Écriture, grammaire, calligraphie

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ÉCRITURE, GRAMMAIRE, CALLIGRAPHIE

Voici comment nous procédons pour l’écriture : Les élèves apprennent en même temps à connaître et à écrire les lettres, à composer et à écrire les mots, à comprendre ce qu’ils ont lu et à l’écrire. Ils s’installent devant le tableau, marquant des divisions à la craie, l’un d’eux dicte ce qui lui vient en tête et les autres écrivent. Quand ils sont nombreux ils se partagent en plusieurs groupes. Chacun dicte à tour de rôle et tous relisent ce qu’ils ont écrit. Certains écrivent avec les caractères d’imprimerie, et d’abord corrigent les fautes des syllabes, des mots et ensuite les fautes de grammaire. Cette classe s’est formée d’elle-même. Chaque élève qui apprend à former les lettres est bientôt pris de la passion d’écrire, et, les premiers temps, les portes, les murs de l’école et des isbas des élèves étaient couverts de caractères et de mots. Un plaisir encore plus grand pour lui c’est d’écrire une phrase entière, par exemple : « Aujourd’hui Marfoutka s’est battu avec Olgoucha. » Pour organiser cette classe, le maître, de même qu’un adulte qui montre à des enfants un jeu quelconque, se borne à leur apprendre comment travailler ensemble. En effet, cette classe, durant deux ans, ne subit point de changement et chaque jour restait aussi gaie, aussi animée qu’un bon jeu : la lecture, la prononciation, l’écriture, la grammaire se faisaient à la fois. Par ce moyen s’acquiert spontanément la chose la plus difficile pour commencer l’étude d’une langue : la foi en l’immuabilité de la forme de la parole, non seulement imprimée, mais dite, de la parole à soi. Je crois que tout maître ayant enseigné la langue d’après la grammaire de Vostokov ou autrement, s’est heurté à cette première difficulté. Vous désirez attirer l’attention de l’élève sur un mot quelconque, moi, par exemple. Vous raisonnez la phrase qu’il a dite : — « Mikichka m’a poussé du perron. » — « Qui a-t-il poussé ? » dites-vous pour lui faire répéter la phrase et espérant y trouver moi. — « Nous », répond-il. — « Non, comment as-tu dit ? » demandez-vous. — « Nous sommes tombés du perron par la faute de Mikichka», répond-il, ou : — « Il nous pousse : Praskoutka tombe, et moi je tombe derrière elle. » Cherchez ici votre moi, tandis que l’élève ne voit pas de différence entre les deux phrases qu’il a dites. Si vous prenez un livre ou commencez à répéter sa phrase il ne discutera pas avec vous une parole vivante mais tout autre chose. Et quand il dicte, chaque parole est saisie par les autres élèves et inscrite. — « Comment as-tu dit ? Comment ? » et on ne lui permet pas de changer une seule lettre.

Une cause fréquente de disputes c’est que l’un écrit d’une façon et l’autre d’une autre, et, que celui qui a dicté commence à se demander comment il faut dire et se trouve amené à comprendre que dans la parole il y a deux parties : la forme et la signification. Il dit une phrase quelconque en ne pensant qu’à son contenu, cette phrase s’échappe de lui d’un jet. On se met à l’interroger : « Comment, quoi ? » et lui-même, en la répétant plusieurs fois, exprime la forme et les parties dont se compose la parole. On écrit ainsi en troisième, c’est-à-dire dans la classe inférieure. Les uns écrivent en cursive, d’autres en caractères d’imprimerie. Non seulement nous n’insistons pas sur l’obligation d’écrire en cursive, mais si nous nous permettions de défendre quelque chose aux élèves, nous ne leur permettrions pas d’écrire la cursive qui gâte la main et n’est pas très lisible. La cursive devient librement leur écriture. Un élève a appris d’un aîné une, deux lettres, les autres l’imitent et écrivent les mots avec deux ou trois lettres cursives et deux ou trois lettres d’imprimerie. Avant une semaine tous écrivent la cursive.

Pour la calligraphie, cet été il est arrivé tout à fait la même chose que pour l’écriture mécanique. Les élèves écrivaient très mal et le nouveau maître a introduit l’écriture d’après les exemples (c’est un exercice très lent et très tranquille pour le maître). Les élèves s’en lassèrent bientôt. Nous fûmes obligés d’abandonner la calligraphie et il nous était impossible de trouver le moyen d’améliorer l’écriture. La classe supérieure le trouva d’elle-même. Quand les élèves eurent fini d’écrire l’histoire sainte ils demandèrent la permission d’emporter leurs cahiers à la maison. Les cahiers étaient tachés, l’écriture informe. Le mathématicien très précis R… demanda du papier et se mit à recopier son histoire. Cela plut à tout le monde. — « Et moi ! Et moi ! Donnez-moi aussi un cahier. » Et la mode de la calligraphie s’installa dans la classe supérieure et s’y maintient jusqu’à présent. Ils prennent leur cahier, mettent devant eux l’exemple des cahiers d’écriture et reproduisent chaque lettre, les uns cherchant à surpasser les autres. En deux semaines les progrès furent énormes. Chacun de nous, ou presque, se rappelle qu’étant enfant on le forçait à manger les aliments avec du pain et qu’il n’aimait guère cela, maintenant, nous ne pouvons manger qu’avec du pain ; chacun de nous a été forcé de tenir sa plume les doigts allongés et nous tous avons tenu la plume les doigts crochus parce qu’ils étaient très courts, tandis que maintenant nous allongeons les doigts. On se demande pourquoi tourmenter autant les enfants, puisque tout vient de soi-même dès que le besoin s’en fait sentir. Le désir et le besoin de savoir ne viendraient-ils pas de la même façon ?

Dans la deuxième classe les élèves écrivent, sur les ardoises, des compositions d’après un récit oral de l’histoire sainte, ensuite ils recopient sur le papier. Dans la petite classe on écrit n’importe quoi. En outre, les plus jeunes, dans la soirée, écrivent des phrases détachées composées par tous ensemble : l’un écrit, les autres chuchotent leurs remarques sur ses fautes et n’attendent que la fin pour les lui montrer, et, parfois, eux-mêmes font des fautes. C’est pour eux un grand plaisir d’écrire correctement et de corriger les fautes des autres. Les aînés ne perdent pas une lettre dans la correction des fautes, ils s’appliquent pour bien écrire, mais ils détestent la grammaire et l’analyse, et, malgré notre penchant pour l’analyse, ils ne l’admettent qu’à très petite dose, et pendant qu’on enseigne l’analyse ou ils s’endorment ou ils ne viennent pas à l’école.

Nous avons essayé plusieurs fois d’enseigner la grammaire, et nous devons avouer que nous n’avons jamais pu rendre cet enseignement intéressant. Dans les deux premières classes, pendant l’été, le nouveau maître a essayé de commencer à expliquer les propositions, et seulement, quelques enfants au commencement, y ont pris de l’intérêt, comme à des charades et devinettes. Souvent, à la fin de la leçon, ils devinaient l’idée principale et s’amusaient à se demander : où est l’attribut, etc. ? Mais ils n’en déduisaient pas les applications pour écrire correctement, et souvent n’en faisaient que plus de fautes. On leur dit que les attributs doivent être séparés par une virgule, et l’élève écrit : Je veux, parler, etc. Il est impossible d’exiger de lui qu’il rende toujours compte de la place des compléments de l’attribut. Et si même il s’en rend compte, alors, en cherchant, il perd tout le flair qui lui est nécessaire poursuivre régulièrement le reste, sans compter qu’avec l’analyse logique, le maître est toujours forcé d’agir de ruse avec les élèves, de les tromper, ce qu’ils comprennent très bien. Prenons, par exemple, cette proposition : Sur la terre, il n’y avait pas de montagnes. L’un dit que terre est le sujet, un autre, que c’est les montagnes ; et le maître dit que c’est une proposition impersonnelle ; et nous avons observé que les élèves ne se taisent que par convenance, mais qu’ils trouvent notre réponse beaucoup plus sotte que la leur, ce qu’en notre for intérieur, nous pensons nous-mêmes. Une fois convaincus des inconvénients de l’analyse logique, nous avons essayé l’analyse grammaticale : les déclinaisons, les conjugaisons ; même résultat, même abus de l’influence que nous avions acquise et même stérilité pratique. Les élèves de la classe supérieure mettent toujours sans faute les cas datif et génitif, mais quand les petits corrigent la faute de la lettre finale de ces cas, ils ne peuvent jamais comprendre pourquoi il faut écrire ainsi, et ils doivent deviner les cas pour se rappeler la règle de l’orthographe du datif. Souvent les plus petits, qui n’ont jamais entendu parler d’analyse, devinent spontanément comment il faut écrire, et ils ont un plaisir visible à deviner.

Les derniers temps, dans la deuxième classe, j’ai essayé un exercice de ma propre invention ; j’en étais enchanté, comme tout inventeur ; je le trouvais commode, rationnel, et il m’a fallu la pratique pour me convaincre de sa fausseté. Sans employer aucun nom grammatical, je leur faisais écrire quelque chose, en désignant parfois un objet, c’est-à-dire, le sujet ; et par des questions, je les forçais d’étendre la proposition en y ajoutant de nouveaux attributs, de nouveaux sujets et compléments : « Les loups courent. Quand ? Où ? Comment ? Quels loups ? Qui court encore ? Ils courent et que font-ils ? » Il me semblait qu’étant habitués à répondre à des questions exigeant tels ou tels termes, ils les apprendraient. Ils les apprenaient, mais ils s’ennuyaient et se demandaient pourquoi ; ce que je devais aussi me demander, et à quoi je ne trouvais point de réponse. L’homme et l’enfant ne donnent pas sans efforts leurs paroles vivantes pour l’analyse mécanique. Il y a un sentiment quelconque de sauvegarde de cette parole vivante. Si elle doit se développer, elle tend à le faire indépendamment et seulement d’une façon conforme à toutes les conditions de la vie. Aussitôt que vous voulez saisir ces mots, les inclure dans une forme, les tailler et leur donner des ornements qui, selon vous, sont nécessaires, aussitôt cette parole se contracte, se cache, et, entre vos mains, il ne reste qu’une coquille sur quoi vous pouvez expérimenter vos ruses sans nuire ni être utile à cette parole que, jusqu’ici, vous avez désiré former. Dans la deuxième classe, nous continuons l’analyse logique et grammaticale, l’exercice du développement des propositions, mais cela marche mal et bientôt, je pense, disparaîtra de soi-même. En outre, comme exercice de la langue, bien que pas du tout grammatical, nous employons le procédé suivant :

1o Avec certains mots, nous proposons de former des phrases. Par exemple, nous écrivons ; Nicolas, bois, appendre, et l’un écrit : « Si Nicolas ne coupait pas de bois, il viendrait apprendre ». Un autre : « Nicolas coupe bien le bois, il faut apprendre chez lui, etc. » ;

2o Nous faisons composer des vers d’une certaine mesure ; cet exercice occupe surtout les élèves les plus avancés ;

3o C’est l’exercice qui a le plus grand succès dans la petite classe : on donne un mot quelconque, d’abord le nom, puis l’adjectif, puis l’adverbe ; un élève sort derrière la porte, et chacun de ceux qui restent compose une phrase contenant ce mot : Celui qui est sorti doit, en revenant, le deviner.

Tous ces exercices : compositions de phrases avec des mots donnés, vérification et devinette de mots, ont un même but : convaincre les élèves que la parole c’est la parole avec ses lois immuables, ses changements, ses terminaisons liées par des rapports mutuels ; leur donner cette conviction qui, de longtemps, ne leur vient pas en tête, et qu’il est nécessaire de leur inculquer avant la grammaire. Tous ces exercices plaisent aux élèves. Les exercices de grammaire les ennuient. Il est étrange et curieux que la grammaire soit ennuyeuse, bien qu’il n’y ait rien de plus facile. Dès que vous cessez d’apprendre d’après le livre, en commençant par les définitions, un enfant de six ans, au bout d’une demi-heure, commence à conjuguer, à décliner, à reconnaître les genres, le nombre, les temps, les sujets, les compléments, et vous sentez qu’il sait tout cela aussi bien que vous-même. (Dans notre province on n’emploie jamais le neutre, et la grammaire n’y peut rien changer. Depuis trois ans, les plus vieux élèves savent toutes les règles de la déclinaison et de la terminaison des genres, et cependant, ils n’emploient pas le neutre.) Je me demande : Que dois-je leur apprendre, puisqu’ils savent tout cela aussi bien que moi ? Je demande à l’élève quel sera le génitif féminin pluriel d’un certain adjectif, ou quel est l’attribut ou le complément d’un verbe, ou de quel mot provient « déshabiller ». Seule, la nomenclature présente pour lui une difficulté, mais dans n’importe quels cas et nombre, il emploiera toujours correctement l’adjectif. Alors, il connaît la déclinaison. Il ne dira jamais une phrase sans attribut. Il sait bien que « déshabiller » est en parenté avec le mot « habit », et il connaît la loi de la formation des mots mieux que vous, parce que personne n’invente autant de mots que les enfants. Alors, à quoi bon cette nomenclature ? À quoi bon exiger d’eux des définitions philologiques au-dessus de leurs forces ? La seule raison de la nécessité de la grammaire, sauf qu’on l’exige aux examens, peut être trouvée dans son application à l’exposé correct des idées. Dans mon expérience personnelle, je n’ai pas trouvé cette application. Je ne la découvre pas dans les exemples de la vie des hommes qui ne connaissent pas la grammaire et cependant écrivent correctement, et de licenciés ès lettres qui font des fautes. Je ne trouve même pas trace que les connaissances grammaticales des écoliers de Iasnaïa-Poliana aient leur emploi dans une définition quelconque. Il me semble que la grammaire, en tant qu’exercice de gymnastique intellectuelle, n’est pas sans utilité ; mais la langue, la lecture et l’écriture, l’entendement de la langue, vont à part. La géométrie et, en général, les sciences mathématiques, au premier abord, nous semblent aussi exclusivement de la gymnastique intellectuelle. Mais la différence, c’est que chaque proposition de la géométrie, chaque définition mathématique, conduit à des conclusions et à des applications infinies, tandis que la grammaire, même en y reconnaissant avec certains professeurs l’application de la logique de la langue, est très limitée en ses conclusions et applications. Aussitôt que l’élève, par telle ou telle voie, possède la langue, toutes les applications de la grammaire tombent comme choses mortes et dépassées.

Personnellement, nous ne pouvons nous dégager entièrement de la tradition qui rend la grammaire nécessaire pour comprendre les lois de la langue, et exprimer correctement les idées. Il nous semble même que les élèves ont besoin de la grammaire, qu’elle existe inconsciemment en eux ; mais nous sommes convaincu que cette grammaire que nous connaissons n’est pas du tout celle qui est nécessaire aux élèves, et qu’en cette croyance à l’enseignement de la grammaire, il y a un grand malentendu historique. L’enfant apprend qu’il faut telle terminaison pour un mot, non parce que ce mot est au datif, et que vous le lui avez répété cent fois et plus, mais parce qu’il reproduit aveuglément ce qu’il a vu souvent. Nous avons un élève qui vient d’une autre école ; il sait admirablement la grammaire ; mais ne peut jamais distinguer l’infinitif de la troisième personne. Nous n’approuvons pas non plus la méthode de M. Pérevlevsky, qui n’a pu soutenir deux jours d’expérience à l’école de Iasnaïa-Poliana, malgré l’opinion très répandue que l’écriture est le seul moyen d’apprendre la langue et que ce soit le moyen principal en usage à l’école de Iasnaïa-Poliana. Nous cherchons et espérons trouver le vrai moyen.