Échalote continue/01/06
VI
Stations sur la Butte.
a y était ! Victor venait décidément de prendre une résolution qui le sortirait de son aquarium et le lancerait dans les airs. Il était l’homme du progrès. Quand la bicyclette était en vogue, il avait cru pouvoir gagner sa vie en pédalant ; quand l’automobile fut à son avènement, il postula pour piloter une marque de voiture, et, quand le pari mutuel tolérait le pari privé, il s’employa chez un bookmaker.
Or, affligé d’un de ces poils dans la main qui eût pu lui servir de canne, il ne fit que passer dans ces différentes situations. Les jambes trop faibles pour les matchs de bicyclette, la tête trop fragile pour la trépidation de l’auto, les doigts trop disjoints pour conserver la bonne galette du public des courses et la remettre à son patron, il aurait prolongé sa période de chômage et de flemme si un camarade ne s’était offert à l’initier aux voluptés de l’aviation. Ce camarade avait traité avec l’inventeur d’un quadriplan. Or, non seulement l’inventeur était toqué, mais l’appareil était ridicule, et l’ami de Victor, qui avait déjà volé sur des boîtes à biscuits et des garde-manger, ne tenait pas à prendre son essor au milieu d’une pile de draps.
Et il avait pensé au mari d’Échalote, le sachant fanfaron et casse-cou.
Dans le milieu échalotiste, cette proposition avait été acclamée. Friquette des Paillons posait à la sportswoman, la Grande Bringue se passionnait pour toutes les questions scientifiques, et Échalote, toujours en quête d’une aventure qui pourrait mettre son nom et sa petite personne en avant, se voyait déjà l’épouse d’un aviateur célèbre, et, songeant aux fêtes si justement organisées en l’honneur des vainqueurs de l’air, se réjouissait à l’idée de participer aux banquets offerts à son époux et soupesait la conversion en objets mobiliers du montant des prix.
Dans le groupe Plusch et consorts, l’emballement, bien que d’un autre ordre, n’était pas moindre. On entrevoyait la possibilité d’un accident et le refuge, dans les bras protecteurs des Embêtés du Dimanche, d’une mignonne veuve impénitente.
Les premières leçons de Victor eurent lieu sur le champ de casseroles crevées et de tessons de bouteilles du maquis montmartrois. Les riverains de la rue Caulaincourt, les jours exempts de vent, suivaient avec curiosité les évolutions de cette machine bizarre, ni oiseau ni ballon, qui, durant une tonitruante pétarade, avançait sur ses roues, teufteufait, tremblotait, ne s’élevait pas, retournait à son point de départ, recommençait son tapage d’enfer, refilait vers la plaine aux détritus, pétaradait toujours et ne s’envolait jamais.
Le succès était mince, mais on avait l’avenir devant soi. En attendant, après chaque expérience on arrosait ses efforts de quelque tournée de picolo, et, quand la température était douce et quand Échalote et Friquette étaient libres, on ne résistait pas au plaisir de terminer la journée en ce lieu de délices, où les cabanes de chiffonniers voisinaient, il y a une année encore, avec les bouchons à tonnelles. Depuis, des immeubles majestueux, dont les vitraux se rehaussent de la sempiternelle cigogne qui picore un brin d’herbe, ont chassé la plupart des hôtes coutumiers, mais les ébats ailés de Victor étaient de la belle époque des locataires miteux.
Parmi les bouchons, il était un établissement particulièrement pittoresque. Manège à vélos pendant le jour, il se transformait le soir en une sorte de guinguette où, moyennant la consommation d’un bock ou d’un sirop, chacun pouvait y chanter ou y déclamer la sienne. Tous les artistes amateurs de la Butte, les ténors qui, le jour, sont barbouilleurs, les soprani qui sont couturières, les comédiens, les tragédiennes, qui sont ouvriers ou arpètes, s’y donnaient rendez-vous.
Il plaisait à Friquette des Paillons, à Victor et à Échalote, de se mêler à ces réunions. Ils y retrouvaient des amis de jadis, et certains, au courant de l’ascension artistique et mondaine de Mme Victor, intercédaient auprès d’elle pour qu’elle condescendît à les faire profiter de sa voix de fausset et de ses gestes de poupée mécanique. Elle ne s’y refusait pas : les dispensateurs d’émotions précieuses sont charitables aux profanes. Et, sur l’instable tréteau qui fascinait l’assemblée, on put admirer plus d’une fois l’Échalote des grands soirs, l’ex-gommeuse aux bras de naine, qui savait, d’un mouvement canaille, exhiber ses jarretières à flots roses.
Il arrivait souvent, dans ce music-hall champêtre, des incidents regrettables. Telle Rachel de banlieue, qui venait de hurler son rôle, regagnait sa place pour faire à son mari la scène supplémentaire nécessitée par la tenue de ce citoyen et d’une spectatrice durant les occupations théâtrales de la légitime. Tel Frédérick Lemaître, vu le nombre des bouteilles ingurgitées dans un acte de cabaret, rejoignait le public en titubant et menaçait de son couteau ceux qui le rembarraient. Telle brunisseuse, pour avoir trop payé de sa personne dans une valse d’amour à la Paulette Darty, piquait une crise d’épilepsie à la ritournelle finale.
Le Cabaret des Assassins.Ces intermèdes parvenaient à indisposer Victor qui, pour changer d’air et de voisinage, proposait une station dans quelque estaminet moins populeux. Le trio se hissait alors, par les rues Girardon et de l’Abreuvoir, jusqu’au Cabaret des Assassins, sorte de maisonnette mystérieuse protégée par une barrière rustique. Après une descente de trois marches, on accédait à une salle
sombre et enfumée, où des pochades, des moulages et des affiches tapissaient les murs, tandis qu’un immense Christ de torchis, ruisselant de vermillon, semblait pleurer ses divines souffrances sur le parterre des buveurs. Dans un angle, une
vaste cheminée de plâtre sertissant des têtes de mort gagnait le plafond. Des souris blanches y vivaient en famille, et, insouciantes des bruits environnants, trottinaient sur les crânes, rentraient dans les orbites et ressortaient par les
mâchoires édentées. Au plafond, dans une cage de bois, un corbeau taciturne somnolait sur une
patte, insensible à la fumée qui envahissait son perchoir.
Le tenancier, qui s’habillait comme un Lapon. (P. 80).
Le tenancier, qui ressemblait à Verlaine et s’habillait comme un Lapon, allait d’une table à l’autre, une guitare sous le bras et à chaque invite s’asseyait,
faisait vibrer les cordes de son instrument et entonnait, d’une voix en demi-teinte, quelque chanson du vieux temps.
Il y avait de tout dans cette auberge, des apaches et des filles, des poètes et des esthètes. Des amants mélancoliques et purotains s’y dondaient rendez-vous et de vieux bohèmes y séjournaient, falots et silencieux. Dans la pénombre on distinguait parfois le pâle faciès de Jehan Rictus ou le feutre de Bruant. Le cadre était en harmonie avec la détresse de l’amour, du crime, de l’art incompris, avec le besoin de silence des âmes compliquées et vaincues. C’était le dernier endroit de la Butte ayant gardé une couleur locale et qui, tout en évoquant une beuverie de Rembrandt, permettait aux excursionnistes de croire à leur initiation montmartroise.
Échalote elle-même se sentait pleine de respect en pénétrant dans cet antre et, quand un client galant se risquait à lui demander une chansonnette, elle se récusait, comprenant inconsciemment que les refrains de café-concert seraient un blasphème après les ballades de Charles d’Orléans et les stances de Ronsard.
La Grande Bringue était une des habituées du lieu. Bas bleu raté, romancière qui ne pouvait placer ses élucubrations, elle trouvait aux Assassins la compensation à ses dégoûts d’institutrice spécialisée et le baume bienfaisant à son âme emplie de leurres et d’idées fausses. Par ce même principe, elle avait, jusqu’ici, jugé la présence de Victor néfaste à son recueillement. Volontiers elle eût placardé à la porte une interdiction d’entrer à quiconque n’avait pas donné ses preuves de supériorité intellectuelle. Et, logique avec son déraisonnement, elle serrait la main du dernier des bandits.
Cependant elle commençait à ne plus réserver au mari d’Échalote ses boniments aigres-doux et sa figure la plus revêche. Le vol lui faisait oublier la natation, et devant un aéroplane et son pilote elle s’inclinait.
Il était d’ailleurs convenu qu’elle aurait à mettre en vers le premier succès de l’aviateur. Ne doutant pas des applaudissements qu’obtiendrait cette ode, dont les pieds, déjà, s’agitaient dans sa cervelle, elle ne perdait pas l’occasion de stimuler l’ardeur de l’apprenti oiseau.
Si bien que, en attendant la célébrité, les hymnes de gloire, les arcs de triomphe, l’apothéose du courage et le couronnement de Victor, tous les amis d’Échalote, comme les héros de la rengaine, étaient gais et contents.