Écrits de Londres et dernières lettres/Écrits de Londres/01

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ÉCRITS DE LONDRES

LA PERSONNE ET LE SACRÉ

COLLECTIVITÉ — PERSONNE — IMPERSONNEL
DROIT — JUSTICE


« Vous ne m’intéressez pas. » C’est là une parole qu’un homme ne peut pas adresser à un homme sans commettre une cruauté et blesser la justice.

« Votre personne ne m’intéresse pas. » Cette parole peut avoir place dans une conversation affectueuse entre amis proches sans blesser ce qu’il y a de plus délicatement ombrageux dans l’amitié.

De même on dira sans s’abaisser : « Ma personne ne compte pas », mais non pas : « Je ne compte pas. »

C’est la preuve que le vocabulaire du courant de pensée moderne dit personnaliste est erroné. Et en ce domaine, là où il y a une grave erreur de vocabulaire, il est difficile qu’il n’y ait pas une grave erreur de pensée.

Il y a dans chaque homme quelque chose de sacré. Mais ce n’est pas sa personne. Ce n’est pas non plus la personne humaine. C’est lui, cet homme, tout simplement.

Voilà un passant dans la rue qui a de longs bras, des yeux bleus, un esprit où passent des pensées que j’ignore, mais qui peut-être sont médiocres.

Ce n’est ni sa personne ni la personne humaine en lui qui m’est sacrée. C’est lui. Lui tout entier. Les bras, les yeux, les pensées, tout. Je ne porterais atteinte à rien de tout cela sans des scrupules infinis.

Si la personne humaine était en lui ce qu’il y a de sacré pour moi, je pourrais facilement lui crever les yeux. Une fois aveugle, il sera une personne humaine exactement autant qu’avant. Je n’aurai pas du tout touché à la personne humaine en lui. Je n’aurai détruit que ses yeux.

Il est impossible de définir le respect de la personne humaine. Ce n’est pas seulement impossible à définir en paroles. Beaucoup de notions lumineuses sont dans ce cas. Mais cette notion-là ne peut pas non plus être conçue ; elle ne peut pas être définie, délimitée par une opération muette de la pensée.

Prendre pour règle de la morale publique une notion impossible à définir et à concevoir, c’est donner passage à toute espèce de tyrannie.

La notion de droit, lancée à travers le monde en 1789, a été, par son insuffisance interne, impuissante à exercer la fonction qu’on lui confiait.

Amalgamer deux notions insuffisantes en parlant des droits de la personne humaine ne nous mènera pas plus loin.

Qu’est-ce qui m’empêche au juste de crever les yeux à cet homme, si j’en ai la licence et que cela m’amuse ?

Quoiqu’il me soit sacré tout entier, il ne m’est pas sacré sous tous rapports, à tous égards. Il ne m’est pas sacré en tant que ses bras se trouvent être longs, en tant que ses yeux se trouvent être bleus, en tant que ses pensées sont peut-être médiocres. Ni, s’il est duc, en tant qu’il est duc. Ni, s’il est chiffonnier, en tant qu’il est chiffonnier. Ce n’est rien de tout cela qui retiendrait ma main.

Ce qui la retiendrait, c’est de savoir que si quelqu’un lui crevait les yeux, il aurait l’âme déchirée par la pensée qu’on lui fait du mal.

Il y a depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts et observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal. C’est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain.

Le bien est la seule source du sacré. Il n’y a de sacré que le bien et ce qui est relatif au bien.

Cette partie profonde, enfantine du cœur qui s’attend toujours à du bien, ce n’est pas elle qui est en jeu dans la revendication. Le petit garçon qui surveille jalousement si son frère n’a pas eu un morceau de gâteau un peu plus grand que lui cède à un mobile venu d’une partie bien plus superficielle de l’âme. Le mot de justice a deux significations très différentes qui ont rapport à ces deux parties de l’âme. La première seule importe.

Toutes les fois que surgit au fond d’un cœur humain la plainte enfantine que le Christ lui-même n’a pu retenir : « Pourquoi me fait-on du mal ? », il y a certainement injustice. Car si, comme il arrive souvent, c’est là seulement l’effet d’une erreur, l’injustice consiste alors dans l’insuffisance de l’explication.

Ceux qui infligent les coups qui provoquent ce cri cèdent à des mobiles différents selon les caractères et selon les moments. Certains trouvent à certains moments une volupté dans ce cri. Beaucoup ignorent qu’il est poussé. Car c’est un cri silencieux qui sonne seulement dans le secret du cœur.

Ces deux états d’esprit sont plus voisins qu’il ne semble. Le second n’est qu’un mode affaibli du premier. Cette ignorance est complaisamment entretenue, parce qu’elle flatte et contient elle aussi une volupté. Il n’y a d’autres limites à nos vouloirs que les nécessités de la matière et l’existence des autres humains autour de nous. Tout élargissement imaginaire de ces limites est voluptueux, et ainsi il y a volupté en tout ce qui fait oublier la réalité des obstacles. C’est pourquoi les bouleversements, comme la guerre et la guerre civile, qui vident les existences humaines de leur réalité, qui semblent en faire des marionnettes, sont tellement enivrants. C’est pourquoi aussi l’esclavage est si agréable aux maîtres.

Chez ceux qui ont subi trop de coups, comme les esclaves, cette partie du cœur que le mal infligé fait crier de surprise semble morte. Mais elle ne l’est jamais tout à fait. Seulement elle ne peut plus crier. Elle est établie dans un état de gémissement sourd et ininterrompu.

Mais même chez ceux en qui le pouvoir du cri est intact, ce cri ne parvient presque pas à s’exprimer au-dedans ni au-dehors en paroles suivies. Le plus souvent, les paroles qui essaient de le traduire tombent complètement à faux.

Cela est d’autant moins évitable que ceux qui ont le plus souvent l’occasion de sentir qu’on leur fait du mal sont ceux qui savent le moins parler. Rien n’est plus affreux par exemple que de voir en correctionnelle un malheureux balbutier devant un magistrat qui fait en langage élégant de fines plaisanteries.

Excepté l’intelligence, la seule faculté humaine vraiment intéressée à la liberté publique d’expression est cette partie du cœur qui crie contre le mal. Mais comme elle ne sait pas s’exprimer, la liberté est peu de chose pour elle. Il faut d’abord que l’éducation publique soit telle qu’elle lui fournisse, le plus possible, des moyens d’expression. Il faut ensuite un régime, pour l’expression publique des opinions, qui soit défini moins par la liberté que par une atmosphère de silence et d’attention où ce cri faible et maladroit puisse se faire entendre. Il faut enfin un système d’institutions amenant le plus possible aux fonctions de commandement les hommes capables et désireux de l’entendre et de le comprendre.

Il est clair qu’un parti occupé à la conquête ou à la conservation du pouvoir gouvernemental ne peut discerner dans ces cris que du bruit. Il réagira différemment selon que ce bruit gêne celui de sa propre propagande ou au contraire le grossit. Mais en aucun cas il n’est capable d’une attention tendre et divinatrice pour en discerner la signification.

Il en est de même à un degré moindre pour les organisations qui par contagion imitent les partis, c’est-à-dire, quand la vie publique est dominée par le jeu des partis, pour toutes les organisations, y compris, par exemple, les syndicats et même les Églises.

Bien entendu, les partis et organisations similaires sont tout aussi étrangers aux scrupules de l’intelligence.

Quand la liberté d’expression se ramène en fait à la liberté de propagande pour les organisations de ce genre, les seules parties de l’âme humaine qui méritent de s’exprimer ne sont pas libres de le faire. Ou elles le sont à un degré infinitésimal, à peine davantage que dans le système totalitaire.

Or c’est le cas dans une démocratie où le jeu des partis règle la distribution du pouvoir, c’est-à-dire dans ce que nous, Français, avons jusqu’ici nommé démocratie. Car nous n’en connaissons pas d’autre. Il faut donc inventer autre chose.

Le même critérium, appliqué d’une manière analogue à toute institution publique, peut conduire à des conclusions également manifestes.

La personne n’est pas ce qui fournit ce critérium. Le cri de douloureuse surprise que suscite au fond de l’âme l’infliction du mal n’est pas quelque chose de personnel. Il ne suffit pas d’une atteinte à la personne et à ses désirs pour le faire jaillir. Il jaillit toujours par la sensation d’un contact avec l’injustice à travers la douleur. Il constitue toujours, chez le dernier des hommes comme chez le Christ, une protestation impersonnelle.

Il s’élève aussi très souvent des cris de protestation personnelle, mais ceux-là sont sans importance ; on peut en provoquer autant qu’on veut sans rien violer de sacré.


Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel.

Tout ce qui est impersonnel dans l’homme est sacré, et cela seul.

À notre époque, où les écrivains et les savants ont si étrangement usurpé la place des prêtres, le public reconnaît, avec une complaisance qui n’est nullement fondée en raison, que les facultés artistiques et scientifiques sont sacrées. C’est généralement considéré comme évident, quoique ce soit bien loin de l’être. Quand on croit devoir donner un motif, on allègue que le jeu de ces facultés est parmi les formes les plus hautes de l’épanouissement de la personne humaine.

Souvent, en effet, il est seulement cela. Dans ce cas, il est facile de se rendre compte de ce que cela vaut et de ce que cela donne.

Cela donne des attitudes envers la vie telles que celle, si commune en notre siècle, exprimée par l’horrible phrase de Blake : « Il vaut mieux étouffer un enfant dans son berceau que de conserver en soi un désir non satisfait. » Ou telles que celle qui a fait naître la conception de l’acte gratuit. Cela donne une science où sont reconnues toutes les espèces possibles de normes, de critères et de valeurs, excepté la vérité.

Le chant grégorien, les églises romanes, l’Iliade, l’invention de la géométrie, n’ont pas été, chez les êtres à travers lesquels ces choses sont passées pour venir jusqu’à nous, des occasions d’épanouissement.

La science, l’art, la littérature, la philosophie qui sont seulement des formes d’épanouissement de la personne, constituent un domaine où s’accomplissent des réussites éclatantes, glorieuses, qui font vivre des noms pendant des milliers d’années. Mais au-dessus de ce domaine, loin au-dessus, séparé de lui par un abîme, en est un autre où sont situées les choses de tout premier ordre. Celles-là sont essentiellement anonymes.

C’est un hasard si le nom de ceux qui y ont pénétré est conservé ou perdu ; même s’il est conservé, ils sont entrés dans l’anonymat. Leur personne a disparu.

La vérité et la beauté habitent ce domaine des choses impersonnelles et anonymes. C’est lui qui est sacré. L’autre ne l’est pas, ou s’il l’est, c’est seulement comme pourrait l’être une tache de couleur qui, dans un tableau, représenterait une hostie.

Ce qui est sacré dans la science, c’est la vérité. Ce qui est sacré dans l’art, c’est la beauté. La vérité et la beauté sont impersonnelles. Tout cela est trop évident.

Si un enfant fait une addition, et s’il se trompe, l’erreur porte le cachet de sa personne. S’il procède d’une manière parfaitement correcte, sa personne est absente de toute l’opération.

La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c’est la part en nous de l’erreur et du péché. Tout l’effort des mystiques a toujours visé à obtenir qu’il n’y ait plus dans leur âme aucune partie qui dise « je ».

Mais la partie de l’âme qui dit « nous » est encore infiniment plus dangereuse.


Le passage dans l’impersonnel ne s’opère que par une attention d’une qualité rare et qui n’est possible que dans la solitude. Non seulement la solitude de fait, mais la solitude morale. Il ne s’accomplit jamais chez celui qui se pense lui-même comme membre d’une collectivité, comme partie d’un « nous ».

Les hommes en collectivité n’ont pas accès à l’impersonnel, même sous les formes inférieures. Un groupe d’êtres humains ne peut pas faire même une addition. Une addition s’opère dans un esprit qui oublie momentanément qu’il existe aucun autre esprit.

Le personnel est opposé à l’impersonnel, mais il y a passage de l’un à l’autre. Il n’y a pas passage du collectif à l’impersonnel. Il faut que d’abord une collectivité se dissolve en personnes séparées pour que l’entrée dans l’impersonnel soit possible.

En ce sens seulement, la personne participe davantage du sacré que la collectivité.

Non seulement la collectivité est étrangère au sacré, mais elle égare en en fournissant une fausse imitation.

L’erreur qui attribue à la collectivité un caractère sacré est l’idolâtrie ; c’est en tout temps, en tout pays, le crime le plus répandu. Celui aux yeux de qui compte seul l’épanouissement de la personne a complètement perdu le sens même du sacré. Il est difficile de savoir laquelle des deux erreurs est pire. Souvent elles se combinent dans le même esprit à tel ou tel dosage. Mais la seconde erreur a bien moins d’énergie et de durée que la première.

Du point de vue spirituel, la lutte entre l’Allemagne de 1940 et la France de 1940 était principalement une lutte non entre la barbarie et la civilisation, non entre le mal et le bien, mais entre la première erreur et la seconde. La victoire de la première n’est pas surprenante ; la première est par elle-même la plus forte.

La subordination de la personne à la collectivité n’est pas un scandale ; c’est un fait de l’ordre des faits mécaniques, comme celle du gramme au kilogramme sur une balance. La personne est en fait toujours soumise à la collectivité, jusques et y compris dans ce qu’on nomme son épanouissement.

Par exemple, ce sont précisément les artistes et écrivains les plus enclins à regarder leur art comme l’épanouissement de leur personne qui sont en fait les plus soumis au goût du public. Hugo ne trouvait nulle difficulté à concilier le culte de soi et le rôle d’ « écho sonore ». Des exemples comme Wilde, Gide ou les surréalistes sont encore plus clairs. Les savants situés au même niveau sont eux aussi asservis à la mode, laquelle est plus puissante encore sur la science que sur la forme des chapeaux. L’opinion collective des spécialistes est presque souveraine sur chacun d’eux.

La personne étant soumise en fait et par la nature des choses au collectif, il n’y a pas de droit naturel relativement à elle.

On a raison quand on dit que l’antiquité n’avait pas la notion du respect dû à la personne. Elle pensait beaucoup trop clairement pour une conception tellement confuse.

L’être humain n’échappe au collectif qu’en s’élevant au-dessus du personnel pour pénétrer dans l’impersonnel. À ce moment il y a quelque chose en lui, une parcelle de son âme, sur quoi rien de collectif ne peut avoir aucune prise. S’il peut s’enraciner dans le bien impersonnel, c’est-à-dire devenir capable d’y puiser une énergie, il est en état, toutes les fois qu’il pense en avoir l’obligation, de tourner contre n’importe quelle collectivité, sans s’appuyer sur aucune autre, une force à coup sûr petite, mais réelle.

Il y a des occasions où une force presque infinitésimale est décisive. Une collectivité est beaucoup plus forte qu’un homme seul ; mais toute collectivité a besoin pour exister d’opérations, dont l’addition est l’exemple élémentaire, qui ne s’accomplissent que dans un esprit en état de solitude.

Ce besoin donne la possibilité d’une prise de l’impersonnel sur le collectif, si seulement on savait étudier une méthode pour en faire usage.

Chacun de ceux qui ont pénétré dans le domaine de l’impersonnel y rencontre une responsabilité envers tous les êtres humains. Celle de protéger en eux, non la personne, mais tout ce que la personne recouvre de fragiles possibilités de passage dans l’impersonnel.

C’est à ceux-là d’abord que doit s’adresser l’appel au respect envers le caractère sacré des êtres humains. Car pour qu’un tel appel ait une existence, il faut bien qu’il soit adressé à des êtres susceptibles de l’entendre.

Il est inutile d’expliquer à une collectivité que dans chacune des unités qui la composent il y a quelque chose qu’elle ne doit pas violer. D’abord une collectivité n’est pas quelqu’un, sinon par fiction ; elle n’a pas d’existence, sinon abstraite ; lui parler est une opération fictive. Puis, si elle était quelqu’un, elle serait quelqu’un qui n’est disposé à respecter que soi.

De plus, le plus grand danger n’est pas la tendance du collectif à comprimer la personne, mais la tendance de la personne à se précipiter, à se noyer dans le collectif. Ou peut-être le premier danger n’est-il que l’aspect apparent et trompeur du second.

S’il est inutile de dire à la collectivité que la personne est sacrée, il est inutile aussi de dire à la personne qu’elle est elle-même sacrée. Elle ne peut pas le croire. Elle ne se sent pas sacrée. La cause qui empêche que la personne se sente sacrée, c’est qu’en fait elle ne l’est pas.

S’il y a des êtres dont la conscience rende un autre témoignage, à qui leur propre personne donne un certain sentiment de sacré qu’ils croient pouvoir, par généralisation, attribuer à toute personne, ils sont dans une double illusion.

Ce qu’ils éprouvent, ce n’est pas le sentiment du sacré authentique, c’en est cette fausse imitation que produit le collectif. S’ils l’éprouvent à l’occasion de leur propre personne, c’est parce qu’elle a part au prestige collectif par la considération sociale dont elle se trouve être le siège.

Ainsi c’est par erreur qu’ils croient pouvoir généraliser. Quoique cette généralisation erronée procède d’un mouvement généreux, elle ne peut pas avoir assez de vertu pour qu’à leurs yeux la matière humaine anonyme cesse réellement d’être de la matière humaine anonyme. Mais il est difficile qu’ils aient l’occasion de s’en rendre compte, car ils n’ont pas contact avec elle.

Dans l’homme, la personne est une chose en détresse, qui a froid, qui court chercher un refuge et une chaleur.

Cela est ignoré de ceux chez qui elle est, ne fût-ce qu’en attente, chaudement enveloppée de considération sociale.

C’est pourquoi la philosophie personnaliste a pris naissance et s’est répandue non dans les milieux populaires, mais dans des milieux d’écrivains qui, par profession, possèdent ou espèrent acquérir un nom et une réputation.

Les rapports entre la collectivité et la personne doivent être établis avec l’unique objet d’écarter ce qui est susceptible d’empêcher la croissance et la germination mystérieuse de la partie impersonnelle de l’âme.

Pour cela, il faut d’un côté qu’il y ait autour de chaque personne de l’espace, un degré de libre disposition du temps, des possibilités pour le passage à des degrés d’attention de plus en plus élevés, de la solitude, du silence. Il faut en même temps qu’elle soit dans la chaleur, pour que la détresse ne la contraigne pas à se noyer dans le collectif.


Si tel est le bien, il semble difficile d’aller beaucoup plus loin dans le sens du mal que la société moderne, même démocratique. Notamment une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’âme est dans le froid, la détresse et l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé.

Le travail physique, bien qu’il soit une peine, n’est pas par lui-même une dégradation. Il n’est pas de l’art ; il n’est pas de la science ; mais il est autre chose qui a une valeur absolument égale à celle de l’art et de la science. Car il procure une possibilité égale pour l’accès à une forme impersonnelle de l’attention.

Crever les yeux à Watteau adolescent et lui faire tourner une meule n’aurait pas été un crime plus grand que de mettre à une chaîne d’usine ou sur une machine de manœuvre payé aux pièces un petit gars qui a la vocation de cette espèce de travail. Seulement cette vocation, contrairement à celle de peintre, n’est pas discernable.

Exactement dans la même mesure que l’art et la science, bien que d’une manière différente, le travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance.

C’est pourquoi avilir le travail est un sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège.

Si ceux qui travaillent le sentaient, s’ils sentaient que du fait qu’ils en sont les victimes ils en sont en un sens les complices, leur résistance aurait un tout autre élan que celui que peut leur fournir la pensée de leur personne et de leur droit. Ce ne serait pas une revendication ; ce serait un soulèvement de l’être tout entier, farouche et désespéré comme chez une jeune fille qu’on veut mettre de force dans une maison de prostitution ; et ce serait en même temps un cri d’espérance issu du fond du cœur.

Ce sentiment habite bien en eux, mais tellement inarticulé qu’il est indiscernable pour eux-mêmes. Les professionnels de la parole sont bien incapables de leur en fournir l’expression.

Quand on leur parle de leur propre sort, on choisit généralement de leur parler de salaires. Eux, sous la fatigue qui les accable et fait de tout effort d’attention une douleur, accueillent avec soulagement la clarté facile des chiffres.

Ils oublient ainsi que l’objet à l’égard duquel il y a marchandage, dont ils se plaignent qu’on les force à le livrer au rabais, qu’on leur en refuse le juste prix, ce n’est pas autre chose que leur âme.

Imaginons que le diable est en train d’acheter l’âme d’un malheureux, et que quelqu’un, prenant pitié du malheureux, intervienne dans le débat et dise au diable : « Il est honteux de votre part de n’offrir que ce prix ; l’objet vaut au moins le double. »

Cette farce sinistre est celle qu’a jouée le mouvement ouvrier, avec ses syndicats, ses partis, ses intellectuels de gauche.

Cet esprit de marchandage était déjà implicite dans la notion de droit que les gens de 1789 ont eu l’imprudence de mettre au centre de l’appel qu’ils ont voulu crier à la face du monde. C’était en détruire d’avance la vertu.


La notion de droit est liée à celle de partage, d’échange, de quantité. Elle a quelque chose de commercial. Elle évoque par elle-même le procès, la plaidoirie. Le droit ne se soutient que sur un ton de revendication ; et quand ce ton est adopté, c’est que la force n’est pas loin, derrière lui, pour le confirmer, ou sans cela il est ridicule.

Il y a quantité de notions, situées toutes dans la même catégorie, qui sont tout à fait étrangères, par elles-mêmes, au surnaturel, et sont pourtant un peu au-dessus de la force brutale. Elles sont toutes relatives aux mœurs de la bête collective, pour employer le langage de Platon, quand celle-ci garde quelques traces d’un dressage imposé par l’opération surnaturelle de la grâce. Quand elles ne reçoivent pas continuellement un renouveau d’existence d’un renouveau de cette opération, quand elles n’en sont que des survivances, elles se trouvent par nécessité sujettes au caprice de la bête.

Les notions de droit, de personne, de démocratie sont dans cette catégorie. Bernanos a eu le courage d’observer que la démocratie n’oppose aucune défense aux dictateurs. La personne est par nature soumise à la collectivité. Le droit est par nature dépendant de la force. Les mensonges et les erreurs qui voilent ces vérités sont extrêmement dangereux, parce qu’ils empêchent d’avoir recours à ce qui seul se trouve soustrait à la force et en préserve ; c’est-à-dire une autre force, qui est le rayonnement de l’esprit. La matière pesante n’est capable de monter contre la pesanteur que dans les plantes, par l’énergie du soleil que le vert des feuilles a captée et qui opère dans la sève. La pesanteur et la mort reprendront progressivement mais inexorablement la plante privée de lumière.

Parmi ces mensonges se trouve celui du droit naturel, lancé par le xviiie siècle matérialiste. Non pas par Rousseau, qui était un esprit lucide, puissant, et d’inspiration vraiment chrétienne, mais par Diderot et les milieux de l’Encyclopédie.

La notion de droit nous vient de Rome, et, comme tout ce qui vient de la Rome antique, qui est la femme pleine des noms du blasphème dont parle l’Apocalypse, elle est païenne et non baptisable. Les Romains, qui avaient compris, comme Hitler, que la force n’a la plénitude de l’efficacité que vêtue de quelques idées, employaient la notion de droit à cet usage. Elle s’y prête très bien. On accuse l’Allemagne moderne de la mépriser. Mais elle s’en est servie à satiété dans ses revendications de nation prolétaire. Elle ne reconnaît, il est vrai, à ceux qu’elle subjugue d’autre droit que celui d’obéir. La Rome antique aussi.

Louer la Rome antique de nous avoir légué la notion de droit est singulièrement scandaleux. Car si on veut examiner chez elle ce qu’était cette notion dans son berceau, afin d’en discerner l’espèce, on voit que la propriété était définie par le droit d’user et d’abuser. Et en fait la plupart de ces choses dont tout propriétaire avait le droit d’user et d’abuser étaient des êtres humains.

Les Grecs n’avaient pas la notion de droit. Ils n’avaient pas de mots pour l’exprimer. Ils se contentaient du nom de la justice.

C’est par une singulière confusion qu’on a pu assimiler la loi non écrite d’Antigone au droit naturel. Aux yeux de Créon, il n’y avait dans ce que faisait Antigone absolument rien de naturel. Il la jugeait folle.

Ce n’est pas nous qui pourrions lui donner tort, nous qui, en ce moment, pensons, parlons et agissons exactement comme lui. On peut le vérifier en se reportant au texte.

Antigone dit à Créon : « Ce n’est pas Zeus qui avait publié cette ordonnance ; ce n’est pas la compagne des divinités de l’autre monde, la Justice, qui a établi de pareilles lois parmi les hommes. » Créon essaie de la convaincre que ses ordres étaient justes ; il l’accuse d’avoir outragé un de ses frères en honorant l’autre, puisque ainsi le même honneur a été accordé à l’impie et au fidèle, à celui qui est mort en essayant de détruire sa propre patrie et à celui qui est mort pour la défendre.

Elle dit : « Néanmoins l’autre monde demande des lois égales. » Il objecte avec bon sens : « Mais il n’y a pas de partage égal pour le brave et le traître. » Elle ne trouve que cette réponse absurde : « Qui sait si dans l’autre monde cela est légitime ? »

L’observation de Créon est parfaitement raisonnable : « Mais jamais un ennemi, même après qu’il est mort, n’est un ami. » Mais la petite niaise répond : « Je suis née pour avoir part, non à la haine, mais à l’amour. »

Créon alors, de plus en plus raisonnable : « Va donc dans l’autre monde, et puisqu’il faut que tu aimes, aime ceux qui demeurent là-bas. »

En effet, c’était bien là sa vraie place. Car la loi non écrite à laquelle obéissait cette petite fille, bien loin d’avoir quoi que ce fût de commun avec aucun droit ni avec rien de naturel, n’était pas autre chose que l’amour extrême, absurde, qui a poussé le Christ sur la Croix.

La Justice, compagne des divinités de l’autre monde, prescrit cet excès d’amour. Aucun droit ne le prescrirait. Le droit n’a pas de lien direct avec l’amour.

Comme la notion de droit est étrangère à l’esprit grec, elle est étrangère aussi à l’inspiration chrétienne, là où elle est pure, non mélangée d’héritage romain, ou hébraïque, ou aristotélicien. On n’imagine pas saint François d’Assise parlant de droit.

Si l’on dit à quelqu’un qui soit capable d’entendre : « Ce que vous me faites n’est pas juste », on peut frapper et éveiller à la source l’esprit d’attention et d’amour. Il n’en est pas de même de paroles comme : « J’ai le droit de… », « Vous n’avez pas le droit de… » ; elles enferment une guerre latente et éveillent un esprit de guerre. La notion de droit, mise au centre des conflits sociaux, y rend impossible de part et d’autre toute nuance de charité.

Il est impossible, lorsqu’on en fait un usage presque exclusif, de garder le regard fixé sur le vrai problème. Un paysan sur qui un acheteur, dans un marché, fait indiscrètement pression pour l’amener à vendre ses œufs à un prix modéré, peut très bien répondre : « J’ai le droit de garder mes œufs si on ne m’offre pas un assez bon prix. » Mais une jeune fille qu’on est en train de mettre de force dans une maison de prostitution ne parlera pas de ses droits. Dans une telle situation, ce mot semblerait ridicule à force d’insuffisance.

C’est pourquoi le drame social, qui est analogue à la seconde situation, est apparu faussement, par l’usage de ce mot, comme analogue à la première.

L’usage de ce mot a fait, de ce qui aurait dû être un cri jailli du fond des entrailles, une aigre criaillerie de revendication, sans pureté ni efficacité.


La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. Il est situé à ce niveau.

En ajoutant au mot de droit celui de personne, ce qui implique le droit de la personne à ce qu’on nomme l’épanouissement, on ferait un mal encore bien plus grave. Le cri des opprimés descendrait plus bas encore que le ton de la revendication, il prendrait celui de l’envie.

Car la personne ne s’épanouit que lorsque du prestige social la gonfle ; son épanouissement est un privilège social. On ne le dit pas aux foules en leur parlant des droits de la personne, on leur dit le contraire. Elles ne disposent pas d’un pouvoir suffisant d’analyse pour le reconnaître clairement par elles-mêmes ; mais elles le sentent, leur expérience quotidienne leur en donne la certitude.

Ce ne peut être pour elles un motif de repousser ce mot d’ordre. À notre époque d’intelligence obscurcie, on ne fait aucune difficulté de réclamer pour tous une part égale aux privilèges, aux choses qui ont pour essence d’être des privilèges. C’est une espèce de revendication à la fois absurde et basse ; absurde, parce que le privilège par définition est inégal ; basse, parce qu’il ne vaut pas d’être désiré.

Mais la catégorie des hommes qui formulent et les revendications et toutes choses, qui ont le monopole du langage, est une catégorie de privilégiés. Ce n’est pas eux qui diront que le privilège ne vaut pas d’être désiré. Ils ne le pensent pas. Mais surtout ce serait indécent de leur part.

Beaucoup de vérités indispensables et qui sauveraient les hommes ne sont pas dites par une cause de ce genre ; ceux qui pourraient les dire ne peuvent pas les formuler, ceux qui pourraient les formuler ne peuvent pas les dire. Le remède à ce mal serait un des problèmes pressants d’une véritable politique.

Dans une société instable, les privilégiés ont mauvaise conscience. Les uns le cachent par un air de défi et disent aux foules : « Il est tout à fait convenable que vous n’ayez pas de privilèges et que j’en aie. » Les autres leur disent d’un air de bienveillance : « Je réclame pour vous tous une part égale aux privilèges que je possède. »

La première attitude est odieuse. La seconde manque de bon sens. Elle est aussi trop facile.

L’une et l’autre aiguillonnent le peuple à courir dans la voie du mal, à s’éloigner de son unique et véritable bien, qui n’est pas en ses mains, mais qui, en un sens, est tellement proche de lui. Il est beaucoup plus proche d’un bien authentique, qui soit source de beauté, de vérité, de joie et de plénitude que ceux qui lui accordent leur pitié. Mais n’y étant pas et ne sachant comment y aller, tout se passe comme s’il en était infiniment loin. Ceux qui parlent pour lui, à lui, sont également incapables de comprendre et dans quelle détresse il se trouve et quelle plénitude de bien se trouve presque à sa portée. Et lui, il lui est indispensable d’être compris.

Le malheur est par lui-même inarticulé. Les malheureux supplient silencieusement qu’on leur fournisse des mots pour s’exprimer. Il y a des époques où ils ne sont pas exaucés. Il y en a d’autres où on leur fournit des mots, mais mal choisis, car ceux qui les choisissent sont étrangers au malheur qu’ils interprètent.

Ils en sont loin le plus souvent par la place où les ont mis les circonstances. Mais même s’ils en sont proches, ou s’ils ont été dedans à une période de leur vie, même récente, ils y sont néanmoins étrangers, parce qu’ils s’y sont rendus étrangers aussitôt qu’ils ont pu.

La pensée répugne à penser le malheur autant que la chair vivante répugne à la mort. L’offrande volontaire d’un cerf s’avançant pas à pas pour se présenter aux dents d’une meute est possible à peu près au même degré qu’un acte d’attention dirigé sur un malheur réel et tout proche, de la part d’un esprit qui a la faculté de s’en dispenser.

Ce qui, étant indispensable au bien, est impossible par nature, cela est toujours possible surnaturellement.


Le bien surnaturel n’est pas une sorte de supplément au bien naturel, comme on voudrait, Aristote aidant, nous le persuader pour notre plus grand confort. Il serait agréable qu’il en fût ainsi, mais il n’en est pas ainsi. Dans tous les problèmes poignants de l’existence humaine, il y a le choix seulement entre le bien surnaturel et le mal.

Mettre dans la bouche des malheureux des mots qui appartiennent à la région moyenne des valeurs, tels que démocratie, droit ou personne, c’est leur faire un présent qui n’est susceptible de leur amener aucun bien et qui leur fait inévitablement beaucoup de mal.

Ces notions n’ont pas leur lieu dans le ciel, elles sont en suspens dans les airs, et pour cette raison même elles sont incapables de mordre la terre.

Seule la lumière qui tombe continuellement du ciel fournit à un arbre l’énergie qui enfonce profondément dans la terre les puissantes racines. L’arbre est en vérité enraciné dans le ciel.

Seul ce qui vient du ciel est susceptible d’imprimer réellement une marque sur la terre.

Si on veut armer efficacement les malheureux, il ne faut mettre dans leur bouche que des mots dont le séjour propre se trouve au ciel, par-dessus le ciel, dans l’autre monde. Il ne faut pas craindre que ce soit impossible. Le malheur dispose l’âme à recevoir avidement, à boire tout ce qui vient de ce lieu. Ce sont les fournisseurs, non les consommateurs, qui manquent pour cette espèce de produits.

Le critère pour le choix des mots est facile à reconnaître et à employer. Les malheureux, submergés de mal, aspirent au bien. Il ne faut leur donner que des mots qui expriment seulement du bien, du bien à l’état pur. La discrimination est facile. Les mots auxquels peut se joindre quelque chose qui désigne un mal sont étrangers au bien pur. On exprime un blâme quand on dit : « Il met sa personne en avant. » La personne est donc étrangère au bien. On peut parler d’un abus de la démocratie. La démocratie est donc étrangère au bien. La possession d’un droit implique la possibilité d’en faire un bon ou un mauvais usage. Le droit est donc étranger au bien. Au contraire l’accomplissement d’une obligation est un bien toujours, partout. La vérité, la beauté, la justice, la compassion sont des biens toujours, partout.

Il suffit, pour être sûr qu’on dit ce qu’il faut, de se restreindre, quand il s’agit des aspirations des malheureux, aux mots et aux phrases qui expriment toujours, partout, en toute circonstance, uniquement du bien.

C’est l’un des deux seuls services qu’on puisse leur rendre avec des mots. L’autre est de trouver des mots qui expriment la vérité de leur malheur ; qui, à travers les circonstances extérieures, rendent sensible le cri toujours poussé dans le silence : « Pourquoi me fait-on du mal ? »

Ils ne doivent pas compter pour cela sur les hommes de talent, les personnalités, les célébrités, ni même sur les hommes de génie au sens où l’on emploie d’ordinaire le mot génie, dont on confond l’usage avec celui du mot talent. Ils ne peuvent compter que sur les génies de tout premier ordre, le poète de l’Iliade, Eschyle, Sophocle, Shakespeare tel qu’il était quand il écrivit Lear, Racine tel qu’il était quand il écrivit Phèdre. Cela ne fait pas un grand nombre.

Mais il y a quantité d’êtres humains, qui, étant mal ou médiocrement doués par la nature, paraissent infiniment inférieurs non seulement à Homère, Eschyle, Sophocle, Shakespeare, Racine, mais aussi à Virgile, Corneille, Hugo ; et qui cependant vivent dans le royaume des biens impersonnels où ces derniers n’ont pas pénétré.

Un idiot de village, au sens littéral du mot, qui aime réellement la vérité, quand même il n’émettrait jamais que des balbutiements, est par la pensée infiniment supérieur à Aristote. Il est infiniment plus proche de Platon qu’Aristote ne l’a jamais été. Il a du génie, au lieu qu’à Aristote le mot de talent convient seul. Si une fée venait lui proposer de changer son sort contre une destinée analogue à celle d’Aristote, la sagesse pour lui serait de refuser sans hésitation. Mais il n’en sait rien. Personne ne le lui dit. Tout le monde lui dit le contraire. Il faut le lui dire. Il faut encourager les idiots, les gens sans talent, les gens de talent médiocre ou à peine mieux que moyen, qui ont du génie. Il n’y a pas à craindre de les rendre orgueilleux. L’amour de la vérité est toujours accompagné d’humilité. Le génie réel n’est pas autre chose que la vertu surnaturelle d’humilité dans le domaine de la pensée.

Au lieu d’encourager la floraison des talents, comme on se le proposait en 1789, il faut chérir et réchauffer avec un tendre respect la croissance du génie ; car seuls les héros réellement purs, les saints et les génies peuvent être un secours pour les malheureux. Entre les deux, les gens de talent, d’intelligence, d’énergie, de caractère, de forte personnalité, font écran et empêchent le secours. Il ne faut faire aucun mal à l’écran, mais il faut le mettre doucement de côté, en tâchant qu’il s’en aperçoive le moins possible. Et il faut casser l’écran beaucoup plus dangereux du collectif, en supprimant toute la part de nos institutions et de nos mœurs où habite une forme quelconque de l’esprit de parti. Ni les personnalités ni les partis n’accordent jamais audience soit à la vérité soit au malheur.


Il y a alliance naturelle entre la vérité et le malheur, parce que l’une et l’autre sont des suppliants muets, éternellement condamnés à demeurer sans voix devant nous.

Comme un vagabond, accusé en correctionnelle d’avoir pris une carotte dans un champ, se tient debout devant le juge, qui, commodément assis, enfile élégamment questions, commentaires et plaisanteries, tandis que l’autre ne parvient pas même à balbutier ; ainsi se tient la vérité devant une intelligence occupée à aligner élégamment des opinions.

Le langage, même chez l’homme qui en apparence se tait, est toujours ce qui formule les opinions. La faculté naturelle qu’on nomme intelligence est relative aux opinions et au langage. Le langage énonce des relations. Mais il en énonce peu, parce qu’il se déroule dans le temps. S’il est confus, vague, peu rigoureux, sans ordre, si l’esprit qui l’émet ou qui l’écoute a une faible capacité de garder une pensée présente à l’esprit, il est vide ou presque vide de tout contenu réel de relations. S’il est parfaitement clair, précis, rigoureux, ordonné ; s’il s’adresse à un esprit capable, ayant conçu une pensée, de la garder présente pendant qu’il en conçoit une autre, de garder ces deux présentes pendant qu’il en conçoit une troisième, et ainsi de suite ; en ce cas, le langage peut être relativement riche en relations. Mais comme toute richesse, cette richesse relative est une atroce misère, comparée à la perfection qui seule est désirable.

Même en mettant les choses au mieux, un esprit enfermé dans le langage est en prison. Sa limite, c’est la quantité de relations que les mots peuvent rendre présentes à son esprit en même temps. Il reste dans l’ignorance des pensées impliquant la combinaison d’un nombre de relations plus grand ; ces pensées sont hors du langage, non formulables, quoiqu’elles soient parfaitement rigoureuses et claires et quoique chacune des relations qui les compose soit exprimable en mots parfaitement précis. Ainsi l’esprit se meut dans un espace clos de vérité partielle, qui peut d’ailleurs être plus ou moins grand, sans pouvoir jamais jeter même un regard sur ce qui est au-dehors.

Si un esprit captif ignore sa propre captivité, il vit dans l’erreur. S’il l’a reconnue, ne fût-ce qu’un dixième de seconde, et s’est empressé de l’oublier pour ne pas souffrir, il séjourne dans le mensonge. Des hommes d’intelligence extrêmement brillante peuvent naître, vivre et mourir dans l’erreur et le mensonge. En ceux-là l’intelligence n’est pas un bien ni même un avantage. La différence entre hommes plus ou moins intelligents est comme la différence entre des criminels condamnés pour la vie à l’emprisonnement cellulaire et dont les cellules seraient plus ou moins grandes. Un homme intelligent et fier de son intelligence ressemble à un condamné qui serait fier d’avoir une grande cellule.

Un esprit qui sent sa captivité voudrait se la dissimuler. Mais s’il a horreur du mensonge il ne le fera pas. Il lui faudra alors beaucoup souffrir. Il se cognera contre la muraille jusqu’à l’évanouissement ; s’éveillera, regardera la muraille avec crainte, puis un jour recommencera et s’évanouira de nouveau ; et ainsi de suite, sans fin, sans aucune espérance. Un jour il s’éveillera de l’autre côté du mur.

Il est peut-être encore captif, dans un cadre seulement plus spacieux. Qu’importe ? Il possède désormais la clef, le secret qui fait tomber tous les murs. Il est au-delà de ce que les hommes nomment intelligence, il est là où commence la sagesse.

Tout esprit enfermé par le langage est capable seulement d’opinions. Tout esprit devenu capable de saisir des pensées inexprimables à cause de la multitude des rapports qui s’y combinent, quoique plus rigoureuses et plus lumineuses que ce qu’exprime le langage le plus précis, tout esprit parvenu à ce point séjourne déjà dans la vérité. La certitude et la foi sans ombre lui appartiennent. Et il importe peu qu’il ait eu à l’origine peu ou beaucoup d’intelligence, qu’il ait été dans une cellule étroite ou large. Ce qui importe seul, c’est qu’étant arrivé au bout de sa propre intelligence, quelle qu’elle pût être, il soit passé au-delà. Un idiot de village est aussi proche de la vérité qu’un enfant prodige. L’un et l’autre en sont séparés seulement par une muraille. On n’entre pas dans la vérité sans avoir passé à travers son propre anéantissement ; sans avoir séjourné longtemps dans un état d’extrême et totale humiliation.

C’est le même obstacle qui s’oppose à la connaissance du malheur. Comme la vérité est autre chose que l’opinion, le malheur est autre chose que la souffrance. Le malheur est un mécanisme à broyer l’âme ; l’homme qui y est pris est comme un ouvrier happé par les dents d’une machine. Ce n’est plus qu’une chose déchirée et sanguinolente.

Le degré et la nature de la souffrance qui constitue au sens propre un malheur diffèrent beaucoup selon les êtres humains. Cela dépend surtout de la quantité d’énergie vitale possédée au point initial et de l’attitude adoptée devant la souffrance.

La pensée humaine ne peut pas reconnaître la réalité du malheur. Si quelqu’un reconnaît la réalité du malheur, il doit se dire : « Un jeu de circonstances que je ne contrôle pas peut m’enlever n’importe quoi à n’importe quel instant, y compris toutes ces choses qui sont tellement à moi que je les considère comme étant moi-même. Il n’y a rien en moi que je ne puisse perdre. Un hasard peut n’importe quand abolir ce que je suis et mettre à la place n’importe quoi de vil et de méprisable. »

Penser cela avec toute l’âme, c’est éprouver le néant. C’est l’état d’extrême et totale humiliation qui est aussi la condition du passage dans la vérité. C’est une mort de l’âme. C’est pourquoi le spectacle du malheur nu cause à l’âme la même rétraction que la proximité de la mort cause à la chair.

On pense aux morts avec piété quand on les évoque seulement avec l’esprit, ou quand on va sur des tombes, ou quand on les voit convenablement disposés sur un lit. Mais la vue de certains cadavres qui sont comme jetés sur un champ de bataille, avec un aspect à la fois sinistre et grotesque, cause de l’horreur. La mort apparaît nue, non habillée, et la chair frémit.

Le malheur, quand la distance ou matérielle ou morale permet de le voir seulement d’une manière vague, confuse, sans le distinguer de la simple souffrance, inspire aux âmes généreuses une tendre pitié. Mais quand un jeu quelconque de circonstances fait que soudain quelque part il se trouve révélé à nu, comme étant quelque chose qui détruit, une mutilation ou une lèpre de l’âme, on frémit et on recule. Et les malheureux eux-mêmes éprouvent le même frémissement d’horreur devant eux-mêmes.

Écouter quelqu’un, c’est se mettre à sa place pendant qu’il parle. Se mettre à la place d’un être dont l’âme est mutilée par le malheur ou en danger imminent de l’être, c’est anéantir sa propre âme. C’est plus difficile que ne serait le suicide à un enfant heureux de vivre. Ainsi les malheureux ne sont pas écoutés. Ils sont dans l’état où se trouverait quelqu’un à qui on aurait coupé la langue et qui par moments oublierait son infirmité. Leurs lèvres s’agitent et aucun son ne vient frapper les oreilles. Eux-mêmes sont rapidement atteints d’impuissance dans l’usage du langage par la certitude de n’être pas entendus.

C’est pourquoi il n’y a pas d’espérance pour le vagabond debout devant le magistrat. Si à travers ses balbutiements sort quelque chose de déchirant, qui perce l’âme, cela ne sera entendu ni du magistrat ni des spectateurs. C’est un cri muet. Et les malheureux entre eux sont presque toujours aussi sourds les uns aux autres. Et chaque malheureux, sous la contrainte de l’indifférence générale, essaie par le mensonge ou l’inconscience de se rendre sourd à lui-même.

Seule l’opération surnaturelle de la grâce fait passer une âme à travers son propre anéantissement jusqu’au lieu où se cueille l’espèce d’attention qui seule permet d’être attentif à la vérité et au malheur. C’est la même pour les deux objets. C’est une attention intense, pure, sans mobile, gratuite, généreuse. Et cette attention est amour.

Parce que le malheur et la vérité ont besoin pour être entendus de la même attention, l’esprit de justice et l’esprit de vérité ne font qu’un. L’esprit de justice et de vérité n’est pas autre chose qu’une certaine espèce d’attention, qui est du pur amour.


Par une disposition éternelle de la Providence, tout ce qu’un homme produit en tout domaine quand l’esprit de justice et de vérité le maîtrise est revêtu de l’éclat de la beauté.

La beauté est le mystère suprême d’ici-bas. C’est un éclat qui sollicite l’attention, mais ne lui fournit aucun mobile pour durer. La beauté promet toujours et ne donne jamais rien ; elle suscite une faim, mais il n’y a pas en elle de nourriture pour la partie de l’âme qui essaie ici-bas de se rassasier ; elle n’a de nourriture que pour la partie de l’âme qui regarde. Elle suscite le désir, et elle fait sentir clairement qu’il n’y a en elle rien à désirer, car on tient avant tout à ce que rien d’elle ne change. Si on ne cherche pas d’expédients pour sortir du tourment délicieux qu’elle inflige, le désir peu à peu se transforme en amour, et il se forme un germe de la faculté d’attention gratuite et pure.

Autant le malheur est hideux, autant l’expression vraie du malheur est souverainement belle. On peut donner comme exemples, même dans les siècles récents, Phèdre, l’École des Femmes, Lear, les poèmes de Villon, mais bien plus encore les tragédies d’Eschyle et Sophocle ; et bien plus encore l’Iliade, le Livre de Job, certains poèmes populaires ; et bien plus encore les récits de la Passion dans les Évangiles. L’éclat de la beauté est répandu sur le malheur par la lumière de l’esprit de justice et d’amour, qui seul permet à une pensée humaine de regarder et de reproduire le malheur tel qu’il est.

Toutes les fois aussi qu’un fragment de vérité inexprimable passe dans des mots qui, sans pouvoir contenir la vérité qui les a inspirés, ont avec elle une correspondance si parfaite par leur arrangement qu’ils fournissent un support à tout esprit désireux de la retrouver, toutes les fois qu’il en est ainsi, un éclat de beauté est répandu sur les mots.

Tout ce qui procède de l’amour pur est illuminé par l’éclat de la beauté.

La beauté est sensible, quoique très confusément et mélangée à beaucoup de fausses imitations, à l’intérieur de la cellule où toute pensée humaine est d’abord emprisonnée. La vérité et la justice à la langue coupée ne peuvent espérer aucun autre secours que le sien. Elle n’a pas non plus de langage ; elle ne parle pas ; elle ne dit rien. Mais elle a une voix pour appeler. Elle appelle et montre la justice et la vérité qui sont sans voix. Comme un chien aboie pour faire venir des gens auprès de son maître qui gît inanimé dans la neige.

Justice, vérité, beauté sont sœurs et alliées. Avec trois mots si beaux il n’est pas besoin d’en chercher d’autres.


La justice consiste à veiller à ce qu’il ne soit pas fait de mal aux hommes. Il est fait du mal à un être humain quand il crie intérieurement : « Pourquoi est-ce qu’on me fait du mal ? » Il se trompe souvent dès qu’il essaie de se rendre compte quel mal il subit, qui le lui inflige, pourquoi on le lui inflige. Mais le cri est infaillible.

L’autre cri si souvent entendu : « Pourquoi l’autre a-t-il plus que moi ? » est relatif au droit. Il faut apprendre à distinguer les deux cris et faire taire le second le plus qu’on peut, avec le moins de brutalité possible, en s’aidant d’un code, des tribunaux ordinaires et de la police. Pour former les esprits capables de résoudre les problèmes situés dans ce domaine, l’École de Droit suffit.

Mais le cri : « Pourquoi me fait-on du mal ? » pose des problèmes tout autres, auxquels est indispensable l’esprit de vérité, de justice et d’amour.

Dans toute âme humaine monte continuellement la demande qu’il ne lui soit pas fait de mal. Le texte du Pater adresse cette demande à Dieu. Mais Dieu n’a le pouvoir de préserver du mal que la partie éternelle d’une âme entrée avec lui en contact réel et direct. Le reste de l’âme, et l’âme tout entière en quiconque n’a pas reçu la grâce du contact réel et direct avec Dieu, est abandonné aux vouloirs des hommes et au hasard des circonstances.

Ainsi c’est aux hommes à veiller à ce qu’il ne soit pas fait de mal aux hommes.

Quelqu’un à qui on fait du mal, il pénètre vraiment du mal en lui ; non pas seulement la douleur, la souffrance, mais l’horreur même du mal. Comme les hommes ont le pouvoir de se transmettre du bien les uns aux autres, ils ont aussi le pouvoir de se transmettre du mal. On peut transmettre du mal à un être humain en le flattant, en lui fournissant du bien-être, des plaisirs ; mais le plus souvent les hommes transmettent du mal aux hommes en leur faisant du mal.

La Sagesse éternelle pourtant ne laisse pas l’âme humaine entièrement à la merci du hasard des événements et du vouloir des hommes. Le mal infligé du dehors à un être humain sous forme de blessure exaspère le désir du bien et suscite ainsi automatiquement la possibilité d’un remède. Quand la blessure a pénétré profondément, le bien désiré est le bien parfaitement pur. La partie de l’âme qui demande : « Pourquoi me fait-on du mal ? » est la partie profonde qui en tout être humain, même le plus souillé, est demeurée depuis la première enfance parfaitement intacte et parfaitement innocente.

Préserver la justice, protéger les hommes de tout mal, c’est d’abord empêcher qu’on leur fasse du mal. Pour ceux à qui on a fait du mal, c’est en effacer les conséquences matérielles, mettre les victimes dans une situation où la blessure, si elle n’a pas percé trop profondément, soit guérie naturellement par le bien-être. Mais pour ceux chez qui la blessure a déchiré toute l’âme, c’est en plus et avant tout calmer la soif en leur donnant à boire du bien parfaitement pur.

Il peut y avoir obligation d’infliger du mal pour susciter cette soif afin de la combler. C’est en cela que consiste le châtiment. Ceux qui sont devenus étrangers au bien au point de chercher à répandre le mal autour d’eux ne peuvent être réintégrés dans le bien que par l’infliction du mal. Il faut leur en infliger jusqu’à ce que s’éveille au fond d’eux-mêmes la voix parfaitement innocente qui dit avec étonnement : « Pourquoi me fait-on du mal ? » Cette partie innocente de l’âme du criminel, il faut qu’elle reçoive de la nourriture et qu’elle croisse, jusqu’à ce qu’elle se constitue elle-même en tribunal à l’intérieur de l’âme, pour juger les crimes passés, pour les condamner, et ensuite, avec le secours de la grâce, pour les pardonner. L’opération du châtiment est alors achevée ; le coupable est réintégré dans le bien, et doit être publiquement et solennellement réintégré dans la cité.

Le châtiment n’est pas autre chose que cela. Même la peine capitale, bien qu’elle exclue la réintégration dans la cité au sens littéral, ne doit pas être autre chose. Le châtiment est uniquement un procédé pour fournir du bien pur à des hommes qui ne le désirent pas ; l’art de punir est l’art d’éveiller chez les criminels le désir du bien pur par la douleur ou même par la mort.


Mais nous avons tout à fait perdu jusqu’à la notion du châtiment. Nous ne savons plus qu’il consiste à fournir du bien. Pour nous il s’arrête à l’infliction du mal. C’est pourquoi il y a une chose et une seule dans la société moderne plus hideuse encore que le crime, et c’est la justice répressive.

Faire de l’idée de justice répressive le mobile central dans l’effort de la guerre et de la révolte est plus dangereux que personne ne peut l’imaginer. Il est nécessaire d’user de la peur pour diminuer l’activité criminelle des lâches ; mais il est affreux de faire de la justice répressive, telle que nous la concevons aujourd’hui dans notre ignorance, le mobile des héros.

Toutes les fois qu’un homme d’aujourd’hui parle de châtiment, de punition, de rétribution, de justice au sens punitif, il s’agit seulement de la plus basse vengeance.

Ce trésor de la souffrance et de la mort violente, que le Christ a pris pour lui et qu’il offre si souvent à ceux qu’il aime, nous en faisons si peu de cas que nous le jetons aux êtres les plus vils à nos yeux, sachant qu’ils n’en feront aucun usage et n’ayant pas l’intention de les aider à en trouver l’usage.

Aux criminels, le vrai châtiment ; aux malheureux que le malheur a mordus au fond de l’âme, une aide capable de les amener à étancher leur soif aux sources surnaturelles ; à tous les autres un peu de bien-être, beaucoup de beauté, et la protection contre ceux qui leur feraient du mal ; partout la limitation rigoureuse du tumulte des mensonges, des propagandes et des opinions ; l’établissement d’un silence où la vérité puisse germer et mûrir ; c’est cela qui est dû aux hommes.

Pour assurer cela aux hommes, on ne peut compter que sur les êtres passés de l’autre côté d’une certaine limite. On dira qu’ils sont trop peu nombreux. Ils sont probablement rares, mais pourtant on ne peut les compter ; la plupart sont cachés. Le bien pur n’est envoyé du ciel ici-bas qu’en quantité imperceptible, soit dans chaque âme, soit dans la société. « Le grain de sénevé est la plus petite des graines. » Proserpine n’a mangé qu’un seul grain de grenade. Une perle enfouie au fond d’un champ n’est pas visible. On ne remarque pas le levain mélangé à la pâte.

Mais comme dans les réactions chimiques les catalyseurs ou les bactéries, dont le levain est un exemple, de même dans les choses humaines les grains imperceptibles de bien pur opèrent d’une manière décisive par leur seule présence, s’ils sont mis où il faut.

Comment les mettre où il faut ?

Beaucoup serait accompli si parmi ceux qui ont la charge de montrer au public des choses à louer, à admirer, à espérer, à rechercher, à demander, quelques-uns au moins résolvaient dans leur cœur de mépriser absolument et sans exception tout ce qui n’est pas le bien pur, la perfection, la vérité, la justice, l’amour.

Davantage serait fait si la plupart de ceux qui détiennent aujourd’hui des morceaux d’autorité spirituelle sentaient l’obligation de ne jamais proposer aux aspirations des hommes que du bien réel et parfaitement pur.


Quand on parle du pouvoir des mots il s’agit toujours d’un pouvoir d’illusion et d’erreur. Mais, par l’effet d’une disposition providentielle, il est certains mots qui, s’il en est fait un bon usage, ont en eux-mêmes la vertu d’illuminer et de soulever vers le bien. Ce sont les mots auxquels correspond une perfection absolue et insaisissable pour nous. La vertu d’illumination et de traction vers le haut réside dans ces mots eux-mêmes, dans ces mots comme tels, non dans aucune conception. Car en faire bon usage, c’est avant tout ne leur faire correspondre aucune conception. Ce qu’ils expriment est inconcevable.

Dieu et vérité sont de tels mots. Aussi justice, amour, bien.

De tels mots sont dangereux à employer. Leur usage est une ordalie. Pour qu’il en soit fait un usage légitime, il faut à la fois ne les enfermer dans aucune conception humaine et leur joindre des conceptions et des actions directement et exclusivement inspirées par leur lumière. Autrement ils sont rapidement reconnus par tous comme étant du mensonge.

Ce sont des compagnons inconfortables. Des mots comme droit, démocratie et personne sont plus commodes. À ce titre ils sont naturellement préférables aux yeux de ceux qui, même avec de bonnes intentions, ont assumé des fonctions publiques. Les fonctions publiques n’ont d’autre signification que la possibilité de faire du bien aux hommes, et ceux qui les assument avec bonne intention veulent répandre du bien sur leurs contemporains ; mais ils commettent généralement l’erreur de croire qu’ils pourront d’abord eux-mêmes l’acheter au rabais.

Les mots de la région moyenne, droit, démocratie, personne, sont de bon usage dans leur région, celle des institutions moyennes. L’inspiration dont toutes les institutions procèdent, dont elles sont comme la projection, réclame un autre langage.

La subordination de la personne au collectif est dans la nature des choses comme celle du gramme au kilogramme sur une balance. Mais une balance peut être telle que le kilogramme cède au gramme. Il suffit qu’un des bras soit plus de mille fois plus long que l’autre. La loi de l’équilibre l’emporte souverainement sur les inégalités de poids. Mais jamais le poids inférieur ne vaincra le poids supérieur sans une relation entre eux où soit cristallisée la loi de l’équilibre.

De même la personne ne peut être protégée contre le collectif, et la démocratie assurée, que par une cristallisation dans la vie publique du bien supérieur, qui est impersonnel et sans relation avec aucune forme politique.

Le mot de personne, il est vrai, est souvent appliqué à Dieu. Mais dans le passage où le Christ propose Dieu même aux hommes comme le modèle d’une perfection qu’il leur est commandé d’accomplir, il n’y joint pas seulement l’image d’une personne, mais surtout celle d’un ordre impersonnel : « Devenez les fils de votre Père, celui des cieux, en ce qu’il fait lever son soleil sur les méchants et les bons et tomber sa pluie sur les justes et les injustes. »

Cet ordre impersonnel et divin de l’univers a pour image parmi nous la justice, la vérité, la beauté. Rien d’inférieur à ces choses n’est digne de servir d’inspiration aux hommes qui acceptent de mourir.

Au-dessus des institutions destinées à protéger le droit, les personnes, les libertés démocratiques, il faut en inventer d’autres destinées à discerner et à abolir tout ce qui, dans la vie contemporaine, écrase les âmes sous l’injustice, le mensonge et la laideur.

Il faut les inventer, car elles sont inconnues, et il est impossible de douter qu’elles soient indispensables.