Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre XIV

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CHAPITRE XIV.
Des effets que produit en nous la fréquente répétition des mêmes actes.


Nous venons de passer en revue plusieurs circonstances importantes de nos différentes opérations physiques et intellectuelles ; mais il en est encore une qui mérite de fixer toute notre attention, c’est l’effet que produit sur chacune de ces opérations sa fréquente répétition. On appelle habitude la disposition, la manière d’être permanente qui naît de cette fréquente répétition : c’est là le vrai sens du mot habitude. Il est vrai que dans l’usage ordinaire on confond souvent la cause et l’effet ; et quand on dit, j’ai une telle habitude, j’ai l’habitude de telle chose, je suis habitué à telle chose, cela veut dire également ou que l’on fait souvent cette chose quelconque, ou que l’on éprouve la disposition qui résulte de la fréquente répétition de cette action. Ce manque de précision dans le langage vient sans doute de ce que peu de gens ont réfléchi avec attention sur les habitudes et sur leurs causes, car l’inexactitude des expressions naît toujours de la confusion des idées ; voilà pourquoi les langues se perfectionnent à mesure que les connaissances se débrouillent. Conformons-nous cependant à l’usage ; mais occupons-nous de nous faire des idées nettes de nos habitudes, et de démêler les effets qu’elles produisent sur nos différentes facultés, et commençons par la faculté de nous mouvoir, qui, prise dans son sens le plus étendu, renferme toutes les autres.

Personne n’ignore que plus nous répétons souvent le même mouvement, quel qu’il soit, plus nous l’exécutons avec facilité et rapidité. C’est d’après cette observation constante et générale, que, lorsque nous voulons réussir à faire une action quelconque, nous nous y exerçons le plus possible, et que, quand on veut qu’un ouvrage se fasse très-vite, on a soin de partager le travail de manière que chaque ouvrier n’ait qu’un petit nombre de mouvemens et toujours les mêmes à exécuter : c’est-là le grand avantage de la division du travail dans les manufactures. Ce principe est donc connu de tout le monde.

Mais tout le monde ne remarque pas de même que plus un mouvement est facile et rapide, moins il est senti, ensorte que souvent il finit par ne plus donner lieu à aucune sensation, par être tout-à-fait inaperçu : cela est pourtant très-vrai.

Une observation non moins juste, à laquelle on fait encore plus rarement attention, c’est que, lorsqu’il s’agit d’un mouvement volontaire, pour parvenir à le faire avec rapidité, il ne suffit pas que l’organe moteur immédiat contracte la souplesse nécessaire pour l’exécuter sans peine, il faut encore que nous apprenions à former promptement et sans désordre les différens desirs successifs en vertu desquels le mouvement doit s’effectuer. C’est une chose qui s’observe d’une manière très-marquée les premières fois que l’on s’étudie à produire quelque mouvement un peu compliqué. Lorsque je commence à prendre des leçons de danse ou de clavecin, par exemple, il faut que mon maître me fasse connaître en détail les différens mouvemens partiels que mes jambes ou mes doigts doivent exécuter, et dans quel ordre je dois les vouloir ; il faut qu’il me les décompose, c’est-à-dire qu’il m’enseigne chaque jugement et chaque desir particulier que je dois former, et dans quel ordre ils doivent se succéder ; il faut que l’opération intellectuelle devienne aussi facile que l’opération mécanique ; la preuve en est que ce n’est que quand la première s’exécute avec régularité et sans peine, que j’ai ce qu’on appelle mon pas de danse dans la jambe ou ma pièce de clavecin dans la main ; et que si elle éprouve dérangement, confusion ou hésitation, l’opération mécanique se fera irrégulièrement et mal. C’est pour cela que presque toutes nos actions, même celles où nous paraissons le plus purement machines, portent, jusqu’à un certain point, l’empreinte de l’état où sont nos facultés intellectuelles.

Ajoutons encore une réflexion à celle-ci, c’est qu’il arrive à ces jugemens et à ces desirs que nous sommes obligés de former pour faire certains mouvemens, précisément la même chose qu’à ces mouvemens eux-mêmes ; c’est-à-dire que tant qu’ils sont pénibles et lents, nous les distinguons tous et nous en avons une conscience détaillée, et dès qu’ils ont été répétés assez souvent pour naître avec facilité et rapidité, ils ont lieu presque sans que nous nous en apercevions, ou même totalement à notre insu. C’est ce que nous allons voir plus en détail en parlant des effets de la fréquente répétition de nos opérations intellectuelles.

Puisque toutes nos opérations intellectuelles, nos perceptions, sont des effets de mouvemens qui s’opèrent dans nos organes, il est nécessaire qu’elles participent aux modifications qu’apporte dans tout mouvement la circonstance d’être fréquemment répété ; mais comme les conséquences n’en sont pas exactement les mêmes pour nos différentes espèces de perceptions, il faut les considérer séparément. Commençons par les sensations proprement dites.

Le mouvement qui a lieu lorsque nous percevons une sensation, devient plus rapide et plus facile quand il a été fréquemment répété ; il doit donc se faire qu’une sensation souvent éprouvée soit moins vive pour nous : c’est aussi ce qui s’observe. Elle ne produit plus en nous ce sentiment de surprise[1] qui nous excite si vivement les premières fois ; plus elle se renouvelle souvent, moins elle attire notre attention ; et si enfin elle est trop fréquente ou trop prolongée, elle finit par n’être plus aperçue, comme lorsque nous sentons trop longtemps la même odeur ou le même goût, ou le même degré de lumière ou de température[2]. Quand l’effet contraire arrive, comme lorsqu’une douleur nous devient plus insupportable à mesure qu’elle se renouvelle ou se prolonge, c’est toujours parce qu’elle finit par déranger ou détruire l’organe qu’elle affecte, ou parce que le mouvement organique qui la produit, en se répétant et se prolongeant, met en jeu d’autres organes sensitifs et y excite des mouvemens qui n’avaient pas eu lieu d’abord, ce qui, dans les deux cas, rend le mal réellement plus grave, ou plutôt multiplie réellement les causes de douleur. Il est même à remarquer que si nos douleurs deviennent plus poignantes à la longue, il n’en est jamais de même de nos plaisirs ; ce qui pourrait tenir non-seulement à ce que tout plaisir disparaît dès que le sentiment de fatigue survient, mais encore à ce que, dans l’accroissement de la douleur par la fréquence ou la durée, il y entre de l’action de notre jugement, qui nous irrite contre cet état pénible, et nous le fait trouver plus insupportable.

Il est donc vrai en général que nos sensations trop répétées deviennent moins senties, comme le mouvement sensitif qui les produit devient plus facile ; mais puisque ce mouvement de l’organe lui devient plus facile, la sensation doit donc devenir plus facile aussi, c’est-à-dire n’avoir pas besoin d’un stimulant aussi fort pour être excitée : c’est aussi ce qui arrive. Il est d’observation constante que la délicatesse de nos sens s’accroît par l’exercice, même indépendamment de la part qui doit être attribuée à l’action du jugement dans ce progrès ; et quand le contraire a lieu, c’est qu’il y a eu lésion dans l’organe par le trop grand usage qu’on en a fait.

Maintenant, de même que l’observation attentive de ce qui arrive à nos mouvemens en vertu de leur fréquente répétition nous a conduits à trouver quel devait être l’effet de la même cause sur nos sensations, et à reconnaître que les phénomènes sont tels que nous avions jugé d’avance qu’ils devaient être, de même aussi l’examen que nous venons de faire de la sensation nous fait déjà prévoir ce qui arrive à la mémoire.

En effet, quand nous percevons une sensation, le mouvement quelconque opéré dans l’organe affecté en produit un autre dans le centre nerveux, que nous concevons comme le siége de la perception, et qui en est l’organe propre. Quand nous percevons un souvenir, ce n’est pas ce premier mouvement qui recommence ; aussi le souvenir d’une sensation n’est pas la sensation elle-même. C’est le mouvement de l’organe propre de la perception qui se renouvelle. Or, ce mouvement est comme tous les autres ; plus il a eu lieu souvent, plus il se renouvelle avec facilité et promptitude, et moins est vive la perception qu’il nous cause ; tel est aussi ce que nous éprouvons. Plus nous avons eu souvent une perception quelconque, plus nous en avons aisément le souvenir ; mais aussi moins ce souvenir nous frappe et nous émeut. S’il est plus vif quand la sensation a été longue et profonde, c’est uniquement parce que son impression sur les organes a été plus forte ; mais cela ne tient pas à ce sentiment d’étrangeté (qu’on me passe ce terme presque synonyme de celui de nouveauté) qui naît de la difficulté qu’éprouve l’organe à se plier à un mouvement qu’il n’a pas encore exécuté.

Mais nul de nos mouvemens internes n’est isolé ; ils se tiennent et s’enchaînent, comme tous les mouvemens de la nature, par une multitude de rapports et de combinaisons ; et plus ils se répètent, plus ils mettent en jeu tous les mouvemens adjacens, et les rendent faciles, quoique moins sensibles. Ainsi plus un souvenir se renouvelle, plus il réveille aisément tous les souvenirs collatéraux, quoiqu’ils deviennent moins frappans. C’est ainsi que s’établit cette liaison des idées, phénomène idéologique si important, dont l’observation a été si justement vantée, puisqu’elle jette le plus grand jour sur nos opérations intellectuelles, et qui n’est lui-même que la liaison mécanique ou chimique des mouvemens organiques qui produisent nos idées.

Ce que nous avons dit des sensations et des souvenirs s’applique complètement et parfaitement à nos jugemens, non-seulement parce que l’on ne peut juger que ce que l’on sent, et que tout ce qui arrive aux matériaux, aux sujets de nos jugemens, influe nécessairement sur eux, mais encore parce que nos perceptions de rapports elles-mêmes ne sont, comme nos autres perceptions, que des effets de certains mouvemens dans nos organes ; aussi participent-elles à toutes les modifications qu’éprouve tout mouvement par l’effet de sa fréquente répétition. Il est manifeste que plus nous avons porté souvent le même jugement, plus nous le portons facilement, rapidement, moins il nous frappe et plus il réveille aisément, et sans que nous nous en apercevions, tous ceux qui y tiennent de près. Cela va même jusqu’à faire toutes ou presque toutes ces opérations à notre insu, ou du moins sans que nous en ayons une conscience distincte.

Il doit en être, et il en est de nos desirs absolument comme de nos jugemens, puisqu’ils ne sont comme ceux-ci que des effets de mouvemens organiques. Plus nous avons formé un desir, plus nous sommes disposés à le former, plus la moindre chose l’excite, plus il réveille de sentimens environnans. Mais en général il s’alanguit après la première explosion. Si cela n’arrive pas toujours, c’est parce que les opérations qui l’occasionnent, étant devenues plus faciles par leur fréquence, ou ayant laissé des traces plus profondes par leur durée, sont répétées plus souvent et à l’occasion de plus de circonstances diverses. Si enfin au lieu de diminuer il augmente, on peut et on doit en dire ce que nous avons dit des sensations, dont tout desir émane, et dans lesquelles il est implicitement renfermé : c’est que par sa fréquence et sa durée, il met en jeu d’autres organes sensitifs qui n’agissaient pas d’abord, ce qui augmente le besoin primitif ; ou il rend plus fréquent le jugement que son accomplissement nous est nécessaire, ce qui rend plus énergique la souffrance de n’y pas parvenir.

Telle est, je crois, l’histoire exacte et scrupuleuse des effets qu’une fréquente répétition ou une durée prolongée produit sur nos mouvemens, tant ceux qui ne consistent que dans le déplacement de quelque partie de notre corps, que ceux qui produisent nos diverses espèces de perceptions ou opérations intellectuelles. Elle est fondée sur des observations faites avec soin ; et parce que du développement délicat de leurs circonstances les moins aperçues on tire des raisons diverses, dont les unes sont propres à expliquer un résultat, et les autres un résultat fort différent, ne vous persuadez pas, jeunes gens, que cette analyse soit fantastique et inventée seulement pour s’accommoder aux faits : avec cette prévention on trouverait très-mauvaise l’explication du physicien qui dit : Si la fumée tombe dans le vide et s’élève dans l’air, c’est toujours la pesanteur qui en est cause ; et pourtant il a parfaitement raison. Sans doute il vaudrait mieux qu’il pût vous dire à priori pourquoi la pesanteur fait tomber un corps grave, et que je pusse vous montrer les raisons mécaniques et chimiques qui font que nos mouvemens tant sensibles qu’insensibles s’opèrent de telle ou telle façon, et produisent telle ou telle nuance de perception ; mais c’est ce que ni lui ni moi ne saurions faire : tout ce que nous pouvons, c’est d’examiner les différentes façons dont les choses se passent, et d’y découvrir quelques lois générales, c’est-à-dire quelques manières constantes d’agir. Si après cela les faits se trouvent toujours tels qu’ils devraient être, en supposant ces lois réelles, cela prouve qu’on ne s’est pas trompé en les remarquant, et non pas qu’on les a imaginées à plaisir, pour ensuite forcer les faits à s’y accommoder ; et moins ces lois sont multipliées, et plus les faits qu’elles expliquent, c’est-à-dire qui ne les contredisent pas, sont nombreux, plus on est près du but ; car la perfection de la science serait de voir tous les faits possibles naître d’une seule cause.

Je crois donc que c’est une loi générale de tous nos mouvemens, que plus ils sont répétés, plus ils deviennent faciles et rapides ; et que plus ils sont faciles et rapides, moins ils sont perceptibles, c’est-à-dire plus la perception qu’ils nous causent diminue, jusqu’au point même de s’anéantir, quoique le mouvement ait toujours lieu. Je crois en outre que cette seule observation, en ayant égard à la manière particulière dont elle s’applique à chacune de nos facultés, suffit pour nous rendre raison de tous les effets de la fréquente répétition de nos perceptions. Nous venons déjà de l’appliquer avec succès à nos perceptions élémentaires ; essayons actuellement de la rapprocher de perceptions qui soient plus composées, et par conséquent d’habitudes qui seront plus compliquées : ce vous sera une nouvelle occasion de remarquer combien il nous est utile et commode d’avoir su ranger la foule immense de nos idées sous un petit nombre de classes, ou plutôt d’avoir pu les décomposer en un petit nombre d’élémens toujours les mêmes ; car nous allons reconnaître dans les modifications apportées à ces idées par leur fréquente répétition, le produit des changemens particuliers qu’elle apporte à ce petit nombre de perceptions élémentaires.

Ne craignons pas de prodiguer les exemples. Un homme vous paraît dans une situation fâcheuse, et il a l’air content ; il vous dit qu’on s’habitue à la peine : le guerrier vous dira de même qu’on se fait au danger.

Demandez à cet autre, qui montre tant de répugnance à avaler un breuvage désagréable, s’il a eu autant de peine à s’y résoudre les jours précédens ; il vous dira que non, mais que chaque jour il lui devient plus insupportable : cependant s’il est peu sensible à un spectacle agréable, c’est qu’il l’a beaucoup vu.

S’il ne se rappelle pas qu’on s’est servi d’une expression singulière, c’est qu’il l’a déjà beaucoup entendue, il n’en est plus frappé ; pourtant il vous récitera un long passage d’une langue qu’il ne comprend pas, et ne s’y trompera pas, uniquement parce qu’il l’a entendu et répété mille fois.

Si dans la conversation il place à tout moment le même mot, quoiqu’il ne soit pas toujours à propos, c’est encore par la même raison.

Si vous êtes surpris de la vitesse et de la justesse avec laquelle vous calculez des chiffres sans presque y penser, vous vous dites, c’est l’habitude : si vous êtes frappé de la facilité avec laquelle vous combinez des notes de musique, ou des caractères, et en trouvez l’expression, sans songer à la valeur de chacun d’eux en particulier, sans réfléchir sur leurs différens rapports, en pensant même à autre chose, vous dites encore, c’est l’habitude.

Si un homme voit tout de suite dans un parti qu’on lui propose de prendre, un grand nombre de conséquences qui ne vous frappent pas, et qu’il sent déjà, quoiqu’il ne puisse encore ni les démêler ni en rendre compte, il vous dira que c’est l’effet de l’habitude qu’il a de pareilles affaires : s’il est à l’instant saisi d’une multitude de beautés ou de défauts d’un morceau de poésie, ou de musique, ou d’un tableau, il vous en donnera la même raison.

Si vous le voyez vivement touché d’une marque d’attachement, soyez sûr qu’il a l’habitude des affections tendres ; tandis que s’il est peu sensible à une prévenance à laquelle il n’a pas droit de s’attendre, c’est qu’il est trop habitué à en recevoir qui ne l’ont pas ému.

Au contraire, s’il se montre profondément révolté d’une légère injustice, ou presque insensible à une noire trahison, c’est peut-être dans les deux cas qu’il a déjà beaucoup souffert des vices des hommes ; l’habitude qu’il en a l’a cabré ou blasé.

Prenons encore des exemples d’un autre genre : regardez ce claveciniste, ce danseur, cet écuyer, ce maître d’escrime ; ils exécutent des mouvemens très-difficiles, ils les font non-seulement avec facilité, mais très-précisément selon leur volonté, et sans s’apercevoir de toutes les volontés partielles qu’ils sont cependant obligés d’avoir pour arriver aux résultats : les deux derniers, de plus, jugent avec une promptitude et une sagacité extrêmes, des mouvemens imperceptibles de leur cheval ou de leur adversaire, ils les prévoient même, et en tirent d’avance des conséquences très-éloignées et très-fines, dont ils n’ont pas même la conscience, et contre lesquelles ils se défendent avec une justesse admirable ; autant d’effets de l’habitude.

Cependant si un homme répète continuellement un geste sans expression et sans effet, s’il a un mouvement en apparence absolument involontaire, uniquement convulsif, en un mot ce que l’on appelle un tic, c’est encore le plus souvent un effet de l’habitude.

Enfin, si un homme se dégoûte d’une liaison qui faisait son bonheur, c’est l’habitude qui en a flétri les charmes ; et en même temps si un attachement, un goût l’a entièrement subjugué, si pour le satisfaire, il agit contre les lumières mêmes de sa raison, voyant clairement qu’il a tort, c’est que l’habitude lui a fait un besoin de ce sentiment ou de ce plaisir.

Voilà un bien grand nombre d’exemples d’habitudes : j’en pourrais citer mille autres ; mais je n’ai pas réuni ceux-ci sans choix et au hasard : il y en a à peu près de toutes les espèces, ils sont tous différens, et plusieurs même paraissent diamétralement opposés. Vous y voyez tous les genres de la sensibilité attiédis ou exaltés ; la mémoire engourdie ou rendue très-vive ; les mouvemens devenus toujours très-faciles, mais tantôt dépendans de la volonté à un point extrême, tantôt absolument involontaires ; des jugemens d’une finesse singulière, mais si peu distincts, qu’on n’en a pas même la conscience ; la volonté prendre tantôt une direction, tantôt une autre tout opposée, et sa détermination paraître même quelquefois sans motifs, ou, ce qui est plus fort, contraire à des motifs évidens.

Cependant on a raison de dire que ce sont autant d’habitudes diverses, c’est-à-dire autant de manières d’être, produites par la répétition fréquente de certains actes : mais il faut convenir que quand on n’entre point dans plus de détails, et quand on se borne à cette explication sommaire, elle n’est pas très-satisfaisante, et elle n’apprend pas du tout comment cette fréquente répétition a pu produire des résultats si opposés. Si, au contraire, vous rapprochez de ces effets compliqués nos observations sur les propriétés de nos mouvemens, tant internes qu’externes, tant moteurs que sensitifs, et sur les conséquences de ces propriétés dans l’exercice de chacune de nos facultés intellectuelles élémentaires, vous démêlerez facilement les causes prochaines de tous ces effets ; et vous reconnaîtrez qu’il suffit de faire attention que nos mouvemens fréquemment répétés deviennent faciles, rapides, et peu sentis, pour trouver la raison très-plausible de la production de tous ces phénomènes.

Citons-en pour preuve un de ceux qui paraissent les plus incompréhensibles. Un homme, emporté par une passion violente qui le domine, agit pour la satisfaire contre les lumières les plus évidentes de sa raison : nous contenterons-nous, comme le vulgaire, de dire vaguement que c’est l’effet de la force de l’habitude ? cela est vrai, mais cela n’apprend rien : irons-nous supposer, avec tant de philosophes, que l’homme est sous le joug de deux principes qui se font une éternelle guerre, d’Oromaze et d’Arimane ? ou qu’il a une ame livrée à la concupiscence, et une autre plus intellectuelle et plus pure ? ou comme on dit, qu’il obéit tantôt aux appétits de la chair, tantôt aux lumières de l’esprit ? Vous sentez le vide et le néant de toutes ces prétendues explications, qui ne consistent qu’à redire d’une manière inintelligible la chose observée. Nous irons donc plus droit au fait ; nous remarquerons que pendant que cet homme porte avec réflexion quelques jugemens sensés qu’il perçoit nettement, précisément parce qu’il les porte avec peine, il en porte en même temps un grand nombre d’autres dont il s’aperçoit à peine, justement parce qu’ils lui sont extrêmement familiers, et qui, par cette raison-là même, réveillant une foule d’autres impressions, l’entraînent en sens contraire.

C’est ce qui faisait dire à une femme de beaucoup d’esprit : La raison éclaire et ne conduit pas : ajoutez, quand les décisions contraires aux siennes sont devenues habituelles. Avec cette addition, cette maxime qui n’est que trop souvent vraie, mais qui paraît épigrammatique et paradoxale, se trouve expliquée ; et elle nous apprend combien il est important de rendre habituels les jugemens justes. C’est là l’éducation morale tout entière, tant celle des hommes que celle des enfans.

Voici encore un phénomène qui vient bien à l’appui de cette explication, car il en développe toutes les circonstances et les justifie. La lune nous paraît plus grande à l’horizon qu’au zénith, quoique par la réfraction et la distance elle fasse réellement dans notre œil un angle un peu plus petit : la cause de cela est que les objets terrestres, interposés entre elle et nous, nous la font juger plus loin, et que nous pensons, sans nous en apercevoir, que le corps qui de si loin nous envoie des rayons qui forment un si grand angle, doit être bien grand. Lorsque nous nous sommes bien démontré que la lune n’est pas plus grande dans un cas que dans l’autre, l’apparence fausse subsiste toujours : c’est que le jugement de la grandeur par la distance présumée, et de la distance par le nombre des objets interposés, est profondément habituel ; et il l’emporte sur le jugement produit par la démonstration. La preuve que c’est bien là ce qui se passe, c’est que regardez tout de suite cette lune à l’horizon, au travers d’un tube qui supprime les objets interposés, vous la voyez sur-lechamp plus petite ; tandis que le moment d’avant, si vous l’avez prise pour la flamme d’un incendie, comme il arrive quelquefois à son lever, elle vous a paru plus grande encore qu’à l’ordinaire.

Au contraire je vois de loin sur un toit un objet immobile ; d’après la distance présumée je le juge de deux pieds de haut, et c’est en effet ce qu’il devrait avoir : bientôt cet objet se meut, je reconnais que c’est un homme ; à l’instant l’apparence change pour moi, et je vois réellement cet homme haut d’environ cinq pieds, tout comme, en dépit de la diminution des angles, je lui vois toujours environ ses cinq pieds de hauteur, qu’il soit à dix pieds de distance de moi ou à vingt. C’est que le jugement qu’un homme a environ cinq pieds de haut est plus habituel encore et plus frappant que celui qui déduit telle grandeur de telle distance dans un cas particulier.

Si nous avions touché et toisé maintes fois la lune comme un homme, si sa grandeur réelle nous était aussi manifestement connue, je ne doute pas que nous nous conduirions de même à son égard, et qu’au lieu de lui voir, comme nous le faisons, des grandeurs différentes sous le même angle (ou même plus de grandeur sous un angle plus petit), nous tomberions dans l’excès contraire, et, comme à l’homme, nous lui verrions souvent la même grandeur malgré des angles visuels considérablement différens. De même lorsque nous sommes dans un bateau, c’est le rivage qui nous paraît se mouvoir. Mais si une secousse ou une attention forte nous fait apercevoir que c’est nous qui cheminons, nous voyons à l’instant le rivage immobile ; et bientôt après il nous paraît de nouveau se mouvoir, parce qu’il nous est extrêmement habituel, lorsque nous voyons du mouvement sans en sentir, de juger que ce n’est pas nous qui en faisons.

Dans tous ces cas il est manifeste qu’il y a simultanéité et conflit de jugemens, les uns aperçus, les autres inaperçus, et que ce sont toujours les plus habituels qui l’emportent, souvent à tort. C’est bien là, je crois, l’image des combats de nos passions contre notre raison, et la preuve que nous avons saisi tous ces phénomènes sous leur vrai point de vue.

Il est vrai que, pour goûter cette manière de voir, il faut consentir à admettre qu’il se passe en nous continuellement un nombre prodigieux de mouvemens, et qu’à chaque instant il s’y exécute presque simultanément une quantité incroyable d’opérations intellectuelles, dont nous n’avons pas même la conscience. Cette supposition effraie l’imagination : cependant, jeunes gens, il faut y accoutumer votre raison, puisque les faits prouvent que c’est la vérité. En effet, vous ne pouvez pas douter de la célérité et de la complication vraiment merveilleuse de tous les mouvemens qui servent à l’entretien de votre vie, et de tous ceux que vous faites lorsque vous vous livrez à certains exercices.

Réfléchissez à ce qui se passe en vous quand vous lisez un livre ; il n’est pas douteux que quand vous avez appris à lire, il a fallu que vous ayez une connaissance distincte et sentie de la figure de chaque lettre, du son qui la représente isolément, de la manière de la lier et de la fondre avec les autres pour former les syllabes et les mots ; quand vous avez appris la langue dans laquelle est écrit ce livre, il a fallu de même que vous sentiez fortement et péniblement la valeur de chaque mot, et de tous les signes grammaticaux et orthographiques qui expriment leurs rapports : et quand ensuite vous lisez ce livre avec rapidité et facilité, en croyant ne vous occuper que du sens, il est pourtant impossible que tous ces innombrables jugemens ne se fassent pas dans votre tête à votre insu ; il est impossible encore que chaque mot exprime pour vous une idée, sans réveiller en vous une foule d’idées composantes de chacune de ces idées composées. Enfin, vous ne sauriez avoir aucune opinion ni sur la manière dont le sujet est traité, ni sur la difficulté de la composition, ni sur le mérite du style, sans qu’un nombre vraiment prodigieux d’autres systèmes d’idées ne soit ressuscité en vous successivement et presque simultanément : sans doute vous ne vous en apercevez pas ; mais puisque la chose est indispensable, elle existe quoiqu’à votre insu. Tous ces mouvemens, toutes ces opérations dépendant nécessairement les unes des autres, si une seule avait manqué, la chaîne eût été rompue ; il faut donc absolument qu’elles se soient effectuées toutes : seulement elles se sont opérées d’une manière imperceptible dans la stricte signification du mot.

Il en est de même de l’homme qui écrit ses idées à course de plume ; et il faut en outre que toutes les opérations intellectuelles nécessaires pour conduire ses doigts aient lieu aussi ; sans ces deux conditions, il n’exprimerait aucun sens suivi, et ne tracerait aucuns caractères distincts.

Nous ne saurions trop nous familiariser avec ces merveilles de la nature : ce n’est point du tout le merveilleux qui doit nous révolter, c’est l’absurde. Qui de nous pourra jamais comprendre la prodigieuse petitesse des globules du fluide qui circule dans les nerfs d’un insecte, ou l’excessive ténuité des particules odorantes d’un corps qui en remplit continuellement un grand espace pendant des années sans perdre une quantité appréciable de son poids ? Qui se fera jamais une idée de l’effrayante multitude des rayons lumineux qui partent d’un corps éclairé dont chaque point en renvoie un faisceau tout entier à chacun des points de l’espace ? et qui pourra jamais concevoir l’inappréciable subtilité des molécules de cette matière qui se croise et se pénètre, pour ainsi dire, dans tant de milliards de sens différens, sans se causer le moindre obstacle ni le plus petit dérangement ? Personne cependant n’est tenté de nier ces faits, parce qu’ils sont avérés, et parce qu’encore une fois, qu’une chose soit incompréhensible, ce n’est point du tout une raison de lui refuser notre assentiment quand son existence est prouvée. Nous ne sommes fondés à nier constamment que ce qui est démontré impossible, et il n’y a de démontré impossible que ce qui implique contradiction ; du reste tout est miracle dans ce monde pour nos faibles moyens de connaître[3].

N’ayons donc aucune peine à convenir avec nous-mêmes que l’homme est encore mille fois plus admirable que nous ne nous en étions doutés après un examen superficiel ; qu’il s’opère en lui mille et mille fois plus de choses que nous n’en avions découvert à un premier aperçu ; qu’il n’est affecté et averti que des effets les plus rares et les plus grossiers de son organisation[4], tandis qu’une infinité d’autres échappe à sa perception ; et qu’enfin la propriété qu’il remarque dans tous ses mouvemens et dans toutes ses opérations intellectuelles de devenir plus rapides, plus faciles, et moins sentis à mesure qu’ils sont répétés, que cette propriété, dis-je, bien avérée, bien constatée, bien incontestable, est portée jusqu’à un point incalculable, et qu’elle est la cause de tous les phénomènes qui nous apparaissent sous le nom d’habitudes.

Cette manière de considérer les choses, que je crois la vraie, nous conduit, non pas à expliquer, mais à voir avec moins d’étonnement et un peu plus d’intelligence, ce que nous appelons en général les déterminations instinctives, et nommément celles de certains animaux qui, dès le moment de leur naissance, font des actions qui paraissent exiger un grand nombre de combinaisons, et même quelques connaissances acquises ; car, soit que nous regardions ces déterminations comme des effets mécaniques et chimiques de combinaisons qui nous sont inconnues, soit que nous y voyions les résultats d’opérations intellectuelles, qui, dans ces animaux, s’exécuteraient dès le premier moment avec la même incroyable promptitude que la plupart d’entr’elles n’acquièrent chez nous que par leur fréquente répétition, il n’y aurait là rien de plus étonnant que tout ce que nous venons d’observer en nous ; cela ne ferait guère, dans les deux cas, que nous porter à admettre que la célérité des mouvemens du fluide nerveux égale la prodigieuse vitesse de la lumière : c’est peutêtre à quoi l’analogie toute seule aurait dû nous conduire. Là, comme partout, ce ne sont pas les phénomènes les plus rares, mais bien les plus communs, qui sont les plus surprenans.

Observez cependant, jeunes gens, que quoique ces réflexions tendent à diminuer votre admiration pour ces faits extraordinaires qui suivent immédiatement la naissance de certains animaux, cela ne doit pas vous porter à croire légèrement leur existence : il en est certainement de très-singuliers, qui sont bien constatés ; mais la plupart de ceux que l’on raconte, même depuis la plus haute antiquité, mériteraient d’être observés de nouveau, et soumis à un examen rigoureux, qui peut-être en ôterait bien du merveilleux ; ce serait même rendre un grand service à la science qui nous occupe. Au reste, je ne veux point traiter ici de l’idéologie comparée ; je croirai avoir assez fait si j’ai établi sur des bases solides l’idéologie de l’homme ; le surplus m’éloignerait également et du cercle de mes connaissances et de l’objet de mon ouvrage : je fais des vœux pour qu’un savant professeur, qui a fait preuve de la capacité nécessaire et de l’étendue d’esprit suffisante[5], remplisse à cet égard les espérances qu’il nous a données.

Pour revenir à notre sujet, il reste donc convenu que nos mouvemens et nos opérations intellectuelles deviennent plus rapides, plus faciles et moins sensibles, à proportion qu’ils ont été plus fréquemment répétés : c’est-là la source de nos progrès et de nos erreurs. Il faut actuellement examiner les uns et les autres.

  1. N’entendez ici par ce mot que la surprise pour ainsi dire mécanique, et non pas cette espèce de surprise réfléchie ou d’admiration qui est l’ouvrage du jugement, et qui, par conséquent, augmente avec les connaissances. Nous en parlerons en son lieu.
  2. Je ne serais pas surpris du tout que ce fût là une des raisons, et peut-être la principale, pour laquelle nous n’avons aucune conscience des mouvemens qui sont nécessaires à l’entretien de notre organisation, et qui s’opèrent continuellement pendant tout le temps de notre existence ; et je suis très-tenté de croire que, dans les premiers momens où nous commençons à sentir, nous avons un sentiment très-marqué, et peut-être assez distinct, de chacun de ces mouvemens, qui deviennent insensibles dans la suite. Beaucoup de faits observés dans les enfans, leurs ris, leurs pleurs sans cause apparente, autorisent cette conjecture, qui ne répugne pas à la raison. Au reste, je dis un sentiment assez distinct, et non pas très-distinct, parce qu’à cette époque l’action du jugement étant encore nouvelle et rare, et par conséquent lente et pénible, elle doit laisser dans la confusion beaucoup d’impressions que dans la suite elle démêlerait aisément si on les sentait encore.

    Peut-être aussi, dans le cas de la prolongation continue, y a-t-il presque cessation du mouvement organique, l’organe restant dans l’état où l’a mis le commencement de l’impression sensible.

  3. Je ne puis me refuser à citer ici un exemple bien frappant de ces choses qui paraissent inadmissibles à un premier aperçu, et que des recherches plus approfondies rendent vraisemblables. Y a-t-il rien qui étonne plus l’imagination que de concevoir que les corps les plus denses de notre globe renferment tant de vide, que les molécules qui les composent sont aussi éloignées les unes des autres, à proportion de leur grosseur, que les différentes étoiles qui forment une nébuleuse le sont entr’elles ? Cependant un de nos plus grands géomètres ne trouve aucune raison pour rejeter cette supposition, et voit même plusieurs motifs de l’admettre. Voyez l’Exposition du Système du Monde, de M. Laplace, page 287 de l’édition in-4o.

    Si on s’en était toujours tenu aux premières vraisemblances, on n’aurait jamais cru le mouvement de la terre.

  4. Nous éprouvons aujourd’hui en idéologie ce qu’on a éprouvé en chimie lors de sa rénovation, c’est que jusque-là on ne s’était aperçu que des élémens les plus grossiers des êtres analysés, et qu’une foule d’autres plus subtils avaient échappé à l’observation.
  5. M. Draparnaud, professeur de Grammaire générale à l’école centrale du département de l’Hérault.

    Il est fâcheux, au lieu de pouvoir se livrer à ces espérances, d’avoir à déplorer la perte prématurée d’un homme aussi intéressant. C’est un grand malheur pour la science. (Note de la seconde édition.)