Écrits de jeunesse (Marcel Schwob)/Prométhée

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Prométhée
Texte établi par Pierre ChampionTypographie François Bernouard (Écrits de jeunesse de Marcel Schwobp. 213-230).
 

Prométhée
(fragment)

 

Les Vierges du Feu

PROLOGUE

Les dieux sont réunis autour du Feu qui flambe dans le char de Sûr-Yâh. Autour des héros, groupés dans une muette adoration, les vierges sacrées chantent en dansant une ronde autour du char du Soleil.

Derrière le char du Feu, le Dieu, manifesté sous la forme d’Indrah, trône sur un nuage couleur d’or. Harah est debout auprès de lui.

LES VIERGES

Nous venons à tes pieds, ô roi de nos campagnes ;
Pâles et pures, nous prions !
Voici l’or de nos bras, — voici l’or de nos pagnes,
Nous supplions !


Agnith ! que sur les dieux ta lumière rayonne !
Pâles et pures, nous prions !
Laisse ton char au ciel, dans les champs qu’il sillonne.
Nous supplions !

Sûr-Yâh ! ne laisse pas les hommes te séduire !
Pâles et pures, nous prions !
Et sur les champs du ciel longtemps puisses-tu luire.
Nous supplions !

Bhâno ! dans les palais que ta lumière dore,
Pâles et pures, nous prions !
Demeure parmi nous, la ronde qui t’adore,
Nous supplions !

Nous baisons tes genoux généreux, dieu de flamme !
Pâles et pures, nous prions !
Verse-toi sur nos corps, verse-toi dans notre âme.
Nous supplions !

ÎNDRAH, se prosternant devant le Feu.

Ô maître, tu créas et la terre et les cieux.
C’est toi qui dissipas l’obscurité profonde
En embrasant les airs de tes astres radieux.
Ô maître, je te dois la création du monde !

HARAH, se prosternant devant le Feu.

Ô maître de la terre et des cieux et des dieux,
C’est toi qui détruis tout avec ta flamme blonde,
En foudroyant de feu les jeunes et les vieux !
Ô maître, je te dois le tonnerre qui gronde !

LE FEU, parlant de son char.
S’adressant à Indrah.

Je suis le créateur de toute la nature.
C’est moi qui mets la vie en toute créature.

J’ai fondu dans mon sein la montagne et le roc
Et déchiré la terre avec ce puissant soc.
J’ai tracé dans les cieux ma course lumineuse,
Cercle sempiternel, route vertigineuse.
Je darde mes rayons sur les maïs jaunis,
Sur les épis de blé, par gerbes réunis.
Je fais sortir de terre, avec mes chaleurs douces,
Bananes, ananas, oranges, pamplemousses ;
Pour donner la fraîcheur contre mes rayons d’or,
J’ai créé la forêt, où sous l’ombrage on dort.
Et je fonds les ruisseaux en vapeur bienfaisante
Qui pleut sur tous les champs par la chaleur pesante.
Je viens du triste hiver égayer la pâleur
Et dissiper la neige à ma forte chaleur.
Le taureau sous mon œil dans le Gange s’abreuve ;
Et je caresse au bain la vierge dans le fleuve.

Se tournant vers Harah.

Je puis détruire aussi tout ce que j’ai produit,
Et je vais ravager le sol que j’ai séduit.
Les flancs illuminés des volcans que je lave
Tressaillent sous les flots de mes fleuves de lave.
J’éclaire les cités d’un sinistre flambeau,
Recouvrant des nations sous un même tombeau.
Je sais, dans le fracas rugissant de l’orage,
Allumer des éclairs pour éteindre ma rage.
Sous mon souffle je puis dessécher les moissons,
Tarir la source vive où meurent les poissons,
Brûler dans les déserts les longues caravanes
Et flétrir sur leur pied les herbes des savanes ;
Sous ma caresse ardente abattre sur le dos
Bêtes et voyageurs — et leur blanchir les os.

LES DEVAH

O Sûr-Yâh, sur ton char rayonnant de lumière,

Dans l’étincellement de ta beauté première,
Nous t’aimons pour l’amour que tu donnes aux dieux,
La haine qui te rend tous les hommes odieux.
Car tu leur as caché le noyau de ta force ;
Tandis que nous savons te tirer de l’écorce,
Sous ta flamme amollir les rigides métaux,
Les marteler ensuite en de puissants étaux,
Sous tes tièdes baisers réchauffer la chair crue,
D’où la graisse dégoutte, averse épaisse et drue,
Purifier dans ton sein les souillures du corps,
Où des liens matériels retiennent l’âme encor.

LES RAKSHASAS (39)

Ô Feu, nous te veillons avec notre œil unique !
Nous ne sommes jamais en proie à la panique,
Mais éternellement nous restons devant toi,
Gardiens de ton pouvoir, gardiens de notre roi.
Maudit soit le mortel (40) qui hante ces parages !
Nous avons pour aider nos éclatantes rages
Des mâchoires d’acier, des ongles acérés,
Et des ventres de fer par la faim macérés.
Dans ses boyaux brisés reniflant avec joie
Et trempant de son sang nos gueules (41) qu’il rougeoie
Nous humerions sa chair, plus douce que le miel,
Poussant notre cri rauque aux limites du ciel.
Roi, nous te protégeons d’un sacrilège inique.
Ô Feu, nous te veillons avec notre œil unique !

Les Vierges, pendant le morceau qui suit, tournent lentement autour du char de Sûr-Yâh, laissant Indrah en dehors de leur cercle. — Le chœur terminé, elles se rangent en file, d’un côté du trône d’Indrah, ne laissant auprès du Feu que les Rakshasas. De l’autre côté du trône d’Indrah, en face des Vierges, la troupe des Héros est semblablement disposée.
LES VIERGES

Filles des airs d’azur, c’est vierges qu’on nous nomme,
Aum ! mani padmé ! aum ! (murmuré très bas)
Nous n’avons jamais eu commerce avec un homme.
Aum ! mani padmé ! aum !
Pures, nous purifions, en dansant notre ronde,
Aum ! mani padmé ! aum !
Le feu qui nous éclaire, illuminant le monde !
Aum ! mani padmé ! aum !
Nous sommes toujours à ta garde,
Sur nos genoux.
Le crime à la face blafarde
Est loin de nous !
Nous chassons la pensée impure.
Vierges toujours,
Ton feu purifiant nous épure
Le long des jours.
Aujourd’hui nous versons des larmes
Sur Sundâri.
Et Harah, voyant nos alarmes,
Joyeux, a ri !
Parmi nous c’était la plus belle.
Née aux désirs,
Elle a quitté nos jeux, rebelle
À nos plaisirs.
Nous la verrons bientôt pleurante,
Mordant l’affront,
Revenir de sa course errante,
Courbant son front.
Elle ne pourra plus se mêler à nos danses,
Aum ! mani padmé ! aum ! (murmuré très bas)
Ni battre de ses pas le rhythme des cadences,
Aum ! mani padmé ! aum !
Car elle est devenue impure par sa fuite,

Aum ! mani padmé ! aum !
Et sa virginité pour jamais est détruite !
Aum ! mani padmé ! aum !

Une jeune fille s’avance en penchant la tête, ses mains croisées sur ses seins.

LES VIERGES, à Indrah.

C’est Sundâri, Seigneur. — Après sa longue absence,
Elle vient se courber sous ta toute-puissance.

INDRAH

Fille du ciel, je vois dans tes yeux le péché,
Et le pleur que ta main tremblante avait séché !

SUNDARI

Seigneur, de mes sanglots je ne suis plus maîtresse
Et je viens t’avouer ma honte et ma détresse.

LES VIERGES

Elle s’est adonnée aux plaisirs du moment ;
Vierge au Feu consacrée, elle a pris un amant !

SUNDARI

Ne savez-vous donc pas, ô mes chastes compagnes,
Qui craignez, en marchant, de relever vos pagnes,
Que nos plaisirs, à nous, ont une éternité,
Puisqu’ils sont dérobés au Feu, la Trinité !
Mes seins fermes et blancs gonflaient sous ses caresses.

Se renversant, souriante.

Il a baisé mes yeux, il a baisé mes tresses,
Dans mes cheveux défaits cherchant à se tapir
Et me versant à flots l’ivresse du soupir.
Dans vos bois éternels tapissés de verdure
J’ai su par quel secret mystique le Feu dure
Et dans les convulsions de nos corps enlacés,
Dans le contact, brûlants, et s’éloignant, glacés,
Dans les accouplements de notre étreinte forte,

Elle se prosterne lentement.

J’ai trouvé que le Feu jaillit de même sorte.

LES VIERGES

Sous sa parole ardente un frisson nous parcourt,
Tout le long de nos reins jusqu’à la nuque il court.
Nous n’avons pas rêvé les plaisirs qu’elle chante,
Et cette volupté nouvelle nous enchante.
Nos corps sont blancs, nos seins polis,
Nos cheveux en diadème —
Mais parmi les dieux amollis,
Personne ne nous aime !

SUNDARI

Seigneur, j’ai donc voué mon corps pur au plaisir ;
J’ai senti les frissons langoureux le saisir,
Les spasmes de l’amour le tendre et le détendre,
Mon amant écarter mes cuisses à me fendre,

Avec une fureur amoureuse.

Tandis que je livrais, jouissant de l’apaiser,
Mes fesses, mes tétons, mon ventre à son baiser.
Dans nos épuisements jaillissait une flamme
Embrasant notre corps jusqu’aux confins de l’âme.

Tristement.

Seigneur, j’ai succombé dans cette tentation.

Mes plaisirs défendus ont eu leur punition.
J’éprouve dans mon sein un tressaillement vague,
La fièvre me saisit dans l’ombre où je divague ;
Au repos de la nuit je sens des hauts-le-cœur,
Malaises inconnus me plonger dans la peur.
Roi divin, roi qui boit le nectar et le sôme,
Répands sur ma douleur l’apaisement du baume !

LES VIERGES

Si cette volupté ne dure qu’un moment,
Pour nous laisser ensuite un terrible tourment,

Si l’amour est suivi de si poignantes peines,
Après avoir coulé des flammes dans nos veines,
Il faut te remercier, ô puissant roi du ciel !
De n’avoir pas mêlé dans nos coupes ce fiel.

INDRAH

J’écoute, stupéfait, l’écho de tes angoisses,
Et des gémissements de ton cœur que tu froisses !
Sundâri, ton honneur est-il encore aux cieux ?
Celui qui t’a séduit est-il parmi les dieux ?

KUMARA, prince des héros, se détachant de la troupe des jeunes gens, et se jetant aux pieds d’Indrah.

Je mérite, Seigneur, ta foudre et ton tonnerre ;
Qu’un Rakshasa vengeur en ses griffes me serre,
S’abreuve de mon sang comme d’une liqueur,
Qu’un vautour éternel vienne ronger mon cœur,
Ou qu’en un tourbillon flambant je disparaisse,
Parce que Sundâri, vierge, fut ma maîtresse !

Nous rêvions, insensés, un pays bienheureux
Où le Destin permît aux dieux d’être amoureux.

Elle avait des yeux noirs aux lueurs languissantes,
Des lèvres de lotus, roses et pâlissantes,
Un sein au ton nacré semblable au nénuphar
Quand la lune, en passant, lui lance un œil blafard,
Des cheveux qui flottaient sur ses blanches épaules
Comme un feuillage épais aux ramures des saules,
Des hanches se courbant en balancements doux,
Où les torches mettaient des embrasements roux,
Des endroits ombragés des noirceurs du cytise
Où le feu de l’amour s’apaise — puis s’attise,
De souples serrements, tordions voluptueux ;
Exhalant sa passion en cris tumultueux,
M’offrant à bécoter ses lèvres savoureuses,
Se pâmant, se cambrant en poses langoureuses.

La forêt nous a vus balbutiant nos serments,
Epanchements d’amour, confidences d’amants.
L’étang nous a mirés dans ses eaux irisées,
Effeuillant dans son sein des pétales brisés,
Ou glissant sur ses bords, parmi l’herbe tombés,
Tandis que je baisais des petits pieds bombés.
Le vent nous entourait des fraîcheurs de ses brises,
Effleurant nos cheveux de caresses éprises ;
De doux yeux de gazelle aux reflets languissants
Nous épiaient aux détours des taillis frémissants ;
Sous les halliers épais, à travers la feuillée,
Nous marchions enlacés, foulant l’herbe mouillée,
Riant au fond des bois aux bengalis moqueurs,
Cachant à vos regards les élans de nos cœurs,
Amoureux de la nuit et de ses sombres voiles
Qui ne laissent guetter que les yeux des étoiles…

Seigneur ! j’ai dérobé ton mystique secret —
Courbé sous tes genoux — j’attends votre décret.

LES VIERGES

Nous allons, nous aussi, sur les rives des mares ;
Détachant la nacelle et coupant ses amarres,
Nous glissons sur les eaux,
Ecoutant les chansons des grenouilles plaintives
Qui coassent au soleil et replongent furtives
Au milieu des roseaux.

Quelquefois, au retour, nous marchons enlacées,
Nous tenant, nous serrant, nous soutenant lassées,
De nos flexibles mains ;
Mais nous ne savons pas tous ces baisers nocturnes,
Qui chassent tout à coup les hiboux taciturnes
Des taillis des chemins.

Mais nous ne savons pas nous rouler dans les herbes,
En nous baisant les seins de morsures acerbes,
D’où jaillit notre sang ;
Et bouche contre bouche, en aspirations pleines,
Nous baiser langue à langue, en mêlant nos haleines,
Rougissant, pâlissant !

Maudits soient ces plaisirs qui mènent aux souffrances,
Aux désirs éperdus des calmes délivrances,
Aux pleurs devant le roi !
Et nous leur préférons la chasteté paisible,
Aux langueurs de l’amour la pudeur invincible,
Sans larmes, sans effroi !

Le Dieu qui nous créa nous rendit bienheureuses.
Nous n’avons pas besoin des voluptés peureuses,
Des pâmantes douleurs !
Dans le calme éternel de la pure innocence,
Nous vivrons, conservant notre blanche décence,
Qui garde des douleurs !

INDRAH

Vous êtes tous les deux d’infâmes sacrilèges ;
Vous nous avez volé nos secrets privilèges,
Vous étant introduits au temple du Soleil.
Aucun dieu n’a commis un outrage pareil.
Sundâri, je ne puis soulager tes souffrances.
Tu dois subir encor l’effroi d’horribles transes,
Mourir dans les torsions de l’épouvantement
Et dans les convulsions de ton enfantement.
Kumâra, tu devras souffrir son agonie,
Et mourir sombre et seul — ta majesté honnie.
Dans ses liens le Destin m’oblige à vous lier.
Mais vous avez créé — je ne puis l’oublier.

Sundâri, ton enfant, le filleul de la Flamme,
Habile à manier l’épée et le calame
Régnera souverain sur les hommes unis. —
Et vous serez du ciel sur la terre bannis.

HARAH

Seigneur, ils ont détruit la chasteté sacrée.
Leur amour a terni sa pureté nacrée.
Ils ont acquis par là des droits à mes soucis.
Ma volonté les veut, par ta foudre roussis,
Noyés au fond des flots de mes fleuves de soufre
Et brûlant éperdus dans l’étreinte du gouffre.
Vous entrerez tous deux, riants, au Nirvâna
Parce que votre amour au ciel se pavana.
Votre enfant vous suivra, sans connaître la vie
Et vous jouirez d’un sort que, dieu, je vous envie  !

LES VIERGES, limpidement et lentement.

Oh ! viens nous abîmer au gouffre du néant
Où l’on n’a ni songe ni rêve ;
Nous jouirons dans le fond du Nirvâna béant
De la paix, éternelle trêve.
C’est un calme repos ; l’existence s’éteint
Comme une lampe languissante ;
Nous n’y saluerons plus l’invincible Destin
De notre tête fléchissante.
Sundâri, je t’envie un paisible sommeil
Qui t’entourera de ses chaînes ;
Regarde avant ta mort le dieu de feu vermeil
Qui fut la cause de tes peines !

INDRAH

Harah ! Je ne puis pas accepter ton arrêt.

HARAH

Indrah, je ne veux pas céder à ton décret.

INDRAH

L’enfant qu’ils ont créé ne peut pas disparaître.

HARAH

Tu veux le conserver pour t’en former un prêtre ?

INDRAH

Et tu veux l’engloutir dans l’abîme du rien.

HARAH

Oui, je veux qu’il ignore et le mal et le bien.

INDRAH

Destructeur éternel, tu le laisseras vivre !

HARAH

Créateur, mon pouvoir, veux-tu que je le livre ?

INDRAH

Nous en appellerons au juge, le Destin.

Il se retourne vers sa suite.

Ô dieux, préparez-vous à marcher au festin.

Les Dieux quittent la scène, ou il ne reste que le char du Feu, à côté de celui-ci se tiennent Kumâra et Sundâri avec le chœur des Vierges, entourés par la troupe des Rakshasas.

KUMARA

Sundâri, Sundâri, l’Amour nous abandonne.

SUNDARI

Et sur nous désormais le Destin, juge, ordonne.

KUMARA

Sundâri, Sundâri, pleures-tu sur ta mort ?

SUNDARI

On pleure, Kumâra, quand on a du remords.

KUMARA

Fille aux yeux indomptés, je t’adore rebelle.

SUNDARI

La beauté qui résiste est toujours la plus belle.

KUMARA

Je veux croître pour toi mon désir renaissant.
Ma souffrance se change en plaisir caressant,

En rage de passion mes tremblements timides
Quand tu fixes sur moi tes prunelles humides.
Les feux de tes yeux noirs viennent brûler mon cœur.
Abattu par le sort, ils me rendent vainqueur :
Je crois à mon pouvoir, malgré mon impuissance.
Mourir entre tes bras serait ma jouissance !

SUNDARI

Nous pâmer tous les deux à ne plus rien sentir !
Nous verser dans la Mort à nous anéantir,
Dans le profond oubli jeter toutes nos larmes,
Tous nos rires oisifs et nos vaines alarmes,
Nous flétrir au tombeau, nos deux corps enlacés,
Et nos derniers baisers sur nos lèvres tracés,
Abandonner nos chairs à la Terre qui passe,
Et nous perdre en dehors du Temps et de l’Espace !

Sundâri, abîmée dans sa réflexion, reste immobile, contemplant fixement le Feu sans le voir.

LE FEU

Enfants, écoutez-moi. Le gouffre va s’ouvrir.
Vous allez bientôt voir ce que c’est de mourir.
Je vais vous dévorer dans mes flammes avides
Où vous ne laisserez qu’un corps, des cendres vides.
Vous irez au Néant dans mon feu rutilant,
Vous vaporisant à son flamboiement brillant.
Votre âme montera, sautillante buée,
Comme une vaporeuse et candide nuée,
Pour se mêler à l’Etre éternel, au grand Tout
Dont nous sommes des brins éparpillés partout.

KUMARA

Sundâri, nous quittons les terrestres extases,
Nos âmes vont passer par de nouvelles phases.
Au moment de mourir — as-tu quelque secret ?

SUNDARI

Je t’aime, Kumâra, voilà tout mon regret

KUMARA

Mes peines dans tes yeux humides sont lavées
Et tes phrases d’amour en mon cœur sont gravées.

SUNDÂRI, songeuse.

Le moment de la mort est un sinistre instant
Où le Temps nous bourdonne un appel insistant.
C’est la séparation de ce qu’on peut connaître
Pour l’angoisse inconnue au monde du “renaître”.
Mais succombant ensemble, ensemble nous vivrons
Aux cercles ignorés auxquels nous nous livrons.

KUMARA

Je ne veux pas songer, tout frémissant d’envie,
Aux plaisirs que nous peut garder une autre vie ;
Mais, Sundâri, je t’aime et nous mourons tous deux,
Cachant sous nos baisers la mort au masque hideux.
Nos corps au même instant, enlacés, vont s’abattre,
Nos cœurs au même instant vont s’arrêter de battre,
Et nous ne verrons pas mille spectres hagards
Croisant à l’agonie encor nos deux regards.
S’échappant de ton sein que ma poitrine touche,
Ton soupir — le dernier — passera dans ma bouche.

SUNDARI

Et le dernier soupir est un vagissement.
Nous ne nous perdrons pas dans le mugissement
Ronflant et tempêtant des flammes de la foudre.
Il est un pouvoir bon qui pourra nous absoudre.
Autrefois, un Voyant, vivant dans les forêts,
Loin des fracas du ciel, tumultes abhorrés,
M’a montré ce néant fait de parcelles d’âmes,
Où nous allons entrer par le chemin des flammes.
Ici nous avançons dans un sombre tunnel —
Là-bas nous dormirons d’un sommeil éternel.

KUMARA

Et le réveil sera l’union de nos rêves.

SUNDARI

Non, plus de vains combats, plus d’inutiles trêves.
L’âme, une goutte d’eau qu’engloutit l’Océan,
Ne se réveille plus au profond du néant,
Mais nos corps purifiés se confondront, limpides,
Et doubles dans les cieux aux voluptés rapides,
Ils ne seront qu’une âme à toute éternité.

Elle tombe dans les bras de Kumara.

LE FEU, apparaissant derrière eux.

Nous serons à nous trois, amis, la Trinité.
Car le Destin vous a pesés dans ses balances,
Rakshasas, approchez ! Portez — croisez vos lances !

Les Rakshasas approchent en grinçant des dents et en formant cercle autour de Kumâra et Sundâri, enlacés.

Amis, le Destin seul est juge dans les cieux.
Ses ordres sont des Lois, ses volontés des Dieux.

LA VOIX DU DESTIN

Kumâra, Sundâri, j’ai pesé votre faute.
J’ai pesé ce que ma Volonté vous en ôte :
La balance a penché du côté du trépas.
Indrah veut vous sauver ; Harah ne le veut pas.
Et moi je vous absous en ma toute-puissance,
Vous soulageant du lourd fardeau de la naissance.
Le Feu vous unira d’un baiser amoureux
Pour créer de vos corps un enfant bienheureux,
Il aura votre chair — il gardera vos âmes
Mais son être profond brûlera de vos flammes !

LE FEU

Enveloppant et couvrant le centre du cercle des Rakshasas.

KUMARA

À travers le brouillard rouge — on ne le voit plus.

Avec douleur.

Sundâri, je me meurs, je ne vais plus te voir !

SUNDARI, de même.
Avec calme.

Kumâra, nous mourons — ne crains rien. Au revoir !

LE FEU
Des rayons flamboyants s’étendent de ses bras allongés et vont frapper au cœur Kumâra et Sundâri dont l’âme s’échappe dans un baiser. La lumière rayonne et s’agrandit et tout le ciel se fond dans un flamboiement rouge.


Fin Du Prologue



38. (page 215)

Il y a plusieurs rédactions. Nous avons suivi celle qui paraissait une mise au net. L’ouvrage est transcrit sur un cahier d’écolier ; sur la couverture entoilée on lit Prométhée, 1885, Marcel Schwob. Quelques mots de sanscrit. Trois torches dessinées à la plume. — Il ne faut pas oublier que ces vers sont d’un adolescent de dix-huit ans.

39. (page 218)

Var. Les Dragons.

40. (page 218)

Var. Malheur à l’imprudent.

41. (page 218)

Var. nos museaux.

42. (page 233)

Le manuscrit est très irrégulier. C’est nous qui avons restitué l’ordre possible des fragments. Ils datent de 1883 à 1886. Les vers sont souvent scandés à l’antique. Quelques notes de musique et des indications de mouvement indiquent qu’il s’agit d’une sorte d’oratorio. Mais ce sont surtout les parties en prose, la richesse et la hardiesse de la pensée, qui nous ont déterminé à publier ces fragments de jeunesse, une sorte de mystère.

Le Prologue était commun à Prométhée, dont Faust, dans la pensée de l’adolescent, formait la suite.