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Écrivains modernes de la France/M. Edgar Quinet et ses œuvres

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ECRIVAINS MODERNES
DE LA FRANCE

M. EDGAR QUINET.
Œuvres complètes de Edgar Quinet, 10 volumes, Paris 1857-58.



Dans le mouvement littéraire qui signala les dernières années de la restauration, quand une brillante phalange entra si vaillamment en campagne avec l’ambition de renouveler la poésie française, ce fut surtout l’inspiration lyrique qui profita de cet enthousiasme ; les deux autres formes de la haute poésie, le drame et l’épopée, ne partagèrent pas es triomphes. Le théâtre cependant ne resta pas inactif ; on sait quel espoir enflammait la jeune école, et avec quelle confiance elle nous promettait un Shakspeare. Tandis que les Méditations de Lamartine ouvraient aux âmes les sphères de l’infini, tandis que l’auteur des Orientales célébrait dans les Feuilles d’automne la poésie du foyer domestique, et qu’Alfred de Musset, au milieu de ses fantaisies étincelantes, écrivait les plus belles élégies de notre langue, tandis que les rêveries idéales du chantre d’Eloa, les analyses pénétrantes de Sainte-Beuve, les cris sublimes d’Auguste Barbier, les suaves peintures de Brizeux, complétaient ce merveilleux concert où chantaient toutes les notes de l’âme, le théâtre d’Hernani, d’Henri III et de Chatterton avait aussi la prétention déclarée de travailler à la régénération de l’art. Certes toutes les batailles livrées sur la scène ne furent pas des victoires ; on ne saurait du moins reprocher à la littérature nouvelle d’avoir méconnu l’importance du théâtre. Une poésie lyrique saluée avec enthousiasme, accueillie à la fois de la foule et des artistes, une poésie dramatique insuffisante, inégale, trop souvent superficielle ou puérile, en tout cas très violemment contestée, voilà le spectacle que présentaient les lettres françaises dans la période qui précède et suit immédiatement 1830. Quant à l’inspiration épique, il n’en était pas question. Aucun de ces poètes, si ardens à innover, ne s’était porté de ce côté-là ; la poésie lyrique et la poésie dramatique occupaient à elles seules tout le programme de la révolution.

Cette richesse de talens et d’œuvres a prouvé en effet que les circonstances étaient particulièrement favorables à l’épanouissement de la poésie lyrique ; est-ce à dire que l’inspiration épique n’aurait pu y réussir également ? Je ne le pense pas. Les mêmes causes qui ont produit tant de strophes éclatantes auraient pu aussi produire une épopée. Ces causes sont très complexes sans doute, comme le sont d’ordinaire celles qui expliquent le caractère dominant d’une époque ; il est permis cependant de les ramener toutes à cet ébranlement des âmes qui avait suivi les catastrophes de la révolution et de l’empire. 89 avait renouvelé le monde en le couvrant de ruines ; la vieille société s’était écroulée, et avec elle les croyances dont elle semblait le soutien ; de telles chutes n’ont pas lieu sans que la conscience des peuples en éprouve longtemps le contre-coup. Les guerres de la république et de l’empire empêchèrent les âmes de sentir tout d’abord le vide immense fait dans la vie morale du genre humain ; mais, une fois que ces distractions tumultueuses furent passées, une plainte sourde et profonde commença de retentir. « Que nous reste-t-il du grand naufrage ? Où est le dieu nouveau pour un nouveau monde ? où sont ses dogmes et ses symboles ? Sa lumière tarde bien à paraître. » Cette préoccupation, vaguement conçue ou nettement formulée, était au fond de tous les esprits, et soit que la poésie s’élançât vers les cieux avec les strophes de Lamartine, soit qu’elle prît un sombre plaisir aux amertumes du doute, on en retrouve partout la trace. Il était naturel que les poètes exprimassent une telle situation sous la forme individuelle qui est propre à l’inspiration lyrique.

Ces craintes, ces troubles de l’âme, ces aspirations inquiètes vers Dieu, tous ces sentimens qui inspirent si bien la voix lyrique de l’âme, ce sont aussi des sentimens épiques. Si le poète ne ressent que des émotions individuelles, il les exprimera dans des strophes ; s’il parle au nom de l’humanité entière, il aura conçu une des formes de l’épopée. L’épopée, sous quelque forme qu’elle se produise, est l’interprétation poétique de ces événemens où des peuples, des nations, le genre humain lui-même, sont engagés. La peinture du monde moral après les bouleversemens de l’ère nouvelle était certainement un des plus grands sujets que le génie épique pût concevoir. Découvrir ce sujet, c’était déjà faire œuvre de poète épique ; mais que devait être cette épopée du XIXe siècle ? Avant tout, la poésie épique de nos jours exigeait une singulière hauteur de vues ; elle ne pouvait naître que du spectacle intelligent des siècles assemblés et des nations en marche ; la préface de l’épopée du XIXe siècle, c’est la philosophie de l’histoire. Et quel est le grand fait que la philosophie de l’histoire découvre à un observateur attentif ? L’avènement toujours plus marqué d’un plus grand nombre d’hommes à la vie morale et politique, c’est-à-dire l’inévitable développement de la démocratie, et la nécessité, pour tout homme qui peut agir sur ses semblables, de travailler à l’éducation de cette force tumultueuse. Ainsi un poète épique, Un historien philosophe, un publiciste passionné pour toutes les questions qui intéressent l’éducation morale de la démocratie, voilà ce que sera cet écrivain, s’il comprend toute sa tâche. N’ai-je pas tracé en quelques mots l’idéal que s’est proposé M. Edgar Quinet ?

Quand on prétend juger un écrivain comme M. Edgar Quinet, quand on veut suivre dans toutes ses entreprises une pensée si active, si audacieuse, qui a touché à tant de choses et soulevé tant de passions, le meilleur moyen d’être juste, c’est d’avoir sans cesse présent à l’esprit le but idéal que l’écrivain s’est efforcé d’atteindre. Le simple exposé des faits devient alors un jugement ; son programme l’absout ou le condamne, suivant qu’il a marché vers son but ou qu’il s’est détourné de sa voie. Je veux appliquer cette critique à un homme que j’ai beaucoup connu, qui m’a inspiré un tendre respect, et que les plus graves dissentimens ne m’empêchent pas d’appeler mon maître et mon ami. Me sera-t-il possible d’être impartial ? J’ose le croire ; la critique dont je viens de parler est la seule équitable comme elle est la seule féconde. L’autorité qu’elle invoque ne saurait être contestée, le poète est son propre juge, et c’est pour ainsi dire sa conscience qui s’interroge elle-même.

On a publié tout récemment les œuvres complètes de M. Edgar Quinet. Des mains amies se sont chargées de ce travail et l’ont accompli avec soin. Je regrette seulement que des préoccupations particulières aient un peu altéré dans cette édition le caractère général de la pensée de l’auteur. On a interverti les dates ; on a suivi un ordre de matières plutôt que le développement à la fois logique et passionné de ce rare esprit. D’après la distribution des ouvrages de M. Quinet dans ces dix volumes, l’impression qui résulte de la lecture n’est pas conforme à la vérité ; le publiciste, et surtout le publiciste de la dernière période, y domine le philosophe et le poète. En un mot, cette publication, qui survivra sans doute à bien des choses de ce temps-ci, emprunte à des sentimens ou, si l’on veut, à des passions récemment développés chez l’auteur un certain caractère de circonstance. Pour moi, qui, depuis les premières heures de la jeunesse, ai suivi d’un œil attentif la progression de sa pensée, je ne retrouve pas ici les émotions si diverses que sa parole a éveillées dans mon âme. Les premiers écrits de M. Edgar Quinet ne sont pas ceux que contient le premier volume de l’édition nouvelle. L’auteur d’Ahasvérus, de Napoléon et de Prométhée n’a pas débuté par le Génie des Religions ; les premiers élans de sa pensée, ce sont ces curieuses interrogations, moitié poétiques, moitié philosophiques, adressées par lui à l’Allemagne, c’est cette éloquente préface aux Idées sur la Philosophie de l’Histoire, c’est cette belle étude sur Herder, où une âme ardente, religieuse, mystique même, déploie un peu confusément de merveilleuses richesses ; ce sont enfin ces pages inspirées où il provoque avec impatience l’idéalisme créateur de l’Allemagne : « Dormez-vous ou veillez-vous, ma sœur ? » Si vous n’assignez pas aux œuvres de cette active pensée la place qui leur appartient, si vous brouillez les dates et les périodes, vous ne pouvez avoir une fidèle image de la destinée du poète. Je veux rétablir cet ordre, je veux suivre M. Edgar Quinet depuis ses débuts jusqu’à ses derniers travaux, et marquant avec précision les trois périodes de sa vie, trop confondues dans la publication récente de ses œuvres, j’interrogerai tour à tour le poète, l’historien philosophe et le publiciste démocratique.


I

M. Edgar Quinet est né à Bourg, dans l’Ain, le 17 février 1803. Sa famille était établie dans la Bresse depuis le XVIe siècle. Son père, Jérôme Quinet, fut commissaire des guerres sous la république et l’empire. Les premières années d’Edgar Quinet se passèrent à l’armée du Rhin ; son père se trouvait alors à Wesel avec le quartier-général. C’est là, sur ces bords du grand fleuve devenus pour lui une patrie, au milieu du bruit des armes et de l’écho de nos victoires, que l’enfant éprouva ces vives émotions que rien n’efface. La grandeur de la France, la mission de l’empire considéré comme la révolution conquérante, ces idées entrèrent dans l’âme d’Edgar Quinet avec les premières impressions des sens, et devinrent en quelque sorte la substance de sa pensée. Bien longtemps après, en écrivant son poème d’Ahasvérus, il était assailli par ces souvenirs, et il exhalait ses confidences dans l’intermède de la seconde journée : « Mon Dieu ! France, douce France, fleur du ciel semée sur terre, que tu m’as déjà, sans le savoir, coûté de larmes que personne ne me rendrai… Tout petit enfant, j’ai suivi pieds nus, à la pluie, plus loin que la frontière, du côté de Cologne, tes grands bataillons, et tes soldats m’ont pris dans leurs bras pour me faire toucher, sans peur, la crinière de ton cheval de guerre. Ah ! pourquoi eux m’ont-ils donné, quand j’avais faim, à manger de leur pain, mieux que mon père, mieux que ma mère, si c’était pour entendre plus tard de l’autre côté de la barrière : Holà ! ces bourgeois de la ville, est-ce vraiment le peuple qui hier vendangeait dans sa cuve son sang à Rivoli, et qui fit vingt pas sans trembler sur le pont d’Aréole ? »

Ce furent surtout les désastres de 1814 et de 1815 qui lui laissèrent une impression ineffaçable. Il avait onze ans à l’époque de la campagne de France, il en avait douze quand l’empereur fut vaincu à Waterloo ; l’invasion fut l’événement de sa jeunesse, et il en ressentit la honte comme un affront personnel. J’emprunte aux intermèdes d’Ahasvérus l’expression de ce sentiment si vif encore chez le poète après plus de vingt années. La seconde journée du mystère vient de finir, et le chœur prend la parole, s’adressant surtout aux bourgeois de France, pour leur donner des conseils, à la façon d’Aristophane, sur les affaires de la patrie. « Véritablement, leur dit-il, rien ne m’agrée tout à fait parmi vous, hors vos chevaux de bataille. Quand on les touche de la main, ces vieux coursiers qui se rappellent quelle herbe sanglante ils ont rongée, crient encore : Menez-moi paître un champ de gloire ! Mais vous, sans rien dire, vous les conduisez par la bride dans un chemin où croît une moisson de honte dont ils ne veulent ni le chaume ni l’épi. Hommes de Lodi, de Castiglione, de Marengo, où êtes-vous ? Sortez de terre. Vous vous êtes couchés une heure trop tôt. Venez faire la tâche que vos enfans n’ont pas le cœur d’achever. Si froids que vous soyez, si pâles que vous ait faits la mort, c’est bien le moins que vous valiez vos fils, car, à mon avis, votre plus grand tort, le voici : c’est d’avoir laissé deux fois environner, fouailler et fourrager ce grand pays par vos méchans ennemis… Et encore je vous dirai que j’aimerais mieux, pour ma part, voir la bonne moitié de vos villes désertes encore à ce jour et renversées par la flamme et la bataille, mais avec des âmes cuirassées et bardées d’espérance dans le peu qui en resterait, que toutes vos cités debout avec force bastions et murailles bien alignées, mais avec tant de cœurs navrés de mort, qui s’en vont sur les places affichant leur affront et pavanant leur défaite. » Si le poète parlait ainsi en 1833, vous devinez ce qu’avait ressenti l’enfant en 1815. Le même cri éclate, et avec bien autrement de vigueur encore, dans le poème de Napoléon.

Au milieu de ces émotions, les études de l’enfant avaient été assez irrégulières. (Commencées, d’abord à Bourg, poursuivies à Charolles, elles furent interrompues maintes fois par les événemens. Ce fut seulement après 1815 qu’il put se mettre sérieusement à l’œuvre. Ses parens venaient de l’envoyer au collège de Lyon. Les impressions militaires de son enfance, un vague souvenir de la république et de l’empire, le poussèrent vers l’école polytechnique. Il s’y prépara avec ardeur, puis, ses examens passés, comprenant que la vie de la France n’était plus désormais dans les camps, attiré par la philosophie et les lettres, il changea de plan et vint faire son droit à Paris. C’était en 1818. Il resta cinq années plongé dans ces graves études demandant surtout à la science le génie des nations et des siècles, interrogeant les lois, non en elles-mêmes, mais dans leurs rapports avec le mouvement continu de l’humanité. Ces études, que M. Quinet n’a pas jugées dignes de voir le jour, montreraient bien, si elles étaient publiées, quelle préparation laborieuse a précédé chez lui les plus mystiques ivresses de l’imagination. La philosophie l’attirait de plus en plus. C’était le moment où M. Cousin passionnait la jeunesse pour le spiritualisme, et entr’ouvrait à l’esprit de la France les horizons de l’Allemagne. Un jour, en 1828, dans une de ces leçons où il tenait un auditoire immense suspendu à ses lèvres, à propos des Idées sur la Philosophie de l’Histoire de Herder et de la Science nouvelle de Vico, il s’écriait : « Voilà de ces ouvrages que je recommande à mes jeunes auditeurs ; ils ne les étudieront pas sans y contracter un amour plus éclairé de l’humanité et de la civilisation, de tout ce qui est beau et de tout ce qui est honnête, et je me félicite moi-même d’avoir ; encouragé mes deux jeunes amis MM. Michelet et Quinet à donner à la France Vico et Herder. » C’était là en effet le premier fruit de cette juvénile ardeur qui poussait M. Edgar Quinet vers les travaux philosophiques. Si on parlait beaucoup de l’Allemagne, on en parlait un peu sur ouï-dire. M. Quinet alla droit au centre de ces mystérieux domaines. Au milieu de tous ces philosophes occupés de leurs systèmes et enfermés dans leurs formules comme dans une forteresse, il alla droit à celui qui avait été avec Lessing le grand promoteur de la culture germanique ! Si Lessing contient en germe toute la poésie des maîtres auxquels il a donné le signal, Herder est le précurseur de tous les critiques, de tous les historiens philosophes qui ont porté si haut la gloire scientifique de l’Allemagne. Que d’idées neuves dans ses écrits ! quels sillons de lumière ! Comme il a tout renouvelé, tout fécondé sur ses pas, la critique littéraire et la philologie, la théologie et l’histoire, l’antiquité hellénique et l’étude de l’Orient ! Parmi tant de travaux, M. Quinet choisit celui qui offrait le plus de rapports avec sa propre pensée, celui qui enchantait Goethe pendant son voyage d’Italie comme l’évangile de la patrie allemande, les Idées sur la Philosophie de l’histoire de l’Humanité.

Traduire un tel livre n’était pas chose facile. M. Quinet y consacra toutes ses forces pendant plusieurs années. Une œuvre longue, laborieuse, qui aurait pu décourager les plumes les plus patientes, devint une source de joies pour cette âme enthousiaste. « Pour moi, s’écrie-t-il, je puis dire que,depuis l’âge où l’on commence à être ému par le génie et à souffrir par son cœur et par celui des, autres, ce livre a été pour moi une source de consolations et de joies… Jamais, non jamais, il ne m’est arrivé de le quitter sans avoir une idée plus élevée de la mission de l’homme sur la terre, jamais sans croire plus profondément au règne de la justice et de la raison, jamais sans me sentir plus dévoué à la liberté à mon pays, et en tout plus capable d’une bonne action. » Ce sentiment d’amour si vivement exprimé ici, cet enthousiasme de la vertu, respirent dans toutes les pages de cette traduction et leur communiquent une beauté originale. On n’y sent nulle part l’effort et la fatigue ; c’est la langue souple et forte d’une œuvre librement inspirée. Un pareil travail suffisait pour révéler un écrivain. Quant à l’introduction, elle est plus remarquable encore. Ce premier écrit de M. Quinet, ce premier élan de son âme ardente, contient déjà toutes les inspirations du poète. N’y cherchez pas un système, des principes logiquement enchaînés ; mais que de richesses confuses dans ces pages éloquentes ! Deux inspirations surtout y éclatent, le sentiment de la communauté humaine et le sentiment de la liberté de l’individu. J’appelle sentiment de la communauté humaine ce besoin qu’éprouve une âme d’élite non-seulement de prendre une part active à la vie de son siècle, mais de s’unir aussi aux siècles évanouis, aux nations disparues, à toutes les influences mystérieuses qui ont préparé notre existence actuelle, et de retrouver, pour ainsi dire, dans le fond le plus lointain des âges la primitive substance de notre être. Ce respect filial de l’humanité, nul ne l’a ressenti plus pieusement que Herder ; c’est là l’originalité de son génie. M. Quinet à son tour a recueilli ce sentiment dans le livre des Idées, et il.faut croire qu’il en avait le germe en lui-même, puisque du premier coup il a égalé son maître en interprétant ses doctrines. On s’aperçoit bien vite que ce n’est pas ici un commentateur qui explique un texte ; mais un cœur ému qui tressaille. Il vit si intimement, comme Herder, au milieu des générations évanouies, il les sent si bien s’agiter et revivre en sa conscience, qu’il a peur un instant de voir sa personnalité disparaître. Écoutez ces confidences du rêveur : « A mesure que se développait cette longue suite d’aventures, je recueillais épars les élémens dont se compose mon individualité. Pour comprendre le secret de mon être, il me fallait aller interroger les débris de l’Orient, les oracles muets de la Grèce, les bruyères des Gaules, les forêts silencieuses de la Germanie. Ainsi je m’arrêtais pour écouter au fond de mon âme le sourd retentissement des siècles passés ; je vivais, non plus en moi, mais dans cette masse confuse de nations et d’existences diverses qui m’ont précédé, et je me livrais si bien à elles, que je crus quelque temps que ma personnalité allait être absorbée dans la conscience universelle du genre humain. » Mais non, la seconde inspiration de M. Quinet le défendait contre la première ; le sentiment de la liberté était trop puissant chez lui pour s’effacer et se fondre dans l’idée de la solidarité humaine. Ce sentiment de la personne, cette conscience de la monade, pour parler le langage de Leibnitz, pourra s’affaiblir dans un esprit allemand, il restera intact chez une intelligence française. C’est même par cet attachement naturel à la liberté de l’individu que le traducteur de Herder, sans y prétendre, rectifiera son maître. Dans les tableaux du philosophe allemand, l’humanité s’épanouit comme une fleur ; dans l’introduction de M. Quinet, elle agite librement toutes ses forces. Sa vie est une lutte ; elle conquiert pied à pied tous ses domaines, le domaine physique où s’exerce son corps, le domaine moral où se déploie son esprit. Elle n’a pas reçu, à l’origine des choses, la révélation du langage et de la pensée ; elle n’a pas recueilli une règle, une loi, une tradition primitive et merveilleuse, qu’elle se bornerait à répéter de siècle en siècle. Le don que lui a fait le Créateur est bien autrement précieux : elle a reçu cette impatience du repos, ce besoin de mouvement, cette aspiration vers le mieux, inquiétude sublime ou plutôt énergie féconde et libre d’où sortent toutes les manifestations de la vie, et sans laquelle l’histoire entière, avec son agitation perpétuelle, serait un effet sans cause. Cette conception si vive de la liberté de l’individu, jointe à un sentiment presque mystique de la communauté universelle, est un point très important de la philosophie de l’histoire de M. Quinet ; elle est exprimée avec beaucoup de force et d’éloquence dans une page que je ne puis me dispenser de citer ici.


« En un mot, l’histoire, dans son commencement comme dans sa fin, est le spectacle de la liberté, la protestation du genre humain, contre le monde qui l’enchaîne, le triomphe de l’infini sur le fini, l’affranchissement de l’esprit, le règne de l’âme ; le jour ou la liberté manquerait au monde serait celui où l’histoire s’arrêterait. Poussé par une main invisible, non-seulement le genre humain a brisé le sceau de l’univers et tenté une carrière inconnue jusque-là, mais il triomphe de lui-même, se dérobe à ses propres voies, et, changeant incessamment de formes et d’idoles, chaque effort atteste que l’univers l’embarrasse ou le gêne. En vain l’Orient, qui s’endort sur la foi de ses symboles, croit-il l’avoir enchaîné de tant de mystérieuses entraves ; sur le rivage opposé s’élève un peuple enfant qui se fera un jouet de ses énigmes et l’étouffera à son réveil. En vain la personnalité romaine a-t-elle tout absorbé pour tout dévorer ; au milieu du silence de l’empire, est-ce une illusion décevante, un leurre poétique, que ce bruit sorti des forêts du Nord, et qui n’est ni le frémissement des feuilles, ni le cri de l’aigle, ni le mugissement des bêtes sauvages ? Ainsi, captif dans les bornes du monde, l’infini s’agite pour en sortir, et l’humanité, qui l’a recueilli, saisie comme d’un vertige, s’en va, en présence de l’univers muet, cheminant de ruines en ruines sans trouver où s’arrêter. C’est un voyageur pressé, plein d’ennui, loin de ses foyers ; parti de l’Inde avant le jour, à peine s’est-il reposé dans l’enceinte de Babylone qu’il brise Babylone, et, restant sans abri, il s’enfuit chez les Perses, chez les Mèdes, dans la terre d’Égypte. Un siècle, une heure, et il brise Palmyre, Ecbatane et Memphis, et, toujours renversant l’enceinte qui l’a recueilli, il quitte les Lydiens pour les Hellènes, les Hellènes pour les Étrusques, les Étrusques pour les Romains, les Romains pour les Gètes, les Gètes… Mais que sais-je ce qui va suivre ? Quelle aveugle précipitation ! Qui le presse ? Comment ne craint-il pas de défaillir avant l’arrivée ? Ah ! si dans l’antique épopée nous suivons de mers en mers les destinées errantes d’Ulysse jusqu’à son île chérie, qui nous dira quand finiront les aventures de cet étrange voyageur, et quand il verra de loin fumer les toits de son Ithaque ? »


Nobles paroles, fier sentiment de la liberté morale de l’homme auquel s’associe vers la fin une mélancolie toute virile ! Lorsque Chateaubriand écrivait la préface de ses Études historiques, frappé de cette page, il la détacha tout entière, et dans cette préface étincelante de noms glorieux et de citations éloquentes, la page d’Edgar Quinet brille comme un diamant. Pour moi, ce n’est pas seulement le philosophe et l’orateur que j’admire ici, c’est le poète. Je sens que les aventures de l’étrange voyageur se combinent déjà dans une imagination puissante. Ahasvérus, Napoléon, Prométhée, m’apparaissent de loin dans cette première vision.

Ce n’était pas assez pour M. Edgar Quinet d’avoir pénétré en Allemagne par les livres, il voulut visiter ses maîtres. L’université de Heidelberg était alors dans l’éclat de ses meilleurs jours. C’est là qu’il s’établit. Avec quelle ardeur il interrogeait les gardiens des mystères de la science ! Tout poète qu’il était, les plus austères travaux ne l’effrayaient pas. Il étudiait la philologie, il commentait Homère, et Frédéric Creuzer l’initiait au symbolisme religieux du monde antique. L’illustre Creuzer, que l’Allemagne vient de perdre, nous a laissé avant de mourir de curieux mémoires sur sa vie. Or ces Notes d’un Vieux Professeur (c’est le titre même de l’ouvrage dont je parle) contiennent d’intéressans détails sur le premier séjour de M. Edgar Quinet à Heidelberg. On voit par le témoignage du grand philosophe quel était le zèle du disciple et quelle confiance il inspirait à son maître. Au milieu de ces paisibles études d’université, au milieu de ces savantes mutations le long des rives du Neckar et sous le balcon, des électeurs, tout à coup des bruits de guerre retentissent ; la France va conquérir en Morée l’indépendance de la Grèce, et une commission de jeunes savans y accompagnera nos soldats. Le disciple de Creuzer n’était pas tellement épris de l’Allemagne qu’il n’éprouvât maintes fois le désir d’une existence plus active. Le monde entier l’attirait. Voyageur dans le domaine des idées, son rêve eût été de refaire, un bâton à la main, le long voyage de l’humanité, d’Orient en Grèce et de Grèce en Occident. Quelle occasion que cette guerre de Morée ! Une commission de l’Institut était chargée de désigner les membres de expédition scientifique : Creuzer, associé étranger de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, réclama de ses collègues une place pour son élève, et peu de jours après M. Quinet reçut une lettre de la main même de M. de Martignac, qui lui annonçait officiellement sa nomination[1].

Ce voyage a été raconté, dans un livre qui offre une vive peinture de la mort et de la résurrection d’un peuple, la Grèce moderne et ses rapports,avec l’antiquité. Pendant tout le printemps de 1829, les Turcs occupant Athènes et une partie de la contrée, l’ardent voyageur parcourt à cheval cette terre sainte de l’art et de l’héroïsme, encore marquée des stigmates de la servitude. Quelle misère ! quelle nudité ! Ce ne sont que scènes d’angoisse ; images d’avilissement « sur le fond immortel et béni des scènes de l’Odyssée, en face des grèves où s’étendaient les festins, les vases d’or, les tapis : paresseux et les discours sans fin de Nestor à son hôte. » M. Quinet, en vrai poète, est tout d’abord frappé de ces contrastes, et, il les rend avec une singulière vigueur ; philosophe, il songe au rôle de la Grèce dans le drame épique du genre humain, et l’histoire des migrations, des races s’éclaire à ses yeux d’une lumière toute nouvelle ; publiciste, âme libérale, il admire ces klephtes, ces pallikares, ces soldats de Tripolitza et de Missolonghi, si fiers, si ardens encore, au milieu de la désolation de leur patrie, comme si des siècles d’esclavage n’avaient point passé sur l’héroïque sol des Messéniens et les champs de bataille de Philopémen. La Grèce moderne confrontée avec la Grèce antique, la Grèce et la philosophie de l’histoire, la Grèce morte et relevée par ses fils, ces trois sujets sollicitent tour à tour l’attention du poète voyageur, et se croisent avec art dans la trame éblouissante de son récit. On a beaucoup écrit sur la Grèce depuis la révolution hellénique. Les écrivains européens en parlaient il y a trente ans, avec l’exaltation irréfléchie de la jeunesse, comme ils en parlent aujourd’hui avec un dénigrement de vieillards. Au milieu de tant d’ouvrages en sens contraire, le livre de M. Quinet a gardé un singulier caractère d’impartialité. Composé sur les lieux, inspiré par une âme enthousiaste, mais sans parti-pris, il donne l’image vive et sincère des choses. La misère et les trésors cachés de la Grèce, l’avilissement de son génie et les ressources morales, qui lui restent, en un mot tous les aspects de la réalité sont décrits par l’auteur à mesure qu’ils s’offrent à ses yeux. Un célèbre écrivain allemand, M. Fallmerayer, a vu aussi la Grèce vers l’époque où M. Quinet l’a visitée. M. Fallmerayer a un cœur de poète, et le rapprochement de la Grèce nouvelle avec la Grèce d’Homère qui a inspiré, comme à M. Quinet des peintures éclatantes. Ses principaux ouvrages, l’Histoire de Morée et les Fragments de l’Orient, peuvent rivaliser, à certains égards, avec le voyage dont nous parlons. Que de différences pourtant entre les deux écrivains ! M. Fallmerayer était persuadé que la race hellénique n’existe plus en Grèce, excepté dans quelques îles de l’Archipel, et que la race slave s’est partout substituée aux anciens habitans du sol ; c’est dire qu’il ne croyait pas à cette résurrection de la Grèce pour laquelle se passionnait l’Europe libérale et lettrée. Cette opinion, très consciencieuse chez le savant écrivain, appuyée sur de longues recherches, et qui devait être scientifiquement réfutée, lui a valu d’odieuses et sottes persécutions dans sa patrie ; les derniers événemens, si on s’arrête à la surface des choses, semblent donner raison à M. Fallmerayer, et ceux qui soutiendraient aujourd’hui que les Grecs ont du sang slave dans les veines ne s’exposeraient plus sans doute aux disgrâces qui frappèrent M. Fallmerayer il y a une trentaine d’années. Je m’en tiens pourtant à la Grèce de M. Quinet. Son tableau est vivant. J’y vois le bien et le mal, des signes de mort et des germes de vie. Tout affaissé qu’il est, ce peuple peut se relever encore. L’histoire des Hellènes depuis trente ans a-t-elle démenti ces pronostics du voyageur ? Je ne le pense pas. Si les Grecs d’aujourd’hui nous paraissent un avant-poste des Slaves, c’est que ce grand monde slave, avec sa souplesse tortueuse, les enveloppe, les presse, et que la communauté de religion a noué des liens qui se resserrent d’heure en heure entre Athènes et Saint-Pétersbourg. Opprimés longtemps par les Turcs, les frères de Botzaris se tournent naturellement vers l’ennemi des Turcs, et l’ennemi des Turcs, c’est le tsar. Que l’Europe libérale s’occupe donc de la Grèce, qu’elle protège les chrétiens d’Orient, elle déjouera ainsi les intrigues de la Russie et sauvera la Grèce de ses propres entraînemens. C’est la politique de M. Quinet ; elle ressort manifestement de son livre. Observateur impartial, il n’a pas dissimulé cette empreinte du caractère slave qui apparaît çà et là dans la physionomie de la Grèce moderne. À propos des rapsodes populaires et de ces fragmens d’épopée ignorés de la plus grande partie de la nation, il dit expressément : « La révolution grecque, étant contenue dans le mouvement de la race slave, ne peut avoir pour son poème national qu’une forme épisodique. » Ce trait une fois indiqué, il se garde bien d’y insister comme M. Fallmerayer. Sont-ce des Slaves, en vérité, ces héros de la guerre de l’indépendance ? M. Quinet en a vu plusieurs, et sous l’impression de cette rencontre il les peint avec une précision énergique. Je recommande cette scène si belle, si simple, vraiment antique, où tout à coup, sur la route d’Argos, il se trouve en face des principaux chefs de l’insurrection nationale, le chevaleresque Nikitas et Colocotroni, le dernier des vieux klephtes. M. Quinet, si enthousiaste de l’antiquité grecque, n’a pas plus de vie et de couleur quand il parle des Messéniens. « Je crois, dit-il en un autre endroit, je crois comprendre mieux la figure de Philopoemen, son ardeur de dangers, son esprit de stratagème, depuis que j’ai senti sur mes joues les moustaches fauves de Nikitas. »

Peu de temps après son retour, M. Quinet vit éclater la révolution de 1830, et, persuadé comme il l’était que 1815 avait été l’abaissement moral du pays, il la salua comme une réparation. Il achevait de rédiger son voyage en Grèce au moment même où la vieille monarchie s’écroulait. Dans sa préface, datée du 24 septembre, il s’écrie avec allégresse : « En quelques jours, une nation se renouvelle. Le voyageur qui a quitté son pays dans le deuil le retrouve dans la joie. Il s’en va pour ne plus voir dans sa ville la rougeur sur le front de chaque homme qui passe. Et voilà qu’en revenant, tout chagrin qu’il ait pu être au départ, mieux que des rayons d’or sur un golfe d’azur, mieux que les cimes empourprées du Taygète, il aime nos fleuves embourbés et leur pâle soleil, le peuple dans ses carrefours, les tombes sur les places, et nos tours gothiques qui, comme les siècles passés de notre histoire, le saluent au retour du drapeau de Jemmapes. » Des brochures politiques, l’Allemagne et la Révolution, Avertissement à la monarchie de 1830, expriment vivement la fermentation d’idées et d’espérances provoquée chez lui par la victoire des trois jours. Il ne renonce pas, croyez-le bien, à ses projets de poésie. En même temps qu’il appelle avec impatience la réparation des outrages subis par nous en 1815, il médite en silence son épopée du genre humain. Quelle forme donnera-t-il aux rêves de son imagination ? Il le demande à la France et à l’Allemagne, il le demande surtout aux vieilles poésies du peuple, aux récits chevaleresques et nationaux du moyen âge, pensant avec raison que l’épopée des âges de réflexion et d’analyse est tenue de consacrer par un art supérieur les irrégulières ébauches des âges naïfs. Les chants primitifs de la Bohême, récemment retrouvés à Prague par M. Hanka, faisaient grand bruit en Allemagne ; M. Quinet les traduit, les commente, ici même, dans l’un des premiers numéros de cette Revue, qui venait de s’ouvrir aux travaux élevés de l’imagination et de la critique. Un rapport qu’il adresse au ministre de l’instruction publique sur les vieilles épopées françaises fut aussi une révélation littéraire. La plupart des idées produites par le hardi critique sont adoptées aujourd’hui par la science la plus sévère ; en 1831, elles étaient singulièrement aventureuses, et la vieille école s’en émut. Au moment où les champions un peu superficiels du romantisme se passionnaient pour le moyen âge sans le connaître, M. Quinet y découvrait des trésors de poésie, au grand scandale de la critique routinière[2]. Ces manifestes, on le pense bien, brochures politiques ou programmes littéraires, avaient soulevé une polémique assez vive ; pendant ce temps-là, M. Quinet reprenait la route de l’Allemagne, où l’attiraient les plus doux souvenirs de ses années de jeunesse et d’étude Quelques mois après, son père est mourant, et le voilà rappelé en France, dans sa province natale. Il couvait toujours, dans, sa pensée l’ébauche de son épopée philosophique ! Tant de travaux amassés, tant d’idées ; de rêves, de visions poétiques, formaient autour de lui comme un cortège invisibles Douloureux tourment de l’artiste ! L’écrivain sans idéal est toujours satisfait de lui-même ; Edgar Quinet se demandait avec inquiétude s’il saurait donner la vie à ces fantômes, s’il réussirait jamais à trouver une forme d’art pour ces gigantesques rêveries qui embrassaient les siècles et les mondes. C’est encore au poète lui-même que j’emprunterai ses confidences. « Tu ne sais pas, écrivait-il à un ami du fond de la Bresse, tu ne sais pas quelle douleur c’est de n’entendre jamais d’autre écho que celui de sa pensée vagabonde. Ma jeunesse se consumait là dans un stérile amour de la création tout entière. J’étais noyé dans un océan sans forme et sans rivages… Quand je faisais un pas le matin sur la rosée de la grande avenue, il me semblait que la terre et l’eau se lamentaient. Pendant des journées entières, sur le bord des prés, je suivais des fantômes qui n’ont point de corps, et il y avait des idées sans noms, sans images possibles dans aucun monde, qui ne me quittaient pas… De ces tours que je bâtissais dans mes songes, de ces images à demi peintes, de ces mélodies sans voix, rien ne me restait qu’un vague enchantement ; mais aujourd’hui mes fantômes m’importunent, mon propre chaos m’obsède ; un aveugle instinct me pousse vers la lumière : il n’y a que le soleil d’Italie qui puisse dissiper mes odieuses ténèbres. » Ce moment est décisif dans la carrière de M. Edgar Quinet ; il marque la fin de ce que Goethe appelle les années d’apprentissage. Pendant cette période de préparation, le traducteur de Herder, le disciple de Creuzer, le soldat scientifique de l’expédition de Morée, a recueilli les matériaux de ses poèmes. L’heure de la rêverie est finie ; l’artiste doit terminer son œuvre. Tourmenté des visions qui l’obsèdent, fatigué de ses nuages et de ses fantômes, il va chercher le jour, le soleil, le ciel radieux : il court en Italie, et une année après il en rapporte Ahasvérus.

II

Est-ce à dire qu’Ahasvérus relève du génie latin ? Non, certes : c’est plutôt une conception à la Jean-Paul ; mais si l’on songe à l’immensité du sujet que s’était proposé le poète, à cette multitude de faits et d’idées que devait résumer son œuvre, on comprendra ce qu’il allait chercher au pays de la forme et de la lumière. Dans ce vaste pêle-mêle, il fallait introduire un ordre ; ce tableau prodigieux exigeait un cadre approprié. Quelle que soit l’exubérance de ce langage trop feuillu, comme Diderot le disait des Confessions de Jean-Jacques, il y a là une habileté de style, un mérite de composition, un soin du détail et de l’ensemble qui donnent une physionomie française à cette œuvre d’inspiration tout allemande.

Quel est donc le sujet d’Ahasvérus ? Le pèlerinage du genre humain à travers les âges. C’est surtout pour peindre de telles idées que la poésie a besoin de symboles. Goethe, voulant exprimer dramatiquement ses vues sur la destinée humaine, avait emprunté une tradition populaire au théâtre des marionnettes ; M. Quinet trouva aussi son symbole parmi les légendes du peuple. La complainte du Juif errant se prêtait merveilleusement aux interprétations du poète. Est-ce seulement la personnification d’Israël, ce vieillard à barbe blanche, qui s’en va de contrée en contrée, de forêt en forêt, sans pouvoir jamais mourir ? Quand il nous dit avec une naïveté si énergique, avec une si touchante expression de lassitude, que le dernier jugement finira son tourment, nous reconnaissons là l’humanité elle-même. M. Quinet l’avait reconnu avant nous, et cette figure qui amuse les enfans, cette figure si solennelle, si majestueuse, depuis que le poète l’a marquée de son empreinte, ne représentera plus autre chose que la race des fils d’Adam.

Je me garderai bien de donner l’analyse d’Ahasvérus ; elle a été faite ici-même, il y a vingt-cinq ans déjà, par un des maîtres de la critique. La conception, le plan, le style, les images, tout était imprévu dans ce livre. Le ciel et l’enfer de Milton, les rêves apocalyptiques de Jean-Paul sont encore des hardiesses classiques auprès des imaginations de M. Quinet. M. Magnin se chargea d’expliquer au public cette création extraordinaire, et son étude sur la nature du génie poétique à propos d’Ahasvérus est un manifeste littéraire bien autrement décisif, à mon avis, que les programmes des dernières années de la restauration[3]. Pour faire apprécier une œuvre où l’imagination s’accorde toute liberté, M. Magnin y établissait, avec une raison supérieure, les droits de l’imagination. Un philosophe illustre, très sympathique aussi à la poésie, avait été amené à la déclarer presque impossible dans un temps de réflexion et d’analyse ; M. Jouffroy (c’est de lui que je parle) trouva dans M. Magnin un contradicteur armé de toutes pièces. Une psychologie, non pas d’école, mais vivante, une psychologie qui tenait compte des ébranlemens imprimés à l’esprit humain par les révolutions de nos jours, lui permit de rectifier les vues du philosophe. « Après le grand drame de l’empire et de Sainte-Hélène, dit M. Magnin, la France eût été la plus idiote des nations, si elle se fût rendormie platement dans la poésie du XVIIIe siècle. » Qu’on relise ces belles pages, on comprendra l’impression produite par Ahasvérus. Il n’est pas donné à tous les poètes de susciter de tels critiques. Les défauts du poème de M. Quinet, l’excès des couleurs, l’abus de l’effet, le dédain des demi-teintes et des ombres, le scintillement perpétuel des images, le bouillonnement du style, tout cela est signalé avec franchise ; mais aussi comme l’inspiration du poète est comprise et expliquée !… Maintes aspirations confuses, mais sincères et ardentes, le vague espoir d’une rénovation religieuse, le rêve et le pressentiment d’un grand avenir, toutes ces émotions, tous ces élans des âmes généreuses dans une période de ce siècle aujourd’hui bien éloignée de nous, avaient trouvé un interprète enthousiaste et poétique chez M. Quinet, un interprète sympathique et réfléchi chez M. Magnin.

Cependant Ahasvérus ne soulevait-il pas les objections les plus graves ? Au milieu de cette ivresse de la philosophie de l’histoire, où était le sentiment de la liberté, de la responsabilité humaine ? L’humanité jouait bien son rôle en cette mystique épopée ; les cités, les nations, les siècles allaient se faire juger dans la vallée de Josaphat ; où était l’homme, l’homme individuel, l’homme qui a une conscience et qui doit rendre compte de ses actes ? Ces objections, un autre critique très autorisé les adressa au poète avec une singulière vigueur. Tandis que M. Magnin jugeait Ahasvérus au nom de la philosophie et de l’art, M. Vinet le jugeait au nom de la théologie chrétienne. Chrétien évangélique avant tout, M. Vinet allait droit à la pensée religieuse du livre, et il était sans doute injuste pour l’inspiration de l’auteur, lorsqu’il la résumait ainsi : « Le monde n’est selon lui qu’une improvisation hâtée et téméraire, une phrase mal rédigée, un non-sens, dont une rature va faire justice, un caprice que va remplacer un autre caprice peut-être ; ce qui revient à dire que ce monde n’est point l’ouvrage de Dieu, à moins encore que tout ceci ne soit un rêve de l’esprit universel qui s’individualise en chacun de nous, que sais-je ? de l’éternité qui a le cauchemar… » Quoi qu’il en soit, il faut lire cette critique, même après les excellentes pages de M. Magnin. Obsédé dès sa jeunesse par les inspirations du panthéisme, M. Quinet les combattra sans cesse, et il s’élèvera bientôt au sentiment le plus viril de la liberté morale ; on ne peut nier toutefois que ces inspirations ne fussent trop visibles dans son Ahasvérus, et quand on vient de fermer son livre, encore tout troublé par cette poésie tumultueuse où l’humanité semble supprimer l’individu, on écoute avec plaisir les éloquentes réclamations de M. Vinet. M. Quinet lui-même, j’ose le dire, ne les a pas lues sans profit. Au reste, la vivacité, la colère même qui éclate chez l’écrivain protestant, la vigueur et l’insistance de sa dialectique prouvent l’estime particulière qu’il fait de l’auteur. Il l’appelle une noble intelligence, un cœur exalté, une imagination puissante. Impitoyable sur le fond des choses, M. Vinet a des sympathies d’artiste pour la poésie d’Ahasvérus. « D’autres, dit-il, la loueront plus dignement, mais je ne sais s’ils l’admireront davantage… Jamais on n’a prodigué avec une nonchalance plus superbe de plus superbes images. Et comment à tant de somptuosité tant de grâce peut-elle être mêlée ? Le sentiment ne se répandit jamais avec un abandon si tendre que dans les entretiens de Rachel et de son malheureux Joseph. M. Quinet a jeté une chance de plus pour la prose poétique dans le défi qu’elle soutient depuis un temps contre la langue des vers. Rien ne peut sembler plus menaçant pour la poésie versifiée que cette prose si énergiquement rhythmique, qui paraît, en certains endroits, avoir pris tout des vers, excepté la contrainte. Pour n’être pas tenté à l’hérésie, il faut bien vite ouvrir les Feuilles d’Automne et les Harmonies ; on trouve cependant que des vers sont toujours des vers. »

On ne saurait mieux dire ; les réserves si finement insérées dans l’éloge en font un jugement définitif. Cette grâce, cette suavité de certains épisodes, qui ont séduit M. Vinet lui-même, expliquent le succès d’un livre qui semblait ne convenir qu’à un public d’initiés. Des âmes poétiques et tendres ont subi le charme ; comment ne pas dire ici que le noble artiste à qui l’on doit la Jeanne d’Arc du musée de Versailles a été une de ces âmes ? La princesse Marie d’Orléans a composé d’après Ahasvérus deux bas-reliefs qui rappellent avec originalité les idéales peintures de M. Ary Scheffer.

Ahasvérus avait paru en 1833 ; deux ans plus tard, M. Quinet publiait son poème de Napoléon. Après le symbole épique du passé, le poète avait voulu chanter le symbole épique du présent, et il avait choisi naturellement la figure prodigieuse que les événemens ont placée au seuil du monde nouveau. On devine bien quel sera le Napoléon de M. Quinet ; ce ne sera pas assurément le Napoléon réel, le politique, le législateur, le Napoléon du Moniteur et de M. de Talleyrand, comme l’a dit spirituellement M. Sainte-Beuve. M. Quinet s’attache au Napoléon populaire, et il revêt ce type d’une poésie qui lui est propre, poésie métaphysique, poésie inspirée de Herder, de Hegel et de la philosophie de l’histoire. Aux yeux du peuple comme aux yeux d’un Hegel, les détails de la réalité disparaissent ; le peuple fait la légende de l’imagination naïve, le philosophe fait la légende de l’imagination métaphysique ; ces deux légendes sont réunies dans le poème de M. Quinet. En un mot, le héros de M. Quinet est le Napoléon des premières Chansons de Béranger, le Napoléon révolutionnaire, démocratique, mais sous les lueurs étranges de cette philosophie d’où est sorti Ahasvérus. À ce Napoléon transfiguré on peut aisément opposer, même comme sujet d’un poème épique, le Napoléon de l’histoire. M. Sainte-Beuve a indiqué cette autre épopée, il en a marqué l’esprit et les conditions avec une finesse supérieure : « Ce mélange d’imagination et d’histoire, d’enthousiasme et de sévérité, de récit idéal et de prophétie sensée, de personnification symbolique en Napoléon et de réalité vivante, de carnage des camps, de ruse dans les conseils et d’équité démocratique, demanderait, pour être réduit en œuvre et conduit à bien, la vie entière d’un Virgile, d’un Dante ou d’un Milton. » M. Quinet, avec son tour d’esprit, ne pouvait songer à une telle œuvre ; bien loin de se proposer pour modèles les poètes d’une culture ingénieuse et savante, il se croyait vis-à-vis de son héros dans les conditions de l’épopée primitive, à peu près comme les trouvères du moyen âge vis-à-vis de Charlemagne. Ce point de vue, éloquemment exposé dans la préface, contesté avec beaucoup de sens par M. Sainte-Beuve, conduisait nécessairement l’auteur au Napoléon de la légende populaire. L’éminent critique que je viens de citer le suivait encore sur ce terrain, et opposait à son goût de transfiguration métaphysique le bon sens de Béranger. On savait que l’auteur des Souvenirs du Peuple préparait une épopée en chansons sur l’homme de Waterloo ; M. Sainte-Beuve l’attendait avec confiance, espérant que l’exagération populaire, comme il dit, serait tempérée par cet esprit si fin. L’éminent critique avait trop présumé de l’auteur du Roi d’Yvetot ; les Dernières Chansons ont mal répondu à son attente. Sous le coup de 1815, Béranger a chanté les émotions de la France, il a consolé la patrie, voilà sa gloire. Quand il a voulu combiner ses inspirations, quand il a essayé de réaliser l’idéal de Napoléon empereur et chef d’une démocratie, maintes considérations particulières l’ont gêné ; son œuvre est froide et contrainte. On sent le diplomate, l’homme qui manœuvre entre les partis et ménage sa popularité. Rien de pareil chez M. Edgar Quinet ; une fois son point de vue arrêté, il se livre à son inspiration avec une généreuse imprudence.

Si je rassemble, comme des témoignages, les jugemens prononcés par les maîtres, c’est pour mieux marquer la place de M. Edgar Quinet dans le mouvement littéraire de 1830. Ces choses-là sont loin de nous les traditions s’évanouissent à la génération qui s’avance, déjà vieille en naissant, ne comprend plus la poétique adolescence du XIXe siècle ; ceux qui ont vu la dernière heure de ces brillantes journées sont tenus au moins d’en protéger le souvenir. Certes il y a plus d’un défaut dans ce poème de Napoléon. L’écrivain, si à l’aise jusque-là dans sa prose souple et flottante souffre visiblement de la contrainte du vers : maintes pages sont obscures, confuses, le style manque d’unité, l’auteur ayant mêlé souvent les allures de nos vieux poèmes carlovingiens à la fermeté du langage moderne ; mais en revanche que d’inspirations vraiment épiques ! Je signale surtout les confidences de Napoléon sur son propre génie. Ces hardis monologues, où l’on voit se déployer la pensée du conquérant, reviennent de loin en loin dans le poème, et tout le bruit des chants qui suivent, chocs de nations, écroulemens d’empires, n’est que le contre-coup de cette pensée solitaire et souveraine. M. Quinet a rencontré là des accens cornéliens. « Il pénètre, dit Gustave Planche, dans la conscience même du héros, et il épie ses plus secrètes angoisses ; il recueille avidement tous les rêves dont l’image passe comme une ombre sur le front du guerrier victorieux ; il explique à sa manière, et souvent avec un hardi bonheur, les douleurs comprimées que la foule contemple dans un muet effroi. » Il y a une scène rapide et singulièrement expressive sur le champ de bataille d’Essling, lorsque Lannes, frappé à mort, dit adieu à l’empereur et lui révèle des vérités terribles :

Le monde, croyez-moi, n’est pas ce qu’il parait.
Quand on dit : il vous aime, on vous trompe ; il vous hait.


Vaines paroles, couvertes par le bruit du canon et le tumulte de la victoire ! Le vertige qui saisit les vainqueur, l’anathème qui le vient frapper, les clameurs de Saragosse éveillant des échos jusqu’au pied de l’Oural l’incendie de Moscou, la tour de Saint-Ivan se balançant comme une sorcière au-dessus de la fournaise immense, toutes ces peintures grandioses prouvent que l’enthousiasme du poète n’a pas affaibli chez lui l’amour de la liberté et du droit. C’est une belle idée d’avoir mis dans la bouche du pape ces protestations solennelles :

Partout tu dédaignas comme une arme émoussée
Le seul glaive qui dure, esprit, âme, pensée.


Qu’importe que ce soit le poète qui parle ici et non le souverain pontife ? Tous ces avertissemens, proférés par tant de bouches éloquentes, par les morts de Marengo, par les mourans d’Essling, par les rois, par les peuples, par la conscience même du conquérant, font la moralité de ce livre.

J’ai dit la moralité du livre ; il y a là en effet un progrès évident sur Ahasvérus. L’homme y apparaît libre, responsable, et le poète, comme le chœur antique, y proclame la loi du juste. De là aussi une impartialité bien rare en un tel sujet. Tant que Napoléon grandit et s’enivre de sa fortune, le poète fait retentir à ses oreilles ces mots que Bossuet emploie si bien : vanité, misère, néant de la gloire et de l’empire ! Quand de nobles vaincus succombent ou se redressent pour une lutte à mort, il a pour eux des tendresses héroïques. Rien de plus beau que son chant de Leipzig. Ces grandes levées d’armes du patriotisme insulté ont trouvé en lui un chantre enthousiaste. Enfin à l’heure où commencent nos désastres quelles émotions dans l’âme du poète ! Il se multiplie, il est partout, il ressent à lui seul tout ce qu’a ressenti la France. Tantôt il interpelle les morts, si les vivans sont las ; il évoque les vieux soldats de la républïque, Desaix, Kléber, et toutes ses batailles d’Italie et d’Égypte, pour arrêter l’ennemi sur la frontière :

On dit qu’à la frontière arborant leurs linceuls,
Trois nuits, le glaive au poing, ils la gardèrent seuls.


Tantôt il apostrophe la France, cette France trop tôt vaincue et satisfaite du joug, il la presse, il l’aiguillonne, il lui adresse sa généreuse insulte. Tantôt enfin, quand tout est perdu, le soir de Waterloo, il entonne tout à coup cette prière désolée : « Grand Dieu ! tu l’as voulu, que ta volonté soit faite ! Mais prends pitié de notre France ; relève-nous, Seigneur ! Rends-nous la vie, rends-nous l’avenir ! »

Le Napoléon de M. Quinet signifiait, par-dessus toute chose, l’avènement de la démocratie. Cette démocratie aura-t-elle un dieu ? Voilà le sujet de la troisième épopée du poète. Ahasvérus représentait le passé, Napoléon le présent ; il fallait maintenant célébrer l’avenir comme le chantre de Pollion. Or, de toutes les questions de l’avenir, la plus grande pour une âme d’élite, c’est la question religieuse. Quel sera le dieu de l’avenir ? M. Quinet, je le dis à sa louange, ne pouvait détacher son esprit de ces problèmes. Il croyait alors à une transformation du christianisme, peut-être même à la possibilité d’une révélation nouvelle. Sans se rendre un compte exact des aspirations de son âme, il appelait un verbe, un fiat lux, qui dissipât ses ténèbres. « Si c’est être impie, disait-il, de penser que le christianisme du XIXe siècle est différent du christianisme du XIIe, alors, pour ma part, je mérite l’accusation dont mon obscurité ne m’a pas toujours défendu. Si au contraire c’est être religieux de reconnaître en chaque chose la puissance de l’infini, si c’est être croyant de garder le culte des morts et la foi dans l’éternelle résurrection, si c’est être ami de Dieu de le chercher, de l’appeler,… alors celui qui écrit ces lignes est tout le contraire de l’impie. » Cette aspiration vers Dieu, cette espérance d’une nouvelle révélation religieuse, cette foi en l’éternelle résurrection, il entreprit de les personnifier dans un symbole, et il composa Prométhée.

Quel est le véritable but du Prométhée d’Eschyle ? quelle était la pensée du poète lorsqu’il portait sur le théâtre d’Athènes cet étonnant spectacle ? Chaque époque y a vu ce qui la préoccupait elle-même. De toutes ces explications, la moins exacte, mais la plus poétique, est celle qu’ont indiquée plusieurs des pères de l’église. La fable de Prométhée enchaîné par Jupiter, puis délivré par un dieu supérieur, a paru à saint Augustin, à Lactance, à Tertullien, la figure de l’humanité courbée sous le joug du polythéisme et affranchie par le Christ. M. Quinet s’empare de cette interprétation et en tire toutes les conséquences. Prométhée représentera l’âme de l’homme altérée de l’infini. Au-delà de l’Olympe, le titan aperçoit des cimes plus hautes, plus saintes, et c’est pour cela que Jupiter le cloue sur les rochers du Caucase. Le dieu qu’il a entrevu brise ses chaînes, et tous les dieux de l’Olympe s’évanouissent comme des fantômes. Le supplice est-il fini ? Non ; ce dieu lui-même, ce libérateur, un jour viendra où il ne suffira plus à l’âme agrandie du titan. Nouveau supplice, nouvelles chaînes, plus pesantes que celles du Caucase, jusqu’à ce qu’une divinité supérieure vienne encore délivrer le captif ! Telle est l’audacieuse conception de M. Quinet, et c’est ainsi qu’avec une légende du paganisme antique il peint d’avance toutes les évolutions possibles de l’avenir.

Le poète a conservé la forme du drame, du drame épique à la façon d’Eschyle. Prométhée inventeur du feu, Prométhée enchaîné, Prométhée délivré, voilà les trois parties de son œuvre. La joie virile du titan quand il crée l’homme et dérobe pour lui le feu divin remplit le premier tableau ; mais c’est dans le second et le troisième que le poète déploie les richesses de son invention. Le supplice de Prométhée, ce ne sont pas ces chaînes de fer qui l’attachent au rocher, ce n’est pas le vautour qui lui déchire le cœur, c’est l’ingratitude des hommes, c’est la raillerie des faux sages, c’est le doute surtout quand le prophète, si fort tout à l’heure contre la violence, commence à désespérer de lui-même et du dieu qu’il invoque. Toutes ces péripéties du drame de la conscience sont exprimées avec une netteté qui attestait chez l’auteur d’Ahasvérus un progrès inattendu ; le rêveur cependant n’avait sacrifié aucune de ses inspirations ; son âme éclate dans la prière qui termine le second tableau. Prométhée a retrouvé sa foi ? les sibylles, les oracles, c’est-à-dire toutes les voix supérieures de l’humanité, entonnent avec lui l’invocation au dieu inconnu.

La prière est si pressante, que le dieu apparaît enfin, C’est le sujet de la troisième partie et la peinture de l’homme moderne. Voilà bien M. Quinet tout entier, voilà le secret de sa perpétuelle inquiétude. Deux archanges, Michel et Raphaël, sont descendus des cieux auprès du titan enchaîné. Ils l’interrogent, ils écoutent son histoire, ils lui annoncent que Jupiter n’est plus, et, brisant ses fers, ils l’emmènent avec eux dans les sphères supérieures. Hélas ! il a si longtemps attendu, il a si cruellement gémi sous les étreintes du doute, que le doute le poursuit encore. Peut-il croire à cette félicité que les célestes messagers lui promettent ? Sera-ce bien là le dernier terme ? Pendant qu’il monte vers l’infini, il entend le chœur des dieux vaincus qui prédisent en ricanant la mort future du dieu nouveau. Cruelle obsession qui corrompt son bonheur ! Il en triomphe pourtant, il arrive régénéré au sein de Jéhovah, et le poème se termine par les concerts, des séraphins, qui chantent la présence éternelle de Dieu et la sainte joie de L’humanité.

En relisant ce poème après bien des années, je me demande si M. Quinet y annonçait la fin du christianisme, comme Prométhée avait annoncé la mort des dieux païens ? Je ne le pense pas. Prenons garde de nous laisser tromper par les idées toutes différentes que le poète a pu concevoir plus tard. Le principe de M. Quinet, principe vraiment philosophique, était celui-ci : tant que l’humanité n’aura pas à se prosterner devant un idéal plus beau, plus humain, plus divin que la vie et la mort de Jésus, le Christianisme est à l’abri de toutes les attaques. Seulement la loi du Christ ne se prête-t elle pas à des développemens nouveaux, à des applications plus étendues ? M. de Lamartine a dit :

Les siècles, page à page, épellent l’Evangile ;
Vous n’y lisiez qu’un mot, et vous en lirez mille.

Cette pensée suffisait alors à M. Edgar Quinet, qui se contentait volontiers d’aspirations généreuses et indécises ; ce serait se tromper gravement que d’attribuer à l’auteur de Prométhée une pensée plus nettement formulée, et surtout une pensée hostile au christianisme. Il y a même, dans ce drame épique, un retour marqué à l’inspiration chrétienne de même qu’il y a dans, la forme un effort évident vers la sobriété des maîtres. En étudiant Racine, il n’avait pas respiré en vain la pure fleur du spiritualisme chrétien et cartésien du XVIIe siècle. L’espoir d’une renaissance religieuse, d’une nouvelle résurrection du Christ, pour employer son langage, voilà quel était le résumé de ses trois poèmes. Ahasvérus, Napoléon, Prométhée, forment donc tout un cycle dans la vie de M. Edgar Quinet ; ils resteront comme le plus pur témoignage de sa pensée au moment où, loin des luttes et des excitations troublantes, elle suivait librement son inspiration et sa voie.


III

D’Ahasvérus à Prométhée le progrès est manifeste. Ahasvérus était la peinture collective du genre humain ; Prométhée, sans cesser d’être une personnification générale, présente l’étude d’une âme et de ses combats ! On craignait, et M. Quinet avait craint lui-même, que cette communion ardente avec l’humanité n’affaiblît chez lui le sentiment de la vie individuelle ; ce danger n’existait plus. La vie morale, la liberté, la responsabilité, trop absentes des premières compositions du poète, occupaient de plus en plus sa généreuse pensée. Il eut conscience de ce progrès. Voici toute une période où cette transformation de son esprit sera plus décisive encore, le philosophe terminant ce qu’a ébauché l’artiste.

C’est en 1838 qu’avait paru le poème de Prométhée ; cette même année, M. Edgar Quinet publiait une des plus belles œuvres qui soient sorties de sa plume, sa réfutation de la Vie de Jésus du docteur Strauss. Ce que j’admire le plus dans cette savante étude[4], ce n’est pas l’érudition de l’auteur, ce n’est pas la vive lumière qu’il a jetée sur les controverses théologiques de l’Allemagne, c’est son sentiment si vif, si profond, de la personnalité du Christ. Déconcertés par une attaque inattendue et sur bien des points inintelligible pour eux, nos théologiens gardaient le silence ; un philosophe prit la parole, et au nom de la raison, au nom de l’histoire, au nom de la liberté morale de l’homme) il défendit contre le mythologue allemand l’existence et le rôle personnel de Jésus. Voilà vingt ans que ces pages ont paru, et depuis lors bien des écrivains en France, en Allemagne, en Angleterre, ont traité la même question ; aucun, à mon avis, n’a égalé M. Quinet. Ce fut un succès pour l’écrivain et le penseur ! Sa physionomie se dessinait de plus en plus. Vers la même époque, avant le travail consacré à M. Strauss, mais sous une inspiration analogue, il avait donné ces belles études sur l’épopée, qui sont le commentaire de ses poèmes. Certes, il y a là bien des richesses, bien des vues ingénieuses et profondes ; la vraie théorie de l’épopée, indiquée déjà par Fauriel, par M. Magnin, par la critique allemande, est développée par M. Quinet et mise dans tout son jour. Son explication de la nécessité du merveilleux, la loi qu’il fait au poète de placer son œuvre au sein de l’intelligence divine, ce sont là des traits de lumière qui renouvellent la philosophie de l’art ; ce que j’aime surtout à signaler dans ces pages éloquentes, c’est la haute inspiration morale de l’écrivain. L’esthétique allemande, substituant l’humanité à l’homme, faisait disparaître le poète pour le remplacer par un peuple ; M. Quinet protesta victorieusement. Il fallait sans doute (et qui l’a dit mieux que lui ?), il fallait le concours de tous les sentimens, de toutes les croyances d’un siècle pour que l’épopée fût possible ; plus nécessaire encore était l’action décisive d’un génie inspiré. De même qu’il défend la personnalité de Jésus contre le docteur Strauss, il défend Homère contre Wolf. Toute cette discussion est très belle, vraiment digne d’un philosophe et d’un poète. L’auteur d’Ahasvérus voulait renverser les faux systèmes qui, mettant les forces abstraites à la place de l’homme, abolissaient partout la vie dans l’histoire et dans l’art.

Cette rectification des théories allemandes se conciliait parfaitement chez M. Edgar Quinet avec l’indépendance fougueuse qui est le fond de son esprit. Passionné pour l’épopée primitive, il maltraitait l’épopée des âges cultivés, celle-là même que sanctifie, pour ainsi dire, le génie d’un Virgile. Ces strophes amères, qui terminent l’étude sur l’épopée latine, expriment au vif le tour d’imagination de M. Edgar Quinet. La liberté de la poésie grecque ravit son âme, le méthodique esprit de Rome l’irrite, et il lui lance une ardente invective. On sait avec quelle grâce la muse latine fut défendue ; M. Sainte-Beuve s’était chargé du plaidoyer dans une épître à M. Patin. Que M. Sainte-Beuve ait raison, je le crois sans peine ; je regretterais cependant que M. Quinet n’eût pas écrit ces strophes : elles peignent bien l’ardent poète, et surtout, en cette période de sa vie, elles nous montrent quel sentiment de la liberté individuelle avait succédé à ses premières inspirations panthéistiques. Ce sentiment éclate partout dans ses œuvres de cette époque, dans ses travaux sur l’épopée française, sur l’épopée allemande, sur l’unité des littératures modernes, dans son voyage à Venise, à Florence, à Rome, à Naples, dans ses recherches d’histoire contemporaine, le Champ de bataille d’Aréole, le Champ de bataille de Waterloo, bref dans toutes ces fortes études d’histoire, de philosophie, de littérature, de politique, réunies par lui sous le titre d’Allemagne et Italie.

Ce livre marque une belle date dans la vie de M. Quinet. C’était en 1839. L’ardent poète s’était dégagé de ses entraves ; sa pensée était plus nette, son style plus rapide, il était maître de son inspiration. Ecrivain éloquent, libéral, spiritualiste, religieux, il pouvait servir de modèle et de guide aux âmes travaillées, comme il l’était lui-même, par le besoin de la science et de la foi. Un ministre qui cherchait à relever l’enseignement supérieur venait de créer plusieurs facultés des lettres en province ; il chargea M. Quinet d’inaugurer à Lyon la chaire de littérature étrangère. L’auteur d’Ahasvérus quitta sa résidence de Heidelberg, où il s’était initié à la philosophie de l’art et à la grande poésie ; son devoir désormais était de compléter l’inspiration de l’Allemagne par le cœur et l’esprit français.

Le 10 avril 1839, M. Quinet prit possession de sa chaire en présence d’un auditoire considérable. Le succès fut grand dès les premiers jours. Avant de dessiner rapidement l’histoire littéraire universelle, le professeur s’était dit : « Quelle est l’âme de toute littérature ? La pensée religieuse. De la conception de Dieu dépendent toutes les formes de l’art. L’introduction à l’histoire de l’imagination humaine, c’est l’histoire des religions. » Voilà comment M. Edgar Quinet parlait des Védas et de la Bible devant la foule suspendue à ses lèvres.

Ce brillant cours de Lyon est devenu un livre ; on le trouvera dans le Génie des Religions (1842). M. Quinet accomplissait un des vœux de toute sa vie quand il traçait cette histoire religieuse du monde. Résumant les travaux de la science depuis un demi-siècle, mettant à profit les recherches des voyageurs anglais et l’érudition hardie des Allemands, il suit, de l’Himalaya au Sinaï, la longue enfance du genre humain, et montre comment sa conscience s’est élevée de la théogonie indienne au Dieu de la Bible et de l’Évangile. Le XVIIIe siècle, considérait les dogmes comme une invention de la politique ; M. Quinet restitue à la religion la place suprême qui lui appartient. Bien loin d’être l’œuvre artificielle d’un législateur humain, la religion, selon lui, est l’intuition spontanée, par conséquent divine, de l’âme collective de l’humanité. Dans toute religion consacrée par la foi d’une race entière, il y a quelque chose de Dieu. N’est-ce pas ce qu’ont proclamé les docteurs les plus orthodoxes, quand ils ont cru reconnaître dans tous les cultes antérieurs à la venue du Messie les débris d’une révélation primitive ? Mais le sujet principal de M. Quinet, ce n’est pas tant l’origine que le génie des religions. Une fois que l’enthousiasme religieux a produit le dogme, le dogme règle tout ; l’état, la science, la philosophie, les formes diverses de l’art, tout dépend de là, et les grandes révolutions qui agitent le monde politique attestent qu’une révolution analogue est accomplie déjà dans la conscience des hommes. D’après ce résumé de ses principes, on voit tout d’abord à quelle hauteur s’est placé l’écrivain. Ce n’est jamais l’élévation qui manque à M. Quinet, mais trop souvent, dans son extase philosophique, l’œil fasciné par l’éclat des cimes, il néglige cette étude des détails qui aurait pu rectifier la marche de sa pensée. Que de questions laissées indécises dans ce splendide tableau ! Pour n’en citer qu’une seule, on ne sait pas bien, après avoir lu ce livre, quel caractère l’auteur assigne à la religion du Christ. Certes il est impossible, de parler de l’Évangile avec plus d’enthousiasme, de mieux montrer combien le christianisme était nécessaire au monde après le long et inutile travail de l’Orient, de peindre plus vivement la lutte victorieuse qu’il soutint contre tous les dieux antiques acharnés à sa perte. D’où venait cependant cette merveilleuse apparition ? Sortait-elle de la conscience de l’humanité ? La terre avait-elle enfanté le Sauveur, comme elle avait enfanté Bouddha, Ormuzd et Apollon ? Si le christianisme, selon la théorie appliquée par l’auteur aux croyances de l’antique Orient, était une manifestation spontanée de la conscience humaine, que devenait la personne du Christ ? Et si le Christ avait existé, s’il avait exercé un rôle incontestable, qu’était-ce donc que ce personnage extraordinaire ? Un dieu ou un homme ? Un dieu fait homme où un homme fait dieu ? Les questions se multiplient et demeurent sans réponse. Dans un savant travail publié ici même[5], un noble esprit trop tôt enlevé à la philosophie religieuse, M. Lèbre, reproche à M. Quinet d’avoir prématurément entrepris cette histoire des religions antiques. « Nous n’avons pas encore, dit-il, de documens assez complets pour apprécier d’une façon vraiment scientifique les différens cultes de l’Inde et de l’Assyrie, de l’Égypte et de la Perse, et M. Quinet a été amené à confondre sous un même caractère l’extrême variété des théogonies orientales. » L’objection est sérieuse ; celle que je propose me paraît plus grave encore : elle ne porte pas sur l’érudition de l’auteur mais sur le principe même de son livre. En réfutant le docteur Strauss, M. Quinet avait proclamé le rôle personnel et divin de Jésus-Christ ; d’où vient qu’il écarte ici cette question ? Évidemment le principe d’où il est parti a contrarié sa marche ; il n’a osé ni l’abandonner ni le maintenir ; le doute qu’il avait combattu chez le docteur de Tubingue est entré dans son âme : de là le vague de ses conclusions.

Je crois, pour ma part, que M. Quinet, fidèle à l’inspiration de son étude sur le docteur Strauss, pouvait affirmer le caractère surhumain du christianisme sans renoncer à son explication des religions antérieures. Quand on étudie ces choses en philosophe et non en théologien, il faut observer les faits du monde moral, comme le naturaliste observe les faits du monde extérieur ; or il y a ici des faits d’une nature absolument différente : d’un côté, les religions du vieil Orient, sorties manifestement de la conscience du genre humain à l’époque de ses créations spontanées ; de l’autre, un personnage unique, un personnage dont le rôle individuel ne saurait être contesté, et qui a fait son apparition dans une époque de réflexion et d’analyse, après les travaux de la philosophie hellénique, chez un peuple partagé en d’innombrables sectes. Pour des faits si opposés une explication commune est impossible. Si M. Quinet s’était moins préoccupé de l’unité de son livre, il n’eût pas laissé une telle lacune dans son tableau. Qu’y a-t-il donc à louer dans cette vaste et incomplète ébauche ? Un grand principe et d’admirables fragmens. Ce grand principe, c’est l’importance accordée à la religion, la place suprême qu’elle obtient dans la philosophie de l’histoire. Quant aux fragmens dont je parle, il suffit de rappeler les chapitres sur l’épopée indienne, sur la renaissance des études orientales au XIXe siècle, sur le livre de Job, sur la civilisation hellénique, principalement sur le génie de l’art. Le sentiment du progrès moral, par conséquent de la liberté et de la responsabilité individuelle, proclamé à chaque page de ce livre, éclate surtout comme un hymne dans cette glorification de la beauté. Il y a là de braves paroles, comme dit Montaigne ; répétons-les. Après avoir montré que l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique la poésie, sont les degrés par lesquels il est donné à l’imagination humaine de s’élever jusqu’à l’idéal, l’auteur s’écrie éloquemment : « Mais sont-là en effet tous les arts par lesquels on peut gravir vers la beauté ? Je crains bien d’avoir omis le premier et le plus important de tous. Les modernes n’y pensent guère dans leurs théories, les anciens n’avaient garde de l’oublier jamais. Et cet art souverain, quel peut-il être, si ce n’est celui de la sagesse, de la justice, de la vertu, ou, pour tout comprendre à la fois, l’art de la vie ?… Je ne cacherai pas la moitié de ma pensée ; oui, il y a du Phidias dans chacun de nous, parce qu’il y a du Phidias dans toute créature morale. Oui, chaque homme est un sculpteur qui doit corriger son marbre où son limon jusqu’à ce qu’il ait fait sortir de la masse confuse de ses instincts grossiers une personne intelligente et libre. Le juste, c’est-à-dire celui qui règle ses actions sur un modèle divin ; celui qui sait, quand il le faut, dépouiller la vie mortelle, comme le sculpteur dépouille le marbre, pour atteindre la statue intérieure,… voilà le dernier terme et le comble de la beauté sur terre. Voilà le poème, le tableau, l’harmonie par excellence ; car c’est une harmonie vivante, un poème vivant. L’œuvre et l’ouvrier sont intimement unis et confondus ; il n’y a rien au-delà, si ce n’est Dieu lui-même. »

On voit quelle élévation religieuse, quel enthousiasme moral animaient la pensée de M. Quinet. Ce spiritualisme viril succédant aux inspirations un peu confuses de la jeunesse n’était pas une conversion fortuite, mais le développement naturel de son âme. Le philosophe complétait le poète, l’artiste et le penseur se soutenaient l’un l’autre. Quand l’auteur d’Ahasvérus et de Prométhée écrivait ses études sur l’épopée, le Génie des Religions, et surtout la réfutation du docteur Strauss, il était en possession de toutes ses forces. Ce sont là les beaux jours de M. Edgar Quinet, c’est la période la plus complète de sa carrière ; j’y trouve l’harmonie vivante dont il parle si bien.


IV

Pourquoi cette période fut-elle si courte ? Après le succès de son cours de Lyon, M. Quinet venait d’être appelé au Collège de France par M. Villemain. C’était le moment où une école funeste transformait la religion en un parti. Au lieu de montrer que le christianisme est l’âme du monde moderne et le principe des progrès durables, des esprits judaïques s’attachaient à l’emprisonner dans le passé. L’état, l’université, la philosophie, la science, toute la société issue de 89 était livrée à l’insulte. Parmi tant d’hommes éminens que poursuivaient les pamphlétaires, M. Quinet, un des premiers, fut en butte aux outrages. Ame religieuse, faite pour la contemplation et l’étude, il était mal préparé au choc de ces passions grossières. Ce fanatisme à froid lui parut odieux. Il devait mépriser l’injure et poursuivre son œuvre ; il accepta la lutte et se laissa entraîner hors de ses voies.

Je viens de relire les ouvrages que M. Quinet a publiés sous l’impression de ces luttes : les Jésuites, l’Ultramontanisme, le Christianisme et la Révolution française, Mes Vacances en Espagne. Toutes ces discussions ont bien vieilli, c’est là ce qu’il y a de mieux à en dire. Ahasvérus, Prométhée, l’Histoire de la Poésie, l’étude sur Herder, l’étude sur le docteur Strauss, bien d’autres pages de M. Quinet sont encore pleines de jeunesse et de vie ; ses polémiques de 1843 à 1848 ne sont plus aujourd’hui que les fantômes de nos vieilles colères. L’éloquent écrivain a dit quelque part : « Je serais bien malheureux si les violences de mes adversaires avaient réussi à m’ôter l’équilibre qui fait une âme juste, car alors je serais forcé d’avouer qu’ils ont été les plus forts ; mais au contraire, comme ils n’ont pas réussi à m’enlever la paix intérieure et le désir de la justice, je suis autorisé à dire que c’est moi qui les ai vaincus. » Eh ! sans doute M. Quinet a vaincu ses adversaires, puisqu’à l’outrage et à la calomnie il n’a opposé que la philosophie et l’histoire ; j’oserai demander pourtant si une victoire comme celle-là suffisait à un esprit de cette valeur. Ne devait-il pas surtout continuer à se vaincre lui-même ? Il s’était vaincu dans Prométhée, dans l’étude sur la Vie de Jésus, dans le chapitre sur le génie de l’art, je veux dire qu’il avait accompli sur lui-même un progrès manifeste, et que sa pensée avait suivi un développement régulier et hardi. Les luttes de 1843 à 1848 ont contrarié cet harmonieux essor. Son âme était toujours généreuse, sa parole éloquente et fière ; sa pensée ne planait plus aussi librement sur les hauteurs. Poète ou philosophe, M. Quinet était quelquefois vague et indécis, il ne déclamait pas ; orateur révolutionnaire, publiciste démocratique, il a déclamé plus d’une fois. Plus d’une fois aussi il abandonnait ses principes au moment où il en poursuivait l’application. En veut-on un exemple ? Un des principes de M. Quinet peut se résumer ainsi : « On ne remplace les vieux systèmes philosophiques et religieux qu’en s’élevant au-dessus d’eux. Soyons plus spiritualistes, plus libéraux, plus tolérans, plus respectueux pour tout ce qui est de l’âme, plus pénétrés de la grandeur de l’homme que les religions auxquelles nous prétendons succéder. C’est le seul moyen de les vaincre. » Voilà une belle pensée ; c’est beaucoup de l’avoir conçue, ce n’est rien si on l’applique à faux. La pratique est tout en ces matières où il s’agit de la vie spirituelle. Quel est le système pratique, quel est l’ensemble de lois et de devoirs qui résultent de l’enseignement de l’orateur ? Il serait lui-même fort embarrassé de le formuler nettement. Dans ses leçons sur le christianisme et la révolution française, il a beau dire : « L’esprit de la révolution française est de s’identifier avec le principe du christianisme ; » on voit trop bien, si l’on va au fond des choses, qu’à ses yeux le christianisme est aboli, et que la révolution le remplace. L’auteur l’avoue assez clairement, lorsque plus loin, essayant de s’arrêter sur la pente de sa pensée, il s’écrie : « Toute grande qu’est la révolution, je ne demande pas que vous en fassiez une idole. » Idole ou non, la révolution est pour lui la loi nouvelle. Or cette confusion de la révolution, c’est-à-dire d’un fait si complexe, d’une crise formidable où toutes les puissances de l’homme sont déchaînées, où le bien et le mal, le crime et l’héroïsme, l’humanité et la bestialité, se heurtent en de monstrueux conflits, cette confusion, dis-je, de la révolution et du christianisme peut-elle être acceptée par une conscience religieuse ? Dites que la révolution a réalisé certains principes de l’Évangile, et que tout ce qu’elle a fait de bon et de durable vient de là ; dites que le monde moderne, issu de la révolution, si mal consolidé qu’il soit encore, vaut mieux que le monde du moyen âge : voilà des vérités aussi éclatantes que la lumière du soleil ; mais ces vérités-là n’intéressent que l’esprit. La religion appartient, comme dit Pascal, à l’ordre de charité ; la religion est, avant toute chose, la direction de la vie intérieure, et quelle est donc, je vous prie, dans cd domaine des lois et des devoirs, la loi supérieure à l’Évangile ? M. Michelet s’écriait, il y a vingt-sept ans : « Oh ! dites-le-moi, si vous le savez, s’est-il élevé un autre autel ? » Et personne encore n’a répondu à ce cri de son âme. Or, d’après vos prémisses, tant que vous n’aurez pas répondu à la question de M. Michelet, il vous est interdit d’ébranler la loi du Christ. Toute cette discussion manque de précision et de netteté. Ou bien M. Quinet croyait encore que l’Évangile est supérieur à l’esprit de 89, et alors il oubliait son principe quand il essayait de mettre la révolution à la place du christianisme ; ou bien, s’il voyait dans la révolution une religion meilleure qui abolissait la religion de Jésus, il était tenu d’annoncer sans détour et de formuler sans phrases cette religion nouvelle.

Une chose me frappe dans ces leçons imprudemment éloquentes. Tandis que l’orateur, enivré de sa parole, croyait avoir établi une entière communauté dépensées entre son auditoire et lui, tandis qu’il se transformait en prêtre et qu’il appelait ses fidèles à une sorte de communion générale, son auditoire ne le comprenait plus. L’union n’était qu’à la surface ; au fond, les dissentimens les plus graves séparaient le pasteur et le troupeau. On parlait bien la même langue, seulement chacun l’interprétait à sa guise. Si l’on se fût entendu, ce beau concert serait devenu bien vite un tumulte discordant. Les plus belles paroles de M. Quinet, ce qui venait du fond de son cœur et à quoi il tenait le plus était précisément ce que la masse de l’auditoire n’approuvait pas. Au contraire, ses luttes avec l’église, ses lieux-communs de polémique, en un mot la partie inférieure de son œuvre voilà ce qui excitait surtout les bravos de l’assemblée ; Lisez sa dernière leçon sur l’idéal de la démocratie : quels élans de spiritualisme ! Quelle condamnation du matérialisme, du socialisme, de toutes les convoitises grossières de nos jours ! L’âme patricienne et presque sacerdotale de M. Quinet reparaît ici tout entière. Quant aux auditeurs qui s’enthousiasmaient de parti-pris, ils étaient tout étonnés, en y réfléchissant mieux, d’avoir applaudi un programme si chrétien. Quelques-uns, plus avisés, protestaient par leur silence. On peut lire là-dessus de très curieux détails dans un livré de M. Arnold Ruge, intitulé Deux Années à Paris. M. Arnold Ruge était venu à Paris, comme M. Charles Grün, le maître de philosophie de M. Proudhon, pour y étudier le travail souterrain de la démocratie : les leçons de M. Quinet étaient bien loin de répondre à son attente. Plus pénétrant que le jeune public de M. Quinet, plus exercé du moins à la dialectique révolutionnaire, le chef de la gauche hégélienne avait bien senti chez l’orateur ce que j’appelais tout à l’heure une âme sacerdotale. Il va jusqu’à lui reprocher d’être encore rempli des inspirations du catholicisme[6]. C’ était le jour où M. Quinet disait si bien :’ « En dépit de toutes nos forfanteries de princes, après nous être couronnés de myrte, nous ne pouvons, même sur ce trône de l’avenir, nous passer de larmes, de crucifiement d’immolation, de sainteté morale. Homme, genre humain, grand roi, nouveau parvenu, qui as déjà le vertige, tu ne te délivreras pas du berceau, ni de la mort, ni de la soif de l’invisible, du beau éternel, du vrai, du pur sans tache et sans déclin. » Ces paroles étaient trop belles, on ne devait pas les comprendre. Il se faisait donc une singulière illusion quand il terminait ainsi : « Nous nous connaissons désormais et nous n’avons plus besoin d’explications mutuelles ! » Je crois au contraire que l’auditoire et l’orateur se connaissaient mal. L’assemblée était trop révolutionnaire pour le tribun ; le tribun était trop spiritualiste pour l’assemblée.

Le même malentendu s’est reproduit et d’une façon bien plus sensible encore, après la révolution de février. La plupart des hommes qui entouraient alors M. Quinet étaient incapables de comprendre, encore moins d’approuver, la généreuse inspiration des livres qui demeureront l’honneur de son nom. Il est vanté aujourd’hui par des gens qui ne tiendraient nul compte de ses nobles poèmes ; ceux qui l’admiraient en 1840 ont été obligés de se séparer de lui. Je ne serais pas étonné que cette période de 1848 à 1851 ait été pour M. Quinet une période de tristesse. Traversons-la rapidement. Que M. Quinet ait siégé à l’assemblée constituante, à l’assemblée législative, et commandé une légion de la garde nationale de Paris, cela n’ajoute absolument rien à la physionomie morale de celui qui écrivit le mystère d’Ahasvérus. À Dieu ne plaise ne de son pays ! Sachons bien seulement, que cette participation a lieu sous plusieurs formes ; il y a, les hommes de pensée comme il y a les hommes d’action. M Quinet avait pris place dans un bataillon qui n’est pas le sien. Je n’en dirai rien de plus. Je ne parlerai pas davantage de ses brochures politiques, l’État de Siège, l’Impôt sur le Capital, la Révision. Signalon (seulement une œuvre sérieuse, les Révolutions d’Italie, résumé de plusieurs années d’études achevées publié pendant cette période. L’histoire des vicissitudes de l’Italie depuis les premiers temps du moyen âge est un imbroglio inextricable ; M. Quinet a cru trouver le rayon de lumière qui met dans leur vrai jour ces faits incohérens. Il montre les traditions de l’empire romain pesant sur l’Italie du moyen âge et la façonnant d’avance à toutes les servitudes. L’histoire de l’Italie moderne est une lutte contre cette servitude, lutte souvent tragique, représentée par une succession de grands hommes en qui tout un peuple souffre et meurt. « Dans aucun pays, dit l’auteur, on ne vit si fréquemment la vie générale s’arrêter, se glacer, la patrie disparaître, et à sa place surgir quelques grands individus qui semblent hériter de l’existence d’un monde détruit. Je montrerai dans le fond de leur cœur le travail continu d’une nation qui se cherche. » L’idée est neuve, hardie, et elle vivifie une érudition très variée. Il y a là sans doute des opinions très contestables, principalement en tout ce qui tient au saint-siège[7] ; mais les études littéraires, les chapitres sur Dante, Boccace, Pétrarque, Machiavel, Michel-Ange et Raphaël, Arioste et le Tasse, Giordano Bruno, Alfieri, attestent que les diversions politiques n’avaient pas affaibli chez M. Edgar Quinet l’intelligence enthousiaste de la philosophie de l’art.

J’ose dire que les leçons de la vie publique n’ont pas été inutiles à ce rare esprit. Personne n’a plus noblement supporté les tristesses de l’exil. Sa conscience, rendue à elle-même, s’est interrogée avec franchise. De beaux travaux sont sortis de là, la Fondation de la République des Provinces-Unies, la Philosophie de l’Histoire de France, les Roumains, trois grandes pages que les lecteurs de ce recueil n’ont certainement pas oubliées[8]. Je signale surtout le drame des Esclaves, publié en 1853. Ce drame, une des œuvres les plus intéressantes de M. Edgar Quinet, est une invective terrible contre la démocratie. En parlant tout à l’heure des leçons de M. Quinet sur l’idéal démocratique de la France, leçons qui avaient si fort déplu aux révolutionnaires, j’appelais l’orateur un esprit sacerdotal ; ce prêtre, ce prêtre irrité éclate enfin, et c’est dans le drame des Esclaves qu’il jette l’anathème à son peuple. Il rêvait une démocratie spiritualiste et purifiée comme un temple ; le matérialisme, avait tout déshonoré : comment un cri de douleur et d’indignation ne serait-il pas sorti de ses lèvres ? Voilà le sens de ce Spartacus trahi par ses compagnons. Cette œuvre, qui a passé presque inaperçue, contient des beautés du premier ordre. La dégradation de l’âme par la servitude y est peinte en traits brûlans, et il n’est pas impossible que M. Frédéric Halm se soit inspiré du Gallus de M. Quinet pour peindre le gladiateur de Ravenne. Le rôle de Cynthie, si noble, si poétique, a pu fournir aussi quelques traits à la Thusnelda de l’écrivain allemand.

C’est ainsi que M. Edgar Quinet avait renoué la chaîne de ses meilleures inspirations. Lorsque, dans son étude sur Marnix de Sainte-Aldegonde, il montrait quelles vertus, quelles convictions fortes avaient fondé la république des Provinces-Unies ; lorsqu’il recueillait avec tant de piété les traditions des Roumains et provoquait la résurrection d’une noble race ; lorsque, dans la Philosophie de l’Histoire de France, il réfutait les théories fatalistes qui condamnent la terre des Gaules à une interminable tutelle sous une série de dictatures ; enfin lorsqu’il mettait si vivement en scène l’enthousiasme libéral et spiritualiste d’un petit nombre d’âmes et la lâcheté de la multitude, il recommençait cette belle période où ses travaux de philosophe et de poète se développaient harmonieusement. Heureux retour aux choses de la pensée pure ! L’artiste reprenait possession de ses domaines. Une seule fois (pourquoi suis-je obligé d’en parler !) les influences funestes l’ont vaincu ; il a voulu redevenir homme d’action. Imagination ardente, cœur généreux, M. Quinet a reçu la mission de reproduire en tableaux épiques la vie morale du XIXe siècle ; il est fait pour chanter et philosopher sans conclure. Or il a voulu conclure[9], et cette conclusion est un démenti aux travaux de sa vie entière ; il a voulu formuler sa suprême pensée, et il s’est calomnié lui-même dans cette formule. Quoi ! l’auteur de la réfutation du docteur Strauss ne voit d’autre moyen de salut pour la liberté que l’extirpation du christianisme ! Ce sont là les cris du délire ; encore une fois, rappelons simplement à M. Quinet le principe qu’il proclamait naguère : quelle loi plus haute avez-vous découverte ? Qu’avez-vous trouvé depuis le jour où vous vous adressiez en ces termes, non pas même au christianisme, mais à Rome : « Tu es pour moi t’éternelle madone assise sur tes ruines, et pleurant dans ta campagne au pied de la croix du monde… Mon cœur privé de toi est plus vide en te quittant que ta vide maremme, et mon désert plus grand que ton désert, depuis le pied des montagnes jusqu’aux rives de la mer ? »

Quelle est en définitive l’évolution littéraire de M. Quinet ? Après s’être préparé par l’étude et les voyages à son rôle de poète épique du XUXe siècle, l’auteur d’Ahasvérus est allé de la poésie à la critique, à la philosophie et à l’histoire, sans renoncer pour cela aux inspirations enthousiastes de sa jeunesse. Le point culminant de sa carrière, c’est celui où, composant son Prométhée, il publie ses travaux sur l’épopée grecque française, allemande, et médite sa réfutation du docteur Strauss. Jusque vers 1840, ce développement s’est accompli en ligne droite avec une régularité harmonieuse ; depuis cette date, il y a eu des déviations, puis des retours au vrai, suivis de déviations nouvelles. Le drame des Esclaves, la Philosophie de l’Histoire de France, Marnix de Sainte-Aldegonde, ont rouvert pour lui une période analogue à celle qu’avaient signalée l’Histoire de la Poésie et la Vie de Jésus. Poésie et philosophie, critique et histoire, voilà le vrai domaine de M. Quinet. Le champ est assez vaste pour la pensée la plus hardie. Que M. Quinet n’abandonne pas ces régions supérieures. Chaque fois que le poète chez lui a voulu se transformer en publiciste et le philosophe en législateur, on l’a vu déchoir et se perdre. L’auteur de la réfutation du docteur Strauss associé à l’auteur des Mystères de Paris, est-ce bien là le maître que nous avons aimé ? Nous avons pour lui une ambition plus haute. Soit qu’il se réfugie dans la poésie pure, comme on nous l’annonce, et qu’il se console des tristesses de l’exil par une œuvre d’imagination qui couronnera sa carrière, soit qu’il continue ses études de philosophie et de critique sur le développement de l’esprit humain, le domaine de sa pensée est le christianisme idéal. Qu’il y retourne, il se retrouvera lui-même. Milton, après la chute de ses espérances, brisait sa plume furieuse, et demandait la sérénité à ses contemplations sublimes. M. Edgar Quinet, rentré en possession des idées qui lui ont inspiré ses meilleures pages, pourra s’écrier aussi, comme le grand aveugle : « Salut, sainte lumière ! — Hail, holy light ! »


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

  1. Voici la note que je trouve dans les Mémoires de Creuzer ; « Parmi mes auditeurs se trouvait alors M. Edgar Quinet dont j’ai déjà parlé, et qui est connu de tout le monde aujourd’hui comme écrivain et comme professeur. Dans son enthousiasme pour la Grèce, il me pria de le proposer à mes amis de l’Académie pour une des places à donner dans l’expédition scientifique. Je le fis, et j’eus le bonheur de réussir, comme l’atteste la lettre suivante de M. Hase :
    « Paris, 10 décembre 1828.
    « Eπεα πτεοετα, très honoré monsieur et ami, je laisse tout de côté pour vous apprendre sans retard que la commission de l’Institut chargée de désigner les savans et artistes destinés à aller en Morée, et qui se compose de MM. Cuvier et Geoffroy, Saint-Hilaire pour l’Académie des Sciences, de M. Rochette et de moi pour l’Académie de Inscriptions, de MM. Huyot et Percier pour l’Académie des Beaux-Arts, dans sa séance d’hier soir, mardi ; sur la proposition de M. Rochette et la mienne, a désigné à l’unanimité M. Edgar Quinet pour le philologue associé à cette mission scientifique. J’ai devant moi la lettre que nous adressons tous les six à M. le ministre de l’intérieur ; je viens d’y intercaler cette phrase : « Et surtout M. Quinet, jeune savant français, qui a perfectionné à l’école du professeur Creuzer à Heidelberg des talens et des connaissances dont il trouvera sans doute en Morée les moyens de faire l’application la plus utile… » Communiquez je vous prie, cette nouvelle à votre jeune ami. Il recevra sa nomination officielle dans quelques jours… » L’illustre professeur de Heidelberg est tout heureux de ce succès ; il raconte ensuite ses rapports avec l’Académie des Inscriptions au sujet de l’expédition scientifique de Morée, il mentionne les questions géographiques et archéologiques adressées par lui aux voyageurs sur la demande expresse de l’Institut, puis il ajoute : « Du 5 février au 24 avril 1829 ; j’ai reçu de M. Quinet une série de lettres datées de Toulon, de Modon, de Mavromati, d’Égine, et si je n’en dis rien ici, c’est que M. Quinet lui-même, dans son livre sur la Grèce, a raconté en détail tous les événemens de son voyage. Je possède aussi un recueil d’inscriptions manuscrites qu’il a copiées pour moi en Grèce, et quelques médailles antiques dont il m’a fait présent. »
  2. Des savans même, et du premier ordre, repoussaient avec dédain ces innovations, qu’ils devaient accueillir plus tard et confirmer par de nouvelles recherches. M. Raynouard s’indignait qu’on pût voir des élémens celtiques dans les poèmes du cycle d’Arthur. M. Génin niait qu’il y eût des poèmes carlovingiens en vers de douze syllabes ; l’éditeur de la Chanson de Roland a prouvé depuis qu’il avait mieux étudié, sur les indications de M. Quinet, notre vieille littérature nationale. M. Quinet, en un mot, a donné la première impulsion à ce mouvement d’études qui a débrouillé nos origines poétiques. Il a précédé même dans cette voie le docte et ingénieux Fauriel, qui a été sur tant de points l’initiateur littéraire du XIXe siècle.
  3. Voyez la Revue du 1er décembre 1833.
  4. Voyez la Revue du 1er décembre 1838.
  5. Livraison du 15 avril 1842.
  6. Voyez Zwei Jahre in Paris, von Arnold Ruge, 2 vol. ; Leipzig 1846 ; Tome II, pages 295-303
  7. M. Quinet croit que la disparition du catholicisme transformerait et relèverait la race romane. Il n’y a qu’un mot à répondre : en admettant même que la race romane fût en danger de mort, comme le pense M. Quinet, le remède qu’il propose serait impuissant. Le catholicisme n’est pas seulement une cause, mais une effet. Ce n’est pas le catholicisme qui a façonné la race romane, c’est la race romane qui, en s’assimilant l’idée chrétienne, en l’organisant d’après les tendances de sa nature, a produit le catholicisme, de même que la race germanique a produit les églises protestantes. La différence des deux races, moins sensible avant le XVIe siècle, existe pourtant au sein même de la chrétienté du moyen âge. Le protestantisme germanique est bien antérieur à Luther, de même que l’esprit catholique est bien antérieur chez la race romane à l’établissement définitif du saint-siège. Des esprits pénétrans, M. Émile Montégut, M. Ernest Renan, ont déjà développé ce point de vue, que l’étude chaque jour plus approfondie du moyen âge confirme d’une manière éclatante. Prêcher à la race romane une révolution religieuse, c’est vouloir qu’elle se transforme en race germanique.
  8. Voyez la Revue du 1er, du 15 mai, du 1er juin 1854, du 1er mars 1855, du 15 janvier et 1er mars 1856.
  9. Voyez la préface ajoutée aux Œuvres complètes de Marnix de Sainte-Aldegonde sous ce titre : la Révolution religieuse au dix-neuvième siècle.