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Ébauches (Frédéric Bastiat)/Texte 11

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77. — BARATARIA[1].


Il n’est rien de tel que les eaux des Pyrénées. On y rencontre des hommes de tout pays, gens qui ont beaucoup vu et beaucoup retenu, prêts d’ailleurs à beaucoup raconter. Ce qui n’est pas moins précieux, on y trouve aussi en grand nombre, surtout aux Eaux-Bonnes, d’autres hommes disposés à beaucoup écouter, et pour cause.

Depuis plusieurs jours, nous, vrais malades, malades sérieux, comme on dit aujourd’hui (ce qui ne nous empêche pas d’être gais), nous faisons cercle autour d’un hidalgo valencian, qui a visité en détail l’île de Barataria, et nous en conte des choses merveilleuses. On sait que cette île a eu pour législateur le grand Sancho Pança, qui crut devoir s’écarter, dans ses institutions, des données classiques de Minos, Lycurgue, Solon, Numa et Platon. À Barataria, le principe du gouvernement est de laisser les gouvernés juger et décider pour eux-mêmes en toutes matières, et de n’exiger rien d’eux que le respect de la justice. Le gouvernement ne promet rien non plus ; il ne se charge de rien et ne répond de rien que de la sécurité universelle.

Une autre fois je vous raconterai les effets de ce système, au dire de don Juan Jose. Pour aujourd’hui, je me borne à transcrire ici quelques lettres qui furent échangées entre don Quichotte et Sancho, pendant le règne du célèbre laboureur Manchego, lettres qu’on conserve précieusement dans la bibliothèque de Barataria.

Malheureusement le chevalier de la Triste-Figure, non plus que son écuyer, n’ont eu soin de dater leur correspondance. On suppose qu’elle n’a dû avoir lieu que plusieurs mois après que Sancho eut pris possession de son île. Cela se reconnaît au style. Il dénote chez don Quichotte la perte du peu de bon sens qui lui restait, et, chez Sancho, une moindre dose d’aimable naïveté. Quoi qu’il en soit, tout ce qui vient de ces deux héros est trop précieux pour n’être pas conservé.


don quichotte à sancho.


Ami Sancho, je ne puis me rappeler combien est difficile le gouvernement des hommes, sans éprouver quelques remords de t’avoir préposé à gouverner l’île de Barataria, mission pour laquelle ta tête et ton cœur n’avaient pas été peut-être assez préparés. C’est pourquoi je prends la résolution de te donner désormais de fréquents avis, que tu suivras, j’espère, avec cette docilité qui est imposée aux écuyers par les lois de la chevalerie.

Combien tu dois maintenant déplorer la grossière existence que tu as menée jusqu’au jour où tu t’associas, avec ton âne, à mes glorieuses entreprises, à mes nobles destinées. Les hauts faits dont tu as été témoin et auxquels tu n’as pas laissé, à l’occasion, que de prendre part, auront arraché ton âme aux préoccupations vulgaires du village. Mais a-t-elle eu le temps de s’élever à toute la hauteur que doit atteindre l’âme d’un législateur ?

Je crains, ami Sancho, qu’appelé à jouer sur la scène du monde le rôle d’un Minos, d’un Lycurgue, d’un Solon, d’un Numa, tu ne te sois pas encore assez identifié avec la pensée et le but de ces grands hommes. Comme eux, tu es plus que prince, tu es législateur ; et sais-tu ce que c’est qu’un législateur ?

« Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive, en quelque sorte, sa vie et son être ; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer ; de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu’il ôte à l’homme ses propres forces pour lui en donner qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui[2]. »

Ami Sancho, tu as à être l’inventeur d’abord, puis le mécanicien d’une machine, dont les Baratariens seront les matériaux et les ressorts. N’oublie pas que, dans cette machine tout doit être combiné, non pour la gloire de l’inventeur ou le bonheur du mécanicien, mais pour le bonheur et la gloire de la machine elle-même.

La première difficulté que tu vas rencontrer sera de faire accepter tes lois. Il ne serait pas mal que tu puisses persuader aux Baratariens que tu es en commerce secret avec quelque déesse. Tu proclamerais ta législation un jour d’orage, au milieu du tonnerre et des éclairs. Elle s’imprimerait ainsi dans leur âme avec le sentiment d’une salutaire terreur. Ton code ne serait pas seulement un code, il serait une religion ; violer la loi serait commettre un sacrilège, et encourir non seulement des châtiments humains, mais encore le courroux des dieux. C’est de cette manière que tu donneras de la stabilité à ta ville, et que tu forceras les citoyens à porter docilement le joug de la félicité publique.

Une telle imposture serait, il est vrai, odieuse chez tout autre, mais elle est très-permise à un législateur. Tous s’en sont servis, depuis Lycurgue jusqu’à Mahomet, et de nos jours encore, si tu lis les écrits des publicistes qui aspirent à refaire la société, tu y remarqueras un ton de mysticisme qui prouve qu’ils ne seraient pas fâchés de passer pour des inspirés et des prophètes. Ceux qui ont recours à ces supercheries sont plus qu’excusables, ils sont méritoires puisqu’ils honorent les dieux de leur propre sagesse.

Tu auras ensuite à résoudre cette question importante : établiras-tu ou non l’esclavage ?

Il y a beaucoup de pour et de contre.

Si, comme nous gens éclairés, tu avais passé toute ta jeunesse avec les Grecs et les Romains, tu saurais que la vertu est incompatible avec le travail ; qu’il n’y a de noble que le métier des armes, de grand que la guerre, et que nos mains ne sauraient dignement s’exercer qu’aux arts qui servent à la domination ou à la destruction ; ceux qui nous font exister étant essentiellement bas, honteux et serviles.

Il suit de là que, pour faire fleurir la vertu dans ton île, il faut en bannir le travail. Mais en bannir le travail, ce serait en bannir la vie.

Voici comment tu pourrais résoudre la difficulté.

Tu partagerais les Baratariens en deux classes.

Les uns (à peu près 95 sur 100) seraient voués, sous le nom d’esclaves, aux travaux serviles. On les marquerait au front pour les reconnaître ; on les enchaînerait au cou pour prévenir les révoltes.

Les autres vivraient alors noblement. Ils s’exerceraient à la lutte, au pugilat ; ils se perfectionneraient dans l’art de tuer, en un mot, leur seule occupation serait la vertu. C’est ainsi que tu réaliseras la liberté. — Quoi donc ! me diras-tu, la liberté ne peut-elle fleurir qu’à l’aide de la servitude ? — Peut-être.

Médite ces paroles, ami Sancho, et réponds-moi sans retard.


réponse de sancho.


Je me suis fait lire votre lettre par mon secrétaire, et, quoique j’y comprenne fort peu de chose, je m’empresse d’y répondre. À vous dire vrai, je ne m’aperçois pas que j’aie rien appris de bien utile à mon gouvernement pendant le cours de nos aventures ; et même il y a cela d’étrange que la plupart de vos discours me sont sortis de la tête, tandis que les sentences de notre curé, les proverbes de Carasco et surtout les maximes de Thérèse Pança me sont aujourd’hui d’un grand secours. Quant aux exploits dont vous parlez et auxquels vous avez la bonté de dire que j’ai pris ma part, je ne me les rappelle pas non plus, ne pouvant guère considérer comme tels vos singulières luttes contre des moulins ou des moutons, dont d’ailleurs je suis resté le témoin inactif. Mais, au contraire, je me rappelle fort bien les coups de bâton qui m’ont rompu les os, dans le bois où nous avons combattu vingt muletiers.

Enfin me voici, comme vous dites, législateur, prince et gouverneur.

Je prends note d’abord qu’à votre avis la Société baratarienne doit être une machine dont les Baratariens seront les matériaux et dont je dois être l’inventeur, l’exécuteur et le mécanicien. Je me suis fait relire trois fois ce passage de votre honorée lettre, sans jamais pouvoir en comprendre le premier mot.

Les Baratariens, que vous n’avez peut-être jamais vus, sont faits comme vous et moi, ou approchant, car il n’y en a guère qui atteignent à votre maigreur ou à ma rotondité. À cela près, ils nous ressemblent beaucoup. Ils ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, et leur tête, si je ne me trompe, contient une cervelle. Ils se meuvent, pensent, parlent et paraissent tous fort occupés des arrangements qu’ils ont à prendre pour être heureux. À vrai dire, ils ne s’occupent jamais d’autre chose, et je ne comprends pas que vous les ayez pris pour des matériaux.

J’ai remarqué aussi que les Baratariens ont un autre trait de ressemblance avec les habitants de mon village, en ce que chacun d’eux est si avide de bonheur qu’il le recherche quelquefois aux dépens d’autrui. Pendant plusieurs semaines, mon secrétaire n’a fait que me lire des pétitions étonnantes sous ce rapport. Toutes, soit qu’elles émanent d’individus ou de communautés, peuvent se résumer en ces deux mots : — Ne nous prenez pas d’argent, donnez-nous de l’argent. — Cela m’a fait beaucoup réfléchir.

J’ai envoyé quérir mon ministre de la hacienda, et je lui ai demandé s’il connaissait un moyen de donner toujours de l’argent aux Baratariens sans jamais leur en prendre. — Le ministre m’a affirmé que ce moyen lui était inconnu. — Je lui ai demandé si je ne pourrais pas au moins donner aux Baratariens un peu plus d’argent que je ne leur en prendrais. — Il m’a répondu que c’était tout le contraire, et qu’il était de totale impossibilité de donner dix à mes sujets sans leur prendre au moins douze, à cause des frais.

Alors je me suis fait ce raisonnement : si je donne à chaque Baratarien ce que je lui ai pris, sauf les frais, l’opération est ridicule. Si je donne plus aux uns, c’est que je donnerai moins aux autres ; et l’opération sera injuste.

Tout bien considéré, je me suis décidé à agir d’une autre manière et selon ce qui m’a paru être juste et raisonnable.

J’ai donc convoqué une grande assemblée de Baratariens et je leur ai parlé ainsi :


Baratariens !


« En examinant comment vous êtes faits et comment je suis fait moi-même, j’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de ressemblance. Dès lors j’en ai conclu qu’il ne m’était pas plus possible qu’il ne le serait au premier venu d’entre vous de faire votre bonheur à tous ; et je viens vous dire que j’y renonce. N’avez-vous pas des bras, des jambes et une volonté pour les diriger ? Faites donc votre bonheur vous-mêmes.

« Dieu vous a donné des terres ; cultivez-les, façonnez-en les produits. Échangez les uns avec les autres. Que ceux-ci labourent, que ceux-là tissent, que d’autres enseignent, plaident, guérissent, que chacun travaille selon son goût.

« Pour moi, mon devoir est de garantir à chacun ces deux choses : la liberté d’action, — la libre disposition des fruits de son travail.

« Je m’appliquerai constamment à réprimer, où qu’il se manifeste, le funeste penchant à vous dépouiller les uns les autres. Je vous donnerai à tous une entière sécurité. Chargez-vous du reste.

« N’est-ce pas une chose absurde que vous me demandiez autre chose ? Que signifient ces monceaux de pétitions ? Si je les en croyais, tout le monde volerait tout le monde, à Barataria, — et cela par mon intermédiaire !… Je crois, au contraire, avoir pour mission d’empêcher que personne ne vole personne.

« Baratariens, il y a bien de la différence entre ces deux systèmes. Si je dois être, suivant vous, l’instrument au moyen duquel tout le monde vole tout le monde, c’est comme si vous disiez que toutes vos propriétés m’appartiennent, que j’en puis disposer ainsi que de votre liberté. Vous n’êtes plus des hommes, vous êtes des brutes.

« Si je dois être l’instrument au moyen duquel il n’y ait personne de volé, ma mission sera d’autant plus restreinte que vous serez plus justes. Alors je ne vous demanderai qu’un très-petit impôt ; alors vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-mêmes de tout ce qui vous arrivera ; en tout cas, vous ne pourrez pas avec justice vous en prendre à moi. Ma responsabilité en sera bien réduite, et ma stabilité d’autant mieux assurée.

« Baratariens, voici donc nos conventions :

« Faites comme vous l’entendrez ; levez-vous tard ou de bonne heure, — travaillez ou vous reposez, — faites ripaille ou maigre chère, — dépensez ou économisez, — agissez isolément ou en commun, entendez-vous ou ne vous entendez pas. Je vous tiens trop pour des hommes, je vous respecte trop pour intervenir dans ces choses-là. Elles ne me sont certes pas indifférentes. J’aimerais mieux vous voir actifs que paresseux, économes que prodigues, sobres qu’intempérants, charitables qu’impitoyables ; mais je n’ai pas le droit, et, en tout cas, je n’ai pas la puissance de vous jeter dans le moule qui me convient. Je m’en fie à vous-mêmes et à cette loi de responsabilité à laquelle Dieu a soumis l’homme.

« Tout ce que je ferai de la force publique qui m’est confiée, c’est de l’appliquer à ce que chacun se contente de sa liberté, de sa propriété, et soit contenu dans les bornes de la justice. »

Voilà ce que j’ai dit, mon cher maître. Vous ayant fait connaître ainsi mes paroles, faits et gestes, je désire savoir ce que vous en pensez avant de répondre au surplus de votre lettre. J’ai d’ailleurs grand besoin de me reposer, car je n’avais encore rien dicté d’aussi long.

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  1. En publiant ce court fragment d’une brochure projetée, il est de mon devoir de rapporter une réflexion de l’auteur. Je parlais avec regret, devant lui, peu de jours avant sa mort, de ce projet deux fois formé et deux fois abandonné. Il s’empressa de dire qu’il avait bien fait de laisser là ce sujet, et que, dans l’opinion des masses, l’économie politique n’était que trop entachée de positivisme et d’égoïsme. C’eût été, ajouta-t-il, alimenter ce préjugé défavorable que de placer le langage du bon sens, de la vérité économique dans la bouche de Sancho Pança, et le langage du socialisme, de l’utopie dans la bouche de Don Quichotte. (Note de l’éditeur.)
  2. Nous avions quelque peine à comprendre comment Don Quichotte avait pu citer Rousseau, et il nous est naturellement venu à la pensée que ce pouvait bien être Rousseau qui avait fait des emprunts à Don Quichotte. Mais considérant que l’antiquité est le seul sujet d’étude et d’admiration des modernes, nous préférons croire à une simple coïncidence, qui n’a rien de surprenant.(Note de l’auteur.)

    Tous les passages placés entre guillemets ou écrits en italique, sont tirés du Contrat social. (Note de l’éditeur.)