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Âmes et paysages/2

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Éditions du Devoir (p. 25-36).


Un Charivari



Le docteur Xavier-Narcisse Gervaise étant mort, la ville de Berthier vit arriver en calèche, par un joli matin de mai, M. Daniel-Emmanuel Bonald, son successeur. Le nouveau médecin était jeune, sa bourse était légère et son âme pleine d’espérances. Après avoir attendu avec assiduité la fortune dans son lit, comme le recommande La Fontaine, il avait décidé de s’avancer au devant d’elle pour lui épargner la moitié du chemin. Il s’était alors rappelé avec beaucoup d’à-propos que son humble patelin natal contenait de vieilles résidences de rentiers et s’entourait de prairies florissantes qu’il ferait bon d’exploiter.

M. Daniel-Emmanuel Bonald se mit en campagne le lendemain de son arrivée, suivant un plan conçu d’avance par lui-même pour donner une haute opinion de sa personne. D’abord, il se fit suivre de deux bassets à poil noir et porta la canne. Puis il ne craignit pas de s’adoniser, étant joli et bien fait de son corps. Un habit gris à collet et à revers de velours noir moulait bien sa taille élégante. Son couvre-chef n’avait pas eu l’audace de s’élever jusqu’au haut de forme mais y tendait néanmoins d’assez près pour être respectable. Des favoris encadraient une face régulière et pâle que de beaux yeux bruns éclairaient d’une douce lumière. Avec ça, fleurant la rose ou le muguet, et relevant, d’un coup de pouce, selon la verticale, les pointes d’une belliqueuse moustache.

Toute la population de Berthier fut interloquée d’un spectacle aussi rare. Peu disposée à faire crédit sur la mine elle se tenait sur la défensive. Les vieux joueurs de dames s’expliquaient mal d’ailleurs les allées et venues du nouveau médecin, ses sorties multipliées et précipitées, comme si la ville eût été subitement atteinte d’une épidémie. Ils savaient pertinemment qu’il n’y avait pas, pour lors, plus de cinq ou six malades dans la paroisse.

Les habitants, de leur côté, habitués au tutoiement du défunt Gervaise, du curé et du notaire, étaient complètement désorientés par les « vous » polis et l’air distant du docteur Daniel-Emmanuel Bonald. Ce frais émoulu d’université, ne s’informait point des récoltes, des enfants et de la femme, il ne commentait pas les dernières nouvelles qui agitaient ce milieu si spécial.

Quant à la gent féminine de Berthier, — délicieuses bachelettes en crinoline, — elle n’avait pas su résister à l’appât de tant de charmes physiques unis dans la même personne. La belle prestance de notre héros lui avait recruté plus d’une soupirante admiratrice. Et, cela va sans dire, lorsqu’il déambulait par les rues paisibles, beaucoup de regards charmants l’épiaient derrière les rideaux de dentelle et rayonnaient à lui voir exécuter de si nobles écarts de poitrine.

Or, vivait à cette époque, à Berthier, dame Xavier-Narcisse Gervaise, veuve de feu le docteur Xavier-Narcisse Gervaise. C’était une maîtresse femme, des plus accortes, fraîche et dodue à souhait, portant son deuil et ses trente-cinq ans comme une parure. Elle aimait à rire et suait la bonne humeur et la santé par tous les pores de sa peau. On la disait propriétaire d’un patrimoine considérable et elle occupait l’endroit stratégique de la ville. Un vrai chef-d’œuvre, cette maison enfoncée sous les arbres dans une manière de petit parc ! Les murs étaient peints en bleu-pâle, les portes et les persiennes en rouge-pâle, la corniche et le toit en vert-pâle. Les habitants la contemplaient avec respect, chaque dimanche.

Il advint donc qu’on s’aperçut, un jour, que M. Daniel-Emmanuel Bonald ne regardait pas sans plaisir madame veuve Xavier-Narcisse Gervaise. En y pensant deux fois, on en vint à la conclusion que la dame était bien le fait du médecin. Peu riche, celui-ci ne pouvait que se trouver dans d’excellentes dispositions pour aimer une femme fortunée. Et, depuis ce jour, on se mit en frais de surveiller attentivement les péripéties de cette cour. Aussi, après la grand’messe, lorsque le docteur, alerte et guilleret, abordait, plein de civilités et de courbettes, Mme veuve Gervaise, lorsque cette délicieuse ingénue, rougissante, souriante, un peu gênée, acceptait cette compagnie, il fallait voir la figure de nos gens ! Ce n’est pas à eux qu’on pouvait en faire accroire ! La malice pétillait dans leurs yeux narquois et la fumée de leur pipe s’enroulait en volutes polissonnes. Le gros bourdon s’ébaudissait avec fracas dans le clocher et les petits moineaux pétulants, juchés dans les grands ormes, raillaient à visage découvert.

Les amours suivirent leur cours légal et coutumier, et, un dimanche de septembre, ce fut la publication des bans. Du haut de sa chaire roulante, le curé vit un tel amusement dans les regards braqués sur lui qu’il en pensa perdre sa gravité.

Sitôt que la messe fut terminée, habitants et rentiers se réunirent en conciliabule sur le perron de l’église. Dans leur sagesse, ils décidèrent à l’unanimité de courir un charivari aux nouveaux époux. La veuve était bien recevante, et verrait cet événement sans déplaisir. D’un autre côté, les projets matrimoniaux du docteur indiquaient son intention de ne pas quitter la place et il devenait urgent de lui faire prendre l’air de la paroisse. Le charivari, d’ailleurs, n’est-ce pas le sou du franc du public sur les joies nuptiales renouvelées, un impôt établi par nos pères sur les personnes que le petit dieu amour ramène une seconde fois dans ses filets roses ?

Le mariage fut célébré le mardi matin. Et tout l’après-midi, un observateur attentif aurait pu remarquer des allées et venues mystérieuses des maisons aux hangars, des caves aux greniers. Puis, vers huit heures, toute la population mâle de Berthier se rassembla autour de la maison de feu Xavier-Narcisse Gervaise où s’étaient gîtés les nouveaux époux. Elle s’était armée de vieilles casseroles, de chaudières trouées et de chaudrons hors d’usage ; elle ouvrit aussitôt le bal en battant de cacophoniques mesures avec des bâtons.

Ce fut un beau vacarme entrecoupé d’invectives homériques. Les clameurs poussées en commun succédaient aux appels gutturaux. Une bande de bambins dépenaillés, à cheval sur une clôture, huchaient d’un ton aigu et traînant, sans cesser : « Ohé, Ohé, Ohé, le marié ! » D’autres donnaient jour à leurs tendances musicales en imitant, avec une ressemblance frappante, les cris de nombreux quadrupèdes et bipèdes, le chant du coq, le miaulement lent et strident du chat, le hennissement du cheval. Et pour éclairer cette scène, des jeunes gens avaient enduit de pétrole des quenouilles cueillies dans les marais et les agitaient au vent, au-dessus des têtes.

Vers onze heures, lorsqu’il devint évident que Daniel-Emmanuel Bonald serait sourd aux sommations de la multitude, ce fut une excitation complète, un délire, une folie. Le charivari tripla d’intensité. Ce n’est pas peu dire. Et jusqu’à trois heures du matin, ce fut un chahut à réveiller les morts. On s’égayait bellement.

Le lendemain, prévoyant que le siège serait difficile et long, les assiégeants élirent un général et un maître des cérémonies. L’effectif des troupes s’augmenta aussi considérablement et l’on suivit un programme élaboré avec soin de sorte que les assiégés n’eurent aucun répit. À un solo exécuté sur les chaudières bossuées succédait une clameur puissante, puis, les plus gaillards entonnaient la complainte de Toronto ou celle du Juif-Errant. Un virtuose inconnu des autres et de lui-même se découvrit du talent pour l’ophicleïde, tandis que la trompette et le basson improvisaient des airs propres à maintenir l’ardeur des combattants. Le tambour ne chômait point et tapait à tour de bras sur la peau d’âne.

Ce siège de bruits fut courtois et les belligérants s’abstinrent de tout acte déloyal. Aussi l’armée menaçait-elle de s’éterniser dans l’assaut lorsqu’un médiateur imprévu intervint. Monsieur le Curé de Berthier était un digne et saint prêtre. Les paroissiens ne se lassaient pas d’admirer sa carrure athlétique, son verbe haut, son interpellation familière et ses gestes brusques. Ouailles et pasteur s’aimaient réciproquement, se comprenaient, et gravissaient au pas de charge les sentiers escarpés du ciel. Mais le bon Dieu, pour des raisons de lui seul connues, ne voulant pas que la perfection absolue se rencontre sur la terre, avait laissé à l’excellent ecclésiastique un défaut, un petit défaut mignon, un défaut de… patience.

Fils de paysan lui-même, il n’avait pas appris sans un peu de délectation intérieure qu’on courait un charivari à son nouveau paroissien. Cette idée lui avait paru opportune et sensée. Aussi, le premier soir, il s’était amusé considérablement. Mais le presbytère était proche, bien proche de la maison de feu Xavier-Narcisse Gervaise et, le deuxième soir, monsieur le Curé s’avisa que l’idée était beaucoup moins plaisante qu’il ne l’avait d’abord pensé. Ce qui est sûr, c’est que le troisième et le quatrième soir, le vicaire entendit, à travers la cloison, des grognements et des soupirs significatifs.

Et, le samedi matin, monsieur le Curé s’amena chez les nouveaux mariés. Madame Bonald était là, toujours heureuse et amoureuse. Cette grosse réjouie n’aurait pas donné son charivari pour tout l’or du monde tant il lui plaisait d’occuper l’attention publique. Mais Daniel-Emmanuel avait chaud quelquefois, le pauvre hère, et trouvait le temps plus long qu’il n’était en réalité.

— Ah ! ça, Bonald ! Il faut que ce charivari-là cesse !

— Nul n’en serait plus charmé que moi, monsieur le curé !

Il y avait dans cette voix un accent de sincérité qui ne trompait pas.

— Alors, pourquoi ne pas les recevoir dans ta maison ?

— Monsieur le curé, j’aime beaucoup la ville et les habitants de Berthier, mais je ne peux pourtant pas abreuver toute une population. D’ailleurs, je ne dois rien à personne et je ne me mêle des affaires de personne.

— Ta ! Ta ! Ta ! ce n’est pas tout ça dont il s’agit, Bonald. Si tu avais ouvert ta porte le premier soir, la danse serait terminée maintenant et à peu de frais. Maintenant il vient des gens de partout et nous ne pouvons compter sur la pluie pour les disperser. Le mieux, vois-tu, c’est de les recevoir gentiment et je t’assure que tu t’en trouveras bien. Plus tu retarderas et plus tu paieras. Au revoir, Bonald.

Malgré ces excellents conseils cependant Bonald demeura perplexe. Personnellement, il n’avait aucune objection à trinquer avec ses compatriotes de mœurs si pittoresques.

C’était un bon vivant, pas trop porté vers l’avarice et qui consentait plutôt facilement à se mettre en belle humeur. Mais, voilà, sa bourse était à sec, et il hésitait à mettre à contribution tout de suite celle de Madame veuve Xavier-Narcisse Gervaise, sa nouvelle femme. Ayant quelque teinture des lettres, il se prenait à méditer dans son désarroi la pensée de La Bruyère : « Épouser une veuve en bon français, signifie faire sa fortune ; il n’opère pas toujours ce qu’il signifie ». Il y avait de quoi se mettre martel en tête.

Parce que les relations conjugales sont chose délicate, Mme Bonald n’avait pas voulu s’immiscer dans cette affaire. Elle s’amusait tant aussi ! Mais tout à coup, pendant la conversation avec le curé, voici qu’elle avait compris la situation, la fine mouche ! Nous ne dirons rien du colloque qui s’ensuivit entre les deux époux, des effusions, marques de reconnaissance, etc., parce que nous n’étions pas présent et que la tradition ne les rapporte pas. Mais il est établi irrévocablement que vers les trois heures de l’après-midi un charretier déposa à l’entrée de la cuisine trois barriques de cette bonne bière de Sorel dont nos pères ne parlaient qu’avec attendrissement et un petit tonneau de Jamaïque fraîchement arrivé des Îles.

Et le soir, vers 10 heures, alors que le charivari battait son plein, les assiégeants virent avec surprise la porte s’ouvrir, et le médecin s’avancer sur le perron : « Messieurs, si vous voulez vous donner la peine d’entrer… ». Une acclamation couvrit sa voix : « Vive le docteur Bonald » !

Tous deux étaient là, dans le vestibule, pour recevoir les convives, la mariée bien avenante, le marié regaillardi par quelques accolades à une dame-jeanne d’allure respectable, débraillé pour la première fois et prodiguant les « tu » avec son plus aimable sourire. Et tous, habitants et rentiers, jeunes et vieux, rendirent honneur à leur réputation et à la politesse qu’on leur faisait.

Puis, un des plus délurés cria : « Une chanson, la mariée ». Le violoniste se fit une tribune des marches de l’escalier et la pétillante Madame Bonald se plaça près de lui. Elle était tout je ne sais comment, sous le feu des regards braqués sur elle, faisait la charmante et chanta avec des mines accommodées au sujet, « À la claire fontaine ! ». Afin de l’honorer ensuite, l’assistance tournée vers elle entonna : « Vive la Canadienne ».

Pendant ce temps Daniel-Emmanuel avait bien rabattu de ses airs de petit-maître. Il se promenait d’un groupe à l’autre, jovial, communicatif, retrouvant partout des amis.

Et lorsqu’un des assistants lui demanda de remercier la foule, il n’avait plus de bourre dans ses gestes et il s’acquitta de sa tâche d’une manière remarquable. Sa péroraison surtout fut goûtée et excita du délire : « Messieurs les électeurs du comté de Berthier, vous vous êtes souvenus de moi lorsque j’étais dans le bonheur et je vous remercie. J’espère que vous vous souviendrez de moi dans vos malheurs, vos maladies, et soyez certains que je serai aussi heureux de partager vos peines que vous l’avez été de partager ma joie. Et conservez alors cette ténacité dont vous avez donné une preuve si éclatante ». Il obtint ainsi une ovation et le départ de ses invités.

C’est ainsi que débuta à Berthier, dans la pratique de sa profession, le docteur Daniel-Emmanuel Bonald qui se fit en peu de jours la clientèle la plus nombreuse qui fut et devint député sans y mettre beaucoup du sien.