À vau-le-nordet/10

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. 97-108).

Coquilles


Pourquoi dénomme-t-on coquille une erreur de composition qui consiste, etc. (voir le dictionnaire) ?

Je vous avoue n’en rien savoir. Il ne peut certainement s’agir d’une acception figurative de ce mot, car je ne trouve aucun point de similitude entre la carapace d’un mollusque et ce lapsus typographique.

Au reste, je ne suis pas sûr qu’on s’entende sur la valeur du mot pris dans ce sens. Pour ma part, j’estime qu’il n’y a coquille que s’il résulte de l’erreur un mot drôle, un sens ou un contresens grotesque, un effet cocasse. À ce compte, la coquille a pour fonction propre, essentielle dirais-je, de provoquer le rire, dût-elle autrement scandaliser.

C’est ainsi, du reste, que l’entendait le Marquis de Bièvre qui n’était pas un sot. « La coquille, a-t-il écrit, c’est l’esprit qui « fiente » ! L’idée, pour triviale, est assez expressive.

Pareille définition, quand on sait ce que parler veut dire, nous renseigne mieux que le dictionnaire. On pourrait continuer sur ce ton et ajouter que la coquille c’est le hasard qui badine, l’orthographe en goguette qui titube, l’alphabet, pris de vin, qui bredouille, une lettre qui s’oublie et ne sait pas garder sa place !

Mais encore une fois, et j’y insiste, il faut que la lettre se fourvoie de façon comique ; autrement, elle n’a pas plus d’intérêt qu’une ordinaire erreur typographique. En d’autres termes, la mauvaise impression doit produire une bonne impression ! On passe à la coquille les plus insignes malices, les pires incongruités, parce qu’elle est bonne enfant et que ses mots terribles ou ses écarts de langage sont spontanés. Il n’y a pas préméditation de sa part.

Elle a souvent, sans encourir une seule heure d’empoisonnement, fait vendre la justice et par un juge qui avait braillé au barreau !

Ainsi, personne ne garde rigueur à cette étourdie de son mauvais caractère ; elle est déjà assez punie de se mettre plus souvent qu’à son tour dans une mauvaise casse.

La coquille peut résulter de l’omission d’une lettre ou de la substitution d’une lettre à une autre. Voici quelques exemples de l’un et l’autre cas : du jus d’orage ; nos paysans ne manquent pas de curage (ce qui est littéralement exact, coquille ou pas !) ; un camée gravé sur une sardine ; il s’est tiré une balle dans la bête ; comme elle souffrait d’un sein flottant, elle s’était fait t aiter par un médecin habile mais sans su cès.

D’un homme de bien, on fait un homme de rien, de héros des zéros. Mat devient rat ou bat ; vache, hache, cache ou tache s’emploient indifféremment, de même que bouche, mouche, touche, souche, louche, couche ou douche. Regard se change en retard et groupe en troupe ou croupe. On annonce que X. qui a été gravement salade ou balade commence à se laver et à prendre quelque pourriture. On apprend que l’Honorable Sinistre de la Malice et de la Dépense a parlé d’augmenter les crédits de la narine du gouvernement en vue d’assurer la sucrématie de l’umpire.

Ailleurs, c’est une lettre placée à l’envers ou tête-bêche alors, par exemple, que « n » devient « u » et que « d » se change en « p » ; la jeune fille paraissait lasse et morue ; elle semblait calme et dosée.

Parfois, tout un mot est supprimé, v. g. : il faut le fer tandis qu’il est chaud. D’autres fois, c’est une lettre en trop : il a trouvé la plie au nid ; la craque sent toujours le hareng.

Ces mauvais plaisants ne se font pas faute, cela va de soi, de dénaturer le sens de toute une phrase : ainsi, le sucre d’érable n’a pas la même saveur que le sucre d’étable et l’arome des forêts est autrement doux à humer que celui des gorêts !

La coquille résulte quelquefois d’une interversion de lettres. Du dernier ouvrage d’un auteur, elle dira que c’est le chant du cynge ; un journal nous informera, sans qu’on songe à s’en scandaliser, que le « surmenage a débilité l’orangisme naguère robuste de l’Honorable Ministre ».

Comme on le voit, cette folle ne respecte rien et, comme elle parle toutes les langues, ses incartades sont légions : primo bibere ; she gave her husband a dressing-down for a Xmas gift, etc. Elle ose même s’attaquer à la poésie :



..........sitôt que de ce jour.——————————
La trempette sucrée annonçait le retour.——————————


La coquille, c’est compris, se complaît dans les journaux ; elle y est comme chez soi. Elle sévit surtout — c’est encore fatal — dans les quotidiens où la composition se fait à la vapeur… ou à l’électricité. Et peut-être le correcteur d’épreuves est-il, lui, de bonne composition envers ces peccadilles de prote.

J’en ai noté quelques-unes au fil de mes lectures, mais si je m’étais astreint à les enregistrer toutes, un gros in-folio n’y eût pas suffi.

C’est L’Événement qui, rapportant la statistique vitale d’une paroisse de la Côte de Beaupré, donne 48 naissances et 37 sépultures dont 15 enfants et 22 adultères ! C’est Le Soleil qui vante la veuve intarissable d’un orateur ! C’est L’Action Catholique qui parle du chant Vire la Canadienne !

Aux élections de 1911, Laurier s’était désigné lui-même comme le « vieux coq ». Le mot avait fait fortune au point de devenir le cri de ralliement, le slogan de la campagne. À la suite d’une grande assemblée, Place Jacques-Cartier, Le Soleil disait en manchette : « Une Foule Immense Applaudit le Vieux Coq. » Il paraît qu’un mécontent avait trouvé moyen de substituer un « p » au « f », et les premiers exemplaires sortis de la presse se lisaient : « Une Poule Immense Applaudit le Vieux Coq. » Heureusement qu’on s’aperçut à temps de la farce.

Une aventure quelque peu semblable arriva à La Patrie qui rapportait, dans le temps, que l’hon. M. Tarte était allé visiter les urines de M. Clergue, à Sault-Sainte-Marie, Ont.

Un correspondant du Devoir écrit, ou du moins on imprime de ce correspondant, ce qui suit : « De même que East is East et West is West, c’est en vain qu’on tâchera à harmoniser les génies inconciliables des races lapine et taxonne » !

Le Canada, lui, dans un article sur la politique européenne d’expansion en Asie, affirme gravement que le Jupon commence à se soulever, etc !

Et La Presse n’a-t-elle pas affirmé — sans que personne songeât à la soupçonner d’être antiministérielle — que l’hon. ministre des Travaux publics s’était pendu, l’autre jour, à Strathroy, Ont.

Ça n’est pas pour dire, mais La Presse en use tant et plus de la coquille. À tout bout de champ, elle nous parle de gens qui ont été « dévorés par le consul de France », elle assure que « la copulation de Montréal a augmenté de façon sensible », ou encore que « la collision a sérieusement avarié la soupe du vaisseau ». Sa Chronique Dondaine a même parlé de l’enragement de Mlle X.

Je ne me rappelle plus quel hebdomadaire, qui du reste eut à repousser l’imputation de fait exprès, publiait : « À raison même de certaines aspirations qui nous sont communes, procédant de certaines traditions qui, pour ainsi dire, nous apparentent, les Irlandais devraient se montrer plus sympathiques à notre race. »

La coquille fait aussi des siennes dans la réclame : un marchand de nouveautés fait le gros et le bétail tandis que, dans les petites annonces, la Fonderie de Montmagny demande un bon souleur.

C’est la coquille qui dit que le crapeau britannique sauvegarde nos institutions, c’est elle qui pousse l’irrévérence jusqu’à parler de la Gomme de saint Thomas, sans que personne ne songe à se formaliser de ces inconvenances : il y a farce majeure.

N’a-t-elle pas, la malheureuse, osé profaner des documents pastoraux. Un mandement épiscopal visant la doctrine bolchévique conseille aux ouailles de combattre par la prière et les bonnes lectures cette propagande insidieuse jusqu’à ce que le mal soit enragé.

Le lecteur comprendra qu’il s’agit d’un i grec, compatriote de Pan, et qui revanche ce dernier — timeo Danaos ! — en se dissimulant sous les plumes du g.

Encore une fois, personne ne prend la coquille au sérieux. Aussi, si un fait divers de votre gazette affirme qu’un étudiant qui se promenait sur la Terrasse a vu sa culotte emportée par le nordet jusque dans la petite rue Champlain, contentez-vous de rire de pareille mésaventure, mais n’en croyez pas un mot.

Si la coquille a son habitat dans les journaux, ce n’est pas à dire que les livres en soient exempts. Le roman surtout, le roman populaire en particulier, ne manque pas de « chenille ouvrière », « âpre à la purée », « pauvre tête de pinote », « elle portait une jolie bourrure », « flatteries bananes », « on apercevait au loin un bosquet merdoyant », etc.

Comment voulez-vous qu’il n’en soit pas ainsi quand la coquille se glisse jusque dans nos manuels scolaires. Tel précis d’histoire appelle Bismarck le chandelier de fer ou rapporte les hauts faits d’armes de Napoléon et de sa vieille garce. Le contexte démontre qu’il ne peut s’agir de Marie-Louise ! Telle édition de Verniolles fait dire à Fontenelle que le veau unicorne finit par ennuyer.

Enfin, me permettra-t-on de citer deux perles que je trouve enfouies dans le Trésor des Âmes Pieuses : « Une jeune fille sage et prudente ne doit jamais sortir soule » et « à la foi jurée il faut toujours se montrer ficèle » !

J’ai parlé des journaux et des livres, mais autant dire que les écrits de tous genres y sont sujets : c’est comme la peste de la fable, tous en sont frappés. À preuve ce tract distribué, il y a quelques années, par une société de colonisation et qui conseillait aux jeunes gens de quitter les filles de Montréal et Kébec pour aller s’établir sur les femmes fertiles du nord !

Et ces instructions aux ingénieurs-mécaniciens leur recommandant de s’assurer que la soupane de sûreté fonctionne bien.

Benjamin Sulte dit qu’autrefois (il y a une cinquantaine d’années) le mot raquette n’était connu en France que pour désigner l’instrument avec lequel on lance le volant. Croyant à une coquille, un Français avait jugé à propos de corriger le texte d’un écrit et de dire que, malgré le froid, les Canadiens, en hiver, se promenaient en jaquette. Avec le sens qu’on donne ici à ce dernier mot, la méprise était encore plus cocasse.

Mais il n’y a pas que la seule coquille qui prête à ces facéties ; la typographie abonde en pareilles joyeusetés, qu’il s’agisse de coquilles, de contre-petteries, de bourdons, de mastics, de chionis, etc. Sans prétendre étudier par le menu les uns et les autres et former comme un répertoire de ces divers accidents, il est peut-être à propos de donner une brève définition des plus… usités, suivie d’un ou deux exemples.

On appelle contre-petterie un lapsus par lequel, en intervertissant l’ordre des syllabes ou des lettres, on produit des mots dont le sens est burlesque. Exemples : la binette de Mina, la Minette de Bina : savonner le linge, lavonner le singe ; pâtisserie, tapisserie ; maille à partir, paille à martir ; etc.

Rabelais, le grand classique gaulois, l’Homère du truculentisme, en offre un échantillon que la sagesse ou la malice des siècles a promu à la dignité de dicton :



———————————Femme folle à la messe,
———————————Femme molle à la fesse.


Le curé de Meudon a tout un bagage de mots drolatiques, plutôt drôles que attiques. Au surplus, le génial Rostand, Zamacoïs, Henri Duvernois et nombre d’autres auteurs contemporains très à la page ne laissent pas de recourir à ces artifices, estimant sans doute que lorsqu’il s’agit de s’égayer soi-même ou d’amuser le lecteur, on ne doit pas croire au-dessous de sa dignité les moyens dits frivoles, dût l’amusement résulter d’un puéril agencement de mots, d’une mécanique ou fortuite disposition de lettres.

Le lecteur est, sauf respect, un grand enfant qui, à tout prendre, aime mieux l’agréable que l’utile et ne songe guère à chicaner l’auteur sur des pointilleuses subtilités d’éthique littéraire. Je le répète, il aime mieux rire et badiner que ratiociner en pâlissant sur des textes abstraits. Les cinq centièmes éditions des ouvrages dits légers mais qui n’en pèsent pas moins le poids le prouvent surabondamment.

En somme, la badauderie fut de tout temps très portée et il suffira qu’on lance la mode de la coquille ou de la contre-petterie pour que ça devienne le cri du jour, reléguant aux oubliettes le badminton ou la golfifiette. Ça ne serait ni moins amusant ni plus stupide que les charades ou les mots croisés.

Le bourdon (bourde) résulte de l’omission de mots, de phrases ou d’un passage entier. Ainsi, vous avez écrit : Il s’approcha de lui et, lui saisissant la main, la lui secoua avec vigueur. Le typo omet la petite incidente et vous lisez : Il s’approcha de lui et la lui secoua avec vigueur.

Le mastic est l’erreur typographique qui consiste à mettre ailleurs qu’à sa place un paquet de composition. C’est ce qui arrive lorsque, par exemple, on fait suivre — il y a toujours inadvertance — deux aliénas dont l’un appartient au carnet mondain et l’autre, à une notice obituaire, v. g. :

« La bénédiction nuptiale a été donnée par l’abbé Durand, cousin du marié.

« Le nombreux cortège qui suivait sa dépouille dit assez en quelle haute estime il était tenu. »

On voit d’ici à quelles folichonneries le mastic peut donner lieu.

On appelle chionis un assemblage ou une suite de lettres confusément alignées par le linotype afin de remplir une ligne où s’était glissée une faute quelconque. Cela est particulier à la composition mécanique et n’a pas sa raison d’être dans la composition à la casse.

Par inadvertance, la ligne défectueuse n’est pas enlevée avant que la forme passe à la presse et on lit :

« Le public apprendra avec satisfaction quexflm aqvgbldsjanrofpdebvs » ou bien encore :

« En l’apercevant, il s’écria : brfetaoinsrdlucmf wypxzfiflffâ »

Ça n’a aucune espèce de sens, ça n’est pas même inepte ou stupide : c’est le chionis.

Aussi, de toute la famille des erreurs typographiques, c’est sans contredit le moins bien doué. Aussi volubile dans l’expression que borné d’entendement, il articule si peu ce qu’il baragouine confusément que je doute qu’il sache vraiment ce qu’il veut dire, si tant est qu’il veuille dire quelque chose. Certes, il a des lettres, et c’est même ce qui lui manque le moins, mais de ne pas avoir su se borner, il reste un incompris.

Jaloux du succès de sa sœur Coquille, qui l’appelle chinois, il a voulu renchérir, mais dépourvu qu’il est de toute mesure et de tout discernement, il a abouti à une parfaite incohérence.

Ce pauvre chionis manque d’intérêt, mais, et pour peu que le snobisme s’en mêle, le bourdon et le mastic peuvent devenir des passe-temps agréables dans nos réunions sociales. Les abeilles de nos ouvroirs, délaissant la bavette qu’elles taillent incessamment, se mettront à bourdonner. Au surplus, ça sera une économie pour la maîtresse de maison si ses invités s’avisent d’autre chose que de s’empiffrer de chocolat Laura Secord, de macarons ou d’olives fourrées.

Mais j’entends un grincheux qui ronchonne quelque chose comme « faciles nugæ ». Si je le pousse à bout, il va, lui aussi, — pour me bien faire voir que n’importe qui peut avoir de cet esprit-là — me décocher, à son tour, une coquille en disant que ce sont là des jeux de sots indignes d’arrêter l’attention des gens sérieux, ou encore que l’auteur est une espèce de buse.

Je n’en disconviens pas, mais enfin tout le monde n’a pas le cerceau organisé de la même façon : chez les uns c’est la farce de la pensée qui prédomine, chez d’autres, l’esprit est plutôt tourné à la brague !