Écrit sur de l'eau/Chapitre IX

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Éditions du feu (p. 167-174).

CHAPITRE IX


DISPARITION


Je m’en irai bien loin des villes où vous êtes.

Lucie Delarue-Mardrus.

Mme Verrière le reçut dans son salon avec la plus grande dignité. Et elle lui tendit, avec un redoublement de dignité, un papier timbré, en bonne et due forme et qui vous avait une odeur d’honnêteté indiscutable. Si distraitement que Jacques daignât en prendre connaissance, il se rendit compte néanmoins qu’il lui faudrait rendre à M. Gripenberg, le vingt et un avril, c’est-à-dire deux mois exactement à dater du jour où elle était censée lui avoir été remise, la somme dont le dit M. Gripenberg s’était des saisi en sa faveur. Et comme il s’étonnait qu’il ne fût fait la plus discrète allusion à un intérêt légal quelconque, il apprit que cet avantage dont M. Gripenberg se privait avec tant de courtoisie serait en quelque sorte compensé par une disposition particulière que lui révéla Madame Verrière lorsqu’elle lui remit, au lieu des cent soixante-dix-neuf francs quatre-vingt centimes, avoués par le texte du billet, la somme plus modeste et plus portative de cinquante francs.

C’est alors que Jacques de Meillan eut comme une vague intuition du rôle joué dans l’affaire par le tondeur de chiens, l’épicier, le commis-voyageur, l’orfèvre et le marchand de bouchons, dont les stations diverses dans certains cafés de la ville et la perte de leur temps avaient dû sans doute être rémunérées par la différence de cinquante à cent soixante-dix-neuf, quatre-vingt. Il n’avait non plus aucune objection à ce que M. Gripenberg retirât un bénéfice honnête d’une transaction pour laquelle aucune garantie sérieuse ne lui était présentée. Enfin, il ne pouvait pas davantage songer à priver de récompense la courageuse et dévouée négociatrice qu’il avait là, devant lui, assise dans sa robe noire et souriant avec tant de bonté.

Il signa le billet et reçut de Madame Verrière l’assurance aussi formelle que verbale qu’il ne serait point inquiété au cas improbable, où le vingt-et-un avril, il éprouverait des difficultés à se libérer, car elle tenait prêtes, pour aider son jeune client, mille ressources, dont la plus anodine était un renouvellement à trois mois en doublant la valeur du billet, et la plus sûre un chantage organisé contre M. Gripenberg, dont elle savait tout de même bien des choses. Puis il la remercia, lui jura une reconnaissance durable et se retira, serrant avec son coude replié contre sa jaquette le portefeuille où la coupure de cinquante francs, si chèrement achetée, dormait, en attendant la suite de sa destinée errante de billet de banque.

Comme il était trop tard pour songer à la recherche d’un logis amoureux, Jacques remit au lendemain matin cette séduisante occupation et rentra chez lui, sans se presser, goûtant un bonheur qu’il ignorait depuis de longs jours : celui de flâner. On était au sept mars, et la ville pressentait l’approche du printemps, déjà. Il faisait doux et moite d’une récente ondée. Les trottoirs semblaient de laque sous les lueurs qu’y projetaient les flammes des lampadaires et l’illumination des boutiques. La rue Saint-Ferréol, toute brillante et pimpante, paraissait davantage un passage qu’une rue, et le ciel, au dessus d’elle posé, tout près, dépoli et sombre, avait l’air d’un dôme de verre bleuâtre, d’une seule coulée fantastique. Jacques se promena, entra aux magasins de Guerre et Paix pour y accomplir un pèlerinage au comptoir des blancheurs polaires, où la Fée avait bien voulu condescendre à écouter une supplication humaine, il rencontra, en sortant, Ludovic d’Hernani qui s’amusait à deviner des âmes féminines aux indices d’une robe de marbre ou d’une coiffure d’ébène, il imagina toutes les parures des joailliers glissant entre les doigts de son amie et enfin, remontant à regret vers l’horloge de la Préfecture qui planait loin dans le ciel au dessus de la masse noire et nulle qu’elle surplombait, il regagna la rue des Arcades et le petit coin du monde où il passait la majeure partie de ses jours…

Avant même qu’il eût refermé la porte de son appartement, M. Cabillaud qui, vraisemblablement déambulait de long en long dans le corridor, l’accueillit par cette révélation stupéfiante :

— Ton père est parti ce soir. Puis il alla tomber assis sur le canapé de la salle à manger où il s’épongea le front, en proie à une grande angoisse.

— Qu’est-ce que vous me racontez là ? s’étonna le jeune homme, mais sans bien comprendre ce qu’il disait, et à seule fin de faire quelque bruit en paroles.

— C’est pourtant clair, reprit M. Cabillaud en remettant son mouchoir dans sa poche, d’un geste méticuleux malgré son trouble. Je te dis que ton père est parti et qu’on ne sait pas où il est. C’est du propre !

— Mais comment savez-vous ?…

— Tiens ! voilà comment je sais… j’ai trouvé ça en évidence sur le bureau, avec la boîte à poudre de chasse de l’oncle Adolphe posée dessus, en presse-papier.

Et M. Cabillaud tendit à Jacques une feuille blanche sur laquelle étaient écrits ces mots :

— Je ne rentrerai pas dîner ce soir. Je pars. Inutile de s’inquiéter de moi.

Pierre de Meillant.

— Que voulez-vous que je vous dise ? demanda Jacques. Mon père est parti, je n’y peux rien.

— Eh bien ! et nous ? Qu’est-ce que nous allons devenir, nous ?… Il s’en va, comme ça, sans avertir d’avance, sans laisser un sou… Ah ! voilà de quoi briser la plus sereine philosophie… Pour quelqu’un qui a besoin de ménagements, ce sont des coups à vous démolir… Je rentre tranquillement, sans penser à rien, ne songeant qu’à me garer des chocs et des mouvements brusques, pour ma jambe, et pan ! je lis ce billet… Mon sang est monté d’un bond dans ma tête, il est redescendu d’un autre bond : il m’a pris une faiblesse, je suis tombé. J’ai eu beau me retenir à une chaise, ma jambe a fait : Crac !… Et maintenant c’est fini : je ne peux plus la remuer… Et tout cela, par la faute de ton père… Sans compter l’inquiétude où il nous laisse. Où est-il allé, maintenant ?

— Je n’en sais rien.

— Nous voilà frais !… Et la bonne qui est dans tous ses états !

Jacques alla dans la cuisine. Il y vit Eugénie qui, assise sur une chaise dépaillée, pleurait devant le vautour, et le vautour qui la regardait de ses yeux impassibles et fatigués..

— Mon pauvre Coco ! disait-elle, mon pauvre Coco, c’est fini ! Le patron est parti. Nous sommes perdus, nous sommes perdus, nous sommes perdus… Je ne peux plus rester ici, quand on me paierait… Je m’en vais. Adieu, Coco ; adieu, Coco !

Et, tout en larmes, elle se précipita au cou de Coco, et le serra sur sa poitrine, malgré la frénésie terrifiée du noble animal, qui réussit enfin à lui échapper, et courut en clopinant se cacher dans le tiroir à charbon.

— Et vous aussi, Monsieur Jacques, adieu ! Adieu Monsieur Cabillaud ! Je m’en vais.

— Voyons, ma fille, calmez-vous… Mon père reviendra.

— Non, monsieur, il ne reviendra pas. Il est parti comme un fou, en emportant une petite valise, même que je ne comprenais pas pourquoi. Il m’a dit : « Ce sont des échantillons de marbre que j’emporte chez un ami »… Je n’ai pas fait attention, sur le moment. C’est plus tard que je me suis rendu compte… On n’emporte pas des échantillons de marbre dans une valise. Il avait les yeux ronds comme des billes. Je m’en vais, je m’en vais. Voilà ! On me doit trente-cinq francs du mois dernier, et ça me fend le cœur de quitter Coco, qui va crever de faim, maintenant ; mais ça m’est égal, je pars.

Elle prit une bouteille de pétrole et en aspira fortement l’arôme, pour se remettre.

— On aura beau dire, c’est dur, pour une fille qui a son brevet supérieur, d’en être où j’en suis… Mon Dieu ! je ne demandais pas la fortune, mais enfin je n’aurais pas cru en arriver à quitter une place à trente-cinq francs par mois… Ah ! si j’avais su, je serais restée ce que j’étais : sous-maîtresse dans un lycée de filles. Mais j’ai eu de l’ambition, et voilà où ça m’a menée !…

Elle se leva, détendue par un ressort terrible et soudain, ramassa un paquet de hardes qu’elle avait d’avance préparé, et disparut, avec des hoquets et des lamentations qu’on entendit peu à peu décroître.

— Je n’avais pas grand’faim en arrivant, dit M. Cabillaud, pour résumer en quelques paroles l’impression qu’il conservait de tant de désastres, mais on pourrait bien maintenant me monter un repas de chez Pascal, je n’y toucherais pas. Et toi ?

— Moi non plus, dit Jacques.

— Eh bien ! le mieux est d’aller dormir. Puisque ton père est parti, tu me prêteras sa chambre pour ce soir. Aussi bien, je ne peux plus mettre un pied devant l’autre… La nuit porte conseil. Nous verrons demain ce que nous aurons à faire.

— Je ne vois pas ce que nous pourrons trouver.

— On ne sait jamais… La Providence n’abandonna pas ceux qui ont confiance en elle, et on se tire des plus mauvais pas. Je me suis laissé aller tout à l’heure à un mouvement de désespoir, j’avais tort. On peut toujours s’arranger… Certes, je ne me dissimule pas que la situation sera parfois difficile, mais enfin… Et puis, la résistance physique de l’homme est une chose qui a toujours stupéfié les naturalistes. Ils ont calculé qu’un cheval mourrait trois fois là où un homme triomphe, pour ainsi dire, le sourire sur les lèvres… Allons ! Allons ! mon cher enfant, ne te désespère pas. Ton père peut écrire, envoyer de ses nouvelles, de l’argent, il est même capable de revenir, je le connais… Allons dormir… Aie ! ma jambe ! Aide-moi un peu, je te prie. Là ! merci ! Tu es mon bâton de vieillesse, le soutien de mes pas chancelants, c’est le cas de le dire… Bonne nuit et bon courage !… J’ai tout ce qu’il me faut, ne t’inquiète pas : une moitié de bougie et un volume de Nietzsche. Ah ! c’est une lecture de circonstance… Si Nietzsche pouvait nous voir, il serait tout à fait épaté de la façon dont nous nous sommes surpassés… Bonne nuit !