Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre XII

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CHAPITRE XII.
De la Faculté de nous mouvoir et de ses rapports avec la Faculté de sentir.


Mes jeunes amis, je vous ai montré quels sont les élémens de nos idées ; je vous ai expliqué comment ces élémens forment toutes nos idées composées, et je vous ai fait voir en quoi consiste la réalité de l’existence des êtres que ces perceptions nous font connaître ; j’ai ajouté à ces explications quelques applications et quelques discussions qui me paraissent satisfaisantes ; ainsi je crois avoir rempli la tâche que je m’étais imposée, de vous apprendre ce que vous faites quand vous pensez. Cependant, avant de quitter ce sujet, je crois devoir encore examiner avec vous quatre objets importans, savoir, 1° jusqu’à quel point notre faculté de penser est dépendante de notre volonté ; 2° quelles modifications apporte dans notre pensée la fréquente répétition de ses actes ; 3° ce que, dans l’état actuel de la raison humaine, la faculté de penser des hommes en société doit au perfectionnement graduel de l’individu et à celui de l’espèce ; 4° l’influence de l’usage des signes sur ces deux espèces de perfectionnement. Ces quatre nouvelles manières de considérer nos facultés intellectuelles nous apprendront à les mieux connaître, et nous donneront la solution de plusieurs questions, et entr’autres de celle que nous nous sommes proposé dans le chapitre précédent, savoir en quoi consiste la difficulté que tout homme éprouve à se rendre compte de ce qui se passe en lui quand il pense.

Pour réussir dans ces recherches, il faut agrandir le champ de nos observations. Nous ne devons plus nous borner à examiner notre faculté de penser, isolée et abstraite des autres circonstances de notre existence, il faut considérer notre individu tout entier et dans son ensemble. Deux phénomènes principaux s’y font remarquer ; l’un est cette capacité, ce pouvoir que nous avons de recevoir des impressions, d’avoir des perceptions, en un mot, d’éprouver des modifications dont nous avons la conscience. C’est ce que nous appelons la faculté de penser ou de sentir, en prenant ce mot dans le sens le plus étendu.

L’autre est cette capacité ou ce pouvoir que nous avons de remuer et de déplacer les différentes parties de notre corps, et d’exécuter une infinité de mouvemens tant internes qu’externes, le tout en vertu de forces existantes au-dedans de nous, et sans y être contraints par l’action immédiate d’aucun corps étranger à nous. C’est ce que nous appelons la faculté de nous mouvoir.

Ces deux phénomènes sont également le résultat de notre organisation ; nous pouvons bien les diviser par la pensée pour examiner séparément et successivement les effets de l’un et de l’autre ; mais, dans la réalité, ils sont inséparables : le premier, au moins, ne peut exister sans le second ; car quoiqu’il soit vrai qu’il s’opère beaucoup de mouvemens en nous sans que nous en ayons la conscience, sans qu’ils nous causent la moindre perception, il est certain que nous ne pouvons concevoir aucune perception produite en nous, même la plus purement intellectuelle, sans un mouvement quelconque opéré dans quelqu’un de nos organes. Ainsi, à prendre les choses telles qu’elles sont, nous ne devons regarder l’action de penser ou sentir que comme un effet particulier de l’action de nous mouvoir, et la faculté de penser que comme une dépendance de la faculté de nous mouvoir. Celle-ci mérite donc bien de fixer notre attention.

J’ai dit que nous avons le pouvoir de faire des mouvemens en vertu de forces existantes au-dedans de nous, et sans y être contraints par l’action immédiate d’aucun corps étranger. Je ne prétends pas pour cela qu’il existe en nous un principe essentiellement actif et vraiment créateur d’une force absolument nouvelle, indépendante de toutes celles qui existent dans le monde, ensorte qu’en vertu de notre énergie propre la quantité du mouvement se trouve augmentée d’un moment à l’autre dans l’univers par notre action. Au contraire, et cela est essentiel à remarquer, des expériences rigoureuses prouvent que quand un homme se suspend à la corde d’une poulie, il n’agit sur elle qu’en vertu de son poids, et ne peut rien au-delà ; que quand il pousse contre un mur ou contre un fardeau, il réagit contre le terrain sur lequel il s’appuie avec une force égale à celle qu’il applique à la résistance ; qu’il en est de même quand il soulève un poids ; qu’enfin il n’agit jamais que comme poids, ou comme ressort, ou comme levier, à la manière des êtres inanimés, et qu’il ne crée proprement aucune force nouvelle. Cependant, il n’est pas moins certain qu’un corps vivant n’a pas besoin de l’application immédiate d’un corps étranger pour être mu, et que bien qu’il lui faille un point d’appui pour opérer un effet quelconque, et qu’ainsi son action ne soit qu’une réaction, il a au-dedans de lui le principe de cette action.

Il y a plus ; l’expérience prouve aussi que nos muscles, dans l’état de vie, soulèvent des poids de beaucoup supérieurs à ceux qui seraient capables de les déchirer dans l’état de mort. C’est donc quelque chose que la vie ; c’est elle qui fait aussi que tant qu’un corps en est doué, il a la force d’assimiler à sa substance les corps avec lesquels il est en contact d’une manière convenable, tandis que dès qu’il est mort, ce sont tous les élémens qui le composent qui se dissolvent, se séparent, et vont former de nouveaux mixtes avec les êtres environnans, suivant de nouvelles lois d’affinités. Cette force vitale, nous ne savons pas en quoi elle consiste ; nous ne pouvons nous la représenter que comme le résultat d’attractions et de combinaisons chimiques, qui, pendant un temps, donnent naissance à un ordre de faits particuliers, et bientôt, par des circonstances inconnues, rentrent sous l’empire de lois plus générales, qui sont celles de la matière inorganisée. Tant qu’elle subsiste, nous vivons, c’est-à-dire que nous nous mouvons et que nous sentons.

Cette force vitale produit donc la faculté de faire des mouvemens ; mais comment s’exécutent ces mouvemens ? c’est ce que nous ignorons. Nous savons bien que les muscles sont ceux de nos organes qui en sont les instrumens immédiats, et que quand une partie quelconque de notre corps se meut, c’est par l’effet de la contraction du muscle qui l’attire de ce côté ; nous savons encore que si ce muscle se raccourcit, c’est par l’affluence des liqueurs dans les nombreux vaisseaux qui l’arrosent, lesquels se dilatent et obligent la fibre à se raccourcir. Mais qu’est-ce qui imprime cette direction à ces fluides ? nous l’ignorons, comme nous ignorons leur nature, leur origine et le principe de la circulation par laquelle ils entretiennent notre vie. Toutefois il reste certain que, tant que nous sommes vivans, notre organisation, au moyen de combinaisons la plupart inconnues, produit beaucoup de mouvemens apparens, et un bien plus grand nombre de mouvemens internes, qui n’ont pour cause immédiate aucun corps étranger au nôtre ; et que plusieurs de ces mouvemens produisent en nous le phénomène que nous appelons sentir, tandis que d’autres ont lieu sans que nous en ayons la moindre conscience.

Si de ces premières observations sur la faculté de nous mouvoir, nous passons à l’examen de ses rapports avec celle de penser ou sentir, nous voyons bien que c’est principalement par nos nerfs que nous sentons ; et que toutes les fois que nous avons une perception quelle qu’elle soit, ce n’est guère qu’en vertu d’un mouvement quelconque opéré dans l’intérieur de ces nerfs ou de quelqu’un des principaux points dans lesquels ils se réunissent. Mais qui nous dira quelle est la nature de ce mouvement et en quoi précisément il consiste ? c’est assurément une connaissance à laquelle nul homme n’est encore parvenu. Tout ce que nous avons pu faire jusqu’à présent, a été de remarquer quelques circonstances et quelques effets de ces mouvemens.

À plus forte raison ne pouvons-nous pas déterminer la différence du mouvement qui s’opère dans les nerfs de notre œil lorsque nous voyons du bleu ou du rouge, ni dans ceux de notre oreille quand nous entendons un son grave ou aigu, ni dans ceux de notre nez quand nous sentons une odeur ou une autre, ni dans ceux de la peau de notre main ou d’une autre partie de notre corps quand nous sentons une piqûre ou une brûlure, une douce chaleur ou un chatouillement agréable ; mais nous devons croire que toutes les fois que le même nerf nous procure une sensation différente, il faut qu’il ait éprouvé un ébranlement différent et qu’il se passe en lui et dans l’organe cérébral un mouvement particulier ; et aussi que chacun de ces nerfs a une manière d’être mu et d’agir sur le cerveau qui lui est propre, puisque toutes ou presque toutes les impressions produites par chacun d’eux diffèrent entr’elles plus ou moins, ensorte qu’aucune ou presqu’aucune des perceptions qui nous viennent par un nerf n’est exactement la même que celle que nous devons à un autre nerf. La preuve en est qu’aucune de nos différentes sensations, même de celles qui ont le plus d’analogie entr’elles, ne sont complètement semblables.

Malgré ces différences vraisemblables entre les divers mouvemens nerveux qui produisent chacune de nos sensations proprement dites, ils ont ensemble un point de ressemblance, c’est de partir tous de l’extrémité de nos nerfs la plus éloignée du centre commun, et de se diriger vers ce centre, tandis que ceux qui nous occasionnent les perceptions que nous nommons souvenirs, jugemens, desirs, sont purement internes, et peut-être même se portent du centre vers la circonférence.

Raisonnant sur ceux-ci comme j’ai fait sur les premiers, je suis conduit à croire que le mouvement quelconque en vertu duquel j’ai le sentiment d’un souvenir, ne saurait être le même que celui par lequel je perçois un jugement, ni celui-ci le même que celui qui me donne le sentiment d’un desir ; et en outre, chaque perception de chacune de ces classes doit être produite par un mouvement particulier. Elles sont trop différentes entr’elles pour être les effets de causes identiques. Je conçois donc que toutes ces affections sont les résultats d’autant de mouvemens divers qui se passent en moi, et qui sont si fugitifs et si fins, que je ne puis les apercevoir que par leurs produits, mes perceptions. On voit par ces réflexions quelle prodigieuse quantité de mouvemens différens s’opèrent en nous, sans compter même tous ceux, peut-être très-nombreux aussi, qui ne sont la source d’aucune perception.

Je ne pousserai pas plus loin ces observations sur la faculté de nous mouvoir ; elles sont suffisantes pour l’objet que je me propose. Il s’agit maintenant de voir quelle est l’influence de notre volonté sur tous ces mouvemens et sur les effets qu’ils produisent.