Aller au contenu

Échalote et ses amants/13

La bibliothèque libre.
Louis-Michaud, Éditeur (p. 139-146).

XIII

Le Frelon.

Je cherche un petit bois touffu
Que vous portez, Aminthe.

Voltaire. (Gaillardise.)


Tiens, mon gros Plusch !

— Bonjour, mon coco !

— Bonjour, vieux lapin !

— Bonjour, mes enfants, — répondit M. Plusch au chœur moderne des vierges folles.

Les amis s’alignèrent sur une banquette.

— Qu’est-ce que vous allez prendre ? — s’enquit une fille brune à l’allure de Minerve mûre.

— Tiens parbleu, des bocks, — répondit l’Homme au Supplice Indien, qui avait l’esprit d’à-propos.

— Et, de bière, — confirma le Petit Vieux de la Plaine Monceau.

— Vos gueules ! — fit la Minerve. — On n’est pas ici dans une chambre à coucher.

Ce rappel aux convenances mit les consommateurs en joie. Il seyait à la serveuse de faire la police dans
un endroit où les femmes étaient maîtresses et où l’intrusion des hommes, considérée comme une indiscrétion, ne valait pas d’être encouragée.

— Papa n’est pas là ? — demanda Échalote.

— Si, elle va venir, elle est aux cabinets.

— Les nymphes ne doivent-elles à ces contingences ? — s’informa le Roi des Terrassiers. — Tristes de nous, rien ne nous sauvegarde de la matière !

Papa, enfin, fit son entrée. C’était une matrone courte et obèse, au ventre pointant, aux mamelles éparses. La tête mafflue tombait net sur les épaules, supprimant le cou et complétant l’ensemble adipeux et sans formes. De quelque côté qu’on l’inspectât cette singulière femelle ne donnait que l’impression d’un saucisson à roulettes ou d’une cornemuse. Elle était pourtant célèbre à Montmartre, tant pour son lointain passé d’odalisque svelte que pour sa situation actuelle de propriétaire du Frelon.

M. Plusch avouait l’avoir connue, au sens biblique du mot, autrefois. Il lui en gardait une reconnaissance vague et sa clientèle intermittente. De son côté, Papa lui réservait la seule sympathie masculine dont elle pût disposer. Elle la lui témoignait par une expansion délicate : elle ne le rencontrait jamais, au Frelon ou dans les rues, sans lui plaquer sur la joue un de ses baisers de nourrice crépitants comme une flambée de bois mort. M. Plusch eût payé cher pour se soustraire à cette tendresse, mais Papa, qui ne remarquait pas la tête en position de défense, impitoyable comme une amie trop tendre, ne songeait qu’à une chose : soulager son cœur et ses devoirs.

Pas plus en cette nouvelle rencontre qu’au début de toutes les précédentes, elle ne tergiversa avec ses principes.

— Eh là ! eh là ! — gronda Échalote, — où allons-nous ?

— Toi ici ! — s’étonna la tenancière en toisant Mlle Laquette d’un de ses regards connaisseurs qui flattent les femmes.

— Mais zoui, comme disent les poissons, moi-même.

M. Plusch expliqua cette présence :

— Échalote est ma maîtresse.

— Quelle grue ! — sanctionna Papa, qui ne pouvait dissimuler sa déception de sentir à jamais perdu un jeune être répondant à son idéal. Enfin, elle est avec un copain, je dois m’en déclarer heureuse.

— Pourquoi ? — murmura l’Homme au Supplice Indien à l’oreille d’Échalote, — oui pourquoi, nous avoir caché vos accointances ici ?

— Vous m’auriez présenté vos poules, n’est-ce pas ? Merci bien, vieux dépravé.

Autour d’eux les clientes s’étaient remises à leurs distractions coutumières. Un quatuor perpétrait une manille, entouré de dames de tous âges, plus ou moins enlacées. Il y avait de la jeune graine germant sous les baisers de fleurs plus qu’épanouies et de dégourdies ingénues convoitées par des perruques au henné sous lesquelles vermillonnaient des visages quasi-centenaires. Des yeux de vieilles courtisanes allumaient, d’un feu voilé de cataracte, des museaux étonnés et gamins. Les antiques paupières avaient, jusque sur elles, les reflets des diamants d’oreilles, et les prunelles puériles souriaient aux yeux des pierreries. Les vieilles commençaient à être satisfaites. Chaque nuit elles étaient là, goules à fillettes, guettant leur proie d’abord hostile mais qui, à l’heure de la misère, passive, se laisserait entraîner.

Commandité par une antique et millionnaire catin, connue, en raison de ses attaches passées avec un gros bonnet de la finance, sous le nom tout court de Baronne, le Frelon devait, d’après les conventions conclues, varier ses hôtes. Papa, braconnier au flair d’ogre, avait à découvrir le gibier utile, à l’ensorceler de promesses et à l’attirer rue Pigalle. Le soir, la bailleuse de fonds estimait les recrues et amorçait ses plaisirs. La capture, vis-à-vis de certaines, était difficile. Les jeunes beautés, sans refuser les anisettes offertes, n’admettaient pas leur complément. Un inconnu les eût emmenées pour une somme infime, la richarde, par l’appât de cadeaux de toute nature, ne les séduisait point. L’instinct persistant les refusait aux caresses décrépites, alors que la même perversité, présentée par une de leurs compagnes, les eût amusées.

Échalote était passée par là, elle aussi. Papa, l’ayant rencontrée un jour où les râfles des Champs-Élysées la rendaient prudente, l’avait prise par la main et conduite à sa commanditaire. Jamais, de souvenir de prostituée, un dégoût ne l’avait annihilée comme cette fois-là. Malgré qu’il n’y eût rien à faire qu’à jouer la morte, elle n’avait pu laisser les mains tremblantes fouiller sa robe. Elle s’était enfuie, laissant Papa confuse et la vieille dame interloquée.

Aussi était-ce pour elle une joie sans mélange que de se retrouver aujourd’hui au Frelon, non point seule et sans défense, mais sous l’égide de cinq hommes solides, disposés à éconduire, à la manière de Grenoble, les vampires femelles qui l’attaqueraient.

Au fond, la patronne ne lui en voulait pas. Les échecs des gens d’argent réjouissent le cœur humain et Papa qui, sur ce terrain, travaillait parfois pour son propre compte, n’était pas fâchée quand la Baronne faisait chou blanc.

— Alors, tu me trompes avec un homme ! — dit-elle à Échalote en lui prenant amicalement le bout du nez.

— À bas les pattes, — fit celle-ci, j’aime pas les attouchements. — Et puis, si tu veux mon opinion, eh bien, au respect que je vous dois à tous, j’aimerais mieux coucher avec vingt égoutiers par jour qu’avec une seule dabuche comme celles d’ici.

— Chut ! — siffla la patronne, — tu vas froisser ces dames.

— Ces dames, ça ! Tu peux leur dire que je les méprise à la course, avec un drapeau à la main.

Et sur cette sentence lapidaire Échalote, gonflant sa poitrine, soufflant dans ses joues, ressembla soudain à la grenouille de la fable.

— Non, mais qu’elles y viennent, mon mimi est là : il est à moi, je suis à lui, et zut pour les gonzesses.

M. Plusch était aux anges. On le serait à moins. Cet esclavage d’amour, crié au grand jour des becs de gaz du Frelon, lui mettait des ailes au cœur. Il sentait son orgueil s’élever dans une atmosphère d’extase. N’y tenant plus il prit Échalote à bras-le-corps et lui versa, du front au menton, tous les baisers de ses moustaches.

— À la porte les dégoûtants, — crièrent des voix au-dessus du tapis imprimé d’as de trèfle. — On ne vient pas ici pour voir ça.

Échalote s’arracha aux bras de M. Plusch, s’élança au-dessus de son bock, agita ses jambes de myrmidon et ses bras de poupée. Déjà elle allait bondir sur la table quand le Roi des Terrassiers la tira par sa jupe.

— Je vous en prie, pas d’histoires.

Il était pacifique et ne s’amusait d’un certain monde qu’à la condition de ne pas s’y mêler.

— Non mais, — piaillait Échalote, — si elles ne viennent pas ici pour voir ça, nous pourrions leur montrer autre chose.

Tout à coup un sanglot s’éleva, d’abord étouffé, puis strident.

— Quoi, y en a qui ouvrent leurs écluses, maintenant !

Devant soi on ne voyait rien que des consommatrices furibondes et prêtes à la bataille. Mais les oreilles de M. Lapaire qui, jusqu’ici, n’avaient point quitté le pugilat oratoire oscillèrent vers le nouveau bruit. Spectacle étrange ! À sa gauche, la duchesse d’Ersigny, qui n’avait ouvert la bouche de toute la soirée, soit par prudence, soit par modestie, pleurait à fendre l’âme.

— Est-ce que, par hasard, tu deviendrais folle ? — lui demanda-t-il, en lui saisissant la main qui cachait son visage.

Une boursouflure d’yeux et de joues rougeaudes émergea des larmes.

— Hi, hi, hi, oh la la, oh la la ! — hoquetait la duchesse, — que c’est donc triste ! On ne va pas s’en aller, dis ?

Elle suppliait son amant, lequel ne comprenait toujours pas.

— Enfin, explique-toi. Quelqu’un t’a blessée ?

— Non, — formula un vagissement.

— Tu as mal aux dents ? Tu as la colique ?

— Non, — répétèrent les hoquets, — je souffre.

— D’où ?

— De voir des femmes qui s’aiment.

À sa façon, la duchesse protestait contre les amours inverties. Son naturel sauvage n’était pas encore apprivoisé et le spectacle du Frelon fouettait ses pudeurs.

— Viens, allons pleurer dehors, — décida M. Lapaire.

Aussi bien était-il temps d’en finir et le désespoir de Mme d’Ersigny venait-il à point. Cinq minutes plus tard les carafes eussent volé dans les glaces et du sang eût peut-être coulé. Les pleurs de la duchesse rafraîchissaient les esprits.

Petite pluie abat grand vent.