Échalote continue/01/09
IX
Où l’on voit M. Dutal, qui n’était que maboul, devenir tout à fait louftingue.
n vent de folie soufflait sur la Butte. Le plus atteint était incontestablement ce malheureux Adhémar Dutal qui, depuis le duel au siphon,
donnait les plus grandes inquiétudes à sa famille. Ne l’avait-on pas vu étreindre sa vieille nourrice, promue aux fonctions de bonne à tout faire, en
l’appelant Échalote ; serrer les mains de son père après avoir soupiré : « Mon pauvre Plusch, ce que nous le sommes, tout de même ! » et foncer sur l’écaillère qui ouvrait des portugaises au bas de sa maison en hurlant de toute la force de ses poumons : « À bas les poissons ! Hou ! Hou ! »
On ne se toque pas impunément d’une Échalote. Le relent d’une telle femme vous monte vite au cerveau et Mme Victor, avec un peu de psychologie, eût pu constater que toucher à son corps correspondait au contact de la machine électrique. L’appareil ne bronche pas, mais les expérimentateurs sont foudroyés.
Un poète de Montmartre, le plus solide et le plus clairvoyant des poètes, n’avait-il pas un jour frémi de la pointe des cheveux à celle des orteils simplement parce que, pour le faire taire alors qu’il se laissait aller à une dissertation philosophique sur le vice triomphant, Échalote lui avait mis un doigt sur la bouche en prononçant ces paroles lapidaires : « Ta bouche, bébé, t’auras une frite ! » Il avait pâli, il avait verdi, lui le poète qui se croyait guéri des faiblesses masculines et prétendait ne frissonner qu’à bon escient.
La veille, au cabaret du Soleil Blond, une femme du monde lui avait fait des avances sous la forme d’un poulet parfumé à l’opopanax, où il était écrit qu’on l’attendrait à la sortie pour le conduire en un cabinet où miroitait la galantine à la gelée et le brocart d’un divan. Artaxercès lui-même n’eût pas séduit ce prince du verbe, et voilà qu’un doigt, un seul doigt posé sur ses lèvres troublait sa quiétude et ses opinions cuirassées.
Une muse locale et son bien-aimé.— Sacrée gonzesse, — murmura le poète, — si je te tenais dans mon pucier,
je te prie de croire que je te dirais deux mots.
Comme on était chez Robinet et que M. Plusch et la Grande Bringue s’y livraient à leur pâture quotidienne, il lui en scanda plus de deux :
— Arrière, moderne courtisane ! Vade retro, Messaline ! Apollon ne joue pas de la flûte avec l’index de son prochain. Remettez votre doigt dans vos narines et laissez-moi parler.
Mais, après ce bel acte d’énergie, sa parole fut difficile et sa langue empâtée. Échalote, une fois de plus, avait mis le désarroi dans un organisme.
« La femme qui trouble malicieusement l’âme d’un vidangeur et qui ne se livre pas, aussitôt après, à ce vidangeur, sera jugée par un tribunal de prostituées et d’homicides » dit Léon Bloy.
Un couple d’esthètes.Échalote, qui ne troublait que les esprits élevés, les malins comme M. Plusch, les moralistes comme Dutal, avait le droit de se réserver. Elle le faisait, en effet, et de plus en plus pour Victor, lequel, après avoir enfin
volé du tas de tessons de bouteilles du maquis de la rue Caulaincourt au trottoir de la place Constantin-Pecqueur, ne doutait plus de ses dispositions aviatrices.
Le poète s’en consolait à sa manière auprès des muses locales, car il est encore à Montmartre, malgré le commerce des amantes professionnelles, quelques esthètes aux cheveux plats pour qui le bonheur tient dans un baiser.
Celles-ci, certes, n’eussent pu chérir aucun des Embêtés du Dimanche, ni même le nébuleux Adhémar. La muse aime l’amour et les biceps ne lui font pas peur. Laissant aux salariées de la tendresse les minauderies, les réticences, les maux de ventre et les syncopes, elle s’enflamme pour un sonnet et ne s’éteint pas d’elle-même. L’homme qui allume son cœur s’y brûlera à son gré, car le feu du caprice, comme celui du sarment, flambe vite et chauffe dru.
Échalote méprisait les poètes et les muses. Le café-concert lui avait enseigné l’art de la calembredaine, et qui ne la faisait pas « rigoler » était indigne d’elle. Pour lui plaire M. Dutal avait, un soir d’épanchement, consenti à rimer contre la Grande Bringue, laquelle, à force de chapitrer Échalote, se faisait prendre en grippe :
Ô amour d’une muse ! Amour que nul n’oublie !
Poire réconfortante et qu’un clan s’approprie !
Rien qu’en sollicitant pour le droit d’y goûter,
Chacun a son pépin et tous l’ont en entier.
Or, Adhémar, en se livrant à cette piteuse parodie, tapait faux. L’honneur de la Grande Bringue, comme le veau d’or, était toujours debout, et personne sur la Butte n’avait encore obtenu le droit d’explorer l’intimité de l’incompris bas bleu.
Il était écrit que tout tournerait au détriment de ce Lovelace à la manque, de cet Othello à l’eau de Seltz. Mais on ne joue pas au croquet avec son cœur sans risquer de s’asséner une bonne fois l’irrémédiable coup de maillet. Adhémar avait trop abusé de ce viscère qui, meurtri, vidé, trituré, inconsistant, venait, par un phénomène anatomique, de lui monter au cerveau.
Depuis quelque temps sa famille guettait et redoutait la catastrophe. Elle se produisit lors d’un banquet offert à M. Dutal père à propos de l’éclosion d’un poireau à sa boutonnière. C’était justice : depuis trente ans ce contribuable fabriquait des engrais chimiques et le sol républicain lui devait beaucoup.
Par bienséance on avait placé l’héritier de la gloire et de la fortune près d’une douairière tombée dans la panade. Cette dame, qui mangeait péniblement, parlait peu. Par contre, elle savait écouter et suivait avec attention les débats ouverts entre deux convives au sujet d’une récente affaire mi-criminelle, mi-amoureuse. Comme la dame, après la plaidoirie profane d’un convive, opinait des papillotes : « Hein ! ça t’émoustille cette histoire, vieille passionnée ! » lui souffla Adhémar, après l’avoir gratifiée d’un formidable coup de genou ! La dame menaça de s’évanouir et, pour ne pas troubler davantage la petite fête, on fit sortir le malappris. La roche Tarpéienne est près du Capitole. Des sommets de la fierté filiale Adhémar tomba dans la misère du cabanon.
La nouvelle de ce malheur se répandit assez vite dans Montmartre. Pour évaluer son désastre, Échalote expédia Victor aux renseignements. L’aviateur en revint les larmes aux yeux. Il avait eu la confirmation, chez les fournisseurs de la famille Dutal, de la tuile qui leur tombait. Pourtant il restait un espoir : Adhémar n’était pas interné et on le douchait à domicile.
L’avenir s’annonçait mal. C’était l’époque des étrennes. Victor avait à en recevoir. Pour comble de guigne, M. Plusch, qui venait de se remonter en chaussures, était désargenté.
— Échalote, ma gosse, va falloir changer ton fusil d’épaule, — décréta Victor, une nuit, dans le tête-à-tête de l’oreiller.
— J’y pense et j’en ai le taf.
— Bah ! un clou chasse l’autre ! Un amant de perdu, dix de retrouvés !
— Les temps sont durs…
— Chut… Écoute… — fit Victor. — On joue du violon dans la rue.
Une cacophonie étrange montait jusqu’à eux. La Berceuse de Jocelyn, coupée de matchiche et d’airs d’Offenbach, rompait le silence de l’impasse Blanche-Neige. Des coups d’archet aigres tentaient des pizzicati, des arpèges échevelés, des notes tremblées sur la chanterelle. Soudain une voix accompagna l’instrument :
La môme Échalote, ohé !
Viens à ta fenêtre.
C’est l’amour qu’est à tes pieds,
Montre ta frimoussettre.
Je t’aime, tu le sais bien ;
Oh ! descends, ma blonde.
En dehors de ton joli sein,
C’est la fin du monde.
— Qu’est-ce qui vient goualer à cette heure ? — bougonna Victor. — Va donc z’yeuter.
Échalote, très flattée de cette aubade, était déjà hors du lit. Soulevant les rideaux elle inspecta la rue.
— Non ! non ! c’est impossible, je rêve ! — s’écria-t-elle.
— Quoi qui n’y a ?
— Vite, vite, viens voir, c’est lui, le louftingue, tout nu, qui grince du jambonneau.
Il n’y avait pas à en douter. C’était bien M. Dutal qui, vêtu d’espadrilles, d’un collier de marrons, d’un chapeau haut de forme, et sans la moindre feuille de vigne, jouait et chantait, en l’honneur de sa belle, un pot-pourri de sa composition.
Comment était-il là ? Par quel stratagème s’était-il enfui de la maison paternelle où on le soignait ? Mystère et acrobatie.
— C’est pas tout ça, — déclara Échalote, — il va attraper la crève et on m’accusera de zigouiller mes amants. Les gens sont si bêtes ! J’ai déjà une assez sale réputation depuis que le père Plusch a pleuré dans tous les gilets de la rue Lepic. Si celui-là continue à me faire de la réclame, où irons-nous ? Grouille-toi, passe tes frusques et va lui porter un pardessus. Il faudra aussi le reconduire chez lui. Parole ! il commence à me faire de la peine. Et puis le daron sera content de nos bontés. Tiens, v’là le portemornifle, prends un sapin, faut bien faire les choses.
Quand Victor fut habillé, sa femme lui planta un baiser sur l’œil.
— Va vite, mon titi, et pardonne-moi de t’infliger ce coup de rasoir. C’est pas ma faute, je suis sensible, et puis, ne le perdons pas de vue… il a peut-être fait son testament.
Après quoi, tranquille comme toute petite personne qui vient d’accomplir un devoir, elle se reglissa dans les draps tièdes et s’endormit, l’esprit à l’aise.