Écrivains et Style/La Langue et les Mots

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 1p. 84-105).

LA LANGUE ET LES MOTS


La voix animale sert seulement à l’expression de la volonté dans ses excitations et ses mouvements ; la voix humaine sert en outre à l’expression de la connaissance. Il en résulte que la première, si l’on en excepte quelques voix d’oiseaux, fait presque toujours sur nous une impression désagréable.

Le point de départ du langage humain se trouve très certainement dans les interjections, vu qu’elles expriment non des idées, mais, comme les sons des animaux, des sentiments, des mouvements de volonté. Leurs différentes espèces furent bientôt trouvées, et de leur diversité s’effectua la transition aux substantifs, verbes, pronoms personnels, etc.

Le mot de l’homme est la matière la plus durable. Quand un poète incorpore son impression la plus fugitive en mots qui lui sont exactement appropriés, elle y vit pendant de longs siècles et se ranime sans cesse chez le lecteur qui y est accessible.

Les langues, c’est un fait connu, sont d’autant plus parfaites, surtout au point de vue grammatical, qu’elles sont plus anciennes ; et elles ne cessent de se détériorer graduellement, depuis le haut sanscrit jusqu’au bas jargon anglais, ce vêtement de la pensée composé de lambeaux d’étoffes hétérogènes cousus ensemble. Cette dégradation qui s’effectue peu à peu est un sérieux argument contre les théories chères à nos souriants et froids optimistes, qui parlent du « progrès constant de l’humanité vers le mieux ». Ils voudraient, à l’appui de celles-ci, renverser la déplorable histoire de l’espèce bipède, qui est d’ailleurs un problème difficile à résoudre. Nous ne pouvons cependant nous empêcher de nous représenter la première race humaine sortie n’importe comment du sein de la nature, à l’état de complète et enfantine ignorance, et par conséquent rude et maladroite. Or, comment une telle espèce a-t-elle pu imaginer ces constructions linguistiques d’un art si achevé, ces formes grammaticales compliquées et variées, même en admettant que le trésor lexicologique se soit accumulé seulement peu à peu ? D’autre part, nous voyons partout les descendants rester fidèles à la langue de leurs pères, et y introduire seulement peu à peu de petits changements. Mais l’expérience n’enseigne pas que, dans la succession des générations, les langues se perfectionnent grammaticalement ; c’est juste tout l’opposé, comme nous l’avons dit. Elles deviennent, en effet, toujours plus simples et plus mauvaises. Devons-nous, malgré cela, admettre que la vie du langage ressemble à celle d’une plante qui, sortie d’un simple germe, — un rejeton insignifiant, — se développe peu à peu, atteint son point culminant, et, à partir de là, recommence à décliner insensiblement, parce qu’elle vieillit ; mais que nous aurions connaissance seulement de ce déclin, et non de la croissance antérieure ? Une hypothèse simplement prise au figuré, et, de plus, tout à fait arbitraire ! Une métaphore, et non une explication ! Maintenant, pour en trouver une, le plus plausible me semble d’admettre que l’homme a découvert instinctivement le langage, en vertu d’un instinct originel qui crée chez lui, sans réflexion et sans dessein conscient, l’outil indispensable à l’emploi de sa raison et l’organe de celle-ci. Et cet instinct se perd quand, le langage existant désormais, son rôle est terminé.

De même que toutes les œuvres produites par le seul instinct, telles que les constructions des abeilles, des guêpes, des castors, les nids des oiseaux avec leurs formes si variées et toujours conformes au but, etc., ont une perfection qui leur est particulière, en ce qu’elles répondent juste et exactement aux exigences de leur but, en sorte que nous admirons la profonde sagesse qui y préside, ainsi en est-il du premier langage spontané. Il avait la haute perfection de toutes les œuvres de l’instinct. Étudier celle-ci, pour l’amener à la lumière de la réflexion et de la claire conscience, c’est l’œuvre de la grammaire, qui n’apparaît que des siècles plus tard.

L’étude de plusieurs langues est non seulement au point de vue direct, mais au point de vue indirect aussi, un exercice profondément profitable au développement des facultés intellectuelles. De là, le mot de Charles-Quint : « Autant on sait de langues, autant de fois on est un homme » (Quot linguas quis callet, tot homines valet). Voici en quoi la chose consiste :

L’équivalent exact d’un mot d’une langue ne se trouve pas dans chaque autre langue. L’ensemble des idées indiquées par les mots d’une langue n’est donc pas absolument le même que celui exprimé par les mots d’une autre langue. C’est le plus souvent la même chose, parfois même d’une façon frappante, comme, par exemple, σύλληψις et conceptio, Schneider et tailleur. Mais souvent ce sont simplement des idées seulement semblables et apparentées, différant néanmoins par une modification quelconque. Les exemples suivants peuvent servir à éclaircir provisoirement ce que je veux dire :

ἀπαίδευτος, rudis, roh.
ὁρμή, impetus, Andrang.
μηχανή, Mittel, medium.
seccatore, Quälgeist, importun.
ingénieux, sinnreich, clever.
Geist, esprit, wit.
Witzig, facetus, plaisant.
malice, Bosheit, wickedness.

À ces exemples on pourrait en ajouter une infinité d’autres, sans doute encore plus frappants. Avec la démonstration des idées par des cercles, employée en logique, on pourrait exprimer cette quasi-identité par des cercles qui se couvrent à peu près, mais ne sont cependant pas tout à fait concentriques, comme ceux-ci :

Parfois, dans une langue, le mot manque pour une idée, tandis qu’il se trouve dans la plupart des autres, ou même dans toutes. Un exemple tout à fait déplorable sous ce rapport, c’est l’absence en français du verbe allemand « stehn » (être debout). Pour certaines idées, d’autre part, il y a dans une seule langue un mot qui passe ensuite dans les autres langues : ainsi le latin « Affect », le français « naïf », l’anglais « comfortable, disappointement, gentleman », et beaucoup d’autres. Parfois aussi une langue étrangère exprime une idée avec une nuance que notre propre langue ne lui donne pas, et avec laquelle nous la pensons désormais. Alors tous ceux qui tiennent à exprimer exactement leurs pensées emploieront le mot étranger, sans se préoccuper des cris des puristes pédantesques. Chaque fois que, dans une langue, une idée qui n’est pas exactement la même est rendue, comme dans l’autre, par un mot déterminé, le dictionnaire traduit celui-ci par plusieurs expressions apparentées, qui, toutes, touchent la signification de ce mot, non concentriquement, mais en diverses directions qui se côtoient, comme dans la figure précédente. De cette façon, on fixe les limites de l’idée. C’est ainsi, par exemple, qu’on rendra en allemand le latin honestum par « wohlanständig, ehrenwert, ehrenwoll, ansehnlich, tugendhaft », etc., et le grec σώφρων d’une manière analogue[1]. Voilà pourquoi toutes les traductions sont nécessairement imparfaites. On ne peut presque jamais faire passer d’une langue dans une autre une période caractéristique, en relief et importante, de manière à ce qu’elle produise absolument le même effet. Quant à la poésie, impossible de la traduire ; on ne peut que la remanier, ce qui est toujours une entreprise périlleuse. Même en simple prose, la meilleure traduction sera tout au plus à l’original ce qu’est à un morceau de musique la transposition de celui-ci dans un autre mode. Les connaisseurs en musique savent ce que cela veut dire. Voilà pourquoi chaque traduction reste morte, et son style forcé, raide, dépourvu de naturel. Ou bien elle est trop libre, c’est-à-dire se contente d’un « à peu près », et, par conséquent, est fausse. Une bibliothèque de traductions ressemble à une galerie de tableaux qui ne sont que des copies. Et les traductions des écrivains de l’antiquité, surtout, constituent pour ceux-ci un succédané tel que la chicorée par rapport au vrai café.

La difficulté gît donc, dans l’étude d’une langue, à connaître aussi chaque idée pour laquelle elle a un mot, quand notre propre langue ne possède pas de mot qui correspond exactement à celui-ci ; et c’est souvent le cas. On doit donc, quand on étudie une langue étrangère, délimiter dans son esprit plusieurs sphères toutes nouvelles d’idées ; ainsi naissent des sphères d’idées qui n’existaient pas encore. On n’étudie donc pas seulement des mots, mais on acquiert des idées. C’est surtout le cas dans l’étude des langues anciennes. En effet, le mode d’expression des anciens diffère beaucoup plus du nôtre que ne diffère celui des langues modernes entre elles ; on le constate quand, traduisant en latin, on doit recourir à des tournures toutes différentes de celles de l’original. Oui, on doit le plus souvent refondre et transformer complètement l’idée à rendre en latin ; procédé par lequel elle est décomposée en ses derniers éléments, et recomposée. C’est en cela que consiste le grand profit que l’étude des langues anciennes apporte à l’esprit. Lorsqu’on a exactement saisi toutes les idées que la langue à apprendre désigne par les mots, et qu’à chaque mot de celle-ci on pense directement l’idée exacte qui lui répond, mais sans traduire d’abord le mot dans un mot de sa langue maternelle, et en pensant ensuite l’idée désignée par ce mot, idée qui n’y répond pas toujours exactement, — et de même pour des phrases entières, — alors seulement on a saisi l’esprit de la langue à apprendre, et fait ainsi un grand pas dans la connaissance de la nation qui la parle. Car ce que le style est à l’esprit de l’individu, la langue l’est à celui de la nation[2]. On ne s’assimile toutefois complètement une langue que lorsqu’on est en état d’y traduire, non des livres peut-être, mais soi-même : de sorte que, sans subir une diminution de son individualité, on puisse s’y exprimer directement, en se faisant ainsi goûter non moins des étrangers que de ses compatriotes.

Les gens médiocrement doués ne s’approprient pas très facilement une langue étrangère. Ils peuvent en apprendre les mots, mais ils ne les emploient que dans le sens de leur équivalent approximatif en leur langue maternelle, et continuent à conserver les tournures et les phrases particulières à celle-ci. Ils ne parviennent pas à s’approprier l’esprit de la langue étrangère, ce qui provient de ce que leur penser lui-même ne fonctionne pas par ses propres forces, mais est emprunté pour la plus grande partie à leur langue maternelle, dont les phrases et les tournures usitées représentent pour eux leurs propres pensées. Voilà pourquoi, dans leur propre langue aussi, ils ne se servent jamais que de phrases usées (hackney’d phrases, phrases banales), qu’ils assemblent même si maladroitement, que l’on remarque combien ils sont peu conscients de leur sens et combien peu leur penser entier s’élève au-dessus des mots ; ce n’est guère, en réalité, qu’un babil de perroquet. Au point de vue opposé, l’originalité des tournures et la propriété individuelle de chaque expression qu’on emploie, sont le symptôme infaillible d’un esprit supérieur.

Il ressort donc de tout ceci que, dans l’étude de chaque langue étrangère, se forment de nouvelles idées, en vue de donner une signification à de nouveaux signes ; que des idées qui, d’une façon indécise, en formaient une plus large, c’est-à-dire moins déterminée, se séparent, parce qu’il n’y avait qu’un seul mot pour les rendre ; que l’on découvre des rapports inconnus jusque-là, parce que la langue étrangère indique l’idée par un trope ou une métaphore qui lui sont propres ; qu’en conséquence, un nombre infini de nuances, de similitudes, de dissemblances, de rapports des choses, entrent dans la conscience, grâce à la nouvelle langue apprise ; qu’ainsi donc on obtient une perception beaucoup plus variée de toutes choses. Il s’ensuit que dans chaque langue on pense autrement, ce qui donne à notre penser, par l’étude de chacune, une nouvelle modification et une nouvelle teinte ; que, par suite, le polyglottisme, outre ses nombreuses utilités immédiates, est aussi un moyen direct de formation de l’esprit, en ce qu’il rectifie et perfectionne nos vues par la variété et la nuance des idées, de même qu’il augmente aussi la souplesse du penser ; car l’étude de beaucoup de langues a pour effet de toujours séparer davantage l’idée du mot. Bien plus que des langues modernes, il faut dire cela des langues anciennes, grâce à leur grande différence d’avec les nôtres, qui ne permet pas que nous rendions un mot par un mot, mais exige que nous fondions notre pensée entière et la coulions dans une autre forme. Ou, — pour me permettre une comparaison chimique, — tandis que la traduction d’une langue moderne dans une autre exige au plus que la période à traduire soit décomposée dans ses éléments les plus proches et recomposée à l’aide de ceux-ci, la traduction en latin exige très souvent une décomposition dans ses éléments les plus éloignés et derniers (le pur contenu d’idées), desquels elle sort ensuite régénérée sous de tout autres formes ; c’est ainsi, par exemple, que ce qui est exprimé là par des substantifs, l’est ici par des verbes, ou à l’opposé, et ainsi de suite[3]. Le même fait se produit pour la traduction des langues anciennes en langues modernes : d’où l’on peut déjà voir quelle distance nous sépare des auteurs anciens que l’on connaît par de telles traductions[4].

L’avantage de l’étude des langues manquait aux Grecs. Cela, sans doute, leur épargnait beaucoup de temps, duquel, d’ailleurs, ils étaient peu économes. C’est ce dont témoignent les longues flâneries quotidiennes des hommes libres sur l’agora, qui rappellent même les lazzaroni et toute la vie italienne sur la piazza.

Enfin, ce qui vient d’être dit permet facilement de voir que l’imitation du style des anciens, dans leurs langues infiniment supérieures aux nôtres sous le rapport de la perfection grammaticale, est le meilleur moyen de tous pour se préparer à l’expression aisée et achevée de ses pensées dans sa langue maternelle. Pour devenir un grand écrivain, c’est même indispensable ; — absolument comme il est nécessaire, pour le sculpteur et le peintre qui débutent, de se former par l’imitation des modèles de l’antiquité, avant de se livrer eux-mêmes à la composition. Par le seul fait d’écrire en latin, on apprend à traiter la diction comme une œuvre d’art dont la matière est la langue ; celle-ci doit donc être maniée avec le plus grand soin et la plus grande précaution. En conséquence, une attention aiguisée se porte désormais sur la signification et la valeur des mots, de leur groupement et des formes grammaticales ; on apprend à peser exactement celles-ci, et ainsi à manier le précieux matériel propre à servir à l’expression et à la conservation de pensées qui le méritent ; on apprend à respecter la langue dans laquelle on écrit, de sorte qu’on n’en use pas avec elle capricieusement, pour la remanier. Sans cette école préparatoire, le style dégénère facilement en un simple verbiage.

L’homme qui ne sait pas le latin ressemble à un individu qui se trouve dans une belle contrée par un temps brumeux : son horizon est excessivement limité ; il ne voit nettement que ce qui l’environne ; quelques pas plus loin, il se perd dans le vague. L’horizon du latiniste, au contraire, s’étend très loin, à travers les siècles modernes, le moyen âge, l’antiquité. — Le grec, et aussi le sanscrit, élargissent l’horizon davantage encore. Celui qui ne sait pas le latin fait partie du peuple, fût-il un grand virtuose sur la machine électrique, et eût-il dans son creuset le radical de l’acide fluorhydrique.

En vos écrivains qui ne savent pas le latin, vous n’aurez bientôt plus que des garçons perruquiers blagueurs. Ils sont déjà en bon chemin, avec leurs gallicismes et leurs tournures qui veulent être légères. Vous vous êtes, nobles Germains, tournés vers la vulgarité, et vous rencontrerez la vulgarité. — Une véritable enseigne de paresse et une pépinière d’ignorance, voilà ce que sont aujourd’hui les éditions, qui ne craignent pas d’affronter le grand jour, des auteurs grecs et même (horribile dictu) des auteurs latins avec notes en allemand ! Quelle infamie ! Comment l’élève apprendra-t-il le latin, quand on lui parle toujours dans sa langue maternelle ? Aussi la vieille règle : In schola nil nisi latine (à l’école, ne parler que latin), était-elle bonne. Mais monsieur le professeur ne peut écrire en latin avec facilité, l’élève ne peut lire le latin avec facilité, et voilà le fond de la chose, quoi que vous fassiez. Ainsi, la paresse et sa fille l’ignorance sont ici simplement en jeu. C’est une honte ! L’un n’a rien appris, et l’autre ne veut rien apprendre. Les cigares et la politiquaille ont, de nos jours, chassé l’érudition, comme les livres d’images pour les grands enfants ont remplacé les journaux littéraires.

Les Français, y compris leurs Académies, traitent honteusement la langue grecque. Ils s’emparent de ses mots pour les massacrer. Ils écrivent, par exemple, « étiologie », « esthétique », etc., tandis que justement en français seul ai se prononce comme en grec ; puis, « bradype », « Œdipe », « Andromaque », etc. ; c’est-à-dire qu’ils écrivent les mots grecs comme les écrirait un jeune paysan français qui les aurait happés d’une bouche étrangère. Ce serait pourtant bien gentil, si les érudits français voulaient au moins faire semblant de comprendre le grec. Mais voir effrontément massacrer la noble langue grecque au profit d’un jargon aussi dégoûtant que l’est le jargon français en lui-même[5], c’est un spectacle analogue à celui de la grande araignée des Indes occidentales dévorant un colibri, ou d’un crapaud dévorant un papillon. Je voudrais que les « illustres confrères », comme se qualifient entre eux ces messieurs de l’Académie, prissent une fois la chose en considération et s’abstinssent de cette barbarie enfantine : c’est-à-dire, ou qu’ils laissent en repos la langue grecque et qu’ils se contentent de leur propre jargon, ou qu’ils emploient les mots grecs sans les massacrer ; d’autant plus qu’on a peine, vu la distorsion qu’ils leur font subir, à deviner le mot grec qu’ils prétendent exprimer, et ainsi à déchiffrer le sens de l’expression. Signalons aussi la fusion des plus barbares, en usage chez les érudits français, d’un mot grec avec un mot latin. Cela, mes « illustres confrères », sent le garçon perruquier.

Je suis pleinement autorisé à cette réprimande. Les frontières politiques, en effet, ne comptent pas plus dans la république des lettres que dans la géographie physique, et celles des langues n’existent que pour les ignorants ; mais les « nœuds » ne devraient pas y être tolérés.

Que les mots d’une langue s’augmentent en même temps que les idées, cela est juste et même nécessaire. Si, au contraire, le premier fait se produit sans le dernier, c’est simplement un signe de pauvreté d’esprit, qui voudrait bien dire quelque chose, mais qui, n’ayant pas de nouvelles idées, recourt à des mots nouveaux. Cette façon d’enrichir la langue est maintenant très à l’ordre du jour et est un signe des temps. Mais des mots nouveaux pour de vieilles idées sont comme une couleur nouvelle appliquée sur un vieux vêtement.

Remarquons en passant, et simplement parce que l’exemple s’en offre ici, qu’on ne doit employer «  premier et dernier » que quand, comme plus haut, chacune de ces expressions représente plusieurs mots, mais non quand elle en représente seulement un ; excepté là où il vaut mieux répéter ce seul mot, ce que les Grecs n’hésitent nullement à faire, tandis que les Français se montrent plus soucieux que personne de l’éviter. Les Allemands, eux, s’empêtrent parfois de telle sorte dans leur « premier et dernier », qu’on ne sait plus ce qui est derrière et ce qui est devant.

Nous méprisons l’écriture idéographique des Chinois. Mais comme la tâche de toute écriture est d’éveiller, par des signes visibles, des idées dans la raison d’autrui, c’est manifestement un grand détour de ne présenter d’abord à l’œil qu’un signe du signe perceptible de celle-là, et avant tout de faire de ce signe l’interprète de l’idée même : par quoi notre écriture en lettres n’est qu’un signe du signe. Il y a donc lieu de se demander quel avantage le signe perceptible a sur le signe visible, pour nous amener à délaisser la voie droite de l’œil s’adressant à la raison, et à nous livrer à un aussi grand détour que celui qui consiste à faire parler le signe visible d’abord par la communication du signe perceptible à l’esprit d’autrui. Il serait, en effet, bien plus simple de faire directement du signe visible, à la façon des Chinois, l’interprète de l’idée, et non purement un signe du son ; d’autant plus que le sens de la vue est accessible à un plus grand nombre de modifications, et plus délicates, que celui de l’ouïe, et qu’il permet aussi une juxtaposition des impressions dont ne sont pas capables, par contre, les affects de l’ouïe, qui s’exercent exclusivement dans le temps. — Les raisons agitées ici pourraient bien être les suivantes : 1o  Nous employons, par nature, d’abord le signe perceptible, en premier lieu pour exprimer nos affects, ensuite pour exprimer nos pensées ; nous arrivons par là à une langue pour l’oreille, avant que nous ayons même songé à en imaginer une pour la vue. Mais ensuite il est plus indiqué de ramener cette dernière, où elle est nécessaire, à l’autre, que d’imaginer ou d’apprendre une langue toute nouvelle et même toute différente, pour l’œil, d’autant plus qu’on a bientôt découvert que le nombre infini des mots se laisse ramener à un très petit nombre de sons, et, en conséquence, se laisse, grâce à ceux-ci, facilement exprimer. 2o  La vue, il est vrai, peut embrasser des modifications plus variées que l’oreille ; mais nous ne pouvons, pour l’œil, les produire sans instruments, comme c’est le cas pour l’oreille. Nous ne pourrions jamais non plus produire et faire se succéder les signes visibles avec la rapidité des signes perceptibles, grâce à la volubilité de la langue ; c’est ce dont témoigne l’imperfection du langage des doigts chez les sourds-muets. Ceci fait donc de l’ouïe, originairement, le sens essentiel du langage, et par là de la raison. En conséquence, ce n’est donc au fond que par suite de raisons extérieures et accidentelles, non de raisons provenant de l’essence de la chose en elle-même, que la voie droite n’est pas ici, par exception, la meilleure. Le procédé des Chinois, si nous l’examinons d’une façon abstraite, théorique et a priori, resterait donc le vrai. On ne pourrait que leur reprocher quelque pédantisme, en ce qu’ils ont fait abstraction des conditions empiriques qui conseillent une autre voie. Quoi qu’il en soit, l’expérience aussi a révélé un très grand avantage de l’écriture chinoise. On n’a pas besoin, en effet, de savoir le chinois pour s’exprimer dans cette langue. Chacun le lit dans sa propre langue, comme nos chiffres, qui sont pour les idées de nombre ce que les signes écrits chinois sont pour toutes les idées ; les signes algébriques le sont même pour les idées abstraites de grandeur. Aussi, comme me l’a assuré un marchand de thé anglais qui était allé cinq fois en Chine, l’écriture chinoise est-elle, dans toutes les mers de l’Inde, le moyen commun d’entente entre les marchands des nations les plus diverses, qui ne savent aucune langue commune. Mon homme était même fermement convaincu que cette langue, à ce titre, s’étendrait un jour à travers le monde. J. F. Davis, dans son livre intitulé : The Chinese, chap. xv (Londres, 1836), est absolument du même avis.

Les verbes déponents sont la seule chose déraisonnable, même absurde, de la langue latine, et les verbes moyens de la langue grecque ne valent guère mieux.

Un défaut spécial du latin est que fieri représente le passif de facere. Ceci implique, et inocule à la raison étudiant la langue, la désastreuse erreur que tout ce qui est, au moins que tout ce qui est devenu, est terminé. En grec et en allemand, au contraire, γίγνεσθαι et « werden » ne sont pas regardés comme les passifs directs de ποιεῖν et « machen ». Je puis dire en grec : οὐκ ἔστι πᾶν γενόμενον ποιούμενον (tout ce qui est devenu n’est pas achevé), mais on ne pourrait traduire cela mot à mot en latin, comme on le peut en allemand : Nicht jedes Gewordene ist ein Gemachtes.

Les consonnes sont le squelette, et les voyelles la chair des mots. Celui-là est, dans l’individu, immuable ; celle-ci, très variable en couleur, nature et quantité. Voilà pourquoi les mots, à travers les siècles ou même en passant d’une langue dans une autre, conservent en somme très bien leurs consonnes, mais modifient facilement leurs voyelles. Aussi, dans l’étymologie, faut-il tenir bien plus compte de celles-là que de celles-ci.

Du mot superstitio on trouve des étymologies de toute sorte dans les Disquisitiones magicæ de Delrieu, livre I, chap. i, et de même dans les Institutiones theol. dogmaticæ de Wegscheider, Proleg., chap. i, § 5, d. Je soupçonne cependant qu’il faut chercher l’origine du mot dans ce que, dès le début, il a seulement désigné la croyance aux apparitions. Ainsi : « Defunctorum manes circumvagari, ergo mortuos adhuc superstites esse ».

Je veux espérer que je ne dis rien de nouveau, si je remarque que μορφά et forma sont le même mot et ont le même rapport que renes et Nieren, horse et Ross. De même, que parmi les ressemblances du grec avec l’allemand, une des plus importantes est que, dans tous deux, le superlatif est formé par st (— ιστος) ; tandis que ce n’est pas le cas en latin. — Je pourrais plutôt douter que l’on connaît déjà l’étymologie du mot « arm », qui vient de ἔρημος, eremus, en italien ermo ; car « arm » signifie : « où il n’y a rien », c’est-à-dire « vide ». (Jésus Sirach, XXI, 4 : ἐρημώσουσι, pour : appauvrir). — Par contre, on sait probablement que « Unterthan » vient du vieux anglais thane, vassal, mot qui reparaît fréquemment dans Macbeth. — Le mot allemand Luft vient du mot anglo-saxon, qui est conservé dans l’anglais lofty, haut, the loft, le grenier, parce que d’abord on ne désignait par air que ce qui est en haut, l’atmosphère. De même l’anglo-saxon first, le premier, a maintenu sa signification générale en anglais, tandis qu’en allemand il n’est resté que dans « Fürst », princeps.

Je tiens les mots « Aberglauben » et « Aberwitz » pour issus de « Ueberglauben » et « Ueberwitz », par l’intermédiaire de « Oberglauben » et « Oberwitz » (comme Ueberrock, Oberrock ; Ueberhand, Oberhand), et ensuite par corruption de l’o en a, comme, au rebours, dans « Argwohn » au lieu de « Argwahn ». De même, je crois que « Hahnrei » est une corruption de « Hohnrei », mot qui nous est resté en anglais comme un cri de mépris : o hone-a-rie ! On le trouve dans les Letters and Journals of Lord Byron, with notices of his Life, par Thomas Moore, t. I, p. 441 (Londres, 1830). L’anglais est d’ailleurs le magasin où nous retrouvons conservés nos mots vieillis, et aussi le sens originaire des mots encore en usage ; par exemple, le « Fürst » susmentionné, dans sa signification originaire : « le premier », the first, princeps. Dans la nouvelle édition du texte primitif de la Théologie allemande il y a maints mots que je ne connais que de l’anglais, et que je n’ai compris que par lui. — Qu’ « Epheu » (lierre) vient de Évoé, ce n’est pas là, n’est-ce pas, une idée nouvelle ?

« Es kostet mich » n’est autre chose qu’une faute de langage solennelle et précieuse, accréditée par le temps. Kosten vient, comme l’italien costare, de constare. « Es kostet mich » est donc me constat, au lieu de mihi constat. « Dieser Löwe kostet mich », c’est ce que peut dire non le propriétaire de la ménagerie, mais seulement celui qui est dévoré par le lion.

La différence entre coluber et colibri doit être absolument fortuite, ou bien, comme les colibris ne se trouvent qu’en Amérique, nous devrions chercher sa source dans l’histoire primitive de la race humaine. Si différents et même si opposés que soient les deux animaux, puisque le colibri est souvent la proie de la couleuvre, on pourrait néanmoins songer à une substitution, analogue à celle en vertu de laquelle, en espagnol, aceite ne signifie pas vinaigre, mais huile. — Du reste, nous trouvons des concordances encore plus frappantes de maints mots originairement américains avec ceux de l’antiquité européenne, comme entre l’Atlantis de Platon et Aztlan, le vieux nom indigène de Mexico, qui existe encore dans le nom des villes mexicaines Mazatlan et Tomatlan, et entre la haute montagne Sorata dans le Pérou et le Soracte (en italien Sorate) dans l’Apennin.

Nos germanistes actuels (d’après un travail paru dans la Deutsche Vierteljahrsschrift, octobre-décembre 1855) partagent la langue allemande en branches, telles que : 1o  la branche gothique ; 2o  le norois, c’est-à-dire l’islandais, d’où sortent le suédois et le danois ; 3o  le bas-allemand, qui a produit le dialecte bas-allemand moderne et le hollandais ; 4o  le frison ; 5o  l’anglo-saxon ; 6o  le haut-allemand, qui a dû apparaître vers le commencement du viie siècle, et se divise en vieux, moyen et nouveau haut-allemand. L’ensemble de ce système n’est nullement neuf. Il a déjà été exposé par Wachter (Specimen glossarii germanici, Leipzig, 1727), qui a également rejeté l’origine gothique. (Voir Lessing, Kollektanea, t. II, p. 384.)

Je crois toutefois que, dans ce système, il y a plus de patriotisme que de vérité, et je me range à celui de l’honnête et perspicace Rask. Le gothique, dérivant du sanscrit, s’est partagé en trois dialectes : suédois, danois et allemand. — De la langue des anciens Germains, nous ne savons rien, et je me permets de supposer que cette langue a été très différente du gothique, et aussi de la nôtre ; par la langue au moins, nous sommes Goths. Mais rien ne me révolte plus que l’expression : langues indo-germaniques, c’est-à-dire la langue des Védas mise dans le même sac que le jargon éventuel des susdits sauvages. Ut nos poma natamus ! — La mythologie germanique, ou plus justement gothique, avec la légende des Nibelungen et autres, était pourtant bien plus répandue et plus réelle en Islande et en Scandinavie que chez nos peaux d’ours allemands, et les antiquités du Nord — découvertes de tumulus, ruines, etc., — comparées aux antiquités allemandes, témoignent en Scandinavie d’un développement supérieur en tout genre.

Wälsch n’est très vraisemblablement qu’une autre prononciation de Gälisch (gaélique), c’est-à-dire celtique, et indiquait chez les vieux Allemands la langue non germanique, ou, mieux, non gothique. En vertu de cela, ce mot est devenu spécialement italien, et indique ainsi la langue romane.

Il est surprenant qu’il n’y ait pas en français de mots allemands, comme en anglais, puisque, au cinquième siècle, la France a été occupée par les Wisigoths, les Bourguignons et les Francs, et que des rois francs la gouvernèrent.

L’allemand Gift est le même mot que l’anglais gift ; il vient de geben et indique ce qui est donné : de là aussi vergeben au lieu de vergiften. — Niedlich, du vieux allemand neidlich, enviable ; Teller de patella ; viande de l’italien vivanda. — Spada, espada, épée, de σπάθη, usité en ce sens par Théophraste dans ses Caractères, chap. 24, περὶ δειλίας. — Affe, de afer, parce que les premiers singes amenés par les Romains aux Allemands leur furent désignés sous ce nom. — Kram, de κρᾶμα κεράννυμι. — Taumeln, de temulentus. — Vulpes et Wolf sont vraisemblablement apparentés, s’appuyant sur le changement de deux espèces du genre canis. — Brot vient de βρῶμα. — Volo et βούλομαι, ou plutôt βουλώ, sont par leur racine le même mot. — Heute et oggi viennent tous deux de hodie, et n’ont pourtant pas de ressemblance entre eux. — Parlare vient vraisemblablement de perlator, porteur, ambassadeur ; de là l’anglais : a parley. — Sans doute to dye correspond à δεύω, δεύειν, comme tree à δρῦς. — De garhuda, l’aigle de Wischnou, Gier. — De mala, Maul. — Katze est le catus contracté. — Schande, de scandalum, qui est peut-être apparenté au sanscrit tschandala. — Ferkel, de ferculum, parce qu’on le sert tout entier sur la table. — Plärren, de pleurer et plorare. — Füllen, Fohlen, de pullus. — Poison et ponzonna, de potio. — Baby est bambino. — Brand, vieux-anglais ; brando, italien. — Knife et canif sont le même mot ; d’origine celtique ? — Ziffer, cifra, chiffre, ciphre, vient vraisemblablement du gallois, c’est-à-dire du celtique cyfrinach, mystère (Pictet, Mystères des Bardes, p. 14). — L’italien tuffare, plonger, et l’allemand taufen sont le même mot. — Ambrosia semble apparenté avec Amriti ; les Ases peut-être avec αἶσα. — λαβρεύομαι est par le sens comme par le mot identique à labbern. — Ἀολλεῖς est alle. — Sève est Saft. — Geiss, chèvre, est, chose étrange, zieg retourné — L’anglais bower, tonnelle, est l’allemand Bauer, notre cage à oiseaux.

Je sais que les sanscritistes sont tout autrement outillés que moi pour dériver l’étymologie de ses sources ; mais je conserve néanmoins l’espoir qu’il a été réservé à mon dilettantisme en la matière de cueillir maint petit fruit.


  1. Le mot grec σωφρωσύνη (sagesse) n’a d’équivalent exact en aucune langue.
  2. Posséder à fond plusieurs langues modernes et les lire facilement, c’est là un moyen de s’élever au-dessus de l’étroitesse de nationalité qui nous enserre tous.
  3. De là vient qu’on peut très rarement traduire mot à mot une phrase importante d’une langue moderne en latin. Il faut avant tout dépouiller complètement l’idée de tous les mots qui la portent, de manière qu’elle se tienne là nue dans la conscience, sans aucun de ses mots, comme un esprit sans corps. Ensuite, on doit la revêtir d’un corps tout nouveau, dans les mots latins, qui la rendent sous une tout autre forme. Ce procédé de métempsychose favorise le véritable penser. Il en est ici comme du status nascens en chimie : quand une matière simple sort d’une combinaison pour entrer dans une autre, elle possède, durant cette transition, une force et une efficacité toutes spéciales, qu’elle n’a jamais à un autre moment, et elle accomplit ce que d’ordinaire elle ne peut accomplir. Il en est de même de l’idée dépouillée de tous les mots, dans son passage d’une langue à l’autre.
  4. C’est pour cette raison que les langues anciennes sont un instrument direct de culture et fortifient l’esprit.
  5. Ce plus misérable des jargons romans, cette pire mutilation des mots latins, cette langue qui devrait professer un profond respect pour sa sœur aînée, beaucoup plus noble qu’elle, l’italien ; cette langue qui a pour propriété exclusive la répugnante nasale en, on, un, ainsi que le hoquetant et abominable accent sur la dernière syllabe, tandis que toutes les autres langues ont la longue pénultième douce et calmante ; cette langue où il n’y a pas de mètre, mais seulement la rime, et le plus souvent sur é ou sur ou, ce qui exclut la forme poétique, — cette misérable langue.