Élégies/Élégie troisième

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Le Deuil des primevères : 1898-1900Mercure de France (p. 30-31).

ÉLÉGIE TROISIÈME


Ce pays a la fraîcheur molle des bords des eaux.
Les chemins s’enfoncent obscurément, noirs de mousses,
vers des épaisseurs bleues pleines d’ombre d’amour.
Le ciel est trop petit sur des arbres trop hauts.
C’est ici que je viens promener ma tristesse,
chez des amis et que, lentement, au soleil,
le long des fleurs je m’adoucis et je me traîne.
Ils s’inquiètent de mon cœur et de sa peine,
et je ne sais pas trop ce qu’il faut leur répondre.


Peut-être, quand je serai mort, un enfant doux
se rappellera qu’il a vu passer dans l’allée
un jeune homme, en chapeau de soleil, qui fumait
sa pipe doucement dans un matin d’Été.

Et toi que j’ai quittée, tu ne m’auras pas vu,
tu ne m’auras pas vu ici, songeant à toi
et traînant mon ennui aussi grand que les bois…
Et d’ailleurs, toi non plus, tu ne comprendrais pas,
car je suis loin de toi et tu es loin de moi.
Je ne regrette pas ta bouche blanche et rose.
Mais alors, pourquoi est-ce que je souffre encore ?

Si tu le sais, amie, arrive et dis-le-moi.,
Dis-moi pourquoi, lorsque je suis souffrant,
il semble que les arbres comme moi soient malades ?
Est-ce qu’ils mourront aussi en même temps que moi ?
Est-ce que le ciel mourra ? Est-ce que tu mourras ?


1890.