Écrivains contemporains - M. Vitet, sa vie et ses œuvres
Il y a quatre ans à peine, pendant quatre mois, du 15 octobre 1870 au 31 janvier 1871, la Revue a publié sept lettres adressant d’ardens appels au patriotisme parisien pour l’exhorter à supporter, à braver les périls et les souffrances du siège prussien. « Je supplie Paris, disait l’écrivain, de tenir ferme jusqu’au bout. C’est, avant tout, pour la question d’honneur, car j’ai la bonhomie, je l’avoue, de croire encore à ce vieux mot, et d’être pris d’une douleur profonde devant l’abaissement de mon pays. Ce ne sont pas là des phrases, n’en déplaise à nos pacifiques. Pour les nations, aussi bien que pour l’individu, l’honneur c’est la vie même, la première des réalités. Je voudrais bien les voir, ces raffinés, ces sybarites, devenus citoyens d’un peuple qui tout à coup perdrait le sentiment de sa force et de sa dignité; quelle chute, même pour eux ! Que seraient-ils et que serions-nous tous? Mais quand je supplie Paris de tenir ferme jusqu’au bout, ce n’est pas seulement l’honneur qui me préoccupe; j’entends aussi servir nos intérêts. Si vous voulez que l’ennemi n’abuse pas de sa victoire, qu’il ne vous dépouille pas, ne vous pressure pas sans pitié, ne lui laissez pas voir, pas même deviner que vous mourez d’envie de n’être plus en guerre. Vous n’avez qu’un moyen de gagner quelque chose avec lui, c’est de le faire attendre. Il vous surfait, ne cédez pas. Persuadez-le que vous subirez tout, dangers et privations, aussi longtemps qu’il ne sera pas traitable et modéré. »
Qui donnait ces énergiques conseils? qui les signait de son nom? était-ce un guerrier vieilli dans les camps, ou un politique consommé et affermi dans les épreuves de la vie? Non, c’était un académicien, un ami passionné des lettres et des arts, des œuvres et des joies de la paix; c’était M. Vitet, et M. Vitet à soixante-huit ans.
Dans sa jeunesse, au début de sa vie morale, il avait subi les mêmes épreuves et connu les mêmes tristesses qui en devaient marquer la fin. Né à Paris, le 18 octobre 1802, au sein d’une famille originaire de Lyon, où elle avait occupé avec honneur les principales charges municipales, il avait vu en 1814 et 1815 la France vaincue, et Paris non pas assiégé, mais envahi et occupé par les étrangers. Il avait assisté au douloureux spectacle de l’Europe victorieuse de nous, chez nous, et nous imposant les conditions de la paix; mais c’était l’Europe, la coalition européenne qui nous avait vaincus, et non pas une seule des nations européennes. Nous avions succombé sous tous nos rivaux réunis après avoir été arrogamment provoqués, et non pas dans un duel sans cause claire et digne. Nous avions de plus trouvé, non pas des amis, mais des influences éclairées et modérées qui avaient compris l’intérêt européen et ce qui nous était dû malgré nos revers. L’Angleterre et la Russie, l’empereur Alexandre et le duc de Wellington, avaient fait repousser les prétentions envahissantes de la Prusse déjà géographiquement rédigées. Nous n’avions perdu ni l’Alsace, ni aucune portion de la Lorraine. La France restait intacte. Elle entrait d’ailleurs, après de longues années de guerre et de despotisme révolutionnaire ou militaire, en possession des deux grands biens de la civilisation, la paix et des institutions libres. Le gouvernement auquel elle avait aspiré dans les premiers jours de 1789, la monarchie traditionnelle et constitutionnelle, devenait le sien. Il y avait là pour notre patrie des garanties de stabilité, de liberté et de progrès bien propres à nous donner dans le présent les consolations, et pour l’avenir les espérances qui, au milieu des plus tristes désastres, relèvent et rassérènent l’âme des peuples.
C’est un rare spectacle que celui d’une grande nation passant tout à coup des violentes passions et des rudes épreuves de la guerre et du pouvoir absolu aux œuvres laborieuses et lentes, quoique très animées, de la paix et de la liberté. Ce fut le spectacle qu’offrit la France après ses revers de 1814 et 1815. En même temps, un puissant mouvement intellectuel y éclatait : dans les sciences politiques et économiques, en philosophie, dans l’histoire ancienne et moderne, dans la critique littéraire, dans la poésie, dans les arts, des idées nouvelles et fécondes fermentaient; des hommes nouveaux et éminens les développaient et les appliquaient dans des œuvres qui devenaient populaires. MM. Royer-Collard, Maine de Biran, Cousin, Jouffroy, relevaient puissamment le spiritualisme en face du sensualisme et du scepticisme du XVIIIe siècle. Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, ouvraient aux imaginations et aux âmes des régions bien autrement poétiques que celles où se promenaient avant eux Saint-Lambert et l’abbé Delille. MM. Villemain, Rémusat, Dubois de la Loire-Inférieure, Sainte-Beuve, portaient dans la critique morale et littéraire une élévation et une richesse de vues, une intelligence des caractères et de la nature humaine bien supérieures aux appréciations classiques ou mondaines de La Harpe et de Grimm. MM. Augustin Thierry, Thiers, Mignet, rendaient à l’histoire sa vérité à la fois pittoresque et simple. J’ai retracé ailleurs ma vie politique ; il ne me convient pas de parler ici de mes travaux historiques et d’en marquer avec précision le caractère ; ils ont pris leur place et exercé leur influence dans le mouvement intellectuel qui signala l’époque de la restauration, et c’est l’honneur auquel j’attache le plus de prix de pouvoir affirmer une intime harmonie entre mes propres actes contemporains et mes appréciations historiques des faits et des hommes des temps passés.
Ce fut au milieu de ce grand mouvement intellectuel du XIXe siècle naissant que s’ouvrit et se forma l’esprit de M. Vitet. Il y trouvait à la fois des maîtres et des compagnons. C’est un fait plein de charme que l’élan spontané de la pensée jeune qui n’a encore connu ni les épreuves, ni les mécomptes de la vie pratique ; elle ne cherche que la vérité et la sympathie ; elle se tient pour satisfaite et elle en jouit avec confiance dès qu’elle les rencontre. M. Vitet était dans les plus favorables dispositions pour goûter sans trouble cette jouissance ; il entrait dans la vie sans y poursuivre aucun but déterminé et intéressé ; il ne se proposait d’être ni magistrat, ni administrateur, ni avocat, ni professeur savant, ni même acteur politique : en possession héréditaire d’une situation honorable et d’une fortune suffisante, il eût pu se livrer aux plaisirs frivoles et mondains ; il s’adonna librement à ses goûts intellectuels, à ses études favorites, et ne s’inquiéta que de remplir, selon de nobles penchans, son âme et sa vie. Il se donna de bonne heure cette satisfaction ; en 1819, à dix-sept ans, tout en terminant son droit et en faisant de la prose juridique dans une étude d’avoué, il se complaisait à lire et à comprendre l’histoire de France ; ce fut alors qu’il eut la première idée de la mettre en scènes véridiques sous une forme dramatique, et qu’il commença d’écrire les Barricades de 1588 sous Henri III. Ce n’était qu’une incomplète ébauche qu’il ne termina et ne publia qu’en 1826; mais il avait entrevu dès son premier coup d’œil et entr’ouvert dès son premier pas une voie historique nouvelle qui convenait également à l’esprit de son temps et à son propre esprit. Il donnait à l’histoire sa grande et naturelle sphère ; il y faisait rentrer ses plus divers acteurs, le peuple comme les rois, les petits comme les grands, les faubourgs comme la cour, les fanatiques comme les esprits libres, les intrigans et les badauds. « Je me suis imaginé, dit-il, que je me promenais dans Paris au mois de mai 1588, que j’entrais tour à tour dans les salons du Louvre, dans ceux de l’hôtel de Guise, dans les cabarets, dans les églises, dans les logis des bourgeois ligueurs, politiques ou huguenots, et chaque fois qu’une scène pittoresque, un tableau de mœurs, un trait de caractère sont venus s’offrir à mes yeux, j’ai essayé d’en reproduire l’image en esquissant une scène... Toutefois ces scènes ne sont pas détachées les unes des autres, elles forment un tout, il y a une action au développement de laquelle elles concourent; mais cette action n’est là en quelque sorte que pour les faire naître et leur servir de lien... L’art intervient dans ces essais, il lui est permis d’arranger, de façonner un peu les hommes et les choses; mais c’est pour leur donner l’air encore plus historique : c’est l’histoire seule qui domine et qui brille, c’est à elle que tout est sacrifié. »
Il s’aperçut bientôt que les scènes des Barricades n’avaient pas été un fait isolé, et que, pour être bien comprises, elles ne devaient pas rester isolées; il fallait montrer les scènes qui les avaient amenées et celles qu’elles avaient suscitées. Il commença par les dernières; il mit en drame l’assassinat du duc Henri de Guise aux états de Blois en 1588, vengeance des barricades, puis l’assassinat d’Henri III par Jacques Clément en 1589, vengeance de celui du duc de Guise; mais à ces événemens manquait encore leur source, la formation et les premiers pas de la ligue. Vingt ans après seulement, en 1849, M. Vitet sentit la lacune et le besoin de la remplir; il écrivit et publia alors dans la Revue des Deux Mondes les scènes des États d’Orléans en 1560<ref> Voyez les livraisons des 15 avril, 1er et 15 mai 1849. </<ref>, sous le court règne de François II, berceau de la domination de Catherine de Médicis, de la ligue, de la Saint-Barthélémy et des guerres de religion auxquelles Henri IV fut seul capable de mettre un terme en payant de sa vie la paix rendue à son pays. L’œuvre dramatiquement historique de M. Vitet fut alors complète, et le genre nouveau qu’il avait créé fut mis dans son ensemble sous les yeux du public.
Le succès fut grand et légitime. Une portion considérable de la nation française, sa démocratie, prenait enfin dans son histoire une place que depuis des siècles elle travaillait péniblement à conquérir. La conquête avait été lente et douloureuse ; l’histoire n’en avait pas marqué tous les pas et toutes les peines; au XVIe siècle, elle apparut à peu près accomplie à travers les souffrances et les efforts qu’elle avait coûtés. M. Vitet la proclama, non pas seulement en l’affirmant comme un fait, mais en mettant en scène les classes et les personnages qu’elle avait mis en lumière ; il fit parler et agir les bourgeois et les paysans, les artisans et les campagnards qui avaient pris part aux événemens de cette longue lutte et influé sur ses résultats. Il lui arriva quelquefois de leur prêter des idées plus nettes et plus complètes, des paroles moins grossières et des passions moins brutales que n’étaient réellement au XVIe siècle les idées, les passions et les paroles des classes populaires et des partis ennemis : il n’est au pouvoir d’aucun homme, historien ou poète, de se détacher tout à fait de son propre temps, et de se transporter en arrière dans les mœurs et le langage d’une société bien moins avancée ; mais, à tout prendre, la vérité ne manquait nullement aux acteurs bourgeois ou populaires des Scènes historiques de M. Vitet, et elles donnaient une juste et vivante idée des relations des diverses classes sociales de cette époque, et de leur part d’influence aux événemens dans lesquels elles avaient agi, chacune pour son compte et avec son caractère.
En même temps qu’il créait ainsi un nouveau genre d’histoire et de drame, M. Vitet publiait, dans les recueils périodiques du temps, œuvres collectives des hommes de sa génération et de ses opinions, un grand nombre d’articles, modèles d’une critique originale et féconde. Sous la restauration, de novembre 1824 à janvier 1830, je relève dans le Globe et dans la Revue française trente et un essais sur les questions et les productions du temps, littéraires, philosophiques, historiques, poétiques, françaises ou étrangères, sur l’indépendance en matière de goût, sur l’état de la musique théâtrale en France, sur l’école de peinture de David, sur le musée de sculpture ancienne et moderne de M. de Clarac, sur les salons de peinture, sur les poésies de Michel-Ange, sur la Société des antiquaires de Normandie, sur la théorie des jardins, sur les vignettes des chansons de Béranger, etc., petites dissertations toutes pleines d’idées élevées et fines, d’appréciations à la fois impartiales et sympathiques, — rares exemples des impressions et des jugemens d’un amateur supérieur également capable d’admirer et de critiquer, de sentir les beautés et de reconnaître les défauts.
Le genre et le nombre de ces essais, tous étrangers à la politique contemporaine, n’empêchaient pas que M. Vitet ne prît à ses incidens et à ses luttes un vif intérêt, moins par goût et dessein personnels que par sympathie et fidélité envers ses amis, le duc de Broglie, M. de Barante, M. Duchâtel et moi-même, tous plus attirés et plus engagés que lui dans cette voie. Il parlait et agissait comme nous avec une sincérité désintéressée. Quand le pouvoir passa du centre au côté droit et des ducs Decazes et de Richelieu à M. de Villèle, M. Vitet nous accompagna sans la moindre hésitation dans les rangs de l’opposition constitutionnelle, et lorsqu’en novembre 1827 M. de Villèle en appela aux élections pour se défendre de ses ennemis de chambre et de cour, M. Vitet entra avec moi dans la société Aide-toi, le ciel t’aidera, au sein de laquelle se réunirent des hommes très divers d’idées générales et d’intentions définitives, dans l’unique dessein d’amener par les moyens légaux le changement de la majorité dans les chambres et la vraie politique légale et libérale. Depuis six ans déjà, en 1821, peu après la publication de mon Essai sur les conspirations et la justice politique, je m’étais hautement expliqué sur le sens et les limites de mon opposition; un des meneurs du parti qui conspirait dès lors, homme d’esprit et d’honneur, mais passionnément engagé dans les sociétés secrètes, cet héritage des temps de tyrannie qui devient le poison des temps de liberté, vint me voir et me témoigna sa reconnaissance de l’appui indirect que je leur avais apporté par l’écrit que je venais de publier. Quand le péril éclate, les plus hardis conspirateurs sont charmés de se mettre à couvert derrière les principes de justice légale et de modération que soutiennent les hommes qui ne conspirent pas. En me quittant, mon visiteur me prit vivement le bras et me dit : « Soyez donc des nôtres! — Qu’appelez-vous des vôtres? — Entrez avec nous dans les carbonari; c’est la seule force efficace pour renverser un gouvernement qui nous humilie et nous opprime. — Vous vous trompez sur mon compte, lui dis-je ; je ne me sens ni humilié ni opprimé, ni moi, ni mon pays. — Que pouvez-vous donc espérer de ces gens de l’ancien régime? — Ce n’est pas en eux, c’est en nous-mêmes qu’il faut espérer; nous avons tout ce qu’il faut pour nous faire nous-mêmes un gouvernement libre, et je veux garder tout ce que nous avons. Le pouvoir actuel méritera peut-être souvent d’être combattu, pas du tout d’être renversé; il n’a rien fait qui nous en donne ni le droit ni la force, et nous avons, j’espère, de quoi le redresser en le combattant. Je ne veux ni de votre but ni de vos moyens; vous nous ferez à tous, comme à vous-mêmes, beaucoup de mal sans réussir, et, si vous réussissiez, ce serait encore pis. » Il me quitta sans humeur, mais point ébranlé dans sa passion de complots. C’est une fièvre dont on ne guérit pas quand on lui a livré son âme, et un joug dont on ne s’affranchit pas quand on l’a longtemps subi.
Dans la biographie que le chansonnier Béranger a écrite de lui-même, je lis ce judicieux paragraphe : «En tout temps, j’ai trop compté sur le peuple pour approuver les sociétés secrètes; véritables conspirations permanentes qui compromettent inutilement beaucoup d’existences, créent une foule de petites ambitions rivales, et subordonnent des questions de principe aux passions particulières, elles ne tardent pas à enfanter les défiances, source de défections, de trahisons même, et qui finissent, quand on y appelle les classes ouvrières, par les corrompre au lieu de les éclairer. » — Béranger ajoute : «Dans les élections de 1827 contre le gouvernement de l’ancien régime, la société Aide-toi, le ciel t’aidera, qui agissait ostensiblement, a seule rendu de véritables services à notre cause. »
Les élections de 1827 une fois accomplies, la dissidence entre les élémens conservateurs et les élémens conspirateurs de la société Aide-toi, le ciel t’aidera ne pouvait manquer de se manifester; nous cessâmes de nous associer à son action, et M. Vitet s’en écarta, comme ses amis. A tout prendre, nous avions réussi dans les élections; en janvier 1828, M. de Villèle tomba victime tantôt de ses résistances, tantôt de ses concessions au parti de l’ancien régime et de la cour. Il fut remplacé par M. de Martignac; les alliances comme les tendances du gouvernement devinrent libérales, non sans efficacité, quoique avec mesure; mais les partis parlementaires n’étaient encore ni assez expérimentés ni assez unis pour savoir soutenir le gouvernement qu’ils avaient créé; le cabinet Martignac essuya à propos de son projet de loi sur l’administration départementale un échec qu’il ne crut pas pouvoir accepter. Le roi Charles X saisit avec empressement cette occasion de se défaire d’un cabinet qui déplaisait à ses routines et à ses goûts, quoiqu’il n’eût pour sa race et pour son trône aucune raison de s’en méfier. M. de Polignac remplaça M. de Martignac. C’était le drapeau de l’ancien régime, expression des sentimens du roi et préface de ses actes. Je placerai ici ce que pensait et écrivait M. Vitet dans la Revue des Deux Mondes le 1er avril 1870, quarante ans après la révolution de juillet 1830. « Le sort en fut jeté, dit-il : ces ministres nouveaux, dont les noms seuls semblaient une menace, eurent beau d’abord ne rien dire et presque ne rien faire, l’émotion ne se calma point; jusqu’à l’issue fatale, pendant toute une année, la France fut dans cet état de stupeur et de fièvre, dans ce malaise et cette angoisse qui précèdent un violent orage. De part et d’autre, la confiance était morte, et la force était le seul arbitre qui désormais devait tout décider. Bientôt la crise alla se précipitant; les rudes, mais sincères et loyales remontrances de l’adresse des 221 de la chambre des députés provoquèrent un appel au pays; lorsque, par les nouvelles élections, le pays eut confirmé les remontrances de la chambre, le roi Charles X, sortant, par ses ordonnances de juillet 1830, de la charte qu’il avait jurée, lança au régime constitutionnel le fatal défi du pouvoir absolu. Huit jours après, la monarchie relevée en 1814 avait disparu. « Au lendemain de la catastrophe, que devaient faire les fermes esprits respectueux envers le malheur, mais fidèles, avant tout, aux institutions libres qu’ils convoitaient pour leur pays? Ce n’était plus le temps des paisibles études, des controverses spéculatives, des théories philosophiques; l’esprit de révolution, ivre de sa victoire, ne se contentait pas d’avoir vengé la charte, il voulait la détruire; les idées constitutionnelles, les libertés publiques greffées sur la monarchie lui étaient odieuses non moins que la royauté même, et il entendait bien s’en délivrer du même coup. Le devoir était donc, pour les libéraux éclairés, de rompre avec cet esprit et de grossir les rangs de ceux que la société appelait à sa défense, et qui, pour s’abriter, venaient d’improviser une royauté nouvelle. Sans doute il eût mieux valu qu’un compromis fût possible, qu’on pût laisser intact le droit héréditaire, le fondement traditionnel du pouvoir, et n’imposer au dévoûment du prince appelé à gouverner qu’une charge temporaire, une simple régence ; mais cet expédient, facile en apparence quand on y pense après coup, n’était, au moment même, qu’une pure utopie. Il faut n’avoir pas vu ces terribles journées, il faut ne pas savoir combien la France, dès que son sort est en jeu, est incapable de se donner le temps de réfléchir et de laisser en suspens, seulement pendant douze heures, sa confiance et son espoir, pour supposer que l’établissement d’une régence royale, c’est-à-dire le rétablissement du principe qui venait d’être vaincu, pût être seulement tenté au lendemain des trois journées de juillet 1830... Il n’y avait de possible qu’une résolution soudaine, une situation tranchée, une responsabilité complète, irrévocable. Et ce n’était pas l’ambition d’un homme, c’était le sentiment de la conservation surexcité chez tout un peuple qui se refusait aux demi-mesures et aux atermoiemens. Aussi, tant que la sécurité, à peu près rétablie, n’eut pas comme effacé le souvenir du péril social, ce fut à qui remercierait M. le duc d’Orléans de s’être résigné au rôle ingrat qu’il avait dû subir. Le Moniteur est là pour témoigner de ces adhésions qui aujourd’hui nous étonnent, et certaines paroles prononcées devant la chambre des pairs de 1830 par les plus honorables et les plus dévoués royalistes démontrent à quel point la royauté nouvelle était l’œuvre de tous et l’œuvre nécessaire. »
Après cette judicieuse et légitime appréciation de l’état des esprits et des faits en 1830, M. Vitet a relevé en 1870, dans la Revue des Deux Mondes, une question bien souvent posée; il s’est demandé si la monarchie de 1830 n’aurait pas dû se faire accepter et consacrer (je ne veux pas dire sacrer) par le suffrage populaire universel, comme le fit en 1851 le second empire. Je pourrais me contenter de dire que cette consécration n’a pas sauvé le second empire de ses périls, et qu’elle n’aurait probablement pas été plus efficace pour la monarchie de 1830; dans l’état actuel du monde et des peuples, les causes de la chute comme de l’élévation des gouvernemens sont plus profondes et plus puissantes que les expédiens et les apparences par lesquels on tente de les prévenir. J’aime mieux remercier M. Vitet des motifs qu’il donne de notre abstention, en 1830, de toute charlatanerie populaire peu digne du peuple comme du pouvoir. « Nous prîmes, dit-il, cette résolution par un sincère et courageux désir de maintenir envers et contre tous, quoi qu’il pût arriver, les droits de la liberté légale. Au lendemain d’une catastrophe, en face de passions déchaînées aussi sourdes qu’aveugles, et que la force seule semblait pouvoir dompter, c’était là une conception hardie, originale, sans exemple dans nos fastes révolutionnaires, et qui fait honneur au gouvernement de 1830. Ce qu’il a dépensé de dévoûment, d’intelligence, de généreux efforts pour ne pas tomber dans l’ornière de 1791, pour retrouver, avec l’expérience de plus, les premières traces de 1789, pour soutenir enfin cette périlleuse gageure d’une révolution jalouse du droit de tous, aimant la liberté même après la victoire, » peu de gens aujourd’hui semblent s’en douter; la France s’en souviendra un jour.
Ce fut à cette œuvre difficile que, depuis le premier jour jusqu’au dernier, s’associa M. Vitet avec une constance d’autant plus honorable qu’elle n’était suscitée par aucune ambition, aucune passion personnelle; le bien public, la confiance dans la vérité et la fidélité à ses amis, c’étaient là les seuls mobiles de sa conduite; il n’avait nul goût pour la lutte et assez peu le don naturel de la parole publique; le laisser-aller de la méditation et de la conversation libre lui convenait mieux que l’effort de la discussion, et il se plaisait bien davantage dans la contemplation du beau que dans la recherche de l’utile. C’était, pour le pouvoir, un conseiller d’un esprit admirablement juste, prévoyant, sagace, plutôt qu’un compagnon d’armes ardent et efficace. Tel fut, après la révolution de 1830, le caractère de son attitude et de son influence générale auprès du duc de Broglie, de M. Duchâtel et de moi-même, ses amis personnels en même temps que ses chefs politiques. Il fut nommé en 1834 secrétaire-général du ministère du commerce, qu’occupait M. Duchâtel, puis conseiller d’état en 1836 et vice-président de la section des finances de 1846 à 1848 ; il avait été élu dès 1834 membre de la chambre des députés par le collège de Bolbec (Seine-inférieure), qu’il y représenta jusqu’en 1848. Il s’acquitta de ces fonctions diverses avec un soin scrupuleux, toujours attentif à bien faire même ce qu’il ne faisait pas par goût, et il y réussissait toujours; mais il avait trouvé, dès les premiers jours du gouvernement de 1830, sa vocation naturelle, spéciale et efficace. Le 25 novembre 1830, M. le comte de Montalivet, alors ministre de l’intérieur, le chargea d’aller parcourir, dans l’intérêt de l’étude et de la conservation des monumens historiques, les départemens de l’Oise, de la Marne, de l’Aisne, du Nord et du Pas-de-Calais, et le 10 août 1837 M. de Montalivet, redevenu ministre de l’intérieur, confirma et compléta cette mission en adressant à tous les préfets cette circulaire : « Le culte des souvenirs qui se rattachent à l’histoire des arts ou aux annales du pays est malheureusement trop négligé dans les départemens; on laisse en oubli des monumens précieux; on passe avec indifférence devant des vestiges qui attestent la grandeur des peuples de l’antiquité; on cherche en vain les murs qui ont vu naître les grands hommes dont s’honore la patrie ou les tombes qui ont recueilli leurs restes, et cependant tous ces débris vivans des temps qui ne sont plus font partie du patrimoine national et du trésor intellectuel de la France.... Il importe de mettre un terme à cette insouciance... Je vous invite à recueillir tous les documens propres à me faire connaître les anciens monumens qui existent dans votre département, l’époque de leur fondation, le caractère de leur architecture et les souvenirs historiques qui s’y rapportent... Le fruit de vos recherches sera soumis à une commission que je viens d’instituer, et je me ferai un plaisir de diriger les fonds dont je puis disposer vers les départemens qui auront le mieux apprécié l’importance de ce travail, »
On sent dans cette circulaire, dont M. Vitet fut probablement le rédacteur aussi bien que l’inspirateur, l’âme d’un patriote antiquaire et artiste qui porte à l’histoire et aux monumens historiques de son pays un intérêt aussi tendre qu’intelligent, et qui connaît la puissance des souvenirs. La bonne intention ne demeura pas inefficace; le 29 septembre 1837, la commission des monumens historiques fut nommée; elle se composa de sept membres, MM. le comte de Montesquiou, Vitet, Auguste Le Prévost, le baron Taylor, Caristie, Félix Duban et Mérimée, tous très compétens pour cette mission. Pour les mettre en mesure de l’accomplir en pleine connaissance de cause, M. Vitet avait déjà entrepris la visite des cinq départemens qu’en novembre 1830 M. de Montalivet lui avait spécialement désignés. « J’ai déjà parcouru, dit-il dans son premier rapport au ministre, les départemens de l’Oise, de la Marne, de l’Aisne, du Nord et du Pas-de-Calais. Comme le but de mon inspection n’était pas unique, et qu’indépendamment des monumens j’avais à visiter les bibliothèques, les musées, les écoles de dessin, je crois devoir, pour vous rendre compte avec plus de clarté de ce que j’ai vu, diviser ce rapport en quatre parties. Je parlerai : 1° des monumens, 2° des bibliothèques et archives, 3° des musées et objets d’art, 4° des écoles de dessin, de musique, etc. » Il fut fidèle à ce plan dans la série des rapports qu’il adressa successivement aux divers ministres de l’intérieur et à la commission des monumens historiques.
Ces rapports ont été publiés en 1862 par le ministère d’état impérial, non pas en entier et textuellement, mais dans de longs extraits qui remplissent soixante et dix pages in-quarto. Ils contiennent des renseignemens scrupuleusement recueillis et discutés : 1° sur l’origine et la date des monumens d’architecture, de sculpture et de peinture en France du Xe au XVIe siècle ; 2° sur l’état de ces monumens au XIXe siècle et sur les mesures à prendre pour les conserver ; 3° sur le mode d’exécution des travaux de conservation et de restauration ; 4° sur le classement des monumens et les choix à faire pour procéder à l’œuvre successive de leur entretien. Il faut lire avec soin ces rapports pour reconnaître combien ils sont précis, complets et pratiques. Je n’en veux citer que trois passages où se révèlent la vivacité des sentimens de l’écrivain en présence de ces œuvres de l’art, et le mélange d’admiration tendre et de critique libre qui caractérise ses jugemens.
Il rencontre à Tracy, près de Noyon, une charmante église de village. « Ce petit monument, dit-il, mérite une attention toute particulière ; il est à peu près inconnu, et c’est presque à titre de découverte que j’en parle. On ne peut s’imaginer un travail plus suave et plus hardi, des proportions plus ravissantes. L’ogive s’y montre mais à peine sensible et entourée de ce cortège d’ornemens et de zigzags qui n’accompagnent d’ordinaire que le plein cintre. Il y a d’ailleurs dans l’église des parties purement à plein cintre… Il faut signaler cette petite église comme œuvre de l’art et comme preuve que cette élégante architecture qui, au XIIe siècle, florissait sur les bords du Rhin, avait aussi pénétré en Picardie, et y était cultivée avec plus de finesse peut-être, sinon avec autant de grandiose et de majesté qu’en Normandie. »
« Les monumens de la sculpture, dit ailleurs M. Vitet, sont plus fragiles que ceux de l’architecture… Aussi faut-il s’estimer heureux quand le hasard vous fait découvrir, dans un coin bien abrité et où les coups de marteau n’ont pu atteindre, quelques fragmens du noble et bel art du sculpteur. Ce plaisir, cette bonne fortune, j’en ai joui à Reims. Une partie du portail de la cathédrale exigeant quelques réparations, un échafaudage a été dressé jusqu’à mi-hauteur de la façade. Je suis monté sur cet échafaudage, et dans les enfoncemens des ogives, des festons et autres ornemens architectoniques, j’ai trouvé une profusion de bas-reliefs et de statues dont le style, le caractère et l’expression m’ont causé l’admiration la plus vive. Le costume, aussi bien que le genre de travail, annonce que ces figures sont du XIIIe siècle, l’âge d’or de notre sculpture nationale, et, grâce à la manière dont elles ont été abritées, presque toutes sont dans un état parfait de conservation. »
De la sculpture, M. Vitet passe à la peinture, art dont les monumens sont encore plus difficiles à conserver ou à restaurer. « On ne comprend pas, dit-il, l’art du moyen âge, on se fait l’idée la plus mesquine et la plus fausse de ses grandes créations d’architecture et de sculpture, si, dans sa pensée, on ne les rêve pas couvertes, du haut en bas, de couleurs et de dorures. De toutes les importations de l’Orient, il n’en est peut-être pas qui se soient répandues avec plus de faveur et plus universellement que le goût et le besoin des couleurs. On en vint à vouloir que tout fût coloré, tout, jusqu’à la lumière, et les rayons du soleil ne pénétrèrent plus dans les habitations qu’à travers du rouge, du jaune et du bleu. L’usage des vitraux peints n’a pas eu d’autre origine. Déjà aux viie et viiie siècles, au commencement du ixe puis au xie cette passion avait fait quelques conquêtes, mais partielles et peu durables ; au retour de la croisade, la couleur triompha, et pendant trois siècles la France en fut amoureuse, comme la Grèce l’avait été de tout temps. »
Nul ne saurait lire ces rapports sans être frappé du vif, profond et tendre sentiment pour les chefs-d’œuvre qui s’y révèle à chaque pas. M. Vitet avait lui-même la conscience du caractère particulier et original de sa sympathie pour l’art quand il disait de M. Mérimée, son collègue dans la commission des monumens historiques : « Mérimée admire les beaux monumens, mais il n’a jamais senti ses yeux se mouiller à l’aspect de leurs ruines. »
A la fin des rapports, on trouve la liste complète des monumens de la France énumérés et classés provisoirement par départemens. Cette liste provisoire comprend 1,882 monumens[1], et dans le texte même des rapports on lit : «Les édifices qui peuvent être classés parmi les monumens historiques dignes d’être conservés s’élèvent jusqu’à présent au nombre de l,420. Les tournées annuelles d’inspection, si elles font effacer quelques noms de cette liste, en font inscrire un bien plus grand nombre, et les progrès des études archéologiques appellent chaque jour l’attention des autorités sur de nouveaux édifices dont on fait, pour ainsi dire, la découverte... Jusqu’à ce jour (1860), quatre cent soixante-deux affaires seulement ont été suffisamment instruites pour que la commission soit en état d’apprécier exactement le chiffre des dépenses reconnues utiles et même nécessaires. Ces quatre cent soixante-deux devis s’élèvent ensemble à la somme de 5,959,217 francs. »
En même temps qu’il adressait à l’administration ces Rapports qu’elle provoquait, M. Vitet se livrait, pour son propre compte, à une série d’Études sur les principales époques de l’histoire des arts, la vie, les œuvres et les divers caractères de leurs plus éminens acteurs. Publiées de 1826 à 1863 dans divers recueils, ces Études ont été réunies, de 1864 à 1868, en 4 volumes divisés en 4 séries distinctes : 1° l’antiquité, 2° le moyen âge, 3° les temps modernes pour la peinture en Italie, en France et dans les Pays-Bas, 4° les temps modernes pour les arts divers, y compris la musique. Ces Études, au nombre de 39 essais séparés[2], forment, quoique fragmentaires, une histoire générale des arts aussi remarquable par la profonde connaissance des faits et les détails anecdotiques que par la richesse et l’élévation des vues sur la théorie des arts et par l’équitable appréciation en même temps que par l’admiration passionnée de leurs chefs-d’œuvre. Je ne terminerai pas cette notice sans en donner quelques frappans exemples; je reprends maintenant le cours des événemens et des travaux qui ont rempli ou momentanément distrait de leur pente naturelle la vie et l’âme de M. Vitet.
Pendant qu’il s’adonnait à ces élégantes et paisibles études, la révolution de 1830 éclata. Il en comprit admirablement, dès les premiers jours, le vrai caractère, ainsi que les conditions du régime nouveau qui en devait résulter. Nous n’avons pas encore réussi, bien s’en faut, à reconnaître et à mettre en pratique tous les enseignemens de cette grande époque, et il importe à notre avenir encore plus qu’à notre situation actuelle de nous en rendre exactement compte. La restauration n’avait pas fait en France en 1830 toutes les conquêtes que lui avait promises la charte. Inactives, mais non résignées, les sociétés secrètes et révolutionnaires étaient encore là, prêtes, dès qu’une circonstance favorable se présenterait, à reprendre leur travail de conspiration et de destruction. D’autres adversaires, plus légaux, mais non moins redoutables, épiaient toutes les fautes du roi et de son gouvernement, et les commentaient assidûment devant le public, attendant et faisant pressentir des fautes bien plus graves qui amèneraient les conséquences suprêmes. Dans les masses populaires, les vieux instincts de haine et de méfiance pour tout ce qui rappelait l’ancien régime et l’invasion étrangère continuaient de fournir aux ennemis de la restauration des espérances et des armes inépuisables. Le peuple est comme l’océan, immobile et presque immuable au fond, quels que soient les coups de vent qui agitent sa surface. Cependant, même au milieu de la fermentation électorale de 1830, l’esprit de légalité et le bon sens politique avaient fait de notables progrès; le sentiment public repoussait toute révolution nouvelle. Jamais la situation des hommes qui voulaient sincèrement le roi et la charte n’avait été meilleure ni plus forte : ils avaient, dans l’opposition légale, fait leurs preuves de fermeté persévérante; ils venaient de maintenir avec éclat les principes essentiels du gouvernement libre; ils possédaient l’estime et même la faveur publique; les partis violens par nécessité, le pays avec quelque doute, mais aussi avec une espérance honnête, se rangeaient et marchaient derrière eux. S’ils avaient, à ce moment critique, réussi auprès du roi comme dans les chambres, si Charles X, après avoir, par la dissolution de la chambre des députés, poussé jusqu’au bout le droit de sa couronne, avait accueilli le vœu manifeste de la France, et pris ses ministres parmi les royalistes constitutionnels investis de la considération publique, je le dis avec une conviction qui peut sembler téméraire, mais qui persiste aujourd’hui, on pouvait raisonnablement espérer que l’épreuve décisive de la restauration était surmontée, et que, le pays prenant en même temps confiance dans le roi et dans la charte, l’ancienne dynastie et le gouvernement constitutionnel étaient fondés ensemble.
Mais ce qui manquait précisément au roi Charles X, c’était cette étendue et cette liberté d’esprit qui donnent à un prince l’intelligence de son temps et lui en font sainement apprécier les ressources comme les nécessités. « Il n’y a que M. de Lafayette et moi qui n’ayons pas changé depuis 1789, » disait un jour le roi, et il disait vrai; à travers les vicissitudes de sa vie, il était resté tel qu’il s’était formé dans sa jeunesse à la cour de Versailles, sincère et léger, confiant en lui-même et dans ses entours, peu observateur et peu réfléchi, quoique d’un esprit actif, attaché à ses idées et à ses amis de l’ancien régime comme à sa foi et à son drapeau. Sous le règne de son frère Louis XVIII, il avait été le patron de cette opposition royaliste qui fit hardiment usage des libertés constitutionnelles, et il s’était fait alors en lui un singulier mélange de son intimité persévérante avec ses anciens amis partisans de l’ancienne monarchie et de son goût pour la popularité nouvelle d’une physionomie libérale. Monté sur le trône, il se flatta sincèrement qu’il gouvernerait selon la charte avec ses idées et ses amis d’autrefois. M. de Villèle et M. de Martignac s’usèrent rapidement à son service dans ce difficile travail. Après leur chute, aisément acceptée, Charles X se trouva rendu à sa pente naturelle, au milieu de conseillers peu disposés à le contredire et hors d’état de le contenir. Deux erreurs funestes s’établirent alors dans son esprit : il se crut menacé par la révolution plus qu’il ne l’était réellement, et il cessa de croire à la possibilité de se défendre et de gouverner par le cours légal du régime constitutionnel. De là les ordonnances de juillet 1830. La France ne voulait point d’une révolution nouvelle. La charte contenait, pour un souverain prudent et patient, de sûrs moyens d’exercer l’autorité royale et de garantir sa couronne ; mais Charles X avait perdu confiance dans la France et dans la charte. Quand l’adresse des 221 sortit triomphante des élections, il se crut acculé dans ses derniers retranchemens, et réduit à se sauver malgré la charte ou à périr par la révolution. Peu de jours avant les ordonnances de juillet, l’ambassadeur de Russie, le comte Pozzo di Borgo, eut une audience du roi. Il le trouva assis devant son bureau, les yeux fixés sur la charte ouverte à l’article 14. Charles X lisait et relisait cet article, y cherchant avec inquiétude le sens et la portée qu’il avait besoin d’y trouver. En pareil cas, on trouve toujours ce qu’on cherche, et la conversation du roi, bien que détournée et incertaine, laissa à l’ambassadeur peu de doutes sur ce qui se préparait.
La révolution de 1830 une fois accomplie, M. Vitet fut un des premiers à comprendre que ce que la France avait de plus pressé, c’était de la transformer en un gouvernement régulier et durable qui la terminât en la consolidant. Il comprit en même temps la condition vitale de ce gouvernement, que son pouvoir fût stable et efficace sous la double garantie de la libre discussion de ses actes et de la responsabilité de ses conseillers. La monarchie constitutionnelle offrait et avait déjà donné ailleurs pleine satisfaction à cette grande condition. M. Vitet se voua à la cause de la monarchie constitutionnelle, et les tentatives républicaines, si on en avait fait quelqu’une dès lors pour obtenir son concours, n’auraient pas même réussi à lui donner des tentations. Il n’avait peut-être contre le régime républicain aucune de ces objections de principe que peut élever une philosophie haute et exigeante ; mais il savait trop bien l’histoire pour ne pas reconnaître que, de toutes les formes de gouvernement, la république est celle dont les conditions sont le plus difficiles à réunir, la durée plus incertaine et le succès plus rare. Dans l’antiquité européenne, la Grèce fut une collection de glorieuses petites républiques qui passèrent leur vie à se faire la guerre jusqu’au jour où elles succombèrent devant la monarchie macédonienne. La république romaine ne conquit le monde que pour tomber dans une sanglante anarchie, qui aboutit bientôt au despotisme et à la décadence de l’empire. Dans le monde moderne, trois républiques, la Suisse, les Provinces-Unies de Hollande et les États-Unis d’Amérique, ont seules réussi à acquérir la consistance et la durée d’états vraiment constitués. C’est qu’elles ont été des confédérations de petits états républicains unis pour certaines circonstances graves et déterminées, mais conservant pour leur régime intérieur leur séparation et leur autonomie. La France de 1830 n’avait aucune de ces bases historiques et ne se prêtait à aucune combinaison semblable; l’unité avait été l’œuvre lente, mais définitive de son histoire. Elle était et elle resta monarchique en 1830 malgré ses luttes révolutionnaires avec son ancienne monarchie, et malgré les coups que, soit en l’attaquant, soit en se défendant contre elle, elle lui avait elle-même portés.
En embrassant en 1830 la cause de la monarchie constitutionnelle, M. Vitet se conformait donc au vœu de son pays autant qu’à sa propre pensée. Je l’ai déjà dit et je prends plaisir à le redire, il le fit avec un désintéressement, un amour du vrai et du bien qui est de tout temps fort rare; il n’apporta dans la vie publique point d’ambition du pouvoir et des honneurs, point d’amour-propre impatient et rival, point d’effort pour obtenir le succès populaire. Plus il observa et réfléchit, plus il demeura convaincu que le meilleur gouvernement pour notre temps et pour la France, c’était le régime qu’assez improprement chez nous on a appelé parlementaire, le pouvoir exercé, de concert avec le roi, mais sous leur propre et publique responsabilité, par les représentans les plus éminens et les plus éprouvés des principes d’ordre et de liberté inscrits dans la charte du pays et livrés dans les chambres à de constans débats. M. Vitet travailla sans relâche à la formation d’un tel gouvernement en le laissant incessamment soumis à la critique et à la concurrence de ses rivaux. Quand il crut le voir formé, il se dévoua à le soutenir, sans aucune prétention personnelle, à travers les difficultés et les luttes de la politique quotidienne. Il apporta dans cet assidu et modeste travail une habileté loyale et prudente, s’appliquant à prévenir les dissentimens entre ses amis conseillers de la couronne, à écarter les rivalités, à éclaircir les malentendus, à dissiper les ombrages et les doutes qui s’élèvent aisément, même entre des hommes en général sympathiques et engagés dans la même cause. Il excellait dans cet art délicat, et il exerçait ainsi dans le gouvernement une influence d’autant plus efficace qu’elle était moins aperçue.
Pendant qu’il s’acquittait ainsi, dans sa vie publique, d’un rôle librement limité, il lui arriva dans sa vie privée un grand bonheur bien justement mérité; le 30 octobre 1832, il épousa Mlle Cécile Perier, fille de M. Scipion Perier et nièce de M. Casimir Perier, qui venait de mourir cinq mois auparavant dans toute sa gloire, car il avait su rétablir l’ordre sans attenter à la liberté. C’était ce qu’on appelle dans le monde un bon mariage; à l’épreuve, il fut excellent. Mlle Perier était belle, sérieuse, passionnée et digne, capable de comprendre et de conquérir son mari. Pendant vingt-cinq ans, ils se donnèrent l’un à l’autre ce qu’ailleurs j’ai appelé de son vrai nom, l’amour dans le mariage. M. Vitet perdit sa femme le 12 février 1858. Il ne chercha et ne trouva de consolation que dans le progrès de sa foi chrétienne et dans le pieux souvenir de son bonheur.
Aux joies du foyer domestique étaient venus s’ajouter pour lui les succès littéraires. Il publia en 1833 son Histoire de la ville de Dieppe, en deux volumes; ce devait être le début d’une série d’histoires des principales villes de France destinées à montrer pourquoi et comment les divers régimes municipaux avaient été amenés à se fondre dans l’unité nationale. L’Histoire de Dieppe donnait l’exemple d’une narration claire et animée, sans lacunes et sans longueurs, propre à servir de guide dans une telle entreprise générale. Par malheur, l’entreprise ne fut pas continuée; l’exemple était trop difficile à suivre. M. Vitet fut élu le 8 mai 1845 à l’Académie française, en remplacement de M. Soumet, et son discours de réception, prononcé le 26 mars 1846, surpassa l’attente publique. Après avoir mêlé de fines et justes critiques à la louange de son prédécesseur, il revint à l’éloge avec une dignité morale et une équité littéraire rares et saisissantes. « Où sont, dit-il, les hommes qui obtiennent sans condition les dons que le ciel leur envoie? Le plus divin de tous les peintres trouva-t-il jamais sur sa palette ces teintes suaves et profondes qui naissaient d’elles-mêmes sous le pinceau du Corrége?.. Savoir aimer le beau dans les œuvres des hommes, c’est savoir accepter d’inévitables imperfections; les qualités ne s’achètent que par des défauts... Celles de M. Soumet partaient d’un principe unique, l’amour le plus vrai, le plus profond de son art... Ne l’oublions pas, messieurs, les qualités saillantes et exclusives sont, dans le domaine des arts, le plus sûr préservatif contre la médiocrité. M. Soumet appartenait à la famille des coloristes, il ne dessinait pas ses figures nues avant -de les draper, il n’étudiait pas les mouvemens de leurs muscles jusque sous l’épaisseur d’une armure,... et en même temps il aimait tous les beaux vers, ceux des autres aussi bien que les siens ; un grand succès était une fête pour lui, quelle que fût la main qui dût cueillir la palme... Cette généreuse passion, que purifiait encore le sentiment religieux, l’avait rendu comme étranger au monde ; il ne vivait plus que dans cette atmosphère des idées désintéressées où notre âme se dépouille de nos mauvais penchans et n’est pas même accessible aux plus innocentes faiblesses. Des titres, des honneurs lui furent offerts quelquefois par le roi Louis XVIII, qui prisait fort ses vers; le poète en fut presque offensé; il croyait trop à sa noblesse littéraire pour croire qu’il eût besoin d’une autre. Heureuse exaltation qui ne lui donnait pas seulement le premier des biens, l’indépendance, mais une vie sans orages, aussi naïve que sur les bancs des écoles, aussi calme que dans le fond d’un cloître! » Au nom de l’Académie, son directeur, M. le comte Molé, répondit dignement à ce noble état d’âme et à ce beau langage.
Deux ans après la réception de M. Vitet à l’Académie française, la révolution du 24 février 1848 éclata. J’en ai retracé, dans mes Mémoires pour servir à V histoire de mon temps, les causes dominantes et les principaux incidens. Ce n’est pas ici le lieu d’y revenir. Je n’ai rien à changer dans ce que j’en ai déjà pensé et dit; le temps n’est pas venu où je pourrai porter plus loin ma pensée et mon récit; je n’ai nul goût aux réflexions et aux révélations prématurées qui aggraveraient, pour le gouvernement de mon pays, les difficultés de sa situation. Je ne ferai maintenant, sur le fait même de cette révolution, qu’une remarque : elle fut, pour les ministres que le roi Louis-Philippe nomma le 24 février 1848 en remplacement du cabinet conservateur du 29 octobre 1840, sinon une complète surprise, du moins un grave mécompte ; ils avaient souhaité une réforme constitutionnelle, non une révolution républicaine; eurent-ils le tort de ne pas prévoir le mouvement républicain et ses conséquences, ou celui de ne pas le combattre quand il éclata? Je n’en déciderai pas. On assure que l’un d’eux, loyal et fier, dit aussitôt après la crise où ils s’étaient montrés si imprévoyans et si impuissans : « Nous n’avons plus maintenant qu’à nous faire oublier. »
Quoi qu’il en soit, le succès momentané du mouvement républicain ne fonda point la république, et rejeta la France dans l’état révolutionnaire. Deux assemblées nationales s’usèrent en quatre ans à ce rude service; l’une, l’assemblée constituante, fit la constitution républicaine du 4 novembre 1848; l’autre, l’assemblée législative, essaya de la mettre en vigueur. Sous la première, M. Vitet ne reparut comme homme public que pour défendre le gouvernement de juillet dans son administration financière en démontrant par les faits qu’elle avait été régulière, éclairée et propice à la prospérité du pays[3]. En 1849, il fut élu membre de l’assemblée législative, et il y siégeait comme l’un de ses vice-présidens lorsqu’elle subit, le 2 décembre 1851, le coup d’état qui mit fin à son existence et inaugura l’empire. M. Vitet prit part ce jour-là, avec l’autorité de sa fonction et la dignité de son caractère, à tous les actes de résistance légale qu’opposa l’assemblée aux violences dont elle était l’objet; arrêté, comme la plupart de ses collègues, dans la salle de la mairie du Xe arrondissement, rue de Grenelle, il fut conduit au fort de Vincennes et mis bientôt en liberté. Ménager les personnes en même temps que violer les droits, c’est le procédé des pouvoirs qui se croient habiles tant qu’ils ne sont pas féroces, et qui espèrent se faire pardonner l’iniquité générale de leur politique.
Tant que dura l’empire, de 1851 à 1870, M. Vitet resta complètement étranger au gouvernement, point conspirateur et point adhérent. Il était de ceux qui savent que la société humaine ne peut se passer d’un gouvernement, et que, lorsqu’elle en a un qui se maintient en conservant une certaine mesure d’ordre et de légalité, elle l’accepte très imparfait plutôt que de tomber dans l’anarchie. Durant toute cette époque, M. Vitet reprit sa vie vouée et dévouée aux lettres et aux arts ; le public lettré et artiste lui en savait gré et lui témoignait une faveur marquée. De 1859 à 1868, il fut élu trois fois directeur de l’Académie française, et à ce titre il eut à recevoir trois académiciens nouveaux aussi distingués que divers, un poète, M. de Laprade, un romancier, M. Sandeau, un philosophe chrétien, l’abbé Gratry. Ses trois discours de réception, remarquables par l’élégance et la convenance du langage, ne le furent pas moins par la nouveauté et l’élévation des vues qu’il y sema à pleines mains et sans recherche factice. M. de Laprade, dans ses dé- buts poétiques, s’était particulièrement attaché à peindre la nature animale et végétale, les oiseaux, les fleurs, les fontaines, les arbres, les rochers. — « Vos plus sincères admirateurs, lui dit M. Vitet, avaient d’abord conçu quelque inquiétude de vos prédilections pour le désert ; ils s’étaient demandé si vous ne risquiez pas, à votre insu, de porter dans les âmes certains principes énervans, certaine contagion de molle rêverie. Vous auriez pu dire que la solitude, dont on a si grand’peur, est aussi bien un baume qu’un poison, qu’elle amollit les faibles et fortifie les vigoureux. Vous avez mieux aimé, de bonne grâce, calmer toutes les craintes, prévenir tous les malentendus. De là, dans vos récens recueils, une légère transformation : la scène est encore la même, les horizons, les premiers plans, les forêts, les vallées, les montagnes, tout est là ; mais une autre lumière colore les objets, on lit mieux les salutaires conseils, les pensées généreuses que le spectacle de la nature vous inspire. Sans descendre encore dans les villes, vous entrez dans les métairies ; vous vous mêlez aux laboureurs ; vous prenez part à leurs plaisirs, et au milieu des joies de la famille vous donnez de solides leçons, vous prêchez le travail, le devoir, la vertu. Croyez-vous que vos paysages en soient moins pittoresques pour être peuplés de quelques habitans ? Laissez-moi vous dire qu’en donnant aux acteurs humains plus large part dans vos idylles, ce n’est pas seulement le but moral de votre œuvre que vous avez rendu plus clair ; c’est surtout l’art lui-même que vous avez mieux compris. La poésie, croyez-moi, ne remplit pas toute sa tâche, elle se prive à plaisir de sa plus vive source d’émotion et de puissance, si l’homme reste en dehors de ses créations, s’il n’y tient pas toute la place que Dieu lui a faite en ce monde... Ma pensée, malgré moi, me transporte devant un monument qu’un pieux respect protège encore, j’espère. Ce n’est qu’une masure à la porte de Rouen, à l’entrée du vallon de Bapaume ; un modeste gazon, trois ou quatre pommiers séculaires, en font tout l’ornement. C’est là que l’auteur de Polyeucte a mis au monde ses chefs-d’œuvre. Il ne se doutait guère, cet innocent génie, qu’il éteignait sa flamme et qu’il compromettait sa gloire à végéter dans ce manoir obscur, content de son frugal repas, craignant Dieu, respectant le devoir et la règle, sans voyager autrement qu’en pensée, sans autres aventures que celles de ses héros, et ne se croyant pas le cœur vide en ne cherchant pas d’émotions loin de lui lorsqu’il avait la joie de créer de beaux vers et de sentir autour de soi sa femme et ses enfans. »
Quand il reçut M. Sandeau, M. Vitet était en présence d’un genre et d’un talent tout autre que celui de M. de Laprade; ce n’était plus à un poète rêveur, c’était à un romancier, à un peintre de portraits et d’incidens sociaux qu’il avait affaire. « Le roman, dit-il, s’était bien jusqu’ici introduit dans nos rangs, mais toujours à l’abri d’autres œuvres estimées moins légères et de meilleure réputation. Aujourd’hui c’est grâce à vos romans, et à vos romans seuls, que vous êtes au milieu de nous... D’où vient qu’il a fallu deux siècles pour en arriver là? Le roman n’appartient-il pas à cette famille littéraire dont le sanctuaire est ici? N’en est-il pas un des enfans, comme la comédie par exemple, à qui jamais nous n’avons refusé notre accueil fraternel?.. Ses règles sont moins étroites; il n’est pas tenu de parler à voix haute devant tout un public ; il dit les choses à son lecteur comme à l’oreille, et il ose ainsi risquer souvent ce qu’il ferait mieux de taire. De là plus d’un danger; mais en revanche quelle source intarissable de vérités sous forme de fictions ! Quel merveilleux moyen de peindre à fond le cœur de l’homme ! Il y a dans le roman, sans parler de ses autres charmes, toute une veine littéraire si féconde et si variée qu’on a vraiment peine à comprendre cette sorte d’exil qu’il subit depuis deux cents ans. L’Académie, je crois pouvoir le dire, ne demandait pas mieux que d’être moins sévère; mais elle a des devoirs qui contrarient ses goûts. Pour ne parler que de notre temps, jamais assurément elle n’avait senti plus forte tentation de donner au roman droit de siéger ici; jamais il n’avait fait ses preuves avec un tel succès... Il semblait que, pour l’Académie, le moment fût venu de lui tendre la main. Eh bien! jamais nous n’avions eu plus sérieux motif de persister dans la rigueur. Le roman de nos jours n’a pas grandi seulement en puissance, en crédit, en talent; il a fait des progrès plus rapides encore et d’un tout autre genre; les peintures les moins chastes du roman d’autrefois sont devenues presque innocentes, car elles n’offensent que la pudeur, tandis que maintenant on entremêle à la licence je ne sais quelles prédications cyniques et venimeuses contre tout ce qu’il y a de sacré en ce monde. Ainsi l’Académie, malgré ses désirs d’indulgence, devait se résigner à maintenir son interdit; mais par bonheur, monsieur, elle s’est aperçue qu’en dehors de la foule quelques adeptes du roman échappaient à la contagion, et osaient s’imposer encore certain frein et certain respect. Vous étiez dans leurs rangs, marchant comme à leur tête, les soutenant de votre exemple, et consacrant votre talent à prévenir les naufrages au lieu de pousser aux écueils. Par une contradiction heureuse, le public, tout en restant fidèle à de moins pures admirations, s’est laissé prendre aux charmes de vos gracieux récits, et vous avez eu le secret de lui faire aimer le remède au moins autant que le poison. Dès lors, pour l’Académie, la question changeait de face ; sans abandonner son rôle et sans rien compromettre de la sévère bienséance dont le dépôt lui est confié, elle pouvait tout concilier, accueillir le roman et ne pas laisser croire qu’elle encourage ses excès. Votre présence ici, monsieur, aura le double caractère d’un hommage et d’une protestation. »
Neuf ans après la réception de M. Sandeau, le 26 mars 1868, M. Vitet eut à recevoir à l’Académie française non plus un poète ni un romancier, mais un prêtre, un chrétien catholique et philosophe, catholique fidèle et philosophe sympathique aux esprits émus des instincts naturels et des besoins profonds de l’âme humaine. M. Vitet le comprit admirablement et lui parla, en le recevant, la langue que le père Gratry lui-même devait comprendre. « C’est au secours de la raison humaine, lui dit-il, que vous avez été appelé. Fénelon l’a dit, nous manquons encore plus, sur la terre, de raison que de religion... L’abbé de Lamennais, lorsqu’il était encore le champion de la foi, ne concevait d’autre remède à notre indifférence philosophique, d’autre moyen de nous faire croire en Dieu que de nous forcer à douter de notre esprit, de nous en démontrer l’impuissance et de courber la raison sous un joug absolu. Au rebours de ce scepticisme étroit et anti-catholique, vous soutenez que l’intelligence, telle que Dieu l’a créée et par la seule lumière qu’elle reçoit en naissant, est en état de percevoir l’existence d’une cause première, intelligente et libre, et toutes les grandes vérités qu’on peut appeler les préambules de la foi. Est-ce à dire que, par ses propres forces, la raison puisse monter plus haut, s’élever jusqu’à Dieu lui-même et supplanter la religion ? Vous ne lui permettez pas cet orgueil. Pour vous, la vraie philosophie est celle qui, dans le champ de l’invisible, s’arrête à un premier degré qui lui est vraiment propre, sans se dissimuler qu’il en existe un autre, et que les vérités où elle ne peut atteindre, les hommes peuvent les voir par une autre lumière que la sienne, par la lumière d’en haut. Cette lumière qui lui échappe, non-seulement la raison humaine l’admet, mais elle l’invoque, elle l’appelle, elle s’en autorise, sachant bien qu’à soi seule elle ne peut embrasser l’immensité des choses, pas plus le monde physiologique, où elle ne descend pas, que le monde théologique, où elle ne peut monter. A ses yeux, la faute est la même et le travers aussi grand de vouloir, comme les rationalistes, séparer la raison de la lumière surnaturelle, et l’isoler, comme les idéalistes, de la lumière terrestre et du témoignage des sens. Ce spiritualisme chrétien est, de tous les systèmes, le plus large et le moins incomplet, le plus soucieux de la dignité et de la liberté humaines, le plus apte à tenir compte de tous les faits moraux et intellectuels, si compliqués et si mystérieux, dont l’esprit de l’homme est le théâtre, et cette conviction, disait M. Vitet au père Gratry, vous n’avez pas craint de la dire hautement, et vous avez redressé le piédestal de tous les grands esprits qui, depuis tant de siècles, ont professé cette philosophie. »
Presque en même temps que le père Gratry tenait au public et M. Vitet à l’Académie ce digne et religieux langage, je publiais sur le christianisme, sur ses croyances fondamentales et son état actuel dans les sociétés modernes, trois Méditations qui firent quelque bruit dans le monde. En 1865, 1867 et 1869, M. Vitet en fit, dans la Revue des deux Mondes, l’objet de trois articles où il en résumait les idées et leur donnait son entière approbation. Quoique séparés entre les deux grandes églises chrétiennes qui se sont disputé le monde civilisé, nous nous étions placés l’un et l’autre au-dessus de leurs dissidences, et nous n’éprouvions aucun embarras à parler librement de leur foi et de leur destinée communes. Ce qu’en a pensé et dit M. Vitet à l’occasion de mes Méditations doit être réimprimé dans ce volume même, comme l’un de ses Essais où il a exposé les principes et les sentimens qu’il avait le plus à cœur.
La défense de sa foi chrétienne ne le détourna point de ses études favorites. Après la révolution de 1848, quand il disposa librement de son temps et de sa pensée, les arts, tous les arts sous leurs diverses formes et dans leurs diverses histoires, l’architecture, la sculpture, la peinture et la musique, devinrent son occupation habituelle et une distraction efficace à ses tristesses. Je viens d’énumérer ses nombreux travaux; je ne veux plus qu’en signaler le grand et original caractère.
Tout esprit de parti ou de coterie, tout système exclusif et préconçu, y furent étrangers. M. Vitet ne fut ni classique, ni romantique, ni grec, ni italien, ni anglomane, ni allemand, ni flamand, ni espagnol. Le beau, le vrai, le naturel, obtenaient seuls son admiration, et l’obtenaient, quels que fussent leur origine, leur date, leur nom propre, leur célébrité publique. J’ai dit quelle vive émotion le saisit lorsqu’on montant sur un échafaudage dans la cathédrale de Reims il découvrit, « dans les enfoncemens des ogives et des ornemens architectoniques, une profusion de statues et de bas-reliefs dont le style, le caractère et l’expression le pénétrèrent d’enthousiasme. » C’était de la sculpture française du XIIIe siècle. Plusieurs années après, en 1859, des fouilles grecques à Eleusis mirent à découvert un bas-relief de trois figures du style le plus pur, Cérès, Proserpine et Triptolème, appartenant au siècle de Périclès et groupées ensemble. A la vue de ce monument, M. Vitet éprouva un sentiment plus vif encore, mais analogue à celui que lui avaient inspiré les bas-reliefs du XIIIe siècle à Reims. « Bientôt, dit-il, l’émotion vous gagne; vous sentez ce frémissement secret qu’inspire la vraie beauté; vous êtes tout entier au bonheur d’admirer; bonheur si rare, même devant des antiques ! » M. Vitet savait goûter ce bonheur, que ce fût devant la Grèce du siècle de Périclès ou devant la cathédrale de Reims du moyen âge. Il savait plus, il était reconnaissant du bonheur d’admirer le beau, et il n’hésitait pas à témoigner sa reconnaissance à ceux quille lui avaient procuré. C’était à M. Charles Lenormant, alors voyageur en Grèce pour la troisième fois, que la reconnaissance était due, et M. Lenormant mourut à Athènes le 22 novembre 1859, après avoir fait mouler et envoyer le bas-relief d’Eleusis à Paris, à l’école des Beaux-Arts, où tous les amateurs du beau vinrent l’admirer. M. Vitet se donna le noble plaisir d’acquitter envers M. Lenormant la dette publique en consacrant par un court essai le souvenir des fouilles d’Eleusis et celui du voyageur qui avait payé de sa vie son voyage dans la patrie du monument qu’elles avaient découvert.
Je veux donner, à propos de l’architecture et de la peinture, deux autres exemples de ce sentiment et de ce jugement à la fois passionnés et impartiaux que portait M. Vitet dans l’étude des arts et dans la contemplation du beau. J’ai déjà parlé de la « charmante église qu’il découvrit à Tracy, près de Noyon, petit monument, dit-il, à peu près inconnu, du travail le plus suave et le plus hardi, et des proportions les plus ravissantes. « Je ne sais si ce fut la découverte de l’église de Tracy qui le détermina à porter sur l’église épiscopale de Noyon, plus célèbre historiquement, une attention spéciale et prolongée ; il a consacré à la fondation ou plutôt aux fondations successives de cette église, à l’histoire de ses évêques, une étude de 232 pages, modèle accompli de la critique la plus minutieuse et la plus scrupuleuse appliquée à la vie matérielle d’un monument ecclésiastique. — Cette étude a conduit M. Vitet à cette conclusion, que la reconstruction d’un grand nombre d’églises en France, du XIIe au XIIIe siècle, fut le résultat d’une révolution dans la classe des constructeurs, que les confréries laïques des francs-maçons prirent dans ces travaux la place des corporations ecclésiastiques, et que ce fut là une conséquence de la formation naissante des communes et une cause efficace de leurs progrès. Si cette conjecture, qui me paraît probable, est confirmée par de nouvelles études appliquées à d’autres églises que Notre-Dame de Noyon, ce sera un pas considérable dans l’histoire des communes elles-mêmes et la découverte de l’un des échelons par lesquels elles se sont successivement élevées.
La peinture est le plus populaire des arts, c’est-à-dire le plus soumis au jugement du grand nombre et à l’état si variable des goûts, des modes et des mœurs. Elle en fit l’épreuve dans les plus beaux temps du règne de Louis XIV; quatre grands peintres se disputaient alors le domaine de l’art. Nicolas Poussin, né en 1594, Philippe de Champagne, né en 1602, Eustache Le Sueur, né en 1617, Charles Lebrun, né en 1619. Poussin avait vécu depuis 1624 à Rome, où il était arrivé à grand’peine : « à son air grave et recueilli, dit M. Vitet, on l’aurait pris pour un docteur de Sorbonne; mais son œil noir lançait, sous un épais sourcil, un regard plein de poésie et de jeunesse. Sa façon de vivre n’était pas moins surprenante que sa personne; on le voyait marcher dans les murs de Rome, ses tablettes à la main, dessinant en deux coups de crayon tantôt les fragmens antiques qu’il rencontrait, tantôt les gestes, les attitudes, les physionomies des personnes qui se présentaient sur son chemin... Son impassible austérité, l’audacieuse indépendance dont il faisait profession, avaient produit dans Rome un grand effet; en présence de l’orgueil délirant des ateliers, au milieu de leurs triomphes et de leurs colères, on l’entendait proclamer tout haut qu’il regardait comme non avenues toutes les écoles, toutes les traditions académiques, et ne travaillait qu’à se faire à soi-même sa méthode, son style, sa poétique, sans vouloir ressembler à personne. C’était s’exposer à passer pour fou, pour visionnaire et, qui pis est, à mourir de faim. Cependant, après avoir bien ri de pitié, les gens de bonne foi s’aperçurent que l’artiste n’en était pas ébranlé, qu’il ne transigeait pas, qu’il persévérait comme Galilée; ils furent saisis de vénération pour sa personne, et bientôt il fallut reconnaître que cette constance ne provenait que du génie... A quelque titre qu’il se fût fait accepter, le grand homme avait accompli son œuvre, et, après quinze ans d’efforts et de patience, c’est-à-dire vers 1639, Poussin avait acquis dans Rome une célébrité presque populaire. »
Il avait laissé en France un jeune compagnon de ses goûts et de ses études, Philippe de Champagne, né à Bruxelles, et qui, après avoir un peu couru avec lui le monde, s’était fixé à Paris, où Marie de Médicis lui avait donné un logement au Luxembourg, la direction des peintures du palais et une pension de 1,200 livres. Content de son sort, Champagne avait poursuivi sur place ses travaux et ses succès ; le cardinal de Richelieu en fut frappé et voulut l’engager à quitter la reine-mère et à ne travailler désormais que pour lui. « Si votre éminence, lui dit Champagne, pouvait me rendre plus habile peintre que je ne suis, c’est la seule chose que j’ambitionne; mais cela surpasse votre pouvoir, et je ne désire que l’honneur de vos bonnes grâces. » Richelieu, qui avait le cœur grand, lui sut gré de sa franchise. Philippe de Champagne persista dans sa voie modeste; quand la vieillesse vint, il se retira à Port-Royal, où sa fille était religieuse, et fit d’elle un portrait célèbre. Un de ses amis lui demanda aussi de faire le portrait de sa fille qui allait se faire religieuse; Champagne refusa parce qu’il aurait fallu la peindre un dimanche. Sa piété était profonde, son talent justement admiré pour le naturel du dessin et du coloris, quoique un peu froid. Quand, à la fin de 1640, Poussin retourna momentanément à Paris, il y retrouva le compagnon de sa jeunesse en possession d’une bonne situation et d’une assez grande renommée, surtout comme peintre de portraits.
Il y trouva un autre peintre beaucoup plus jeune, moins célèbre et destiné à le devenir bien davantage. Né à Paris en 1617, Eustache Le Sueur avait d’abord été mis à l’école de Simon Vouet, peintre de Louis XIII, école peu digne de recevoir et peu capable de former un tel élève. Le Sueur avait l’instinct qu’elle ne lui convenait pas. Il eut occasion de voir quelques peintures des maîtres italiens du XVe et du XVIe siècle, entre autres deux ou trois copies de Raphaël exécutées sous ses yeux. « De ce jour, dit M. Vitet, il comprit qu’il faisait fausse route; il devint soucieux, rêveur, mécontent de tout ce qu’il essayait. Il avait été comme frappé de révélation; la simplicité de l’ordonnance, le calme du dessin, la justesse des expressions lui étaient apparus comme des vérités; il se sentait intérieurement prédestiné. Ce genre de peinture était pour ainsi dire familier d’avance à son esprit, mais c’était une nouveauté pour ses yeux. » Pendant que telle était la disposition de Le Sueur, Poussin revint à Paris. On a beaucoup discuté pour savoir si, pendant les deux années qu’il y passa à cette époque, Le Sueur avait pu ne pas chercher à le connaître. « Il eût fallu presque un fâcheux hasard, dit M. Vitet, pour qu’il n’eût pas occasion de le voir, de lui parler, de s’en faire remarquer, et du moment qu’entre eux certaines relations devenaient nécessaires, comment ne pas admettre qu’elles devaient être bienveillantes? L’élève de Vouet avait avec Poussin des affinités naturelles, et mille liens secrets les préparaient à s’unir. Chez eux, tous les instincts, tous les penchans étaient les mêmes; c’était même candeur, même sérieux amour, même respect de l’art, et d’un autre côté pas un seul germe de discorde, la différence d’âge excluant toute rivalité. » Quelques admirateurs passionnés de Le Sueur craignaient que le mérite de ses œuvres dans sa nouvelle méthode ne parût exclusivement le fruit de l’influence de Poussin. M. Vitet écarte cette crainte comme puérile et presque comme injurieuse. « Ne nous hâtons pas, dit-il, d’effacer toute trace de la rencontre de ces deux hommes et même de leur amitié. Et si la tradition nous dit encore qu’après le départ du grand peintre pour retourner à Rome le jeune artiste se sentit tristement isolé, qu’en prenant un tel guide il avait encouru l’inimitié de son ancien maître, la froideur de ses camarades, la malveillance de toutes les médiocrités ameutées contre l’homme de génie, ne haussons pas les épaules, il n’y a dans tout cela rien que de très plausible; même à la rigueur nous admettons aussi, comme on l’affirme encore, que les amis de Poussin furent, après son départ, l’appui principal et comme le refuge de Le Sueur. Il est vrai que le nombre n’en était pas très grand, et tout ce petit cercle était composé de personnages ou trop solitaires ou trop obscurs pour être d’un grand appui dans le monde. »
Pendant que Le Sueur hésitait, se cherchant pour ainsi dire lui-même, une fortune imprévue lui survint qui fit éclater sa vraie vocation et son génie. On ne sait pas bien quelles étaient alors ses relations avec les chartreux, et comment elles s’étaient formées : « le prieur de cet ordre faisait restaurer, dit M. Vitet, le petit cloître de son couvent, qui dès l’an 1350 avait été peint à fresque et dont on avait renouvelé les peintures une première fois en 1508; les nouvelles réparations exigeaient ou qu’on blanchît les murailles ou qu’on les peignît de nouveau. Il fut décidé qu’on devait les peindre, et ce fut à Le Sueur qu’on en confia le soin. Le prix offert était modeste; mais Le Sueur accepta avec joie cette pieuse tâche sans regarder au salaire. Il avait alors vingt-huit ans (1645); marié depuis un an, il allait être père. L’œuvre qu’il entreprenait eût demandé de longues préparations, beaucoup d’études de détail, beaucoup de réflexions ; on ne lui en laissait pas le loisir, les frères étaient impatiens de jouir de leur cloître. Dès 1647, la plupart des tableaux avaient reçu la dernière couche, et vers le commencement de 1648 les vingt-deux tableaux étaient complètement terminés. Ils excitèrent d’abord un sentiment de surprise encore plus que d’admiration; l’étonnement était respectueux, une œuvre si capitale n’est jamais traitée légèrement par la foule, même quand la foule ne la comprend pas. On louait la grande facilité de l’artiste, la promptitude de l’exécution ; puis, comme les conceptions supérieures finissent toujours, sur un point quelconque, par triompher des préjugés, on convenait que ce style était bien approprié au sujet, que c’était de la peinture comme il en fallait aux chartreux; on admirait cette harmonie locale, cette unité d’impression qui est le premier mérite de ces tableaux. La curiosité et l’estime ne firent que s’accroître d’année en année, sans rien changer cependant au goût du public ni à la direction d’études de nos peintres. Il est peut-être sans exemple qu’une production à la fois si neuve et si supérieure n’ait pas éveillé l’esprit d’imitation; mais Le Sueur n’en vit pas moins croître presque aussitôt sa renommée, et de ce jour l’opinion générale le plaça à un rang éminent, même parmi les peintres en faveur. »
Un peu avant qu’il fût chargé de peindre le cloître des chartreux, une autre bonne fortune inattendue lui était survenue; un riche magistrat, M. Lambert de Thorigny, avait fait récemment construire, à la pointe de l’île Saint-Louis, un hôtel ou plutôt un petit palais qu’il voulait, à l’exemple des Chigi et autres seigneurs romains, faire décorer par force peintures exécutées sur place.
Sa bonne étoile l’avait mis en rapport avec Le Sueur, alors encore à ses débuts, et c’était à lui qu’il avait confié le soin de décorer son hôtel. C’était avant 1645 et la grande entreprise du cloître des chartreux. Le Sueur, qui avait pris avec feu ce travail de l’hôtel Lambert, dut pourtant l’interrompre pour commencer sa Vie de saint Bruno, mais non sans s’y être fait déjà grand honneur. Son cloître terminé, il revint chez M. de Thorigny; mais celui-ci, dans l’intervalle, voyant Charles Lebrun accueilli et vanté par tout le monde depuis son retour de Rome, l’avait prié de mettre aussi la main à la décoration de son hôtel, et la salle principale, la grande galerie qui offrait à la peinture un champ très favorable, était devenue le partage de Lebrun. Heureusement Le Sueur avait l’esprit bien fait; loin d’éviter la lutte, il la cherchait plutôt; il accepta la part qui lui était laissée, et dans ce modeste cadre il ne négligea rien pour la soutenir. Lebrun, de son côté, avait choisi le sujet le plus propre à le faire valoir, l’Apothéose d’Hercule; il le traita avec savoir, ampleur et majesté, tandis qu’à ses côtés Le Sueur redoublait de grâce, de distinction, de sentiment et de délicatesse. Il n’était guère possible, malgré les préjugés et les erreurs du goût, qu’on restât insensible à tant de séductions. Lorsque le président de Thorigny ouvrit sa maison au public, la foule, qui suit son plaisir et ne s’arrête qu’à ce qui la charme, passa rapidement devant les magnificences de la galerie d’Hercule, et ce fut dans les salons décorés par Le Sueur qu’elle s’arrêta de préférence. Lebrun, après avoir fait au nonce du pape, qui visitait l’hôtel, les honneurs de sa galerie, se mit à doubler le pas en traversant les pièces peintes par Le Sueur; mais le nonce, l’arrêtant, lui dit : « Pas si vite, je vous prie; voici de bien belles peintures. »
« Les Chartreux et l’Hôtel Lambert de Vile Saint-Louis, voilà dans la vie de Le Sueur, dit M. Vitet, les deux points dominans, les deux œuvres où le regard s’attache. La lutte entre lui et Lebrun ne datait pas de ce jour, elle avait pris naissance dès leur rencontre à l’atelier de Vouet; lutte de convictions encore plus que de personnes, la meilleure volonté du monde ne pouvait faire qu’ils fussent du même avis. Ils vivaient bien ensemble et poursuivaient de concert une grande réforme de l’Académie royale de peinture et de sculpture, instituée en 1260 sous le règne de saint Louis et déjà réformée plus d’une fois depuis cette époque; mais, en faisant campagne ensemble pour une réforme nouvelle, Le Sueur et Lebrun la poursuivaient chacun dans une intention toute différente : Le Sueur était franchement ami d’une large liberté de l’art; Lebrun ne travaillait à l’affranchir que pour le mieux réglementer et l’organiser à sa mode... Littérairement parlant, le règne de Louis XIV semble, au premier aspect, empreint d’un même esprit : tous ces maîtres du style et de la pensée ont un air de famille, même grandeur et même perfection; mais, à les voir de près et à les mieux connaître, bientôt on les distingue : ils sont de deux générations et presque de deux races. Avant et après l’établissement de Louis XIV et de sa cour à Versailles, c’est là le point de partage; les uns plus châtiés, plus exquis, les autres plus indépendans et, à génie égal, plus simples et plus vrais. Ce que nous disons là des lettres, il faut le dire de nos arts du dessin; là aussi, avant et après Versailles deux générations, deux familles, deux esprits différens. L’Académie avant Versailles, c’est l’Académie de Le Sueur, l’Académie qui s’éclipse au même instant que lui, en 1655, celle dont personne ne parle plus, et dont il faudrait, selon nous, non-seulement mieux garder la mémoire, mais consulter plus souvent les leçons. Quant à celle qui lui succéda et qui domina dans les arts de la mort de Le Sueur à celle de Colbert (de 1655 à 1685), ce fut l’Académie proprement dite, cette compagnie souveraine qui posséda, pendant un quart de siècle, l’exclusif privilège de faire tous les travaux de peinture et de sculpture commandés par l’état, et de diriger seule, d’un bout du royaume à l’autre, l’enseignement du dessin. Jamais un tel système d’unité et de concentration ne fut appliqué nulle part à la production du beau. Incompatible avec l’inspiration individuelle, ce système est funeste, on peut même dire absurde en théorie. En pratique, il a par exception, grâce à de merveilleuses circonstances, produit quelque chose de grand, grandeur abstraite, inanimée, qui étonne sans émouvoir, qu’on admire sans l’aimer, et qui semble le produit d’un mécanisme obéissant plutôt que l’œuvre d’intelligences disciplinées, mais libres. »
Malgré leur étendue, je n’hésite pas à faire ici ces citations, parce qu’elles caractérisent les idées et les jugemens de M. Vitet sur le sujet dont il s’est le plus constamment et le plus affectueusement occupé, l’histoire de la peinture et le régime le plus favorable à la prospérité et à la gloire de l’art. Elles constatent en même temps l’état actuel des faits et la libérale sagesse de nos lois et de nos mœurs modernes comparées à celles du siècle de Louis XIV. Nous aussi, nous avons une Académie des Beaux-Arts; mais elle ne porte atteinte à aucune liberté; elle ne possède aucun privilège, si ce n’est celui d’accorder à nos artistes, par des suffrages libres et librement discutés, l’honneur de siéger parmi leurs égaux. Quant à l’hôtel Lambert, il est encore debout, dans l’île Saint-Louis, avec ses magnificences un peu vieillies, mais toujours très dignes et très admirées, et il est maintenant habité, non plus par un riche financier, mais par les descendans de deux glorieuses familles royales, l’une française, l’autre polonaise, qui ne se font remarquer qu’en donnant à leurs voisins le spectacle de leurs bienfaits et de leurs vertus.
Ainsi se passait depuis 1848 la vie de M. Vitet, et telles étaient ses préoccupations habituelles; elles se partageaient entre les arts et les lettres ou même les méditations religieuses. Absent de Paris en 1869, il était très curieux des nouvelles du concile réuni alors à Rome; il écrivait le 26 décembre à une personne de ses amies : « Je suis heureux de ce que vous me mandez; l’évêque d’Orléans est héroïque, mais l’héroïsme n’est ni compris ni goûté du vulgaire; la grande moyenne des humains n’aime la vérité qu’à mezza voce; avoir raison si bruyamment, c’est, pour bien du monde, un trouble et un embarras. » Quelques mois après, il passait à Lourdes au moment du grand pèlerinage qui s’y était réuni. « J’ai pu visiter la fameuse grotte miraculeuse, écrivait-il, vous ne sauriez croire les proportions que prend cette dévotion. Vous dirai-je que, tout en me réjouissant de cette foi encore si jeune et si puissante, je ne pouvais me défendre d’une grande tristesse; notre pays n’est donc qu’un grand enfant en religion comme en politique; je pensais à cette poignée d’évêques luttant pour la vraie foi, soutenant avec héroïsme les saintes vérités, et je me disais que la foule complaisante qui les opprime est bien la fidèle image de ces populations crédules, obéissantes et à moitié païennes au fond. Il y a sans doute un côté sublime dans ces dévotions populaires, et je comprends qu’on en soit parfois transporté; mais l’exploitation est toujours trop voisine, trop visible, et un certain désenchantement est par suite inévitable. »
Pendant que M. Vitet s’abandonnait à ses mélancoliques et véridiques réflexions, la foudre éclatait sur la France. Je ne prends nul plaisir à retracer les fautes du gouvernement de mon pays, même quand il est justement tombé. Je répugne encore plus à redire les revers de mon pays, même quand il a absolument besoin de les bien comprendre pour ne pas retomber dans les fautes qui les lui ont attirés. Il faut du temps aux leçons de l’expérience. J’arrive donc sans préface à la guerre engagée par le gouvernement impérial, à Paris assiégé par les Prussiens après une campagne non pas sans honneur, mais sans succès pour l’armée française, morcelée et bloquée elle-même. M. Vitet était rentré dans Paris et il assistait, que dis-je? il prenait part à ce siège de cinq mois, la plus imprévue et qui serait restée la plus belle de nos gloires, si elle ne se fût laissé ternir et presque effacer par les folies et les crimes de la démagogie parisienne ou accourue de toutes parts dans Paris. C’est la grande faiblesse de la France, dans tout le cours de son histoire, de n’avoir su ni prévenir ni réprimer les régimes odieux qu’elle devait maudire après les avoir supportés sans résistance. Pendant toute la durée du siège, un seul sentiment, une seule passion régna dans l’âme de M. Vitet, la passion de la résistance patriotique au vainqueur étranger : les 15 octobre, 15 novembre, les 1er, 15 et 31 décembre 1870, et les 15 et 31 janvier 1871, il adressa à la Revue des Deux Mondes sept lettres, chefs-d’œuvre d’intelligence et d’éloquence politique, dont je n’ai pas besoin de parler ici. C’était au nom de la république, alors le seul gouvernement établi et agissant, que M. Vitet conseillait et invoquait la résistance, et, dans l’élan de son patriotisme, il acceptait pour l’avenir le gouvernement qui, dans le présent, était le seul pratique et efficace. « Que les libéraux sincères ne s’alarment pas, disait-il, la république qu’il leur faut soutenir, la seule qui puisse prévaloir, la seule que la France voudra sanctionner, ce n’est pas celle qui s’est toujours montrée étroite, jalouse, exclusive, sorte de monopole et patrimoine de quelques-uns ; c’en est une autre ouverte à tous, généreuse, impartiale, protectrice de tous les droits et de tous les intérêts, c’est-à-dire, je l’avoue et j’aime à le reconnaître, un genre de gouvernement qui sera pour la France absolument nouveau : point de copie du passé; jeunesse, vie nouvelle, intelligence, travail, moralité, voilà le besoin du présent, la garantie de l’avenir, la condition du salut. »
Trois ans se sont écoulés depuis que M. Vitet tenait ce langage; avons-nous marché vers le but qu’il nous indiquait? sommes-nous plus près d’une solution définitive que nous ne l’étions en 1871? plus près de considérer la république comme cette solution sérieusement et sincèrement adoptée par la France? Je ne le pense pas. Nous avons tenté la solution monarchique par la réconciliation et l’union des deux branches de la famille royale. Cette combinaison a échoué. M. le comte de Chambord n’a pas voulu en accepter les conditions nationales. Nous sommes rentrés dans la combinaison républicaine, mais en lui maintenant son caractère provisoire; c’est pour sept ans seulement que la majorité de l’assemblée nationale a remis à la loyauté de M. le maréchal de Mac-Mahon le soin de maintenir l’ordre en France sans y proclamer définitivement la république. Quand le maréchal aura accompli son septennat, nous nous retrouverons en face de la même question, monarchique ou républicaine, ou mêlée peut-être de ces deux caractères comme au XVIIe siècle chez les Hollandais, quand ils ont fait du stathoudérat une institution permanente de la république des Provinces-Unies. Je n’ai garde de prédire laquelle de ces combinaisons prévaudra; tout ce qu’on peut affirmer aujourd’hui, c’est que nous ne sommes pas sortis de l’état provisoire; seulement nous avons pris le temps de la réflexion pour en sortir, et un peu plus d’expérience des diverses combinaisons par lesquelles nous pourrions en sortir. Notre habileté n’a pas fait plus de progrès, et ma prévoyance ne va pas plus loin.
Pendant ces trois années d’efforts infructueux pour arriver à un régime définitif accepté par l’assemblée nationale et acceptable sans violence ni mensonge par la France, M. Vitet se prêta, avec une grande largeur d’esprit et une complète absence de tout système préconçu et absolu, aux diverses tentatives dirigées vers ce but. Il avait accepté pendant le siège la tentative républicaine; il appuya ensuite de son adhésion la tentative monarchique. Forcé de reconnaître que, par l’aveuglement ou l’entêtement des partis et des personnes, le jour n’était pas venu, ni pour l’une ni pour l’autre de ces combinaisons, il réussit, non sans peine, à faire adopter par l’assemblée l’expédient provisoire du septennat confié au maréchal de Mac-Mahon, et il travaillait, non sans peine encore, à faire respecter et à maintenir ce régime nouveau lorsqu’il fut atteint d’une bronchite qui l’obligea à se renfermer dans le repos.
Du 23 mai 1873 au 4 juin, le mal ne parut pas grave; M. Vitet continuait à s’occuper, dans son lit, des affaires publiques. Il avait auprès de lui Mme Aubry-Vitet, sa sœur tendrement chérie et qui méritait toute sa tendresse; il dictait des lettres à son neveu, M. Aubry-Vitet, qu’il avait élevé comme son fils. On remarquait seulement que ses forces diminuaient de jour en jour et que la conversation le fatiguait. Dans la nuit du 4 au 5 juin, des symptômes plus graves apparurent; on craignit une lésion du rein. Le 5 juin à huit heures du soir, toute espérance était perdue, le père Pétetot accourait de l’Oratoire; M. le curé des Missions étrangères était appelé et apportait le viatique; quand il s’approcha du lit du malade, M. Vitet ne prononçait plus qu’à grand’peine quelques paroles. Cependant, à la vue du prêtre et à l’ouïe des prières, il reprit toute son âme, s’unit visiblement, sans parler, aux actes pieux, reçut les sacremens et s’éteignit sans agonie, plus tranquille et plus serein dans la mort qu’il ne l’avait été pendant les dernières anxiétés de sa pensée en présence des épreuves de sa patrie.
C’était une belle âme, naturellement belle, et dont les expériences et les mécomptes de la vie n’avaient point altéré la moralité et la droiture. Il avait l’esprit très libre, très juste, très fin et toujours prêt à être grand quand les événemens publics ou les circonstances personnelles l’y provoquaient. Fidèle à ses amis, équitable envers tous ses contemporains, même ses adversaires, connaissant bien les hommes et les jugeant sans complaisance en même temps qu’il vivait avec eux sans rigueur. J’ai connu des natures plus fortes, des volontés plus puissantes, des voix plus éloquentes; je n’ai point connu d’esprit plus charmant sans prétention, ni de caractère plus sûr sans promesse et plus digne avec simplicité.
GUIZOT.
- ↑ Liste des monumens historiques de la France classés provisoirement en 1862.
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Ain 8 8 Calvados 50 Eure 42 Aisne 34 Cantal 9 Eure-et-Loir 32 Allier 21 Charente 25 Finistère 23 Basses-Alpes 13 Charente-Inférieure. 23 Gard 22 Hautes-Alpes 4 Cher 29 Haute-Garonne 16 Ardèche 7 Corrèze 14 Gers 6 Ardennes 9 Corse 16 Gironde 39 Ariège 8 Côte-d’Or 13 Hérault 16 Aube 31 Côtes-du-Nord 13 Ille-et-Vilaine 10 Aude 11 Creuse 8 Indre 21 Aveyron 10 Doubs 10 Indre-et-Loire 37 Bouches-du-Rhône 42 Drôme 13 Isère 13 ¬¬¬
Jura 3 Morbihan 18 Seine 65 Landes 5 Moselle 22 Seine-Inférieure 73 Loir-et-Cher 38 Nièvre 23 Seine-et-Marne 46 Loire 8 Nord 17 Seine-et-Oise 58 Haute-Loire 25 Oise 57 Deux-Sèvres 26 Loire-Inférieure 10 Orne 10 Somme 32 Loiret 32 Pas-de-Calais 8 Tarn 6 Lot 18 Puy-de-Dôme 39 Tarn-et-Garonne 10 Lot-et-Garonne 13 Basses-Pyrénées 9 Var 13 Lozère 3 Hautes-Pyrénées 3 Vaucluse 36 Maine-et-Loire 45 Pyrénées-Orientales 15 Vendée 9 Manche 38 Bas-Rhin 23 Vienne 27 Marne 29 Haut-Rhin 12 Haute-Vienne 9 Haute-Marne 15 Rhône 14 Vosges 4 Mayenne 15 Haute-Saône 8 Yonne 42 Meurthe 24 Saône-et-Loire 33 Algérie 35 Meuse 9 Sarthe 12 Italie 1 - ↑ En voici la liste dans l’ordre des dates de la publication : 1825, De la Musique théâtrale en France; — 1826, De l’Harmonie pratique et de l’Harmonie scientifique; — 1827, Ch. M. de Weber; — 1827, Des Nielles et de l’origine de la gravure en taille-douce; — 1828, la Musique mise à la portée de tout le monde; — 1828, Rossini et l’avenir de la musique; — 1828, De la théorie des Jardins; — 1830, De l’Architecture lombarde; — 1830, l’Église Saint-Cunibert à Cologne; — 1831, les Monumens historiques du nord-ouest de la France; — 1833, le Musée de l’hôtel de Cluny; — 1839, l’Architecture du moyen âge en Angleterre; — 1841, Eustache Lesueur;— 1842, Paul Delaroche; — 1847, l’Art et l’Archéologie; — 1850-1862, Raphaël à Florence; — 1851, les Arts et les Artistes en France au seizième siècle, les Clouet; — 1852, Essai sur les anciennes notations musicales de l’Europe; — 1853, de l’Architecture byzantine en France; — 1853, de la Peinture murale; — 1854, Histoire de l’harmonie au moyen âge; — 1855, Athènes aux quinzième, seizième et dix-septième siècles ; — 1856, Marc-Antoine Raimondi; — 1858, Ary Scheffer; — 1859, M. Charles Lenormant; — 1859, Monumens antiques de la ville d’Orange; — 1860, Pindare et l’art grec; — 1860, les Marbres d’Eleusis; — 1860, l’Architecture chrétienne en Judée; — 1860, Nouvelle explication des neumes; — 1860, les Peintres flamands et hollandais; — 1861, Nouvelles fouilles à Eleusis; — 1861, De l’Orfèvrerie religieuse au moyen âge; — 1862, Projet d’un nouveau musée de sculpture grecque; — 1862, la Collection Campana; — 1862, la Chapelle des Saints-Anges, par Eugène Delacroix; — 1863, les Mosaïques chrétiennes de Rome.
- ↑ Dans un écrit intitulé la Vérité sur les finances du gouvernement de juillet, publié d’abord dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1848.