Écrivains et Style/Le Jugement, la critique, les applaudissements et la gloire

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Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 1p. 139-175).

LE JUGEMENT, LA CRITIQUE, LES APPLAUDISSEMENTS ET LA GLOIRE


Kant a exposé son esthétique dans sa Critique du jugement. Conformément à son exemple, j’ajouterai aussi, dans ce chapitre, à mes observations esthétiques, une petite critique du jugement, mais seulement du jugement empirique. Ce sera surtout pour dire que, le plus souvent, il n’existe pas ; il est, en effet, un oiseau presque aussi rare que le phénix, qui n’apparaît que tous les cinq cents ans.

On désigne par le mot goût, choisi sans beaucoup de goût, cette trouvaille, ou cette simple constatation de la vérité esthétique, qui s’opère sans l’application d’une règle : soit qu’aucune règle ne s’étende jusque-là, ou que cette règle ne fût pas connue de l’exécutant, dans l’espèce un simple critique. Au lieu de goût on pourrait dire sentiment esthétique, si cela ne renfermait pas une tautologie.

Le goût, qui comprend et juge, est en quelque sorte le côté féminin par rapport au côté masculin du talent productif, ou génie. Incapable de rien produire, il consiste dans la faculté de recevoir, c’est-à-dire de reconnaître le juste, le beau, le convenable comme tels, — et aussi leurs contraires. Il doit donc distinguer le bon du mauvais, trouver et apprécier celui-là, et rejeter celui-ci.

Les écrivains peuvent se partager en étoiles filantes, en planètes et en étoiles fixes. Les premières produisent les effets bruyants de courte durée : on regarde, on crie : « Voyez ! », et elles ont disparu à jamais. Les secondes — les étoiles errantes et voyageuses — ont beaucoup plus de consistance. Elles brillent, quoique seulement par suite de leur rapprochement, d’une manière souvent plus vive que les étoiles fixes, et les non connaisseurs les confondent avec celles-ci. En attendant, elles doivent aussi bientôt vider la place ; elles n’ont en outre qu’une lumière empruntée et une sphère d’action limitée sur leurs compagnes de route (les contemporains). Elles cheminent et changent : elles n’ont à leur disposition qu’une période de quelques années. Les troisièmes seules sont immuables, tiennent solidement au firmament, ont leur lumière propre, agissent à une époque comme à l’autre, vu que, n’ayant pas de parallaxe, elles ne modifient pas leur aspect par la modification de notre point de vue. Elles n’appartiennent pas, comme les précédentes, à un système (une nation seulement) ; elles appartiennent au monde entier. Mais précisément à cause de la hauteur où elles sont placées, leur lumière, avant d’être visible de la terre, a le plus souvent besoin de beaucoup d’années.

Pour mesurer un génie, il ne faut pas prendre les défauts de ses productions, ou ses œuvres les plus faibles, et lui assigner ensuite un rang inférieur ; il ne faut prendre que ce qu’il a d’excellent. Car même dans la sphère de l’intellectuel, comme dans les autres sphères, la faiblesse et les travers de la nature humaine forment une couche si adhérente, que l’esprit le plus brillant lui-même ne peut pas toujours s’en défendre. De là les énormes défauts qu’on relève jusque dans les œuvres des plus grands hommes ; c’est le quandoque bonus dormitat Homerus d’Horace.

Ce qui, au contraire, distingue le génie et devrait être sa mesure, c’est la hauteur à laquelle il a pu s’élever, alors que le temps et l’occasion lui étaient favorables, hauteur qui reste inaccessible aux talents ordinaires. De même, il est très hasardeux de comparer ensemble des grands hommes dans le même genre, par exemple de grands poètes, de grands musiciens, de grands philosophes, de grands artistes ; on est, en effet, malgré soi, presque toujours injuste, au moins pour le moment. En appréciant le mérite particulier de celui-ci, on trouve aussitôt qu’il manque à celui-là, d’où rabaissement du second. Mais s’il est question du mérite particulier de celui-ci, tout différent de celui de l’autre, on le cherchera en vain chez le premier : de sorte que c’est à son tour d’être injustement rabaissé.

Il y a des critiques qui s’imaginent être en possession de ce qui est bon et de ce qui est mauvais. Ils prennent leur trompette d’enfant pour la trompette de la Renommée.

Une médecine n’atteint pas son but, quand la dose est trop forte. Il en est de même des réprimandes et des critiques, quand elles dépassent la mesure de la justice.

Le malheur, pour le mérite intellectuel, c’est qu’il doit attendre que le bon soit loué par ceux qui ne produisent eux-mêmes que du mauvais ; oui, c’est qu’il doit recevoir sa couronne des mains du jugement humain, — une qualité aussi inhérente à la plupart des hommes, que la vertu prolifique au castrat. Cela veut dire que ce n’est qu’un faible et infécond semblant ; aussi elle-même se range-t-elle déjà parmi les dons naturels rares. Voilà pourquoi La Bruyère a dit avec autant de grâce que, malheureusement, de vérité : « Après l’esprit de discernement, ce qu’il y a au monde de plus rare, ce sont les diamants et les perles ». Esprit de discernement, et en conséquence jugement, voilà ce qui manque. Les hommes ne savent pas distinguer le vrai du faux, l’avoine de la paille, l’or du cuivre, et ne se rendent pas compte de l’immense abîme qui existe entre un cerveau ordinaire et un cerveau des plus rares. Le résultat se traduit par le fâcheux état de choses exprimé dans ces deux vers à la vieille mode :

C’est le destin des grands hommes sur cette terre,
D’être appréciés par nous seulement quand ils ne sont plus[1].

Le vrai et l’excellent, dès qu’ils apparaissent, se voient barrer la route par le mauvais, qui a déjà pris leur place, et qui triomphe à leur détriment. Et si, longtemps après, à la suite d’une lutte pénible, ils réussissent à revendiquer leur rang et à conquérir l’estime, on ne tardera pas de nouveau à mettre à leur remorque un imitateur maniéré, niais et lourd, qu’on élèvera tout tranquillement sur le pavois, auprès du génie. On ne fait pas la différence, et l’on voit très sérieusement en lui un esprit du même calibre. Aussi Yriarte commencet-il sa XXVIIIe fable en ces termes :

Siempre acostumbra hacer el vulgo necio
De lo bueno y lo malo igual aprecio[2].

C’est ainsi que même les drames de Shakespeare, immédiatement après la mort de celui-ci, durent faire place à ceux de Ben Jonson, Massinger, Beaumont et Fletcher, et furent écartés par ceux-ci pendant un siècle. C’est ainsi que la sérieuse philosophie de Kant disparut devant les hâbleries patentes de Fichte, l’éclectisme de Schelling et le radotage pitoyablement bigot et douceâtre de Jacobi[3], jusqu’à ce qu’on en vint au point de mettre au même niveau que Kant, même à un niveau beaucoup plus élevé, un charlatan absolument déplorable, Hegel. Même dans une sphère accessible à tous, nous voyons l’incomparable Walter Scott dépossédé peu à peu, par des imitateurs indignes, de la faveur du grand public. Celui-ci n’a jamais, au fond, le sens de l’excellent, et par conséquent aucune idée de la rareté infinie du nombre d’hommes capables de produire vraiment quelque chose en poésie, en art ou en philosophie ; il ne se rend pas compte que leurs œuvres seules, elles seules, méritent notre attention. Aussi devrait-on mettre sous le nez des bousilleurs en poésie et en toute autre branche élevée, chaque jour, sans pitié, le

 mediocribus esse poetis
Non homines, non Dî, non concessere columnæ[4].

Ne sont-ils pas la mauvaise herbe qui ne laisse pas pousser le froment, pour tout envahir elle-même ? C’est pourquoi les choses se passent comme les décrit si bien et avec tant d’originalité Feuchtersleben[5], mort si prématurément :

Rien, s’écrient-ils avec audace,
Rien n’est en train, rien n’est fait !
— Et les grandes choses, pendant ce temps,
Mûrissent silencieusement.

Elles apparaissent : personne ne les voit,
Personne ne les discerne au milieu du bruit.
Avec une tristesse discrète
Elles passent silencieusement.

Ce manque déplorable de jugement ne se montre pas moins dans les sciences, comme le prouve la vie dure des théories fausses et déjà réfutées. Celles-ci une fois en crédit, elles défient la vérité pendant des demi-siècles, voire des siècles entiers, comme une jetée de pierres défie les vagues de la mer. Au bout de cent ans, Copernic n’avait pas encore écarté Ptolémée. Bacon de Verulam, Descartes, Locke, ne se sont fait jour que très lentement et très tard. (Qu’on lise la préface célèbre de l’Encyclopédie, par d’Alembert). Newton de même : on peut voir avec quelle acrimonie et quel mépris Leibnitz combat son système de la gravitation dans sa controverse avec Clarke (particulièrement aux §§ 35, 113, 118, 120, 122, 128). Bien que Newton ait survécu près de quarante ans à la publication de ses Principes, sa doctrine n’avait obtenu en Angleterre, à sa mort, qu’un succès très limité, et, en dehors de sa patrie, il ne comptait pas vingt adhérents, s’il faut en croire ce que dit Voltaire dans son introduction à l’exposé de sa doctrine. C’est cet exposé qui a le plus contribué à faire connaître en France son système, près de vingt ans après sa mort. Jusque-là on tenait fermement, résolument, patriotiquement, dans ce pays, aux tourbillons cartésiens, alors que cette même philosophie cartésienne, seulement quarante ans auparavant, était encore interdite dans les écoles françaises. D’autre part, le chancelier d’Aguesseau refusa l’imprimatur à l’exposé du newtonianisme par Voltaire. Par contre, l’absurde théorie des couleurs de Newton règne de nos jours encore en maîtresse, quarante ans après l’apparition de la théorie de Gœthe. Hume, quoique s’étant manifesté très tôt et ayant écrit d’une façon tout à fait populaire, est resté ignoré jusqu’à sa cinquantième année. Kant, qui a écrit et professé toute sa vie, ne devint célèbre qu’après l’âge de soixante ans.

Les artistes et les poètes ont plus beau jeu que les penseurs, parce que leur public est au moins cent fois plus étendu. Cependant, que valaient Mozart et Beethoven de leur vivant ? Et Dante ? Et Shakespeare lui-même ? Si les contemporains de ce dernier avaient en aucune façon reconnu sa valeur, nous aurions du moins de lui, vu l’épanouissement de la peinture à cette époque, un bon et authentique portrait, tandis que nous ne possédons que des portraits absolument douteux, une très mauvaise gravure en taille-douce, et un buste funéraire plus mauvais encore[6]. De même, ses autographes subsisteraient par centaines, tandis qu’ils se bornent à quelques signatures judiciaires. Tous les Portugais sont encore fiers de Camoëns, leur unique poète ; mais il vivait d’aumônes, qu’un jeune nègre ramené par lui des Indes recueillait le soir dans la rue à son intention. Avec le temps, sans doute (tempo è galantuomo), pleine justice sera rendue à chacun, mais aussi tard et aussi lentement que jadis par la Chambre impériale, et la condition sous-entendue est qu’on ne soit plus vivant. On suit à la lettre la prescription de Jésus fils de Sirach[7] (chap. xi, 28) : « Ante mortem ne laudes hominem quemquam ». Celui qui a créé des œuvres immortelles doit donc leur appliquer, pour sa consolation, le mythe hindou, en vertu duquel les minutes de la vie des immortels, sur la terre, paraissent des années, tandis que les années terrestres ne sont que des minutes des immortels.

Le manque de jugement déploré ici s’accuse aussi par le fait que, en chaque siècle, à la vérité, on honore les œuvres excellentes des époques antérieures, mais qu’on méconnaît celles de sa propre époque ; et l’attention qui est due de droit à celles-là, on l’accorde à de méchants bousillages auxquels chaque période de dix années donne naissance, et qui provoquent le rire de la période suivante. Si donc les hommes reconnaissent si difficilement le vrai mérite, quand il se manifeste de leur temps, cela prouve qu’ils ne comprennent, ni ne goûtent, ni n’apprécient à proprement parler les œuvres du génie dont l’autorité est depuis longtemps établie, et qu’ils honorent sur parole. La preuve de cette démonstration, c’est que le mauvais, par exemple la philosophie de Fichte, une fois en crédit, maintient encore sa place pendant quelques générations. Mais s’il a pour lui un très grand public, sa chute est d’autant plus prompte.

De même que le soleil ne luit réellement que si un œil le voit, que la musique ne résonne que si une oreille la perçoit, ainsi la valeur des chefs-d’œuvre, dans l’art comme dans la science, est déterminée aussi par les rapports qu’ont avec eux les cerveaux auxquels ils s’adressent. Eux seuls possèdent le mot magique qui éveille et fait apparaître les esprits captifs dans ces œuvres. Pour le cerveau ordinaire, un chef-d’œuvre est une sorte d’armoire magique fermée, ou d’instrument dont il ne sait pas jouer et dont il ne tire que des sons incohérents, quelque illusion qu’il aime à se faire à ce sujet. Autant le même tableau diffère d’aspect, selon qu’on le voit dans un coin obscur ou que le soleil l’éclairé, autant diffère l’impression du même chef-d’œuvre, selon la capacité du cerveau qui l’interprète. Une belle œuvre requiert donc un esprit sensitif, une œuvre réfléchie un esprit pensant, pour exister et vivre réellement. Mais, hélas ! à celui qui lance une telle œuvre à travers le monde il peut arriver souvent ce qui arrive à un artificier qui, après avoir fait éclater ses merveilles longuement et péniblement préparées, apprend qu’il ne s’est pas rendu au bon endroit, et qu’il n’a eu pour spectateurs que les pupilles de l’Institution des aveugles. Cependant, il est encore en meilleure posture que s’il n’avait eu affaire qu’à un public d’artificiers comme lui : dans ce cas, si son exhibition avait été extraordinairement brillante, elle aurait pu lui coûter la vie.

La source de tout plaisir est l’homogénéité. À commencer par le sens de la beauté, notre propre espèce, et, dans celle-ci, notre propre race, sont incontestablement les plus belles pour nous. En matière de relations sociales aussi, chacun préfère nettement celui qui lui ressemble : un imbécile trouve la fréquentation d’un autre imbécile infiniment plus agréable que celle de tous les grands esprits réunis. Chacun doit donc aimer avant tout ses propres œuvres, car elles ne sont que le miroir réflexe de son propre esprit et l’écho de ses pensées. Chacun se complaira donc aux œuvres de ceux qui lui sont apparentés. Un homme plat, sec, entortillé, un petit homme, en un mot, n’accordera donc ses applaudissements sincères et vraiment sentis qu’à un homme plat, sec, entortillé ; il ne se complaira qu’au verbiage. Quant aux œuvres des grands esprits, il ne les acceptera que sur la parole d’autrui, c’est-à-dire contraint par le respect ; au fond du cœur elles lui déplaisent. « Elles ne lui disent rien », et le repoussent plutôt ; mais il ne se l’avouera pas à lui-même. Seuls les cerveaux privilégiés peuvent goûter réellement les œuvres du génie ; mais pour les discerner d’abord, quand elles n’ont pas encore d’autorité, il faut une supériorité d’esprit remarquable. Aussi, tout ceci bien pesé, ne doit-on pas s’étonner qu’elles obtiennent si tard, et même qu’elles obtiennent jamais, les applaudissements et la gloire. Ceci également ne se produit que par un processus lent et compliqué : chaque cerveau stupide est peu à peu contraint, comme s’il était dompté, à reconnaître la supériorité de celui qui est immédiatement au-dessus de lui, et cela va en montant toujours ainsi, jusqu’à ce qu’insensiblement le poids des votes domine celui de leur nombre ; or, telle est la condition de toute gloire véritable, c’est-à-dire méritée. Mais, jusque-là, le plus grand génie, même après avoir fait ses preuves, peut rester comme un roi au milieu d’une troupe de ses propres sujets, qui ne le connaissent pas personnellement, et, pour cette raison, ne l’escorteront pas quand il n’est point accompagné de ses grands dignitaires. Nul fonctionnaire subalterne, en effet, n’a qualité pour recevoir directement ses ordres. Un tel fonctionnaire ne connaît que la signature de son supérieur, comme celui-ci celle du sien, et ainsi en montant toujours, jusque tout en haut, où le secrétaire du cabinet atteste la signature du ministre, et celui-ci celle du roi. C’est par des degrés intermédiaires analogues que passe le génie pour imposer sa gloire à la foule. Voilà pourquoi est-ce au début que l’essor de celui-ci est le plus facilement entravé. C’est que les autorités supérieures, qui ne peuvent être nombreuses, manquent le plus fréquemment. Plus on descend, au contraire, et plus grand est le nombre de ceux qui reçoivent le mot d’ordre d’en haut ; de sorte qu’il se distribue sans plus subir d’arrêt.

Nous devons nous consoler de cet état de choses, en songeant que c’est encore un bonheur que la plupart des hommes jugent non par eux-mêmes, mais sur l’autorité d’autrui. Quels jugements, en effet, émettrait-on sur Platon et Kant, sur Homère, Shakespeare et Gœthe, si chacun jugeait d’après ce qu’il possède et goûte réellement en eux, au lieu que la force de l’autorité ne lui fasse dire ce qui sied à ce sujet, si peu que cela parte du cœur ? S’il n’en était pas ainsi, le vrai mérite, dans les sphères élevées, ne pourrait absolument parvenir à la gloire. Un second bonheur, c’est que chacun a autant de jugement personnel qu’il est nécessaire pour reconnaître la supériorité de celui qui est immédiatement au-dessus de lui, et pour suivre son impulsion. De cette façon, le grand nombre finit par se soumettre à l’autorité du petit nombre, et ainsi se forme cette hiérarchie des jugements sur laquelle repose la possibilité de la gloire solide et finalement étendue. Pour la classe sociale tout à fait inférieure, qui est dans l’impossibilité absolue d’apprécier les mérites d’un grand esprit, ce n’est que le monument élevé à celui-ci qui en éveille chez elle, par une impression sensible, un vague soupçon.

Non moins, cependant, que l’absence de jugement, l’envie s’oppose aussi à la gloire du mérite dans les sphères élevées ; l’envie qui, même dans les genres les plus infimes, lui fait déjà obstacle dès les premiers pas et désormais ne le quitte plus. Elle contribue considérablement à empirer le cours des choses de ce monde, et l’Arioste a raison de la dépeindre comme

 Questa assai più oscura, che serena
Vita mortal, tutta d’invidia piena[8].

L’envie est l’âme de la conjuration partout florissante, silencieuse et tacite, des médiocres contre l’individu supérieur dans n’importe quelle sphère. Un individu de cette espèce, personne ne veut le voir dans son cercle d’activité, le tolérer sur son domaine. « Si quelqu’un excelle parmi nous, qu’il aille exceller ailleurs », tel est partout le mot d’ordre unanime de la médiocrité. À la rareté de l’excellent et à sa difficulté de se faire comprendre et discerner, s’ajoute donc encore ce facteur unanime de l’envie tendant à le supprimer, voire même à l’étouffer[9].

Ainsi, dès que, dans n’importe quelle sphère, un talent éminent commence à percer, tous les médiocres qui cultivent la même branche s’efforcent à l’envi de l’étouffer, de l’empêcher de se manifester et de se révéler ; il semble que l’apparition de ce talent soit un crime de haute trahison à l’égard de leur incapacité, de leur platitude et de leur sottise. D’ordinaire, leur système d’étouffement réussit pour un certain temps. C’est que le génie, qui se présente à eux avec une confiance enfantine, désireux de leur plaire, n’est nullement apte à éventer les pièges et les machinations des âmes viles, qui ne se plaisent que dans le mal, et sont là en plein dans leur élément. Il ne les soupçonne ni ne les comprend même pas ; mais ensuite, peut-être, étonné de l’accueil qui lui est fait, il commence à douter de lui, et peut alors s’égarer sur son propre compte et renoncer à ses efforts, si ses yeux ne s’ouvrent pas à temps sur ces misérables et sur leurs agissements. On n’a qu’à voir — pour ne pas aller chercher d’exemples ni trop rapprochés ni dans un lointain déjà fabuleux — comment l’envie des musiciens allemands s’est refusée, pendant toute une génération, à reconnaître la valeur du grand Rossini. N’ai-je pas entendu moi-même un jour, à une grande fête orphéonique, crier en chantant, par raillerie, à la suite de la mélodie de son immortel Di tanti palpiti, le menu du repas ! Envie impuissante ! La mélodie domina et dévora les mots vulgaires. Et, en dépit de l’envie, les merveilleuses mélodies de Rossini se sont répandues dans le monde entier, et, comme au début, elles continuent et continueront in secula seculorum à délecter les cœurs. On peut voir encore comment les médecins allemands, notamment les médecins qui publient des comptes rendus, montent sur leurs ergots quand un homme comme Marshal Hall laisse une fois remarquer qu’il est conscient d’avoir fait quelque chose. L’envie est l’indice certain d’une défectuosité ; donc, quand elle s’en prend au mérite, de l’absence de mérite. L’attitude de l’envie à l’égard des hommes supérieurs a été magnifiquement décrite par mon excellent Balthazar Gracian dans une fable étendue ; elle se trouve dans son Discreto sous cette rubrique : Hombre de ostentación[10]. Tous les oiseaux, exaspérés par la belle queue du paon, se sont conjurés contre lui. « Si nous obtenions, dit la pie, qu’il ne puisse plus faire sa maudite parade avec sa roue ! Alors sa beauté serait bien vite éclipsée, car ce que personne ne voit est comme si la chose n’existait pas », etc. La vertu de la modestie n’a donc été inventée que comme arme défensive contre l’envie. Qu’il y ait en tout temps des gueux qui insistent sur la modestie et qui se réjouissent si cordialement de trouver modeste un homme de mérite, j’ai expliqué la chose dans les additions au Monde comme volonté et comme représentation, chap. 37[11]. L’assertion connue de Gœthe, qui irrite beaucoup de gens : « les gueux seuls sont modestes », a déjà un vieux précurseur dans Cervantes, qui, parmi les règles de conduite à l’usage des poètes, contenues dans son Voyage au Parnasse, donne aussi celle-ci : Que todo poeta, à quien sus versos hubieren dado à entender que lo es, se estime y tenga en mucho, ateniéndose à aquel refrán : ruin sea et que por ruin se tiene. (Que chaque poète, auquel ses vers ont donné à entendre qu’il en est un, s’estime et s’apprécie hautement, s’en tenant à ce proverbe : Gueux soit celui qui se tient pour gueux). Shakespeare déclare avec autant de certitude que de franchise, dans beaucoup de ses sonnets, seul endroit où il pouvait parler de lui, qu’il écrit pour l’immortalité. Son nouvel éditeur critique Collier dit à ce sujet, dans son introduction à cet ouvrage (p. 473) : « Beaucoup d’entre eux renferment des témoignages remarquables de bonne opinion de lui-même et de confiance en l’immortalité de ses œuvres ; la manière de voir de notre auteur reste, sous ce rapport, ferme et constante. Il n’hésite jamais à l’exprimer, et peut-être n’y a-t-il pas, ni dans l’antiquité ni dans les temps modernes, un écrivain qui, par rapport à ses écrits posthumes de cette espèce, ait affirmé si souvent et si nettement sa ferme confiance que le monde ne laissera jamais périr volontairement ce qu’il a écrit en ce genre de poésie. »

Un moyen fréquemment employé par l’envie pour rabaisser ce qui est bon, et qui n’est au fond que le simple envers de ce procédé, c’est l’éloge éhonté et sans scrupule du mauvais. Estimer le mauvais, c’est sacrifier le bon. Si efficace donc que soit pour un temps ce moyen, surtout s’il est pratiqué en grand, l’heure du règlement de compte n’en finit pas moins par arriver, et le crédit passager assuré aux mauvaises productions se paie par le discrédit durable des vils prôneurs de celles-ci. C’est pourquoi ils gardent si volontiers l’anonyme.

Comme le même danger menace aussi, quoique déjà de plus loin, ceux qui rabaissent et déprécient le bon, beaucoup sont trop rusés pour s’y exposer. Aussi l’apparition d’un mérite éminent a-t-il souvent pour unique conséquence que ses rivaux, non moins irrités par lui que les oiseaux par la queue du paon, deviennent unanimement muets, comme s’ils s’étaient donné le mot ; toutes les langues se paralysent : c’est le silentium livoris de Sénèque. Ce silence sournois et perfide, dont le terme technique est « ignorer », peut faire que les choses en restent longtemps là, lorsque, comme c’est le cas dans les hautes sciences, le public immédiat se compose uniquement de compétiteurs (gens du métier), et que le grand public n’exerce son droit de suffrage qu’indirectement, par l’intermédiaire de ceux-ci, sans décider par lui-même. Mais qu’un jour la louange vienne enfin à interrompre ce silentium livoris, cette louange ne se formulera pas non plus, d’ordinaire, sans toutes sortes de réserves de ceux qui exercent ici la justice.

Car on n’apprécie jamais
Ni beaucoup de gens, ni un seul,
Si l’on n’y est contraint le jour
Où l’on voudrait soi-même paraître quelque chose[12].

Chacun en réalité doit se retrancher à soi-même la gloire qu’il dispense à celui qui cultive la même branche, ou une branche apparentée ; il ne peut glorifier un autre qu’aux dépens de sa propre valeur. En conséquence, les hommes sont déjà, dans leur for intérieur, enclins et disposés non à louer et à glorifier, mais à blâmer et à dénigrer ; ils se louent ainsi indirectement eux-mêmes. Si cependant on en vient à la louange, c’est qu’il existe d’autres considérations et d’autres motifs. Comme les voies honteuses de la camaraderie ne peuvent entrer ici en jeu, la considération agissante est que ce qui touche du plus près au mérite des productions personnelles, c’est la juste appréciation des productions d’autrui ; cela est conforme à la triple échelle des cerveaux établie par Hésiode et Machiavel (voir La quadruple racine du principe de la raison suffisante, § 21[13]). Celui donc qui abdique ses prétentions à la première classe, saisira volontiers l’occasion d’occuper une place dans la seconde. C’est presque uniquement sur cela que repose la sécurité avec laquelle tout mérite peut envisager l’heure de la justice définitive. De là résulte aussi que, la haute valeur d’une œuvre ayant été une fois reconnue et ne pouvant plus être dissimulée ni niée, tous s’empressent à l’envi de la louer et de l’honorer ; c’est que, conscients du σοφὸν εἶναι δεῖ τὸν ἐπιγνωσόμενον τὸν σοφόν[14] de Xénophane, ils s’honorent ainsi eux-mêmes. Voilà pourquoi, quand ils voient que le prix du mérite originel est à jamais hors de leur portée, ils se hâtent de prendre à leur charge ce qui vient immédiatement après lui : l’équitable appréciation de celui-ci. Alors il en advient comme dans une armée contrainte à céder : de même que chacun voulait être, tout à l’heure, le premier à combattre, chacun, maintenant, veut être le premier à fuir. Désormais chacun se hâte d’apporter son suffrage à celui qui est reconnu digne du prix ; cela s’effectue en vertu de notre loi de l’homogénéité, dont l’action est le plus souvent inconsciente. On veut ainsi faire croire qu’on pense et envisage les choses de la même façon que l’homme illustre, et on cherche à sauver au moins l’honneur de son propre goût, puisqu’il ne reste plus que cela.

De ceci il est facile de conclure que si la gloire est très pénible à acquérir, elle est, une fois acquise, aisée à conserver ; qu’une gloire rapide s’éteint vite, et qu’on peut lui appliquer le : quod cito fit, cito perit. En effet, des productions dont l’homme ordinaire peut si aisément reconnaître la valeur et auxquelles les rivaux accordent si volontiers leur suffrage, ne seront guère supérieures à la puissance créatrice des uns et des autres. Car tantum quisque laudat, quantum se posse sperat imitari. De plus, une gloire rapide est, d’après notre loi de l’homogénéité, déjà un signe suspect : elle implique l’approbation directe de la foule. Or, ce que vaut celle-ci, Phocion le savait, quand, entendant le peuple applaudir hautement son discours, il demandait aux amis qui l’entouraient : « Aurais-je dit par hasard une sottise ? » (Plutarque, Apophtegmes). Pour des raisons opposées, une gloire destinée à durer mûrira très tard, et ses siècles d’existence doivent le plus souvent être achetés au prix des applaudissements des contemporains. Ce qui est destiné à jouir d’une si durable estime doit avoir, en effet, une perfection difficile à atteindre ; pour la discerner, il faut des têtes comme on n’en trouve pas toujours, au moins en nombre suffisant pour se faire entendre ; tandis que l’envie, qui jamais ne sommeille, fera son possible pour étouffer leur voix. Par contre, des mérites médiocres, vite reconnus, courent danger que leur possesseur survive à eux et à lui-même ; ainsi il expiera la gloire de sa jeunesse par l’obscurité de sa vieillesse. Avec de grands mérites, on restera longtemps obscur, mais on jouira dans sa vieillesse d’une gloire resplendissante. Celle-ci même ne dût-elle se produire qu’après la mort, on sera alors du nombre de ceux dont Jean-Paul a dit que l’extrême-onction est leur baptême, et on se consolera avec les saints, qui ne sont canonisés qu’après leur trépas. C’est la confirmation de ce que Mahlmann a très justement dit dans son Hérode :

Je pense que ce qui est vraiment grand dans le monde
Est toujours ce qui ne plaît pas aussitôt ;
Et celui que la populace consacre Dieu,
Ne se dresse sur l’autel que peu de temps[15].

Il est remarquable que cette règle trouve sa confirmation directe en peinture. Comme le savent les connaisseurs, les plus grands chefs-d’œuvre n’attirent pas immédiatement les yeux ni ne produisent la première fois une forte impression. Cela n’a lieu qu’à un second examen, puis s’affirme toujours plus fortement.

Au reste, la possibilité d’une appréciation rapide et juste de productions données dépend avant tout du genre de celles-ci : il s’agit de savoir s’il est élevé ou bas, c’est-à-dire difficile ou facile à comprendre et à juger, et s’il trouve un public étendu ou restreint. Cette dernière condition est subordonnée en grande partie à la première, mais aussi à ce fait : les œuvres en question sont-elles susceptibles de se multiplier, comme les livres et les compositions musicales ? Par la combinaison de ces deux conditions, les productions qui ne visent à aucune utilité pratique, comme celles dont il s’agit ici, formeront, au point de vue de la possibilité d’une rapide appréciation de leur valeur, à peu près la série suivante, dont l’ordre de prééminence débute par ceux qui ont la plus grande chance d’être mis vite à leur vraie place : acrobates, écuyers, danseurs de ballets, escamoteurs, comédiens, chanteurs, virtuoses, compositeurs, poètes (tous deux à cause de la multiplication de leurs œuvres), architectes, peintres, sculpteurs, philosophes. Ceux-ci occupent sans conteste le dernier rang. Leurs œuvres, en effet, promettent non de l’amusement, mais seulement de l’instruction, présupposent en outre des connaissances, et exigent du lecteur beaucoup d’effort personnel ; aussi leur public est-il excessivement restreint, et leur gloire s’étend beaucoup plus en longueur qu’en largeur. Au demeurant, la gloire se comporte, par rapport à la possibilité de sa durée, à peu près au rebours de la façon dont elle se comporte par rapport à la possibilité de sa venue rapide. La série antérieure vaudrait donc dans l’ordre opposé ; mais alors poètes et compositeurs, vu la possibilité de l’existence éternelle des œuvres écrites, viendraient se placer sur le même rang que le philosophe, tandis que la première place appartient à celui-ci, à cause de la rareté beaucoup plus grande des travaux dans cette branche, de la haute importance de ceux-ci, et de la possibilité de leur traduction presque parfaite dans toutes les langues. Parfois même la gloire des philosophes survit à leurs œuvres : c’est le cas de Thalès, Empédocle, Héraclite, Démocrite, Parménide, Épicure et autres.

D’autre part, les œuvres qui servent à l’utilité, ou même, indirectement, au plaisir sensible, n’éprouvent aucune difficulté à se faire apprécier à leur valeur. Un excellent pâtissier ne restera jamais longtemps obscur dans aucune ville, et n’aura donc pas besoin d’en appeler à la postérité.

Dans la gloire rapide il faut compter aussi la fausse gloire, c’est-à-dire la gloire artificielle d’une œuvre mise en réputation par des louanges injustifiées, de bons amis, des critiques achetés, des indications d’en haut et des accords d’en bas, le tout escomptant à bon droit le manque de jugement de la foule. Cette gloire ressemble aux vessies à l’aide desquelles on apprend à un corps pesant à nager. Elles le portent plus ou moins longtemps, selon qu’elles sont bien gonflées et solidement cousues ; mais peu à peu l’air sort pourtant, et le corps s’enfonce. C’est là le destin inévitable des œuvres qui n’ont pas en elles la source de leur gloire. Les louanges fausses se taisent, les accords cessent, le connaisseur ne trouve pas la gloire justifiée, celle-ci s’évanouit, et un mépris d’autant plus grand lui succède. Au contraire, les œuvres de bon aloi, qui ont en elles la source de leur gloire et sont en état de provoquer toujours l’admiration, ressemblent aux corps plus légers spécifiquement, qui se maintiennent toujours en haut par leurs propres forces, et descendent ainsi le torrent du temps.

L’histoire littéraire tout entière, ancienne et moderne, n’offre pas un seul exemple de fausse gloire comparable à celui de la philosophie de Hegel. Jamais et nulle part ce qui est tout à fait mauvais, manifestement faux, absurde, même insensé, et, de plus, absolument répugnant en fait de style, n’a été, à l’instar de cette pseudo-philosophie dépourvue de toute valeur, vanté avec une telle impudence révoltante, avec un tel front d’airain, comme la plus haute sagesse et la chose la plus sublime que le monde ait vue. Que dans ce cas-ci le soleil brillât d’en haut, je n’ai pas besoin de le dire. Mais, prenons-en acte, ce succès stupéfiant n’a plus d’écho auprès du public allemand ; et c’est en cela que consiste la honte. Pendant plus d’un quart de siècle, cette gloire impudemment mensongère a passé pour vraie, et la bestia trionfante[16] a fleuri et régné dans la république des lettres allemande, au point que même les rares adversaires de cette folie n’osaient parler de son véritable instigateur que comme d’un génie peu commun et d’un grand esprit, et avec les plus profondes révérences. Mais on ne manquera pas de tirer la conséquence. Cette période restera donc à jamais, dans l’histoire littéraire, une tache ineffaçable pour la nation et pour l’époque, et fera l’objet de la raillerie des siècles futurs. À juste titre ! Les époques, comme les individus, sont libres de louer le mauvais et de mépriser le bon ; mais la Némésis atteint celles-là comme ceux-ci, et la cloche infamante ne cesse de retentir. Au temps où un chœur de gaillards vendus entonnait systématiquement la gloire de ce philosophastre qui corrompait les cerveaux de son misérable radotage, on aurait déjà dû voir immédiatement, par la nature de ces louanges, — si l’on avait eu en Allemagne quelque délicatesse, — qu’elles découlaient d’un dessein prémédité, et non d’un examen sérieux. Elles se déversaient torrentueusement vers toutes les régions terrestres, jaillissaient partout de larges bouches, sans conditions, sans arrêt, sans mesure, jusqu’à ce que les mots vinssent à manquer. Et non contents de leur propre péan à voix multiples, ces claqueurs organisés recherchaient encore minutieusement chaque petit grain d’éloge étranger intègre, pour le ramasser et l’élever bien haut. Qu’un homme célèbre se laissât arracher, à force de compliments ou par ruse, un petit mot d’approbation, ou que ce mot lui échappât par hasard, ou même qu’un adversaire adoucît ainsi, par timidité ou par compassion, son blâme, — tous alors de s’élancer pour le ramasser, afin de le colporter en tout lieu triomphalement. Ce procédé louangeur est seulement le fait d’un dessein prémédité, de mercenaires qui escomptent des gages, de claqueurs payés, et d’agitateurs littéraires conjurés. Au contraire, la louange sincère, qui est avant tout le fruit d’un examen sérieux, porte un tout autre caractère. Elle a pour précurseur ce que Feuchtersleben a bien exprimé :

Comme pourtant les hommes luttent et résistent
— Simplement pour ne pas honorer le bon ![17].

Elle arrive très lentement et très tard, isolée et chichement mesurée, pesée par grammes et toujours entourée de restrictions, de sorte que celui qui la reçoit peut dire :

χείλεα μέν τ’ ἐδίην’, ὑπερῴην δ’ οὐκ ἐδίηνεν[18].

Iliade, XXII, 495.

Et, cependant, celui qui la dispense ne s’en sépare qu’avec peine. Car c’est une récompense finalement arrachée, et de mauvaise volonté, par la grandeur des vrais mérites qu’il est impossible de dissimuler plus longtemps, à la médiocrité lourde, dédaigneuse, entêtée et envieuse ; c’est le laurier qui, comme chante Klopstock, était digne de la sueur des nobles âmes ; c’est, comme dit Gœthe, le fruit

De ce courage qui, tôt ou tard,
Triomphe de la résistance du sot monde[19].

Il en est donc de cette impudente flagornerie de gens de parti pris comme de la bien-aimée difficilement conquise, noble et sincère, par rapport à la prostituée vénale, dont l’épaisse couche de blanc de céruse et de vermillon aurait dû s’apercevoir immédiatement dans la gloire de Hegel, si, comme je l’ai dit, il y avait en Allemagne la moindre délicatesse. Alors ne se serait pas réalisé, d’une façon si criante, à la honte nationale, ce que Schiller avait déjà chanté :

J’ai vu les couronnes sacrées de la gloire
Profanées sur un front vulgaire[20].

L’auréole de Hegel, choisie ici comme exemple de fausse gloire, est d’ailleurs un fait sans pareil, — sans pareil même en Allemagne. Aussi j’invite les bibliothèques publiques à conserver, soigneusement momifiés, tous les documents de cette gloire, aussi bien que les Opera omnia du philosophastre lui-même, pour l’instruction, l’édification et l’amusement de la postérité, et comme un monument de cette époque et de ce pays.

Et si, étendant son regard plus loin, on considère d’une façon générale les éloges contemporains de tous les temps, on trouvera qu’ils ont joué toujours le rôle d’une prostituée, souillée par mille individus indignes qui en ont eu leur part. Qui pourrait désirer encore une pareille catin ? Qui pourrait s’enorgueillir de ses faveurs ? Qui ne la repousserait avec dégoût ? Au contraire, la gloire dans la postérité est une beauté fière et farouche qui ne se donne qu’à celui qui est digne d’elle, au vainqueur, au héros rare. Il en est ainsi. Et de cela on peut conclure, par parenthèse, comment doit se comporter cette race de bipèdes. Il faut des générations, des siècles même, avant que surgissent, parmi les centaines de millions d’hommes qui y apparaissent, quelques cerveaux capables de discerner le bon du mauvais, le vrai du faux, l’or du cuivre. On les nomme en conséquence le tribunal de la postérité. Celui-ci bénéficie en outre de cette circonstance favorable, que l’envie irréconciliable des impuissants et les flagorneries de parti pris des drôles se sont tues alors, ce qui permet à la raison de dire son mot.

Et ne voyons-nous pas, conformément à cette misérable nature intime de l’espèce humaine, les grands génies de toutes les époques, en poésie, en philosophie, en art, rester là comme des héros isolés qui soutiennent, seuls, un combat désespéré contre l’attaque de toute une armée ? L’hébétement, la grossièreté, l’absurdité, la sottise et la brutalité de l’immense majorité de l’espèce s’opposent éternellement à leur activité, et forment ainsi cette armée ennemie devant laquelle ils finissent par succomber. Quoi que ces héros isolés puissent faire, leur œuvre n’est appréciée que difficilement et tard, seulement d’après l’autorité d’autrui, et on la supprime aisément encore, au moins pour un temps. Toujours la fausseté, la platitude et l’absurdité recommencent à s’insurger contre elle. Ces vertus plaisent mieux à la majorité dont il s’agit, et restent d’ordinaire maîtresses du champ de bataille. Le critique, en face d’elles, a beau s’écrier, comme Hamlet, quand il présente les deux portraits à sa misérable mère : « Avez-vous des yeux ? Avez-vous des yeux ? » — hélas ! ils n’en ont point. Lorsque j’observe l’attitude des hommes en face des grandes œuvres, et que je constate le caractère de leur approbation, je songe souvent aux singes dressés en vue d’une exhibition. Ils ont, si l’on veut, des allures passablement humaines, mais qui trahissent toujours, à certains moments, que le principe intime de ces allures leur fait cependant défaut. Leur nature déraisonnable y perce.

Il s’ensuit que cette expression souvent employée : « être au-dessus de son siècle », doit se comprendre en ce sens, que l’homme dont on parle est d’une façon générale au-dessus de l’espèce humaine. C’est pourquoi il n’est apprécié aussitôt que par ceux qui s’élèvent déjà de beaucoup au-dessus des capacités ordinaires ; mais ceux-ci sont trop rares pour former en tout temps un corps nombreux. Si donc cet homme-là n’est pas particulièrement favorisé du destin, il sera « méconnu de son siècle », c’est-à-dire qu’il restera sans autorité, jusqu’à ce que le temps ait groupé peu à peu les têtes rares en état de juger une œuvre élevée. Voilà pourquoi la postérité dit ensuite : « Cet homme était au-dessus de son siècle », au lieu de dire : « au-dessus de l’humanité ». Cette dernière fera volontiers endosser sa dette par un seul siècle. Il s’ensuit que celui qui a été au-dessus de son siècle, aurait également été au-dessus de tout autre siècle ; — pourvu que, dans chacun, fussent nés en même temps que lui, par un bonheur rare, quelques critiques avisés et équitables, à même d’apprécier son genre d’activité. C’est ainsi que, d’après un beau mythe hindou, quand Vichnou s’incarne comme héros, Brahma vient en même temps au monde pour chanter ses exploits ; et Valmiki, Vyasa et Kalidasa sont en conséquence des incarnations de Brahma[21].

On peut dire, dans ce sens, que chaque œuvre immortelle met son siècle à l’épreuve : sera-t-il en état de la reconnaître ? Le plus souvent, ce siècle ne subit pas mieux l’épreuve que les voisins de Philémon et Baucis, qui montrèrent la porte aux dieux non reconnus. Ce ne sont donc pas les grands esprits apparus dans un siècle qui donnent la mesure exacte de la valeur intellectuelle de celui-ci. Leurs facultés sont l’œuvre de la nature, et le développement de celles-ci a dépendu de circonstances fortuites. Ce qui donne cette mesure, c’est l’accueil fait à leurs œuvres par leurs contemporains. Ont-elles été l’objet d’une approbation rapide et sympathique, ou tardive et réfractaire, ou laissée au soin de la postérité ? C’est ce dernier cas qui sera le vrai, quand il s’agit d’œuvres d’ordre élevé. La chance rare dont nous avons parlé fera d’autant plus défaut, que le genre cultivé par un grand esprit est accessible à moins de monde. En ceci réside l’incomparable avantage qu’ont les poètes par rapport à leur gloire : ils sont accessibles à presque tous. Si Walter Scott n’avait pu être lu et jugé que par une centaine de personnes, on lui aurait peut-être préféré un vulgaire barbouilleur ; et quand plus tard la chose se serait arrangée, il aurait eu aussi l’honneur d’ « avoir été au-dessus de son siècle ». — Mais si, à l’incapacité des cent têtes qui sont appelées à juger une œuvre au nom d’un siècle, s’associent encore chez elles l’envie, l’improbité et des intérêts personnels, cette œuvre est menacée du même triste sort que l’homme qui plaide devant un tribunal dont tous les membres sont soudoyés.

Conformément à cela, l’histoire littéraire montre universellement que ceux qui se sont proposé pour but l’examen et la connaissance des choses, sont restés méconnus et délaissés ; tandis que ceux qui se sont contentés de faire parade du seul semblant de celles-ci, ont obtenu l’admiration de leurs contemporains, avec les émoluments en plus.

Car, avant tout, l’action d’un écrivain est subordonnée à cette condition, qu’il obtienne de la réputation, qu’on soit obligé de le lire. Or, cette réputation, cent indignes l’obtiennent rapidement par l’habileté, le hasard et les affinités électives, tandis qu’un écrivain méritant n’y arrive que lentement et tard[22]. Ceux-là ont des amis ; la clique existe toujours en nombre et serre étroitement ses rangs. Celui-ci, au contraire, n’a que des ennemis ; la supériorité intellectuelle, partout et en toute circonstance, est-ce qu’il y a de plus haï au monde ; et surtout par les bousilleurs cultivant la même branche, qui voudraient être eux-mêmes quelque chose. — Si les professeurs de philosophie s’imaginaient que je fais allusion ici à eux et à leur tactique poursuivie pendant plus de trente ans contre mes œuvres, ils auraient rencontré juste.

Du moment où il en est ainsi, il faut, pour produire quelque chose de grand, quelque chose qui survive à sa génération et à son siècle, une condition fondamentale : c’est qu’on ne tienne aucun compte de ses contemporains, de leurs opinions et de leurs vues, comme du blâme ou de l’éloge qui en résultent. Cette condition existe d’ailleurs toujours d’elle-même, dès que les autres sont réunies ; et c’est un bonheur. Si, en effet, on voulait, en produisant de telles œuvres, avoir égard à l’opinion générale ou au jugement de ses pairs, on serait, à chaque pas, détourné du droit chemin. Celui qui veut parvenir à la postérité doit donc se dérober à l’influence de son temps, mais aussi, le plus souvent, à l’influence sur son temps, et être prêt à acheter la gloire des siècles au prix de l’approbation de ses contemporains.

Quand une vérité nouvelle et fondamentale, par cela même paradoxale, surgit dans le monde, on lui résiste en général le plus longtemps possible, on continue même à la nier, quand déjà l’on hésite et qu’on est presque convaincu. En attendant, elle agit en silence, et, comme un acide, corrode tout ce qui l’entoure, jusqu’à ce que tout soit miné. Puis un craquement se fait entendre, la vieille erreur s’effondre, et tout à coup se dresse, comme un monument qu’on dévoile, le nouvel édifice d’idées, que tous reconnaissent et admirent. Sans doute, tout cela s’effectue d’ordinaire très lentement. On ne remarque en général un homme digne d’être écouté, que quand il n’est plus là ; de sorte que le hear ! hear ! (écoutez !) ne retentit qu’après le départ de l’orateur.

Un destin meilleur, par contre, est réservé aux œuvres de calibre ordinaire. Fruit et conséquence de la culture générale de leur époque, elles sont en rapport direct avec l’esprit du temps, c’est-à-dire avec les vues régnantes à ce moment, et sont calculées pour les besoins de ce moment. Dès qu’elles ont un mérite quelconque, on le reconnaît bien vite, et, comme elles s’engrènent dans le courant d’idées de leurs contemporains, elles ne tardent pas à exciter l’intérêt. On leur rendra justice, souvent même quelque chose de plus, et elles offrent en réalité peu de prise à l’envie ; car, comme je l’ai dit plus haut, tantum quisque laudat, quantum se posse sperat imitari.

Mais les œuvres extraordinaires destinées à devenir le lot de l’humanité tout entière et à vivre de longs siècles sont, à leur origine, beaucoup trop en avance, et restent pour cette raison étrangères à leur époque et à l’esprit de leur temps. Elles n’appartiennent pas à ceux-ci, elles ne s’engrènent pas dans leur ensemble, et n’excitent donc en rien l’intérêt de ceux qui s’y trouvent mêlés. Elles appartiennent à un autre degré de culture, qui est plus élevé, et à un temps encore lointain. Leur course est à celle des œuvres précédentes comme la course d’Uranus à celle de Mercure. Pour le moment, on ne leur rend pas justice. On ne sait que faire d’elles ; on les laisse là, et l’on continue sa petite marche de tortue. Le ver ne voit pas non plus l’oiseau dans les airs.

Le nombre des livres écrits dans une langue est à celui des livres qui deviennent une partie de sa littérature durable, à peu près comme cent mille à un. Et quel sort ces derniers n’ont-ils pas le plus souvent à endurer, avant que, doublant de vitesse ces cent mille livres, ils parviennent à la place d’honneur qui leur appartient ! Tous sont les œuvres de cerveaux peu ordinaires et décidément supérieurs, et pour cette raison ils diffèrent spécifiquement des autres : constatation qui s’opère tôt ou tard.

Qu’on ne s’imagine pas que cette marche des choses s’améliorera jamais. La misérable nature humaine prend, il est vrai, dans chaque génération, une forme un peu différente ; mais elle reste au fond en tout temps la même. Les esprits remarquables percent rarement de leur vivant, parce qu’ils ne sont en réalité tout à fait compris que des esprits qui leur sont apparentés.

Puisque, de tant de millions d’hommes, un seul à peine accomplit le chemin vers l’immortalité, celui-ci doit nécessairement rester très isolé. Le voyage vers la postérité s’effectue à travers une contrée effroyablement désolée, ressemblant au désert libyen, dont personne, on le sait, ne peut se faire une idée sans l’avoir vu. En attendant, je recommande avant tout, pour ce voyage, un bagage léger ; autrement, il faudrait trop en jeter en cours de route. Qu’on n’oublie pas à ce sujet le mot de Balthazar Gracian : Lo bueno, si breve, dos veces bueno. (Le bon, s’il est court, est doublement bon). Il convient de rappeler cet avis tout particulièrement aux Allemands.

La situation des grands esprits, par rapport au court laps de temps pendant lequel ils vivent, est comme celle des grands édifices par rapport à la place étroite sur laquelle ils s’élèvent. On ne les voit pas dans leur grandeur, parce qu’on est trop près d’eux. Pour une cause analogue, on n’aperçoit pas ceux-là ; mais après un siècle d’intervalle, le monde les reconnaît et les regrette.

Oui, quand le fils périssable du temps a produit une œuvre impérissable, combien sa propre vie semble courte, comparée à celle de son enfant ! C’est une disparité analogue à celle de la mère mortelle, Sémélé ou Maia, qui a enfanté un dieu immortel, ou, au rebours, à celle de Thétis par rapport à Achille. Le passager et le permanent forment un trop grand contraste. La courte existence du fils du temps, sa vie besogneuse, tourmentée, inquiète, lui permettra rarement de voir même le début de la carrière brillante de son enfant immortel, et même de constater qu’on l’estime à sa valeur.

La seule différence entre la gloire auprès des contemporains et la gloire auprès de la postérité, c’est que, dans le premier cas, les admirateurs de l’homme célèbre sont séparés de lui par l’espace, et, dans le second, par le temps. En règle générale, même quand il s’agit de la gloire auprès des contemporains, il n’a pas ceux-ci devant ses yeux. Le respect ne supporte pas la proximité ; il se tient au contraire presque toujours à une certaine distance ; en présence de l’homme qui en est l’objet, il fond comme du beurre au soleil. Aussi, les neuf dixièmes de ceux qui vivent dans le voisinage de l’homme déjà célèbre même auprès de ses contemporains, ne l’estiment-ils qu’en proportion de sa situation et de sa fortune ; le dernier dixième ne se fait guère une idée vague de ses mérites que par suite d’informations venues de loin. Sur cette incompatibilité entre le respect et la présence de la personne, et entre la gloire et la vie, nous avons une très belle lettre latine de Pétrarque : la deuxième de ses Epistolæ familiares, adressée à Thomas Messanensis, édition de Venise, 1492, que j’ai sous les yeux. Il y dit, entre autres choses, que tous les lettrés de son temps avaient pour maxime de déprécier les écrits dont ils n’avaient pas vu au moins une fois les auteurs.

Si donc les gens illustres sont toujours ajournés à plus tard, au point de vue de la justice et du respect qui leur sont dus, cet ajournement peut être aussi bien celui du temps que celui de l’espace. Ils ont parfois connaissance de celui-ci, mais jamais de celui-là ; en revanche, le véritable mérite est en état d’anticiper sa gloire auprès de la postérité. Oui, celui qui enfante une pensée vraiment grande est conscient, dès le moment de sa conception, du lien qui unit celle-ci aux générations à venir ; il sent son existence s’étendre à travers les siècles, et, de même qu’il vit pour la postérité, il vit de cette façon aussi avec elle. Et si, d’autre part, saisis d’admiration pour un grand esprit dont nous venons de lire les œuvres, nous voudrions le voir, lui parler, le posséder parmi nous, ce désir ne reste pas non plus sans réponse : car, lui aussi, il a vivement aspiré à une postérité reconnaissante qui lui accorderait l’estime, les remerciements et la gloire que l’envie des contemporains lui a refusés.

Si les œuvres intellectuelles de l’ordre le plus élevé ne rencontrent le plus souvent l’approbation que devant le tribunal de la postérité, un sort opposé attend certaines erreurs brillantes qui émanent d’hommes de talent et ont l’air d’être bien fondées. On les défend avec tant d’habileté et de savoir, qu’elles obtiennent faveur et renom auprès des contemporains, et se maintiennent en cette situation, aussi longtemps du moins que vivent leurs auteurs. De cette espèce sont maintes théories fausses, maintes critiques fausses, et aussi des poésies et des œuvres d’art conçues dans un goût faux ou dans une manière répondant aux préjugés du temps. La réputation et le succès de toutes ces choses proviennent de ce qu’il n’existe encore personne pour les réfuter ou en démontrer le côté faux. C’est ordinairement l’affaire de la génération suivante ; et alors c’en est fait de leur domination. Dans quelques cas seulement, celle-ci est de longue durée : ainsi, par exemple, la théorie des couleurs de Newton. D’autres cas analogues sont le système du monde de Ptolémée, la chimie de Stahl, la négation de la personnalité et de l’identité d’Homère par F. A. Wolf, peut-être aussi la critique destructive de l’histoire romaine des rois par Niebuhr, etc. Le tribunal de la postérité est donc, dans le cas défavorable comme dans le cas favorable, la vraie cour de cassation des jugements des contemporains. Voilà pourquoi il est si difficile et si rare de donner satisfaction à la fois aux contemporains et à la postérité.

On ne devrait jamais perdre de vue cette action infaillible du temps sur la rectification de la connaissance et du jugement. On se tranquilliserait ainsi chaque fois que, en art ou en science, ou dans la vie pratique, de fortes erreurs apparaissent et gagnent du terrain, ou qu’une tendance fausse et même perverse provoque les applaudissements. Alors il ne faut ni s’irriter ni bien moins encore désespérer ; il faut simplement se dire qu’on en reviendra un jour, et que le temps et l’expérience suffiront à faire reconnaître de soi-même ce que l’homme doué de meilleurs yeux a vu du premier coup d’œil.

Quand la vérité parle par la bouche des faits, on n’a pas besoin de lui prêter le secours des mots ; le temps lui donnera un million de langues. La longueur de ce temps dépendra naturellement de la difficulté du sujet et de la plausibilité de l’erreur ; mais ce temps aussi s’écoulera, et dans beaucoup de cas il serait inutile de vouloir le devancer. Au pis aller, il en ira de la théorie comme de la pratique, où la fraude et la tromperie, enhardies par le succès, sont toujours poussées plus loin, jusqu’à ce qu’on finisse presque inévitablement par les découvrir. Ainsi, en théorie également, l’absurdité, grâce à la confiance aveugle des imbéciles, gagne toujours plus de terrain, jusqu’à ce que ses dimensions énormes forcent les yeux des plus bêtes à la voir. Il convient donc de dire au sujet de ces choses-là : plus insensées elles sont, et mieux elles valent.

On peut aussi trouver un réconfort dans le souvenir de toutes les sornettes et marottes qui ont déjà eu leur temps, puis ont complètement disparu. Il y en a de telles en matière de style, de grammaire et d’orthographe, qui durent trois ou quatre ans. Pour les plus importantes, on déplorera la brièveté de la vie humaine ; on fera toutefois bien de rester en arrière de son temps, si l’on constate que ce temps suit une voie rétrograde. Car il y a deux façons de ne pas être « au niveau de son temps » : c’est d’être au-dessous, ou au-dessus.


  1. « Es ist nun das Geschick der Grossen hier auf Erden,
    Ernst wänn sie nicht mehr sind, von uns erkannt zu werden. »

  2. « Le sot vulgaire a toujours coutume
    De faire un cas égal du bon et du mauvais. »

  3. Frédéric-Henri Jacobi (1743-1819), qui fut lié intimement avec Goethe, et dont les œuvres les plus remarquables sont les deux romans intitulés les Papiers d’Allwill et Woldemar, est avant tout un philosophe, qui considérait le sentiment intime comme l’unique critérium de la vérité, et qui mêlait à ses idées plus ou moins originales une forte dose de piétisme mystique. (Le trad.)
  4. « Ni les hommes, ni les dieux, ni les colonnes
    N’ont permis aux poètes d’être médiocres. »

  5. Le baron Ernest Feuchtersleben, né à Vienne en 1806, mort en 1849, à la fois poète, philosophe et médecin. Son ouvrage le plus remarquable, et qui est devenu populaire, est son Hygiène de l’âme, traité de l’influence de l’âme sur le corps. (Le trad.)
  6. A. Wivell, An Inquiry into the History, Authenticity and Characteristics of Shakespeare’s Portraits, with 21 Engravings. — London, 1836.
  7. Sage de la Judée, mort vers l’an 200 avant l’ère chrétienne, auteur du livre de l’Ecclésiastique, recueil de préceptes pour l’usage de la vie. Schopenhauer l’a déjà cité. (Le trad.)
  8. « Cette vie mortelle beaucoup plus sombre
    Que sereine, toute remplie d’envie. »

  9. Nul ne vaut pour ce qu’il est, mais pour ce que les autres font de lui. C’est par là que les médiocres arrivent à supprimer les esprits supérieurs : ils les empêchent, aussi longtemps qu’ils peuvent, de prendre leur essor.

    À l’égard des mérites, il y a deux façons de procéder : ou en avoir quelques-uns, ou n’en reconnaître aucun. On préfère généralement cette seconde façon, vu sa plus grande commodité.

  10. Balthazar Gracian, le célèbre jésuite espagnol (1584-1638), auteur d’un grand nombre d’ouvrages de philosophie, de morale, de poétique et de rhétorique, fort oubliés aujourd’hui, mais qui faisaient les délices des lecteurs de son temps, non seulement dans sa patrie, mais aussi en Italie, en France, en Angleterre, en Allemagne et jusqu’en Hongrie. Schopenhauer le revendique ici comme sien, parce qu’il avait traduit, entre 1831 et 1832, « con amore », dit-il lui-même, son Oráculo manual y arte de prudencia (traduit en français, par Amelot de La Houssaie, sous le titre de l’Homme de Cour), pour lequel il ne trouva pas d’éditeur. Sa traduction a été publiée seulement par Édouard Grisebach, en 1894. On peut s’étonner de la prédilection du philosophe allemand, dont la pensée est si forte et le style si sain, pour l’auteur de l’Oráculo, qui se fit l’apôtre du « cultisme », c’est-à-dire de la subtilité comme l’unique source, l’unique moyen et l’unique fin de l’art, et dont le style raffiné, alambiqué, plein de faux brillants, touche souvent au galimatias, même double. (Le trad.)
  11. Il se réfère au § 51 du livre III de l’ouvrage. (Le trad.)
  12. « Denn es ist kein Anerkennne,
    Weder Vieler, noch des Einen,
    Wenn es nicht am Tage fordert,
    Wo man selbst was möchte scheinen. »

    Goethe, Divan oriental-occidental : Livre de la mauvaise humeur.

  13. « L’homme le plus parfait, dit Hésiode, est celui qui ne doit qu’à lui-même toute sa sagesse, qui sait en chaque chose considérer la fin. Il est encore digne d’estime, l’homme qui se montre docile aux avis du sage. Mais celui qui, ne pouvant se conseiller lui-même, ne veut point écouter les conseils d’autrui, est un être inutile sur la terre. » (Les travaux et les jours, vers 293 et sqq.)

    Quant à Machiavel, voici son jugement : « Il y a, dans l’humanité, trois variétés d’aptitudes. Un homme veut comprendre une chose par lui-même. Un second, seulement qu’autant qu’on la lui explique. Un troisième, ni par lui-même, ni quand on la lui met clairement sous les yeux. » (Le Prince, chap. xxii.)

    (Le trad.)
  14. « Il faut être un homme sage, pour discerner ce qui est sage ».
  15. « Ich denke, das wahre Grosse in der Welt
    Ist immer nur das, was nicht gleich gefällt.
    Und wen der Pöbel zum Gotte weiht,
    Der steht auf dem Altar nur kurze Zeit ».. »

    Ces vers sont tirés de l’acte II, scène vii, d’Hérode devant Bethléem (1803), parodie spirituelle du drame larmoyant de Kotzebue, Les Hussites devant Naumbourg. Siegfried-Auguste Mahlmann (1771-1826), journaliste, historien et poète, a laissé quelques chansons empreintes d’une franche gaieté, qui sont restées populaires. (Le trad.)
  16. Le Spaccio de la Bestia trionfante, l’expulsion de la bête triomphante, c’est le titre du fameux et singulier livre, assez incompréhensible d’ailleurs, de Giordano Bruno, philosophe que Schopenhauer lisait beaucoup. (Le trad.)
  17. « Wie doch die Menschen sich winden und wehren
    Um nur das Gute nicht zu verehren ! »

  18. « Elle humecte ses lèvres, mais non pas son palais. »

  19. « Von jenem Mut der früher oder später
    Den Widerstand der stumpfen Welt besiegt. »

  20. « Ich sah des Ruhmes heil’ge Kränze
    Auf der gemeinem Stirn entweiht. »

  21. Polier, Mythologie des Hindous, t. I, pp. 171-190.
  22. En règle générale, la quantité et la qualité du public d’une œuvre sont en rapport inverse. C’est ainsi, par exemple, que les nombreuses éditions d’une œuvre poétique ne permettent aucunement de conclure à la valeur de celle-ci.