Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre III

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CHAPITRE III.
De la Mémoire et des Souvenirs


La mémoire est une seconde espèce de sensibilité. La première consiste à être affecté d’une sensation actuelle ; la seconde à être affecté du souvenir de cette sensation. Mais ce souvenir lui-même est une sensation ; car c’est une chose sentie, c’est une sensation interne, mais d’un autre genre que celles dont nous parlions tout à l’heure.

En effet le souvenir d’une sensation n’est point la même chose que la sensation même ; quand je me rappelle que j’ai souffert, je n’éprouve pas la même affection que quand je souffre actuellement. Il paraît assez vraisemblable que, quand nous sentons une sensation, le mouvement quelconque qui s’opère dans nos nerfs va de la circonférence au centre ; et que, quand nous sentons un souvenir, il se porte du centre à la circonférence ; ce qui aiderait à le croire, c’est que quand le souvenir est très-vif, il va quelquefois jusqu’à réveiller la sensation elle-même dans la partie où elle a été sentie ; il semble qu’alors, en vertu de ce fort ébranlement tendant du centre à la circonférence, il y ait une nouvelle réaction de la circonférence au centre qui reproduise le premier mouvement. Mais ce ne sont là que des conjectures ; le jeu mécanique de nos nerfs a échappé jusqu’à présent à toutes les observations.

J’ai dit que la mémoire consiste à sentir les souvenirs des sensations passées : entendez qu’elle consiste aussi à sentir les souvenirs de nos jugemens, de nos desirs, de toutes nos idées composées ; et même de nos souvenirs eux-mêmes, car continuellement il nous arrive de nous souvenir d’impressions qui ne sont elles-mêmes que des souvenirs.

On a excessivement admiré cette faculté appelée la mémoire ; et certes ce n’est pas sans raison ; mais, pour être juste, il aurait fallu commencer par s’émerveiller de celle nommée sensibilité ; car s’il est très-surprenant qu’un être quelconque ait la propriété d’être affecté du souvenir d’une impression qu’il a reçue, il ne l’est pas moins que cet être soit capable d’être modifié de tant de manières par l’effet de tout ce qui l’approche. L’un et l’autre sont des résultats d’une organisation dont les ressorts secrets sont impénétrables pour nous. Tout est également admirable dans la nature, depuis la moindre végétation jusqu’à la plus sublime pensée. Mais se borner à l’admirer et à la célébrer, c’est employer son temps d’une manière très-stérile et qui n’apprend rien. Vouloir la deviner, lui supposer des causes et des origines, est très-dangereux ; c’est une source inépuisable d’égaremens et d’erreurs. La seule chose utile est d’étudier ce qui est ; cela conduit à le connaître et à en tirer tout le parti possible pour notre avantage. Suivons donc nos recherches.

On demande s’il est de l’essence de la mémoire que, quand nous sentons un souvenir, nous sentions qu’il est la représentation d’une impression passée, c’est-à-dire que nous sachions toujours que c’est un souvenir. Je réponds que non ; car il m’arrive souvent d’avoir une idée que je crois nouvelle pour moi, et, le moment d’après, je trouve que depuis long-temps je l’ai écrite quelque part, preuve sans réplique que je puis avoir un souvenir sans avoir en même temps la conscience que c’est un souvenir. C’est-là une preuve de fait bien suffisante, car elle est péremptoire ; cependant on peut encore y ajouter une preuve de raisonnement. En effet, sentir une impression actuelle à l’occasion d’une impression passée, c’est-là le propre de la mémoire. Mais ensuite reconnaître que cette impression actuelle est une représentation de l’impression passée, en est le souvenir, c’est sentir un rapport d’identité ou de ressemblance entre ces deux impressions. Or, sentir un rapport est un acte du jugement. Ce n’est donc pas un effet de la simple mémoire, telle que nous la considérons, séparée et distincte de toute autre faculté intellectuelle. On pourrait donc, tout au plus, demander si cet acte du jugement est toujours et nécessairement lié à tout acte de la mémoire ; or l’exemple que je viens de citer répond pleinement à cette dernière question.

Ce qui a jeté quelques nuages sur ce point d’idéologie, c’est que quand nous avons le souvenir d’une sensation proprement dite, nous ne manquons jamais de reconnaître que ce n’est pas la sensation elle-même. Quand je pense à une douleur que j’ai éprouvée, je sens très-bien, excepté dans des cas fort rares, que ce n’est pas cette douleur elle-même que je ressens. Mais quand il s’agit d’impressions moins différentes entre elles qu’une douleur et un souvenir, ce jugement nous échappe souvent ; et, quand il a lieu, il est un effet de la faculté de juger, et non pas une suite nécessaire de celle de se ressouvenir. Je ne crois pas que cela puisse souffrir de contradiction.

J’aurais pu, à propos de la sensibilité, mettre en avant une question fort analogue à celle que je viens d’élever au sujet de la mémoire ; mais j’ai préféré de ne vous la proposer qu’après celle-ci, parce que la solution en sera plus facile. On demande s’il est de la nature de la sensibilité que quand nous éprouvons une sensation quelconque, nous reconnaissions d’où elle nous vient ; c’est-à-dire que nous la rapportions au corps qui en est la cause, ou au moins à l’organe qui nous la transmet. Prenez garde à l’état de cette question ; au fond elle n’est pas plus difficile que celle que nous venons de résoudre ; mais elle demande cependant un peu plus d’attention, parce que nous ne pouvons pas y répondre directement par un exemple comme à l’autre.

En effet, presque dès les premiers momens de notre existence, nous savons que nous sommes environnés de corps qui agissent sur nous de mille manières ; que nous avons nous-mêmes un corps et des organes qui reçoivent leurs impressions ; que nous n’avons aucune sensation externe qui ne vienne de l’action de ces corps sur ces organes, et que toutes nos sensations internes sont l’effet des mouvemens qui s’opèrent dans l’intérieur de ces mêmes organes. Toutes ces connaissances précèdent en nous tous les temps dont nous nous souvenons : la preuve en est que nous ne nous rappelons pas de les avoir acquises. En conséquence, nous avons de temps immémorial l’habitude de rapporter nos sensations à tout ce qui les cause ; et nous sommes bien tentés de croire qu’il est dans la nature même de toute sensation d’indiquer d’où elle nous vient, et que c’est là une propriété de la sensibilité.

À la vérité les mouvemens très-vagues des enfants dans le premier âge nous indiquent qu’ils éprouvent des sensations pendant quelque temps, avant de savoir d’où elles leur viennent. Nous-mêmes, si nous reconnaissons presque toujours quel est l’organe par lequel nous vient une sensation, nous ne distinguons pas toujours le corps qui a agi sur lui, ni où il est précisément : enfin nous nous trompons même quelquefois sur l’organe qui est affecté ; il nous arrive de prendre l’un pour l’autre. Ces observations indiquent bien qu’il n’est pas absolument de l’essence de la sensation de faire connaître d’où elle vient ni par où elle vient ; qu’on sent souvent sans savoir cela, et que, par conséquent, ce ne sont pas deux choses inséparablement unies. Cependant tous ces faits ne sont pas aussi décisifs que celui que j’ai allégué à propos de la mémoire. On pourrait essayer d’expliquer ceux-ci par les circonstances de notre organisation. À défaut de la preuve de fait, ayons donc recours à la preuve de raisonnement, qui nous a déjà réussi. Disons de la sensibilité ce que nous avons dit de la mémoire.

Sentir une sensation est un acte de la sensibilité proprement dite ; et sentir que cette sensation nous vient d’un tel corps et par tel organe, c’est sentir un rapport entre cette sensation et ce corps ou cet organe ; c’est un acte du jugement. Ainsi il est évident qu’il n’appartient pas à la sensibilité proprement dite, et que par conséquent l’un n’est point essentiellement et nécessairement inséparable de l’autre. Concluons donc, quoique cela répugne à nos habitudes les plus invétérées, qu’il n’y a rien dans la simple sensation qui indique d’où elle vient ni par où elle vient ; et qu’il a pu y avoir un temps où nous sentions sans juger, sans savoir que nous avions un corps et des organes, et sans connaître enfin que nous voyions par l’œil, que nous tâtions par la main, et que ce que nous voyions et touchions était des corps.

Je dis, qu’il a pu y avoir un temps, et non pas qu’il y a eu un temps. Car en convenant de la justesse du raisonnement que nous venons de faire, et auquel il me paraît impossible de se refuser, il est très-possible de demander si ces deux facultés de sentir et de juger ne naissent pas ensemble ; si elles ne résultent pas en même temps de notre organisation ; si leurs actes ne sont pas toujours simultanés et confondus, ce qui produirait le même effet que si elles n’étaient qu’une seule et même faculté : et ensuite on peut demander comment, en supposant que cela ne soit pas ainsi, il se fait que nous parvenons à connaître que notre corps existe, qu’il en existe d’autres, et que ce sont là les causes et les moyens de nos sensations.

Sans vouloir encore traiter à fond ces deux questions secondaires, je dirai, à l’égard de la première, que les faits allégués ci-dessus commencent à prouver que la faculté de juger ne se développe qu’après celle de sentir ; et que nous le reconnaîtrons encore plus clairement dans le chapitre suivant, où nous allons parler du jugement.

Quant à la seconde question, je vous promets que, quand nous en serons là, je vous montrerai comment nous apprenons successivement et graduellement à connaître que les corps existent, et qu’ils sont les causes de nos sensations ; et je me persuade que l’explication que je vous donnerai de ce phénomène ne vous laissera rien à desirer. Mais, quand même je serais dans l’erreur, quand les explications que je vous donnerai ne seraient pas satisfaisantes, il s’ensuivrait seulement que je me suis trompé, que j’ai mal vu la manière dont le fait arrive, qu’il faut la chercher de nouveau. Mais il n’en faudrait pas conclure que la sensation toute seule nous donne la connaissance de ce qui la cause ; car il n’en serait pas moins vrai que quand on ne fait uniquement que sentir, on n’apprend pas par ce seul acte d’où vient la sensation : car sentir et juger sont deux choses différentes, qui sont quelquefois séparées. Voilà ce dont il ne faut pas se départir, puisque cela est indubitable. Il ne semble pas que ce soit avoir fait un grand pas que de s’être assuré d’une vérité si simple ; cependant vous verrez dans la suite que bien des philosophes s’égarent pour n’y pas faire assez d’attention, et que nous, nous en tirerons des conséquences très-importantes.

Vous n’avez vraisemblablement jamais observé avec tant de scrupules les divers élémens de votre intelligence, et sûrement vous êtes surpris que l’on découvre des parties distinctes dans des choses qui paraissent d’abord aussi indécomposables ; et que des choses qui semblent si simples donnent lieu à tant de questions délicates. Peut-être aussi trouvez-vous ma marche un peu lente, et mes recherches minutieuses ; mais soyez sûrs qu’on gagne bien du temps en n’allant pas trop vîte, et qu’on ne connaît bien que ce qu’on a examiné en grand détail. Bientôt vous verrez que nous serons récompensés de notre patience. Pour le moment je n’ajouterai rien au peu que je vous ai dit de la mémoire avant cette digression. Il me suffit de vous avoir fait connaître exactement ce que c’est, et en quoi elle consiste. Passons au jugement. Quand nous aurons ainsi examiné, pour ainsi dire, pièce à pièce toutes les parties de la faculté de penser, nous les rassemblerons pour les voir agir ; et c’est alors que nous ferons des progrès qui seront rapides sans cesser d’être sûrs.