Échalote continue/01/13
XIII
Location de plume.
n prenant congé d’Échalote, M. Masespatat-Quantébist lui avait posé cette encourageante question :
— Et maintenant, mignonne, formule un vœu, dis-moi ce que je pourrais bien t’offrir pour te rendre parfaitement heureuse.
Il l’avait déjà gratifiée de quelques bijoux, de deux costumes et d’une coquette collection de billets bleus. Qui aime bien, récompense bien.
— Vrai ? — s’écria Échalote, — si je vous dis mon envie, vous me la paierez ?
— Sans aucun doute.
Elle réfléchit un instant avant de lâcher le grand mot.
— Voilà : je voudrais faire un roman.
M. Masespatat-Quantébist, ayant laissé toute liberté au désir d’Échalote, s’attendait, certes, à quelque chose d’original. La jeune personne dépassait ses espérances.
— Un roman, diable ! Mais c’est quelque chose ! Et c’est même quelque chose de fort encourageant, car cela signifie, ma chérie, que tu tiens à occuper tes loisirs. Seulement, je n’entrevois pas le service à te rendre. Peut-être as-tu pensé à ma collaboration ? Dans ce cas, je me récuse. L’imagination n’est pas le fort des archéologues, qui ont plus besoin de documents que de chimères.
— Oh ! — répondit Échalote, — je n’ai pas besoin de vous.
— Et de qui donc as-tu besoin ? — interrogea M. Masespatat-Quantébist, qui ne fit pas une minute l’injure à Échalote de la croire disposée à s’atteler à une table pour y noircir du papier.
— La Grande Bringue me torchera un livre un peu suifé. S’pas, j’ai qu’à lui raconter ma vie.
De très bonne foi, toute femme croit avoir vécu un roman et ne doute pas que ce roman puisse passionner l’univers. Échalote ne faillissait pas à la règle. Comme l’époque est aux Mémoires, au Journal de la petite Chose, aux Cahiers du jeune Machin, elle ne doutait pas du succès qu’obtiendraient, au près des masses, ses confessions amoureuses. Le concert ne lui ayant pas réussi, elle tenait à tâter d’une autre profession. Rien ne l’empêchait de se jeter dans les lettres, puis que ce métier a ses nègres et qu’avec un peu d’argent on se réserve une notoriété d’autant plus rapide que le procédé est plus enfantin.
Mais Échalote ne sondait pas à ce point l’honorabilité des professions. Elle voyait le monde au bout de son nez en pied de marmite et ne s’expliquait pas les raisons qui lui feraient refuser une aubaine si cette aubaine était capable de claironner son nom. De plus, M. Dutal, statisticien au temps de sa lucidité, lui avait autrefois annoncé que la France comptait plus de cinq mille femmes de lettres. Rien ne s’opposait donc à ce qu’elle se mêlât à une phalange encombrée où tous les talents ne sont pas obligatoirement supérieurs à celui de Mme de Sévigné ou égaux à celui de George Sand.
Dès lors, la marotte avait germé, poussé, et, en l’avouant à Véronique Sirop, elle s’attendait à ce que la pauvre fille s’offrît pour hâter son éclosion.
— Je veux être célèbre, — lui avait déclaré Échalote. — Et puis, il y a assez longtemps qu’un tas de zigoteaux me cavalent sur la pastèque. On a l’air de m’aimer, de me dorloter ; au fond, on est jaloux de moi. Allez, j’en ai vu des choses et des gens, et j’en sais des histoires, et j’en connais des mensonges ! Alors, s’pas, ça me vengerait des mufles et des fourneaux.
La Grande Bringue, pour qui l’existence était une perpétuelle course à la pièce de cent sous, approuva l’idée de son élève. Pour sa part, elle ne demandait que le paiement de ses deux termes en retard chez son propriétaire, plus le pain et le tabac nécessaires à sa subsistance et à son inspiration durant l’enfantement du produit échalotesque.
— Avec trois cents francs, vous en verrez la farce, — dit-elle à l’ambitieuse Mme Victor.
C’était une paille, et M. Masespatat-Quantébist était de taille à l’avaler. Il regagna Béziers après avoir fait le nécessaire auprès de l’officier ministériel qui troublait le repos de Mlle Sirop et après avoir assuré à l’entrepreneuse de romans, tant que durerait le travail, une mensualité de bonne à tout faire.
Victor s’élevant dans les airs à la hauteur des poulaillers, Échalote se livrant à l’art d’écrire, il n’en fallait pas davantage pour que ce couple sympathique devînt le sujet des conversations de la haute Butte.
Les artistes les moins timorés sollicitèrent d’être reçus impasse Blanche-Neige ; d’autres trouvèrent plus pratique d’attirer le ménage chez eux comme attraction.
La renommée n’a pas cent bouches pour ne point bavarder un peu partout. Bientôt les particuliers ne furent plus seuls à s’arracher les deux phénomènes. Une société venait de se fonder, qui, sous le nom de l’Erato, avait la mission de faciliter les rapports courtois entre gloires et étoiles montmartroises. Chaque dimanche, dans la salle en cloche à melons du restaurant du Roc Helvétique, on se réunissait devant un tréteau où se jouaient les dernières conceptions des affiliés, depuis le solo pour trombone du blackboulé au prix de Rome, jusqu’aux cinq actes en vers du poète hirsute, avec intermèdes de chansonnettes, de conférences et de prestidigitation. La soirée se terminait sur une sauterie familiale coupée de bocks et de grenadines. C’était correct et réconfortant.
Une gerbe de pétunias lui fut remise par la personne la plus innocente de l’assemblée.L’Erato ne se fût pas tenue au courant du mouvement
artistique si elle avait omis de s’assurer l’adhésion de Mme Échalote et de son mari volant. On poussa même la délicatesse jusqu’à recevoir la pimpante autoresse en séance solennelle, tous membres présents, et une gerbe de pétunias lui fut remise par la personne la plus innocente de l’assemblée, en l’occasion une blanchisseuse de quatorze ans, timide et grasse, qui ne sortait
qu’accompagnée de madame sa mère et disait le monologue avec pétulance.
Par des sautillements comparables à ceux de la puce dans la poudre de pyrèthre. Échalote témoigna sa félicité.
— Avais-je pas raison, — glissa-t-elle à Victor, — de vouloir te conduire dans les salons ? Tu vois si les gens distingués ont de belles manières ! Ça te change un peu de Nini la Moche, de la môme Tirelire et de toutes les rombières de la place Blanche.
— Oh ! — murmura Victor, — pour ce que j’en faisais !
— Possible, mais on se compromet tout de même.
À partir de cette cérémonie, Échalote prit à cœur de parfaire son éducation intellectuelle. Elle se montra dans les grands théâtres. « En plus que ça vous forme les idées, on peut avoir un voisin de fauteuil qui s’embête, s’pas ? » Elle acheta aussi des livres. Une romancière qui se respecte doit connaître quelques-uns des chefs-d’œuvre pondus avant les siens.
Elle put dès lors se permettre certaines critiques sur les préférences du public, et, en regard du jugement des grands bourgeois, elle osa donner l’opinion de la petite basse-cour. C’est ainsi qu’elle revint désappointée d’une représentation de Carmen.
— La musique n’est pas trop mal, — concéda-t-elle, — mais l’histoire est d’un vulgaire !
Pour les lectures, elle tomba d’abord sur la Dame aux camélias. Après en avoir parcouru les dernières pages, elle y trouva de l’intérêt. Elle lut alors les pages du milieu. L’intérêt augmentant, elle dévora le début du livre.
— C’est rudement beau ! — s’écria-t-elle. — Seulement, cette Marguerite Gautier qui dit à son gigolo : « Songez donc : je suis une femme à qui il faut soixante mille francs par an », est une purée. Je connais, moi, des gonzesses du quartier Monceau qui dépensent deux fois plus.
Comme elle faisait le plus souvent ses réflexions à Cocardasse, où M. Plusch consommait mélancoliquement de nombreux cassis à l’eau de Seltz, les Embêtés du Dimanche finissaient par s’exaspérer de l’ascension de cette mauviette.
— Eh ! retourne donc vendre tes pommes, — ronchonnait l’Homme au Supplice Indien, — ça vaudra mieux que de nous assommer de ton imbécile prétention.
— Tu ne seras jamais qu’un bas bleu en rupture de jarretelles, — assurait le Roi des Terrassiers.
Mais M. Plusch, plus sage, leur coupait la parole :
— Laissez-la faire, elle est sur le point de devenir célèbre, à la manière de la Merelli. Victor se chargera de sa publicité. Nous n’avons pas fini de rire. Et puis, quand elle aura amusé la galerie et que ses seins en mandarine seront ridés, nous la verrons tenir une échoppe à journaux ou un chalet de nécessité. Voyons, voyons, mes amis, êtes-vous nés d’hier et ne savez-vous pas que tout arrive ?
— Tout, oui, tout, — tempêta Échalote, — sauf le cresson sur ton caillou, espèce de vieux dur à cuire. Et puis, tenez, je vous ai assez z’yeutés. Bonsoir, la compagnie ! Mon livre va paraître, et vous allez voir ce que vous prenez !
— Tiens, en attendant, prends donc ça ! — fit M. Plusch en lançant à son idole une claque sonore.
Échalote ne broncha pas. Déjà l’orgueil d’être plus qu’une femme ordinaire lui donnait de l’endurance. Elle emporta sa gifle et se jura de l’utiliser.