Échalote continue/01/11
XI
Où l’on voit que pour être archéologue
on n’en est pas moins homme.
algré la quarantaine, le phylloxéra dans ses propriétés, un mariage déplorable et un embonpoint excessif, M. Masespatat-Quantébist avait conservé les illusions de sa jeunesse. Il en avait encore gardé la foi naïve et n’eût, pour un empire, contrecarré les idées de sa femme, laquelle ne se fût pas mise à table un vendredi pour y manger gras. Seulement, M. Masespatat-Quantébist étant gourmand et elle-même ne renâclant pas sur un beau morceau, la cuisinière avait l’ordre de choisir, dans le programme maigre, les plats les plus consistants. Aussi mangeait-on dans cette maison, les jours de jeûne, de succulents canards sauvages ou de fines sarcelles. Ce n’est pas de la viande, dit l’Église, et il s’en fallait de l’épaisseur d’une soie que la maritorne ne leur servît quelque copieux jambon ou quelque lard magistralement
fumé, le fermier de M. Masespatat-Quantébist lui ayant assuré qu’après avoir jeté son cochon à la rivière il avait acquis la certitude que cet animal, nageant comme les poissons, pouvait leur être assimilé.
En conséquence, le confortable régnait dans cette demeure de Béziers, dont la manie archéologique du propriétaire avait fait un musée gallo-romain. Des crânes trouvés en labourant ses vignes, des stèles plus ou moins effritées recueillies sur les garrigues, des tronçons de glaives ou d’outils découverts au hasard des fouilles, M. Masespatat-Quantébist s’était composé une collection, à son avis fort rare, mais qu’aucun musée ne lui jalousait.
Au surplus, c’était un homme heureux de peu, qui s’habillait de gros souliers, d’un pantalon de hussard, d’une vareuse et se coiffait de petits chapeaux mous, dits frivoles.
Pour un seul coup de canif dans le contrat, il avait goûté au fiel du désaccord conjugal. En échange des quelques soirées de volupté passées en ville, Mme Masespatat-Quantébist lui avait réservé plusieurs années de scènes, de grincements de dents, d’assiettes cassées de colère et de mépris
latent. Encore, si son mari l’avait trompée avec une femme de son monde, une dame de la bourgeoisie de Béziers, elle lui eût peut-être accordé le bénéfice des circonstances atténuantes. Mais non, il avait été se salir dans les bras d’une chanteuse ambulante, il
M. Masespatat-Quantébist.
avait été compromettre le nom des Masespatat-Quantébist dans une intrigue de soldat ivre.
— Poupoule, tu as tort de t’emporter ainsi, — avait protesté le Biterrois. — J’ai fauté, je l’avoue. Mais, crois bien que, même sans la découverte du pot aux roses, je ne me serais pas embourbé. Tu as su que j’avais emmené cette personne dîner au restaurant. Eh bien, je t’assure que rien que ce repas m’a dégoûté d’elle. Comprends-tu que je n’ai pu l’empêcher de mettre son assiette sur ses genoux et de tutoyer les garçons ! Tout homme peut avoir une minute d’erreur, mais, franchement, un savant comme moi ne se commet pas longtemps dans une telle aventure.
Le fait est que son parti était bien pris de ne plus s’adresser aux horizontales du Languedoc. Il rêvait de la seule, de l’unique capitale, de ses plaisirs et de ses petites femmes. Après avoir, par une conduite exemplaire, rattrapé l’estime de son épouse, il comptait bien faire un saut vers la Ville-Lumière et y chauffer son cœur aux feux des prunelles parisiennes.
Quand l’occasion se présenta d’aller en délégation se retremper dans de plus nombreux vestiges du passé que ceux de sa propre collection, on devine qu’il n’hésita pas. Les savants de Béziers se doivent à leur gloire, et Mme Masespatat-Quantébist eut à s’incliner devant les nécessités de l’érudition.
En vérité, ces savants étaient tous de pauvres maris soucieux de ne pas troubler la quiétude de leurs compagnes mais désireux de s’amuser un brin. Après la visite aux musées, après le dépôt, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, d’un rapport sur leurs travaux, on conçoit que les Biterrois ne tenaient guère à se coucher comme les poules. Pour être archéologue on n’en est pas moins homme et il est rationnel de passer des civilisations mortes aux civilisations vivantes. Si Lucrèce, Messaline et Poppée ne sont pas dans une amphore, nos Cléos, Oteros et Lianes ne sont pas dans une bouteille. Après s’être documenté sur les premières il est juste de se tuyauter sur les secondes.
Nos Biterrois sollicitèrent des lettres d’introduction auprès de nos reines de la galanterie. Hélas, ils avaient fui le Languedoc à l’époque où le soleil tape le plus dur, et Paris, lui aussi, était déserté par la société chic. Force leur fut donc, faute de ne pouvoir excursionner dans le quartier Marbeuf et la Plaine-Monceau, de se rabattre sur Montmartre.
C’est ainsi que, par les minuits tropicaux, ils prirent part aux bains de vapeur des restaurants de musique et de danses.
On a vu le résultat de leur initiation rapide aux mœurs de ces établissements. Tandis que les uns s’hypnotisaient sur les pantalons roses des odalisques, que les autres philosophaient, M. Masespatat-Quantébist ne perdait pas son temps et glissait une adresse à Échalote.
Une adresse jetée à ces petites bonnes femmes n’est jamais perdue. Deux jours plus tard l’archéologue recevait la prière de se trouver au square d’Anvers entre chien et loup, c’est-à-dire à l’heure où les amoureux pullulent au point de laisser inaperçu tout nouveau rendez-vous.
M. Masespatat-Quantébist, qui avait acheté un bouquet de réséda pour se donner une contenance, était ému. L’amour est éternellement candide chez celui qui ne pratique l’adultère que tous les dix ans. Quand Échalote parut, son soupirant bafouilla :
— C’est vous… Petite Persillade, c’est vous !
— Si lou plaît ?
— Oh ! pardon… Je voulais dire Échalote.
C’était bien là sa veine, il commençait par une gaffe ! Décidément sa femme avait raison de lui répéter que l’abus du tabac fait perdre la mémoire des noms propres. A-t-on idée de confondre Échalote avec Persillade ?
Il restait aphone, foudroyé par sa bêtise. Son bouquet au bout des bras, il contemplait Mme Victor.
— Eh bien, quoi, — fit celle-ci, — pourquoi me regardez-vous ainsi avec des yeux en boules de loto ? Je ne suis pas un train.
Il ne comprit pas la délicate allusion, mais il entendit la voix, une voix fraîche, avec un rien d’accent des faubourgs et qui le changeait de tous les organes de Languedociennes.
— Oh ! comme vous parlez bien ! — soupira-t-il. — Comme vous prononcez pointu ! Comme vous pincez agréablement la voyelle !
— Vous trouvez ?
— Je trouve.
— Eh bien, trouvez donc aussi un banc pour poser mes gîtes à la noix.
C’était difficile, la municipalité parisienne n’ayant jamais fait le recensement de ces parties d’individus à la recherche, les soirs d’été, d’un reposoir.
— Au fait, j’y pense, — s’écria soudain Échalote, — j’ai une copine qui loge rue Turgot, sa clef est chez la lourdière. On sera mieux pour causer. Ici ça sent les autobus.
« Déjà ! déjà ! — songeait M. Masespatat-Quantébist, — comme elle va vite en besogne ! Entre quatre murs je ne saurai jamais lui parler. »
Il n’osa pas davantage soulever d’objections à la proposition de son flirt. C’eût été si bon, pourtant, de se promener au clair de lune ou encore de héler un fiacre et d’aller vers la fraîcheur du Bois ! Et puis il lui aurait plu de prolonger la connaissance, d’apprendre à aimer cette enfant, de jouer un tout petit instant au fiancé.
En attendant, ses résédas à la main, il emboîtait le pas à sa conquête.En attendant, ses résédas à la main, il emboîtait le pas à sa conquête.
« Tiens, — observait-il, — elle marche comme les pintades. C’est la faute à ces sacrés talons Louis XV. Pourvu qu’elle n’ait pas de varices ! » Il se trouva enfin, après avoir gravi une paire d’étages, dans un appartement tendu d’andrinople et de calendriers.
Échalote le débarrassa de ses résédas, de son chapeau frivole et le fit asseoir. Après quoi, prenant place sur les genoux du Biterrois, elle reprit la conversation :
— Est-on à son aise ici ? Au fond j’ai horreur des balades dans les squares. C’est mal porté.
— Quel âge avez-vous, ma mignonne ? — questionna M. Masespatat-Quantébist.
— Passé vingt et un ans.
Elle en paraissait toujours douze.
« Et il est des gens, — songea encore le Biterrois, — pour prétendre que les plaisirs flétrissent la beauté. »
Mais il ne parlait qu’à de longs intervalles.
— Vous êtes bien raplapla, — remarqua Échalote.
— Je suis un Méridional silencieux.
Dieu qu’il était mal à l’aise ! Il devinait pourquoi la mâtine l’avait entraîné dans ce logement et l’audace lui manquait pour étaler sa clairvoyance. Allons ! un peu de courage, que diable ! Vous compromettez le Midi, monsieur l’archéologue !
— Hum ! hum !
— Quoi ?
— Ma chérie…
— Après ?
— Si nous procédions à notre nuit de noces ?
Échalote éclata d’un rire de grelot. Pour un type, elle pouvait se vanter d’avoir rencontré un type. De mémoire de femme facile c’était la première fois qu’on lui parlait ainsi. Ah ! si Victor avait entendu la proposition ! Victor qui, au sortir de leur cérémonie nuptiale, lui demanda si, histoire de ne pas faire comme les autres jours, on serait sages.
— Dans mon pays, — reprit M. Masespatat-Quantébist, — il est d’usage de porter aux jeunes mariés, dès qu’ils sont couchés, une panade solidement poivrée et un verre de pippermint. Ce sont les garçons d’honneur qui surveillent ce repas.
— Zut ! on est brillant dans votre patelin !
— Tranquillisez-vous, petite, ce n’est qu’une coutume. Les savants de Béziers même n’en ont point besoin.
Et, comme Échalote avait l’air d’en douter, il le lui prouva.