Écrits de jeunesse (Marcel Schwob)/Vers

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Vers
Texte établi par Pierre ChampionTypographie François Bernouard (Écrits de jeunesse de Marcel Schwobp. 163-199).
 

Vers

 
 

Illusion et Désillusion
Rêverie et Réalité

 

Préface (32)

Les inepties qu’on trouvera plus bas n’étant pas destinées à voir le jour, j’efface Préface, et je mets :

Au malheureux à qui ces vers tomberaient sous la main.

M. Victor Hugo intitulait le cahier des poésies de son jeune temps :

“Les bêtises que je faisais avant ma naissance.”

J’ajouterai ici “naissance, qui n’amènera peut-être qu’un mort-né, ou qui, plus probablement, avortera.” On me trouvera peut-être outrecuidant de dire que moi, je puisse avoir une naissance ; mais cette phrase expliquera suffisamment toutes les “bêtises”, si l’on veut bien les nommer ainsi (car le terme est assurément trop faible), qu’on trouvera dans ce cahier.

Qu’on me les pardonne, c’est un cerveau de quatorze ans qui les a élucubrées. Un cerveau de quatorze ans n’a jamais, au grand jamais, pu faire que des bêtises, ou plutôt des inepties.

Juin 1881.

Quare ?

Qu’ont-ils donc obtenu, tous ces puissants prophètes ?
La mort a-t-elle omis de renverser leurs têtes ?
Mahomet et Moïse, Abraham et Jésus,
Qu’ont-ils donc obtenu depuis qu’ils ne sont plus ?
Tout est vain, tout est faux, et rien n’est véritable,
Toutes les religions sont des tours sur du sable
Mouvant. Quelle est la bonne ? Ah ! voilà l’embarras !
Choisissez, choisissez, c’est un bon débarras,
Que de n’en avoir qu’une, et renverser les autres !
Mais qui peut accuser tous ces martyrs apôtres
De mensonge ? — Eh, c’est Dieu ! — De lui vient la pensée,
Pourquoi déferait-il une œuvre commencée ?
Pourquoi n’a-t-il donc pas à l’homme sur la terre
Donné sa religion ? Devrait-elle être austère,
Gaie, joyeuse ou triste ? Ah ! pour moi je n’en sais rien !
Si Dieu vraiment existe, il semble aimer donc bien
Le carnage et la mort ! S’il est bon, qu’il empêche
De se tuer pour lui ! Qu’il dise si je pèche
Ou bien si je dis vrai ! Il lui suffit d’un mot
Pour arrêter la mort… Mais ce n’est pas le lot
De qui veut de pouvoir admirer des miracles,
Il faut tout préparer, ou sinon, des débâcles !

Janvier 1881.

Amour d’enfant

Je n’avais que quinze ans — l’âge des illusions.
J’étais dans le jardin, le seul que nous eussions
À Paris. Je la vis, et je la vois encore.
Brune, aux longs cheveux noirs… Son nom était Lénore

Elle avait dix-huit ans. J’étais faible et chétif,
Débile aux grands yeux bleus. — Son nez était rétif
Et remontait un peu — bien peu… et la mutine
Vous lançait un regard… l’abeille qui butine
N’en a pas de pareil. — Bref, j’étais amoureux,
Amoureux à quinze ans ! les jeunes bienheureux
Ne voudront pas le croire. Ah ! vois les vieux qui bâillent !
Ce n’est pas une idylle, et bien sot ceux qui raillent
Cet amour de quinze ans. Pourtant je le sentis.
L’amour a-t-il un âge, et n’est-il point subi
Chez le vieillard et l’homme et chez la jeune fille ?
N’habite-t-il donc pas la soie et la guenille ?
Qui donc définira l’amour ? — Bref je l’aimais !
Je l’aimais d’une amour bien étrange et jamais
Je n’aimai de l’amour dont j’aimais cette tendre
Enfant. Mais je n’osais, ne voulais pas me vendre,
J’avais honte… Et j’étais tour à tour rouge, hagard,
Je ne possédais pas encore ce regard
Qui fascine les yeux… Je ramassai la pierre
Qu’avait frôlée sa robe et j’embrassai la terre
Qu’avait pressé son pas.   .   .   .   .   .   .   .   .
   .   .   .   .   .   .   .   . Qui me rendra jamais
La pierre et l’illusion ? — Je me croyais aimé !

Mars 1881.

Tromperie

Ce doux regard… La voix, le ton même est câlin,
Ce petit mouvement si gentil, si malin,
Cette mutinerie et ces mines boudeuses,
Cette bouche rebelle et la bouche rieuse,
Ce sourire si fin, et ces beaux yeux si doux…
Qui dirait qu’en arrière on se moque de vous ?

Mars 1881.

La Barricade

La barricade est faite, et tout a été mis !
Ils étaient là dix-sept, devant les ennemis !
Ennemis et soldats, unique et même chose !
Barricadez-vous donc ! — La barricade est close.
De loin on entendait leurs grands pas cadencés,
Et déjà le brouillard laissait voir, avancés,
Tout près, et pourtant loin : loin par la barricade
Et près par le fusil, des soldats. Par saccade,
On entendait au loin un bruit étouffé, sourd.
Et l’air autour de nous était devenu lourd.
Le cœur battait à tous, au peureux comme au brave,
Et nul ne plaisantait : partout le même air grave.
En haut, sur les pavés, s’élevait le drapeau,
Et chacun, jeune ou vieux, enlevait son chapeau.
Devant ce pauvre drap, devant sa courte hampe…
Malheureux ! Ecoutez… là-bas le soldat rampe…
Qui va là ! Tout à coup dit une horrible voix :
— Vive la République, et abattons les rois !
Le cliquetis de l’arme et aussitôt la grêle
Meurtrière tomba ; et mourut avec elle
Maint pauvre compagnon. Et alors un bruit sourd
Nous apprit que bientôt c’était à nous le tour
De mourir. Le canon ! le canon ! Ah, ma mère,
Je ne te verrai plus ! — Alors, d’une voix claire
Le chef les appela : “Montez sur les pavés !”
Au moins avant la mort nous les aurons bravés !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rendez-vous ! Liberté, Liberté bien chérie,
C’est toi que nous voulons avec notre patrie !

Feu ! cria l’officier. — Pas un ne fut manqué.
Un seul d’eux chancela, un seul d’eux au banquet
De la vie aima mieux au fond vider sa coupe ;
Un seul sur son vaisseau, capitaine à la poupe,
Resta. C’était un vieux, moi je le vois encor.
Un grand corbeau tout noir. Il tombe et son grand corps
Appuyé au drapeau avec sa barbe blanche,
Etait comme un des saints. D’un trou noir, à la hanche,
Le ruisseau rouge à flots coulait sur le drapeau.
Personne n’est resté pour ôter son chapeau !

Février 1881.

Hugo

J’ai un portrait d’Hugo, en face sur le mur,
Et quand je le regarde, et quand le vers est dur
À terminer, son œil, et sa barbe si douce
Me donnent bon courage et les mots sous son pouce
S’alignent sans efforts et je relis ses vers
Si doux et si charmants, plus calmes que les mers.
“J’étais seul près des flots par une nuit d’étoiles ;
“Pas un nuage au ciel, sur la mer pas de voiles,
“Mes yeux plongeaient plus loin que le monde réel
“Et les bois et les monts, et toute la nature
“Semblaient interroger dans un confus murmure
“Les flots des mers, les feux du ciel.”

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mai 1881.

Le Voyage.

Oh ! sable
Si fin,
Qu’accable
Matin
Mon pas,
J’espère
Là-bas,
Repaire
Du jour,
Mourir !
Et le sable lui dit, en paraissant s’ouvrir :
Marche ! Marche toujours !

Douleur

Ziska, je t’entrevois, là-bas dans l’auréole,
Je te vois dans les airs. — Pour moi, pauvre, je vole
En pensant jusqu’à toi ; moi, je t’aime toujours.
— Oh ! Ziska, promets-moi, quand finiront mes jours,
De te tenir tout près, car ainsi nos deux âmes,
Toutes deux partiront pour les grands cieux de flammes.

Juin 1881.

Oubli

Oh ! dites, qu’est-ce donc que ce grand mot terrible ?
Oubli ! c’est bien cela ! L’oubli, c’est invisible,
C’est un vampire affreux qui suce le cerveau,
Etend son aile noire et noircit le caveau,
C’est un horrible ver qui décompose à l’ombre.
L’oubli, c’est invisible et pourtant c’est bien sombre.
Il loge dans le cœur. Quand la mer veut chercher

À frapper doucement, à détruire un rocher,
À le faire écrouler à force de caresses ;
Elle y met patience et non pas de paresse,
Par saccade se hisse aux grands rocs acérés,
Attend que dans mille ans les rocs soient lacérés.
L’oubli, c’est identique ; on sentirait à peine
Sa dent si tout à coup ne s’élançait la peine
Par éclats.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
   .   .   .   .   .   .   . Pas à pas l’oubli gagne sur nous,
Il hait le souvenir, il le mine en dessous.
Le souvenir s’écroule et laisse indifférence.
L’oubli s’écroule aussi quand revient la souffrance.
Le souvenir est là, mais il est plus amer.
L’oubli vous engloutit aussi bien que la mer.

Georges

Ô Dieu, je l’ai perdu, l’ami de mon enfance,
Qui seul avait cet art d’adoucir ma souffrance,
D’épancher son cœur dans mon cœur.
Jamais je n’aurai plus ce grand plaisir intense,
De lui serrer la main, de lui dire : je pense
À toi comme à ma sœur.

Elle était belle, hélas, et bonne autant que belle.
Elle mourut, jadis ; jamais je n’aimais qu’elle,
Et, mon Georges, que toi ;
Mais te voilà parti. Tu montes sur la selle
Du cheval de la mort, qui tout de feu ruisselle.
Je suis derrière, moi !

Tu t’envoles. Pourquoi ? Dieu désira ton âme,
Tu t’envoles là-bas vers le grand ciel de flamme
Où tout est au grand jour.

Dans la vie, en dépit des flots et de la lame,
Je resterai, rocher, l’oubli pour rame,
Et tout se perd, même l’amour.

Enfant qui sommeilles

Enfant qui sommeilles
Dans ton berceau,
Si tu te réveilles,
Prends ton cerceau
Et joue, oublie
Tes rêves.
Il ne faut pas vider jusqu’à la lie
Ta coupe : tu l’achèves…

Le Lac des Sylphes

Les sylphes ont un lac aux vagues cristallines
Où les brumes ont couleur d’or,
Où les nénuphars ont des teintes opalines
Sur l’onde qui dort.

Où les fleurs ont d’étranges lueurs irisées
Et des pistils phosphorescents,
Leurs pétales d’argent, leurs corolles frisées
En plis indécents ;

La lune s’y reflète en miroitements jaunes
Ruisselant sur l’ombre des eaux
Et sautant, feux follets, des saules et des aunes
Aux sombres roseaux.

Dans les brouillards laiteux, des formes vaporeuses
Vont glissant et disparaissant,

Plongeant sous l’eau limpide et s’enfuyant, peureuses,
Aux souffles naissants.

Là-bas, le long de l’eau, sous les arbres des rives,
On entend piauler les oiseaux ;
Parfois, dans le feuillage, on voit passer, furtives,
Les nymphes des eaux.

Sur la rivière
Légère
La barque passe
Et repasse
Sur l’eau.

Sylphe ou lutine
Butine
Aux fleurs flottantes
Et riantes
Dans l’eau.

Elle s’envole
Frivole
Toute pareille
À l’abeille
Sur l’eau.

Elle balance,
Et danse,
Sur l’herbe trotte
Et barbote
Dans l’eau.

Sur la rivière
Légère
La barque passe
Et repasse
Sur l’eau.

Et la barque s’arrête à ces rives, et longe
Leurs filets de mousse traînants.
Mais la troupe des sylphes s’enfuit et replonge
À nos cris gênants.

Mars 1885.

Sous les vieux arbres gris aux branches fantastiques,
Forêts ouvertes !
Étendant dans les airs tous leurs rameaux étiques,
Clairières vertes !
Les fleurs d’un rouge sombre ont des parfums mystiques,
Mares désertes !
Loin de nos constructions, nos usines pratiques,
Clairières vertes !
Et un pays étrange aux chaleurs magnétiques,
Forêts ouvertes !
Où rôdent sous les bois des formes extatiques,
Mares désertes !
Sous les vieux arbres gris aux branches fantastiques,
Forêts ouvertes !
Étendant dans les airs tous leurs rameaux étiques,
Clairières vertes !
Les fleurs d’un rouge sombre ont des parfums mystiques,
Mares désertes !
Dans les enlacements des lianes élastiques,
Forêts ouvertes !
On voit se profiler des colonnes antiques,
Clairières vertes !
Et des temples de marbre et d’immenses portiques,
Mares désertes !
Dans les brouillards dorés aux lueurs électriques,
Forêts ouvertes !

Des coupoles d’argent et des dômes féeriques,
Clairières vertes !
S’élèvent au-dessus de cités chimériques,
Mares désertes !
Et les femmes ont des passions hystériques,
Forêts ouvertes !
Pour assouvir les ruts de leurs mâles lubriques,
Clairières vertes !
Se livrant sur les toits, les terrasses de briques,
Mares désertes !
Au coucher du soleil, sous ses rayons obliques,
Forêts ouvertes !
On voit boire à grands traits les fauves faméliques,
Clairières vertes !
Et les guépards errer sur les places publiques.
Mares désertes !
La nuit on n’entend pas de prières bibliques,
Forêts ouvertes !
Ni de prêtres priant pour leurs saintes reliques,
Mares désertes !
Mais les chacals pleurant leurs pleurs mélancoliques,
Mares désertes !

Mai 1885.

Le Cachot

Au fond d’un cachot noir et visqueux je me traîne
Et ma plus grande peine est que je ne puis voir ;
Je suis dans un long soir que le matin ramène,
J’épuise mon haleine au fond de ce tiroir,
J’épuise mon espoir sous ces portes de chêne,
Ma tristesse me mène au profond désespoir
Et je ne puis savoir où s’enfonce le pêne
Et ma plus grande peine est que je ne puis voir.

Je rêve en mon dortoir des lumières sereines (33),
Une éclatante reine en un pompeux manoir,
Mais dans le profond noir s’envolent des phalènes,
Mille flocons de laine en un sombre miroir…
On ne peut pas s’asseoir au fond de ma géhenne…
Et si d’abord ma haine aiguisait son rasoir,
Maintenant, comme un loir — pionçant à pleine haleine
Je dors — ma seule peine est que je ne puis voir.

Et je voudrais avoir des sources, des fontaines,
Marie et Madeleine au limpide lavoir —
Mais dans ce dépotoir où je traîne ma senne,
Pêcheur, ma pêche vaine à nul ne peut échoir ;
Et je rêve un boudoir de velours et d’ébène,
Une femme qui draîne un vin mousseux, le soir.
Je voudrais recevoir de l’or, dans mes mains pleines :
Mais ma plus grande peine est que je ne puis voir.

Mai-Juin 1885.

Sonnet pour lui

Quand tu ris, j’aime à voir tes yeux étinceler,
Tes lèvres se trousser en mignardes risettes,
La pourpre de ta chair, pour mieux me harceler,
Sourire et refléter de moqueuses fossettes.

Et pareil à ces dieux sifflant dans leurs musettes
Que nos vieux joailliers aimaient à bosseler
Sur les parois d’argent des massives cassettes
Et d’un burin d’acier finement ciseler,

Tu ris en entr’ouvrant les deux coins de tes lèvres,
Pour me montrer tes dents avec des mines mièvres,
Et tu plisses ta peau sous de vifs reflets d’or.


Combien je donnerais, ô mon petit dieu Faune,
Dont le rire pétille à la tiédeur du Beaune,
Pour rire avec toi seul, dans la nuit, quand tout dort !

15 Janvier 1888.

Bouts rimés

Je ne suis pas de ceux que le vers fait blêmir !
Qu’on me donne à chanter un fanatique émir,
Un vaisseau ballotté qui sur les vagues tangue,
L’avocat empêtré bredouillant sa harangue,
Le plongeon fugitif, nocturne de l’ondin,
Le rouge charcutier qui brasse son boudin,
Les couples d’amoureux qui cueillent la noisette,
Les mines d’un tendron humant de l’anisette,
Le paisible bourgeois quand il joue au loto,
Le galop d’un cheval arrivant au poteau,
Le cristal d’un étang que le soleil irise,
L’angoisse d’un ministre au moment de la crise,
Un pur-sang qui gémit, tué par l’éparvin,
Le rire épanoui d’un vieux faune sylvain,
Ou Colette au menton empâté de céruse,
Je trouverai toujours quelque nouvelle ruse !

14 Janvier 1888.

Le Paradis perdu

Tombé du paradis qui s’empourprait (34) de roses,
L’homme s’est retourné pour la dernière fois :
À la barrière blanche où frémissait Sa voix
Son doigt, glaive de feu, garde Ses lèvres roses.

Il est tombé plus bas que l’Enfer, aux névroses
Où le cœur est cloué pantelant sur la croix ;
Son front qu’illuminait la couronne des rois
Pâlit sous le ciel noir des tristesses moroses.

Pensif, il voit toujours un sourire adoré
Lentement expirer sur Sa bouche vermeille,
Fruit défendu qui saigne, entr’ouvert, à la treille

Du Paradis où flotte un grand halo doré,
Et pleure amèrement sa jeunesse abattue
Aux pieds marmoréens de la froide statue.

21 Janvier 1888.

Le Vieux dit :

Oh, les longs soirs d’hiver près du feu qu’on tisonne,
Le vieux chien qui grisonne
Près de vous —
Le livre qu’on a lu, mais qu’on aime relire —
Le petit chat le tire
Sur vos genoux.

Sous la pluie, au dehors, le feuillage frissonne
Et le vieux chat ronronne
Près du feu,
Dans les charbons on voit des bouches vous sourire
Et puis des monstres rire
D’un rire hideux.

Au fond de son fauteuil on rêve, on s’abandonne
Et la bûche bourdonne
En brûlant —
Et l’on ferme les yeux — on ne sait plus que dire —
Doucement on soupire
En s’endormant.


La nuit passe. — On entend au loin l’heure qui sonne
Et le veilleur qui donne
Son signal —
La chandelle s’éteint — on l’entend encor bruire,
Puis on dort, on respire
À souffle égal.

Ballade

Sans cesse je cisèle un vers que j’ai limé
Sous la pâle lueur de la lampe qui dore
D’une auréole en feu le mot déjà rimé
Et lustre son poli du nimbe de l’aurore.
Elle allume au rebord étincelant du tore
De l’encrier couvert de son massif fermoir
La rougeur fugitive et mourante du soir.
La Rime ne veut pas me faire sa risette :
Mais je la poursuivrai dans son coquet boudoir :
“Rien ne sert de gémir — ouvre-moi ta cassette !”

Ses joyaux sont cachés dans un coffret fermé
Dont la serrure à jour défierait tout l’art Maure :
Elle s’envole avec un soupir alarmé.
Quand mon stylet le brise et le perce et le fore,
Puis s’abat frémissante aux rives du Bosphore
En vierge orientale, accroupie au lavoir ;
Et rythmant ses chansons au bruit de son battoir :
Comme un brillant taillé d’une large facette,
Sous un voile son œil scintille pour me voir :
“Rien ne sert de gémir, ouvre-moi ta cassette !”

La Rime a murmuré le son doux, bien-aimé,
Lisette, un triste nom, qui me poursuit encore :
Ah ! si j’avais l’amour que j’ai partout semé

Quand le feu de mon cœur giclait par chaque pore !
Mais hélas ! j’ai brisé ma boîte de Pandore,
J’ai chassé les Plaisirs de mon sombre manoir
Et j’ai gardé la peine, un vampire au vol noir,
Pâle chauve-souris ou gluante roussette
Frappant son aile veule à mon cœur, son dortoir :
“Rien ne sert de gémir, ouvre-moi ta cassette.”


ENVOI

— Prince, attisez le feu couvant dans l’étouffoir !
Ne dormez pas, la nuit des noces, comme un loir
Et vigoureusement jouez à la poussette.
Il vous faudra forcer la Rime pour l’avoir !
“Rien ne sert de gémir ; ouvre-moi ta cassette.”

Janvier 1888.

Le Deuil de la Biche

Hallali ! Hallali ! La fanfare des cors
Vomit ses hurlements, cuivrés sous la hêtrée ;
Bâillonnés par les poils de la bête empêtrée,
Les chiens mangent leurs cris dans de rauques accords.

Et la meute grouillante étouffe le dix-cors.
Un trou saignant rougit sa fourrure éventrée
Il tourne vers les bois sa prunelle vitrée.
Un long frémissement soulève tout son corps.

Haut bottés, les piqueurs dont l’habit écarlate
Par la verte futaie en gerbe d’or éclate,
Soutiennent le cadavre inerte et fléchissant.


La forêt se rendort. Soudain, froissant les branches,
Une biche craintive avance jusqu’aux hanches
Et, l’œil humide (35), va plus loin flairer le sang.

Mai 1888.

L’Obus

La Seine, au Pont des Arts, a pris de noires teintes.
L’eau clapoteuse bat les fûts verts des piliers,
Gravit en murmurant les marches d’escaliers.
Les lanternes des quais se sont toutes éteintes.

Soudain, sur les deux bords retentissent des plaintes,
Hennissements, sursauts, jurons de cavaliers,
Piétinements confus, pesants de fusiliers,
Les cloches du beffroi tintent très haut par quintes.

Un sifflement sonore ulule dans la nuit,
Miaulement mortel d’un tigre qu’on poursuit
Et qui, saignant du cœur, se redresse et succombe.

Entre les quais obscurs fuse une gerbe d’or ;
La détonation soulève l’eau qui dort
Au fulgurant éclat des flammes de la bombe.

Juin 1888.

Ta fine bouche est un fil rose
Tendu sur un masque de soie,
Ta chevelure qui s’éploie,
Est-ce un arc-en-ciel qui se pose ?


Tes yeux noirs ont un cœur vermeil
Pailleté d’or et de rubis,
Ce sont deux boucliers fourbis
Avec des gouttes de soleil.

Ton souple corps est une tige
Flexible d’aubépine blanche,
Le svelte ruban de la branche
D’une liane qui voltige.

Tes seins crémeux sont deux cocons
Pomponnés de satin grenat,
Avec deux bourgeons d’incarnat
Crevant la neige des flocons.

Ton ventre comme une cuirasse
Couverte de moire argentée
D’une javeline plantée
À son cœur garde la trace.

Tes deux mains sont les coques d’or
D’une grenade au sein creusé
Où brille d’un éclat rosé
Le chapelet des grains qui dort.

Ta fine bouche est un fil rose
Tendu sur un masque de moire ;
Au cœur d’une houppette noire,
C’est un calice qui repose.

Ces deux gouttelettes de pluie
Qu’un nuage pleura pour toi,
Ta petite main les essuie :
Mon cœur, je veux savoir pourquoi.


Ce n’est qu’une gaminerie :
Il ne faut pas pleurer, mon cœur ;
Ne pleure pas, ô ma chérie —
La pluie est un amant moqueur.

Elle aime les plantes, et tresse
Le tercet du trèfle en quatrain,
Et sous son humide caresse
Fait craquer le corset du grain.

Elle aime les arbres, et tisse
Aux vieux de moussus corselets,
Aux jeunes une robe lisse
Pour draper leurs bras maigrelets.

La Mariée de la Marjolaine

— Chevalier de la Marjolaine,
Que dites-vous de mon bras blanc ? —
Le Chevalier dit, en tremblant :
— Il est doux comme de la laine.

— Chevalier de la Marjolaine,
Que dites-vous de mes yeux noirs ?
— Ce sont, dit-il, deux grands miroirs
Où je me mire, Madeleine.

— Chevalier de la Marjolaine,
Que dirais-tu de mon baiser ?
— Il me faudrait pour l’apaiser
Tout le baume de ton haleine,


— Chevalier de la Marjolaine,
Je t’ai choisi pour mon amant. —
Le Chevalier fit le serment
Qu’elle serait sa châtelaine.

— Chevalier de la Marjolaine,
Je n’ai jamais aimé que toi,
Je n’aimerai jamais que toi.
Ô, baisons-nous à bouche pleine,
Chevalier de la Marjolaine,
Et fuyons bien loin dans les bois. —
Un baiser éteignit sa voix…
Ils galopèrent par la plaine.

La Lumière

La lumière bleue est passée,
Allons vers les lumières blanches.
Ô chérie es-tu donc lassée ?
Nous avons des ailes aux hanches,

Puisqu’on nous a chassés du bleu,
Ouvrons, chérie, ouvrons nos ailes,
Voguons comme des caravelles
Vers le soleil tout blanc de feu.

La lumière blanche est passée,
Allons vers la lumière rouge.
M’amour, je te tiens embrassée,
J’ai mon couteau sanglant qui bouge.

Vivons ici dans le vermeil.
Ton petit doigt aura pour bague
Un cœur foré d’un coup de dague :
J’ai de l’or — as-tu point sommeil.


La lumière rouge est passée,
Allons vers la lumière verte.
Viens chauffer ta gorge glacée :
Entrons, la porte est grande ouverte.

Buvons tout cet or vert fondu ;
Buvons, nous verrons monter, lentes,
Des flammes blanches et sanglantes.
Mignonne, m’as-tu répondu ?

La lumière verte est passée,
Allons vers la lumière pâle,
Allons : notre forme effacée
Glissera sous ces flots d’opale.

Nadyâh

La lune a dénoué sa chevelure blonde
Sur les balancements harmonieux de l’onde
En rais étincelants,
Et les brouillards laiteux et les vapeurs flottantes
S’étirent lentement en danses tremblotantes
Aux tressauts chancelants.

Nous courons dans la nuit sur les brumes dorées
Par les rais de la lune aux lueurs timorées,
Aux livides blancheurs ;
Nos pieds blancs sont baignés de lumière bleutée,
Semés de diamants, froide troupe ameutée,
Ruisselantes fraîcheurs.

Nous tournons dans les airs en rondes lumineuses.
Spires dont le sommet fond en teintes vineuses
Le zénith au bleu profond,

Spirales de vapeurs, couronnes de fumées,
Par l’éclat rougeoyant de l’aurore allumées
Au haut des cieux sans fond.

Ô vierge, à tes beaux yeux il a laissé des cernes :
Venez, nous vous mettrons un limpide bandeau.

Au Sérail

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le sultan souleva du bout de sa babouche,
La portière orangée, au chatoiement profond,
Où courait un reflet doré, comme une mouche
Vermeille, sautillant pour grimper au plafond.

Une lampe discrète éclairait d’un jour pâle
Un divan chamarré que tachaient trois corps nus,
Trois femmes aux poignets cerclés d’or et d’opale,
Qui brûlaient, en chantant, des parfums inconnus.
Les vapeurs de l’encens qui montaient toutes blanches
En volutes lécher les boutons de leurs seins,
D’un voile transparent les couvraient jusqu’aux hanches
Et faisaient trembler l’air au-dessus des coussins.

Un mince filet d’eau tombait dans une vasque
De porphyre veiné de couleuvres d’azur.
Une esclave frappait sur un tambour de basque
Dont le battement sourd espaçait leur chant pur ;
La plus brune appuyait sa tête enveloppée
D’un turban crème et pourpre au rebord du divan
Et chantait en mineur sa triste mélopée
Comme pleure au désert la complainte du vent.

Elle pleurait la douce odeur évaporée
De l’amulette grise au parfum de safran,
Cœur sec d’une gazelle à la peau mordorée,
Qu’un mollah bénissait aux rites du Coran,

Quand les Bédouins noirs cavalcadaient par bandes
Et qu’elle chevauchait en fille de brigand,
Portant sous son manteau rayé de larges bandes
Un tromblon évasé près d’un vieux yatagan.

Tandis qu’elle chantait, dans la figure noire
Des esclaves groupés aux portes du sérail
Un trou rouge s’ouvrait, taché de dents d’ivoire
Qui reflétaient la lampe en bleu sur leur émail.
Quand sa chanson mourut peu à peu, la seconde
Dans sa langue reprit le même air à mi-voix
Et, passant son bras blanc dans ses cheveux de blonde,
Parsema d’or les bouts rougis de ses longs doigts.

Elle chantait les rocs dentelés du Caucase,
Découpure de glace et d’azur dans le ciel,
Les abeilles des bois et leurs ailes de gaze
Frémissantes du poids parfumé de leur miel,
Les taillis frissonnants des forêts giboyeuses
Où des chasseurs passaient en bonnets d’astrakan,
Et les jeunes Lesghiens aux moustaches soyeuses
Brunissant leur teint pâle au grand soleil du camp.

Sous les plis alourdis d’une étoffe tissée
De poils blancs de chameaux mêlés de fils d’argent,
Un eunuque montrait sa figure plissée
Et ses sourcils arqués sur un œil négligent.
Comme un long serpent noir à la ligne onduleuse
La troisième sans bruit à terre se coula,
Près du brasier fumant mit sa tête frileuse
Et dans les flots neigeux d’un burnous l’enroula.

Elle parlait du lac à l’eau glauque, où se mire
Le flamant rose et blanc, aux yeux pailletés d’or,
Et que cerclent les vents d’un limpide sourire
Près des tiges de joncs où le courant s’endort,

Et de ses noires sœurs dont les gorges cuivrées,
Tressaillaient aux baisers d’un guerrier triomphant,
Quand elles se pâmaient sous l’amour, enivrées
Du pénétrant parfum des tempes d’éléphant.

Au lieu de l’air piquant des montagnes natales
Où l’aurore allumait ses couronnes de feux
Corolles de lumière aux bleuâtres pétales
Dont la rose lueur éblouissait les yeux,
Toutes trois respiraient des parfums, consumées
Par l’ennui languissant des plaisirs sensuels
Et regardaient monter les tremblantes fumées
Que leurs lèvres soufflaient en jets continuels.

Mais le sultan froissa la tenture irisée,
De ses ongles raya le poil blanc du chameau,
Passa ses doigts ornés dans sa barbe frisée,
Caressa doucement son poignard au pommeau,
Hésita près du corps de la noire amoureuse,
Sur la blonde fixa ses longs regards ardents,
Et comme, en rougissant, elle fuyait, peureuse,
Prit la brune, et, fiévreux, la baisa jusqu’aux dents.

16 Avril 1888.

Rondeau

Ta bouche épanouie en fleur de paradis
Est le but des baisers que vers toi ma main lance,
Jusqu’à la mort je veux l’aspirer en silence
Et me bercer aux mots charmants que tu me dis !

Le doux chuchotement des arbres reverdis
Me semble un chant de rêve où l’amour se balance :

Ta bouche épanouie en fleur de paradis,
Est le but des baisers que vers toi ma main lance !

Lorsque, sous l’or du soir, bien-aimé, tu blondis,
Lorsque ta tête rose et pâle d’indolence,
Tombe sur mon épaule et sourit, je m’élance
Pour posséder sans crainte au fond des bois tiédis
Ta bouche épanouie en fleur de paradis.



Ô mot, tu n’es qu’un moule où j’ai jeté mon rêve,
Un moule bouillonnant, un moule frémissant,
Et sous le flot d’airain écumeux qui te crève,
Tu ne peux résister, ô moule incandescent !
Tu façonnes l’idée à tes lèvres de terre,
Entourant de tes plis son jet impétueux
Qui creuse dans tes flancs un rougeoyant cratère,
Sifflant et s’enfuyant en sillon tortueux.

La Madone amoureuse

Le ciel noir se piquait de torches résineuses,
Scintillantes lueurs, astres pâles d’amour.
Secouant du zénith leurs vapeurs lumineuses
En nuages d’encens au brasier du jour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .


Se lustrait du vermeil bruni d’un disque pur,
Cœur jaunissant de fleur immobile et plantée
Comme une pâquerette aux mornes champs d’azur,

À travers l’infini sombre de l’étendue
La blancheur de la Vierge immense s’allongeait,
Colosse de vapeur vaguement épandue
Où le glaive éclatant de la lune plongeait.

Ce n’était plus le marbre aux arêtes précises
Où les Grecs découpaient la chair pâle des dieux,
Mais un esprit flottant en formes indécises
Et versant du brouillard vers la voûte des cieux.

Car l’idéal chrétien est fait de chair meurtrie,
Et d’orbites saignants et de membres broyés,
Tandis qu’abandonnant sa dépouille flétrie
L’âme ailée ouvre l’air de ses bras éployés.

Les dieux morts des anciens vivaient de notre vie ;
Ils avaient nos amours ; ils avaient nos douleurs ;
Ils voyaient nos plaisirs en pâlissant d’envie
Et se vengeaient du rire en nous forçant aux pleurs.

Le Symbole vivant n’a que son existence
Dont la force idéale échappe à nos regards,
Et les martyrs en vain cloués sur leur potence
Interrogeaient l’éther avec leurs yeux hagards.

Mais l’élan passionné de la Vierge Marie
Avait noyé son âme en une ombre de chair
Faite de désirs fous, de luxure pétrie,
Où le cri de l’amour passait comme un éclair.

Cette chair transparente errait dans la pénombre,
Emergeait sous le froid de la Nuit, grelottait,
Et la Vierge trempée aux plis d’un voile sombre
Couvrait de ses deux mains son front et sanglotait.

Ses cheveux blonds coulaient en vagues dénouées
Qui ruisselaient à flots dans le fauve sillon
Des mamelles de brume à sa forme clouées
Par deux boutons puissants casqués de vermillon.


Et ses larmes roulaient en sanglantes rosées,
Jaillissant sous les cils parfumés de ses yeux
Comme un filet gonflé de leurs perles rosées,
Sa chevelure d’or tombait en plis soyeux.

Pendant qu’elle pleurait dans ses chairs cristallines,
Un nuage laiteux en panache fumait,
Fondant leur transparence en teintes opalines
Dont la neige mousseuse et légère écumait.

Et ses pâles cheveux aux couleurs effacées
Lentement noircissaient au creuset de la nuit,
Et l’or blond s’enfuyait de leurs teintes passées
Ainsi que l’or mourant d’une braise s’enfuit (36).

Ses veines se gonflaient de gouttes purpurines
Qui faisaient tressaillir ses nerfs en les baignant ;
Un souffle sensuel dilatait ses narines
Et le désir perçait son cœur d’un clou saignant.

La blonde déité qui pleurait diaphane,
En cachant ses yeux bleus de ses longs doigts nacrés,
Avait pris les cheveux d’une brune profane
Et sa chair inhabile à des gestes sacrés.

Ce n’était plus la chaste et mystique Marie
Eclairée du halo pur de la Trinité,
Mais c’était une fille amoureuse, qui crie
Et gémit de désir sur sa virginité.

Elle entendait monter de langoureuses plaintes
De la vasque profonde où la Terre planait ;
Le soupir attiédi des premières étreintes
En effluve d’amour vers sa bouche émanait.

La Juive dit :

Seigneur, quand nous allions remplir nos outres vides
Sur les bords verdoyants, sur les rives humides
Du Jourdain murmurant !
Seigneur, quand nous allions, nos cruches sur la tête,
Revenant quelquefois, le soir des jours de fête,
Par le lit d’un torrent !

Hélas ! quand les bergers d’Ophir ou de Chaldée
Nous montraient dans la nuit ou la chèvre Amalthée
Ou le Bouvier brillant !
Et murmuraient tout bas de si douces paroles
Que les sages souvent les suivaient comme folles,
Folâtrant et riant !

Hélas ! et nos parents qui restaient sous la tente,
Et nos moutons bêlants, ma chèvre bondissante
Jadis en Chanaan !
Nous sommes le butin du Rouge qui trafique,
Nous servons humblement le Libyen d’Afrique,
Là-bas, vers l’Océan !

Et souvent, quand le soir nous rentrons sous leurs tentes
Que dans le ciel encor des lueurs rougissantes
Tremblotent en fuyant,
Un Barbare nous dit : “Hé, filles de Judée,
Venez ! nous causerons, je connais la Chaldée,
Et le ciel d’Orient !”

Il nous faut obéir — Je ne suis qu’une esclave —
Il me faut essuyer le Maître, s’il se lave,
L’essuyer en riant !
Nous, l’espoir du Seigneur, les libres descendantes
De Déborah — jadis ! — nous sommes des servantes,
Loin du ciel d’Orient !

Triolets en scie majeure

Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.
Il est rouge comme une guigne,
Ce jeune lapin gras et digne.
Vous n’avez qu’à lui faire signe :
Il file doux comme du miel.
Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.

Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.
Si vous avez une consigne,
Ce jeune lapin gras et digne
De sa main blanche comme un cygne
Vous fera monter jusqu’au ciel.
Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.

Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.
Le teint fleuri comme la vigne,
Ce jeune lapin gras et digne,
Avec une œillade maligne,
Flûte en parlant, comme Ariel.
Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.

Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.
Depuis huit jours il a la guigne,
Ce jeune lapin gras et digne :

Je ne puis écrire une ligne
Sans qu’il y soit trempé de fiel.
Ce jeune lapin gras et digne
A pour petit nom Daniel.

Juin 1888.

Singeries

Quand je te vois penché, mon mignon, tout en nage,
Sur le croûton de pain qui te sert de joujou,
Je me repens, mon Dieu, d’avoir pris pour un page
Ce qui n’était pourtant qu’un affreux sapajou.

C’est un maki mordant ses dix doigts avec rage,
Ce faune gentillet, taillé comme un bijou,
Un ouistiti grimpant aux barreaux de sa cage,
Un macaque à poil ras, un singe en acajou.

Ton masque enluminé, sillonné de grimaces,
Semble servir d’album à croquis aux limaces
Pour crayonner l’argent de leurs chemins crochus.

Et les casques noircis qui couronnent tes ongles,
Piqués dans tes cheveux brouillés comme des jungles,
Font penser que tu dois avoir les pieds fourchus.

Juin 1888.

L’ombre visqueuse emplit jusqu’au fond la chambrée,
Des moucherons gluants couvrent la planche à pain.
Deux soldats ronflent sous leur couverte cabrée :
C’est un bleu de tringlot avec son vieux copain.


Le long de la muraille écailleuse et sabrée
Par de grands crachats noirs, tourbillonne un lopin
De mouchoir instructif, à la teinte marbrée,
Coiffant le shako neuf d’oreilles de lapin.

Le brigadier, entrant, heurte, sous ses semelles,
La carcasse sonore et vide des gamelles :
Les hommes réveillés murmurent dans leur lit.

Il tâte de ses mains le bât-flanc et se couche
Puis dort, de-ci de-là, comme une souche,
Et sous son corps pesant fait craquer le châlit.

Rasant les murs du port, passent trois matelots.
Le loustic de la bande a dans une bataille
Attrapé sur le nez une profonde entaille,
Il rit et bat à coups de poings les volets clos.

Sous l’obscure lueur sanglante des falots,
Une hôtesse ventrue à mine de futaille
Leur fait signe et tous trois, la prenant par la taille,
Se poussent au comptoir derrière les hublots.

Les mathurins béats, accoudés sur la table,
Avalent éblouis un velours délectable
Versé par le patron dans leurs quarts de fer-blanc.

À côté d’un gabier qui va dégringolant,
De l’escalier graisseux et vermoulu du bouge
Une fille en cheveux descend, la trogne rouge.

Chez le Mastroquet

Boutique sang de bœuf jusqu’au premier étage.
À travers le treillis défoncé du grillage
Des carreaux maculés. — Deux rideaux mal blanchis
Frôlant le crépi mort de leurs plis avachis.
Trois melons étalés en pleine devanture,
Près de beignets dorés dans un bain de friture.
Des raviers blancs suant du jus noir de pruneaux.
L’or fameux des harengs baisant de vieux cerneaux.
La trogne enluminée, à la rondeur bonasse,
Du patron ballonné jusqu’au cou de vinasse
Met une tache rouge au milieu du comptoir.
Quelques bouchers sanglants sortis de l’abattoir,
Coiffés d’une viscope à tournure de mitre,
Avalent sur le zinc le vin bleuté d’un litre
Et puisent, pour se mettre en goût, au tas d’œufs durs.
Contre le fond graisseux et charbonné des murs,
Une vieille qui dort laisse pendre sa lippe :
Un limousin plâtré crache en fumant sa pipe.

Juin 1888.

Les remorqueurs de Macchabés

Allons, Polyte, un coup de croc :
Vois-tu comme le mec ballotte.
On croirait que c’est un poivrot
Ballonné de vin qui barbote ;
Pour baigner un peu sa ribote
Il a les arpions imbibés :
Mince, alors, comme il nous dégote,
Pauv’ remorqueurs de macchabés.


Allons, Polyte, au petit trot,
Le mec a la mine pâlotte :
Il a bouffé trop de sirop ;
Bientôt faudra qu’on le dorlote,
Qu’on le bichonne, qu’on lui frotte
Les quatre abatis embourbés.
Vrai, dans le métier on en rote.
Pauv’ remorqueurs de Macchabés.

Allons, Polyte, pas d’accroc,
Tu pionces plus qu’une marmotte,
Nous pinterons chez le bistro :
Le nouveau dab de la gargote
A le nez comme une carotte
Pour tous les marcs qu’il a gobés.
Un verre, ça vous ravigote,
Pauv’ remorqueurs de macchabés !

ENVOI

Prince, Polyte de la flotte,
Plus boueux que trente barbets,
Nous vivons toujours dans la crotte,
Pauv’ remorqueurs de macchabés !



32. (page 167)

Ce mot est rayé dans le manuscrit. On lit au-dessous du titre “Illusions et désillusions…” la date de mai 1881 et, entre parenthèses : Ce qui signifie en d’autres termes, Bêtises et Inepties, Stupidités et Blagues (juin 1881). En mai je trouvais cela très bien, en juin je trouve cela idiot. Qu’ai-je donc pour changer ainsi de goûts ?…

33. (page 178)

Il s’agit du Lycée.

34. (page 179)

Var. enguirlandé de roses.

35. (page 183)

Var. Et puis va tristement.

36. (page 193)

Variante :

Et ses pâles cheveux aux couleurs effacées
Lentement noircissaient à l’ombre de la Nuit,
Et l’or blond s’enfuyait de leurs teintes passées
Comme l’or d’une braise…