé, et après cette acquisition, la physionomie de Henri reprit son expression calme et réjouie. Huit jours plus tard, la belle Cuizot ne s’occupait déjà plus de l’angora et lorsqu’en dînant un soir avec elle, nous lui racontâmes notre chasse dans Passy et les transes qui suivirent, elle s’en amusa beaucoup. Elle nous plaignit même un peu, car, l’ai-je dit, Mlle  Cuizot aimait les bêtes !

L’un des deux Thorigny, entré aux gardes d’honneur, passé plus tard aux gardes du corps, a fourni une belle carrière militaire en Afrique, d’où il est revenu lieutenant-colonel. Nommé avec ce grade au 5e régiment de chasseurs à cheval, alors en garnison à Épinal, il alla rejoindre son nouveau régiment, étant encore sous le poids d’une fièvre mal éteinte, qu’il avait rapportée des plages brûlantes de l’Afrique. Thorigny, qui ne s’écoutait jamais et qui n’aimait pas, comme il le disait lui-même, à cajoler ses bobos, a fini par être gravement atteint, et a succombé à cette fièvre tenace en 1849 ou 1850.

Son frère, qui a suivi la carrière de la magistrature, est devenu procureur général à Lyon, et ministre de l’intérieur. Aujourd’hui relégué au Sénat, dont il est un des membres les plus laborieux, il porte à ravir son élégant habit, son chapeau à plumes et son épée.

MM. de Thorigny sont d’une ancienne famille noble de Lyon. Jeunes, ils étaient tous deux remarquablement beaux et bien faits, une taille élégante et élevée, une physionomie pleine de distinction et de très bonnes manières les avaient mis fort à la mode et fort en succès. Je n’ai pas revu le colonel depuis Versailles et le sénateur est venu me serrer la main avec toute la franchise d’un vieux camarade, l’année dernière à Paris, le jour même où il venait de prêter serment à Napoléon III. Il a été très aimable et très gracieux. Maintenant, si je l’eusse retrouvé lorsqu’il était ministre de l’intérieur et que je lui eusse demandé un service quelconque dépendant de son gouvernement et de sa volonté, me l’aurait-il rendu ? Je ne veux soulever dans mon cœur ni de doute ni d’incertitude sur ce point, j’ai eu trop de plaisir à le revoir.

Ce n’est pas seulement de la satisfaction, mais surtout de la mélancolie que j’éprouve en évoquant tous ces souvenirs. Je passe la fin de ma vie à fouiller des tombeaux et à découdre les linceuls des parents ou des amis qui m’ont précédé dans la mort, et on me demande parfois pourquoi je suis triste….




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  1. Lecoz (Claude, comte), né à Plonevez-Porzay (Finistère), le 22 décembre 1540, mort à Villevieux (Jura), le 3 mai 1815. Professeur et directeur du collège des Jésuites de Quimper, fut élu en 1791 évêque constitutionnel d’Ille-et-Vilaine, puis député à la Législative. On l’emprisonna au Mont-Saint-Michel comme suspect jusqu’au 9 thermidor, et en l’an X, il fut appelé à l’archevêché de Besançon. Le préfet bonapartiste de Bry disait de lui : « C’est un saint ! » et le comte de Scey, préfet royaliste « C’est un préfet de police sous le nom d’évêque ! »
  2. M. Marquiset père, son ancien camarade de collège, lui demandant une fois pourquoi il ne lui faisait que de rares visites, Francis lui répondit, après avoir compté sur ses doigts : « C’est que tu demeures à dix-sept petits verres ! » (Jean Gigoux, Causeries sur les artistes de mon temps, page 220.)
  3. Le prédécesseur, auprès de Mlle Cuizot, avait été l’archichancelier Cambacérès.