Échalote et ses amants/08

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 85-94).

VIII

Les cinq à sept de ces dames.


Je sçais cent honnestes hommes cocus.
Montaigne.
(Essais, liv. III, chap. V.)


Échalote était délicate et avait le ventre sensible. C’est du moins ce qu’elle avoua à M. Plusch, après quelques semaines de liaison, alors qu’elle le supposait assez habitué à elle pour accepter ses maladies ou ses malaises.

— Il faut te soigner, — avait conseillé le Président des Embêtés du Dimanche. — Tiens, voilà cent sous, va voir un médecin.

Échalote, obéissante, avait pris la pièce et, vers cinq heures, d’un bond, s’était précipitée à Tabarin.

Ce mal de ventre était une frime et M. Plusch faisait preuve d’une lacune dans son éducation montmartroise en s’y laissant prendre. Il est en effet d’usage, chez les petites femmes en puissance d’amant légitime, de se plaindre de douleurs abdominales dès que les amabilités à accorder audit amant deviennent des corvées. Celui-ci, qui a charge d’âme et d’organes générateurs, s’effraie vite et, plutôt que de collaborer à l’épuisement complet de sa compagne, refrène aussitôt ses appétits et dompte ses désirs. La prétendue blessée, tranquille dans ses nuits conjugales, peut alors se livrer à son aise aux fatigues des après-midi.

Tel était le cas d’Échalote, que Victor poursuivait sans cesse, et dont l’unique moyen d’avoir la paix était de faire la charité à cet agressif mendiant
d’amour. Il ne travaillait toujours pas, mais promettait de le faire si elle était gentille et ne lui refusait pas le viatique de ses baisers. Échalote, confiante en la parole de ce cœur frère, lui accordait sa protection et, chaque fois que M. Plusch la laissait libre d’aller se retremper au sein de sa famille, courait dans celui de cet exigeant gigolo. Depuis quelques jours, ils se retrouvaient à l’apéritif de Tabarin. On savait M. Plusch incapable de s’arrêter dans cet établissement de musique et de jeunesse, l’heure des danses coïncidant avec celle de ses affaires, lesquelles se traitaient dans les tripots du boulevard ou à l’Américain.

D’un coup d’œil Échalote découvrait Victor dont le regard, au-dessus des pailles de son orangeade, ne quittait pas la porte d’entrée. La bouche carminée de la poulette volait vers ses moustaches et, en dépit des spectateurs qui, du reste, s’étaient livrés précédemment aux mêmes effusions, on prolongeait l’étreinte des lèvres gourmandes.

— Tu m’aimes toujours, ma cocotte en or ?

— Mais oui, mon coco, puisque me voilà.

Après quoi il avait coutume de s’excuser de l’incongruité commise au restaurant Robinet. Mais quoi, ç’avait été plus fort que lui. La voir ainsi en ménage, en compagnie d’un monsieur à ventre de propriétaire et qui la traitait comme un petit toutou, l’avait exaspéré. Certes, il se faisait une raison, il savait bien que cette liaison ne pouvait durer, mais il comptait sur la providence pour leur trouver un homme marié qui n’eût ravi à Échalote que les heures où lui-même eût été occupé. Pourquoi avait-il fallu qu’elle abandonne leur domicile, qu’elle consente à habiter chez un homme mûr et lui sacrifie sa liberté ?

— Allons, — faisait Échalote, — ne te fâche pas. Tu sais bien que cette vie ne pouvait durer, que je me serais fait cueillir un jour. Et puis, tu verras, tout s’arrangera. Je suis en train d’entortiller Mimille pour qu’il me mette dans mes meubles.

Mimille, c’était M. Plusch qui s’appelait Émile. Dans l’intimité, Échalote le nommait Mimi, mais, pour Victor, elle allongeait le prénom de fantaisie, qui prenait ainsi une allure moins tendre.

— Il est toujours aussi passionné ?

— Tais-toi, j’ai mal au ventre.

Ils en rirent ensemble, sachant ce que cela représentait de privation pour le crédule.

— Au fait, — fit Échalote, — j’ai cent sous à boire. Demande des sodas.

Mais, avant que le garçon eût exécuté leur commande, les mandolines et les guitares de l’orchestre entamèrent une valse de Berger, et Échalote, qui n’était pas venue ici pour y siroter, prit le bras de Victor et l’entraîna vers l’espace libre pour les danses.

La salle, en cet après-midi d’hiver, avait son grand air de fête : on s’y portait. Tout le Montmartre de la prostitution était là, en rupture momentanée de son métier, délivré des soucis du commerce vénal et sans autre pensée que de se dérouiller les muscles.

À Tabarin, ce n’est pas la grue en quête du monsieur qui lui remboursera son chapeau ou sa robe, ce n’est pas davantage la midinette qui, comme à la Galette, vient demander à la valse ou à la mazurka bostonnées le dérivatif dont ont besoin ses jambes engourdies par l’inaction du jour, c’est la petite femme, pas assez fanatique de sa fonction de marchande d’amour pour lui consacrer une journée pleine, et pour qui toutes les amabilités des galants hommes rencontrés ne feront pas oublier d’aller retrouver l’ami chéri qui pompe son absinthe ou son amer-citron à l’endroit convenu. Il attend là, entre cinq et sept heures, à gauche en entrant, près du bar, à l’endroit désigné éloquemment « aquarium ». Il est avec des camarades qui, comme lui, ont leur amie à la Chaussée-d’Antin ou sur les boulevards, et il les guettent ensemble en devisant sur les malheurs du temps et la faillite des gros michés. Autrefois, quand on avait une compagne qui faisait le « truc », c’était le bien-être assuré, la fortune vite faite et la vieillesse garantie. Aujourd’hui, c’est toujours et sans cesse l’aléa. On soigne sa femme, on la ménage, on lui sert de valet de chambre et de cuisinière, on veille à ce qu’elle ne quitte pas la maison sans être irréprochable de la tête aux pieds, on lui fait des recommandations de père, on la suit de l’œil, et elle vous revient à la fin de la journée avec un bénéfice dérisoire, ou bredouille. Ah ! s’ils étaient femmes, il leur semble qu’ils réussiraient autrement, qu’ils varieraient leurs procédés, qu’ils seraient si forts et si malicieux que les goussets se videraient d’eux-mêmes et que tout l’or amassé dans le négoce, la finance ou la politique tomberait dans leurs bas noirs. Hélas, les petites femmes d’aujourd’hui sont lymphatiques, Une hérédité d’alcoolisme et de syphilis annihile leur courage et leur bonne santé. Rien qu’à les voir danser, là, à Tabarin, on jauge la valeur de cette génération malingre et pourrie, C’est haut comme une botte, c’est pâle, c’est inconsistant et, à part le trémoussement des ventres, ce n’est capable d’aucun exercice. Car, là encore, les jambes agissent de moins en moins. La danse n’est plus qu’un roulement de croupes, d’épaules et d’abdomens. On marche deux à deux en se serrant les bras, en accolant ses sexes et c’est tout. Ah ! il est loin le temps où les filles de joie s’amusaient vraiment et de bon cœur, où le métier d’hétaïre était une vocation et un sacerdoce ! À notre époque on est courtisane par paresse et non point par amour de l’amour ; on offre ses faveurs comme on vendrait des légumes, avec l’arrière-pensée de tromper le client. Ô ! mânes de Thaïs et d’Aspasie, où donc êtes-vous pour ne pas veiller sur vos imitatrices et faire en sorte qu’elles ne dilapident pas tout à fait ce que vous leur avez transmis de sorcelleries et de philtres. Les philtres, elles ne les connaissent plus que pour terminer leur déjeuner matinal chez le traiteur du coin : « Garçon, un café-filtre ! Et bien passé, c’est pour une malade ! » oui, voilà comment elles perpétuent les traditions et où elles laissent choir les légendes. Et si encore leur bêtise, se contentant d’ignorer leurs plus élémentaires devoirs, ne tentait pas à son tour de transformer les coutumes et d’apporter des améliorations à leurs tâches. Et quelles améliorations ! L’éther, qu’elles achètent au litre, et la cocaïne, qu’un sourire au premier potard leur fait immédiatement délivrer. Regardez leurs yeux, humez leur haleine. Elles sont saturées de poison, comme si celui de leur conscience ne leur suffisait pas ! Et l’on dit que le métier de souteneur est une sinécure ! Ah ! comme on voit bien que ceux qui le dénigrent ne l’ont jamais exercé et ne le connaissent pas ! Mais sans eux, madame, où tomberaient vos congénères ? mais sans eux, monsieur, que pourriez-vous attendre de nos dames d’amour ?

Ainsi soliloquent les consommateurs de Tabarin en regardant bostonner leurs amies.

Certes, ils préféreraient les savoir occupées à tout autre chose qu’à tourner autour d’un orchestre de mandolines et il est certaine gymnastique qui leur vaudrait mieux que celle du cake-walk et de la mouillette ! La mouillette ! encore une danse nouvelle destinée à ridiculiser l’amour, ses gestes et ses attitudes. Quel musicien a commis cette infamie, quel chorégraphe a méprisé à ce point les enseignements du grand Vestris pour condescendre à cette création ? Autrefois on levait la jambe comme Grille-d’Égout, on faisait le grand écart comme La Goulue, les hommes se désarticulaient les fémurs et les tibias comme Valentin le Désossé et les Clodoches, mais on eût cru insulter à la morale de la société tout entière en accouplant publiquement des organes même vêtus. « Dieu m’est témoin, — eût pu dire M. Prudhomme, — que j’aime la danse pour mes fils et mes filles, mais je ne la confonds pas avec les coups de reins qui déshonorent la génération actuelle. »

« Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes ! » murmure le cabot en rupture de planches et qui complète son éducation sentimentale par quelques stages dans les bastringues, et les hommes présents opinent à cette parole qu’ils trouvent bien envoyée.

Vers sept heures Échalote prit congé de Victor, car elle avait promis à M. Plusch de le retrouver pour dîner à Cocardasse, ce café de la place Blanche qu’il nommait son cabinet de consultations commerciales et sa chaire de dissertations philosophiques. Il en était non seulement le client le plus assidu, mais encore le parrain. C’était lui qui l’avait fait acheter au limonadier actuel, après avoir coopéré à la prise de possession du limonadier précédent. Aujourd’hui, plus que jamais, il lui était fidèle, étant en pourparlers avec un futur acquéreur. Cette propension à s’intéresser aux évolutions de l’établissement le faisait l’ami des patrons successifs, lesquels, après lui avoir gardé rancune d’une commission versée pour une affaire déplorable, se déclaraient disposés à doubler la somme pour passer la main à un nouveau propriétaire. On cédait d’ailleurs la clientèle de M. Plusch avec la maison et ceci n’était pas le moindre atout du vendeur qui, non seulement pouvait faire valoir la constance de cet habitué, mais encore supputer les pépies récalcitrantes de tous les Embêtés du Dimanche, lesquels n’eussent pour un empire consommé dans un autre estaminet que celui de leur président.

— Eh bien, — questionna M. Plusch, que t’a déclaré le docteur ?

— Que je tombais d’anémie.

— Fais voir l’ordonnance.

— Il a dit qu’elle était inutile. Tout ce que j’ai à faire c’est de manger des biftecks, de prendre du vin Mariani et d’être sage. Maintenant, il y a autre chose de plus embêtant.

— Quoi encore ? — fit M. Plusch, à qui la dernière prescription paraissait déjà sévère.

— Il paraît que c’est tout ce qu’il y a de plus mauvais pour moi d’habiter un rez-de-chaussée.

— Eh bien, il faut le quitter… et me quitter, peuh, peuh.

M. Plusch était triste en formulant cette proposition, toutefois il croyait bienséant de la faire. Pour rien au monde il n’eût voulu retenir Échalote malgré elle ou même songer qu’elle se contraignait en demeurant près de lui. Mais la crapuleuse gosseline repoussa une offre qui ne rentrait pas dans son plan. Malgré le décor du café et les consommateurs elle sauta au cou de M. Plusch.

— Oh ! mon loup, comment peux-tu croire que je vais te lâcher. Mais je t’aime, j’aime mon loulou, moi, et j’envoie cracher dans l’eau ceux qui me conseillent de l’abandonner.

— Mais, peuh, peuh, ton anémie…

— Bah ! on s’asseoit d’sus.

M. Plusch était ému.

— Brave petite, va !

Cependant il songeait à la responsabilité que serait pour lui la pâleur grandissante de Mlle Sophie Laquette et il méditait sur le devoir des amants de veiller sur l’appétit, le sommeil, la santé et l’hygiène de leurs frêles maîtresses.