Éléments d’idéologie/Première partie/Préface

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PRÉFACE
De l’Édition de 1804.[1]

J’offre en ce moment au public un Ouvrage qui m’a coûté beaucoup de travail, et dont je n’attends pas un grand succès pour moi, mais un peu d’utilité pour la science. Je le présente aux jeunes gens comme un plan d’étude, aux connaisseurs comme un mémoire à consulter. Je dois rendre compte à ceux-ci des motifs qui m’ont dirigé, et de la manière dont j’ai envisagé mon sujet.

On n’a qu’une connaissance incomplète d’un animal, si l’on ne connaît pas ses facultés intellectuelles. L’Idéologie est une partie de la Zoologie, et c’est sur-tout dans l’homme que cette partie est importante et mérite d’être approfondie : aussi l’éloquent interprète de la nature, Buffon, aurait-il cru n’avoir pas achevé son histoire de l’homme, s’il n’avait pas au moins essayé de décrire sa faculté de penser. Je ne prononcerai pas que cette partie de son ouvrage n’est point digne de son illustre auteur ; mais j’oserai assurer que c’est celle qui satisfait le moins le lecteur attentif et l’observateur scrupuleux. Il ne faut pas s’en étonner, puisque de tous les sujets qu’il a traités, c’est celui qui avait été le moins étudié avant lui. Et cela encore devait être. L’homme par sa nature tend toujours au résultat le plus prochain et le plus pressant. Il pense d’abord à ses besoins, ensuite à ses plaisirs. Il s’occupe d’agriculture, de médecine, de guerre, de politique-pratique, puis de poésie et d’arts, avant que de songer à la philosophie : et lorsqu’il fait un retour sur lui-même et qu’il commence à réfléchir, il prescrit des règles à son jugement, c’est la logique ; à ses discours, c’est la grammaire ; à ses desirs, c’est ce qu’il appelle morale. Il se croit alors au sommet de la théorie, et n’imagine pas même que l’on puisse aller plus loin. Ce n’est que long-temps après qu’il s’avise de soupçonner que ces trois opérations, juger, parler, et vouloir, ont une source commune ; que, pour les bien diriger, il ne faut pas s’arrêter à leurs résultats, mais remonter à leur origine ; qu’en examinant avec soin cette origine, il y trouvera aussi les principes de l’éducation et de la législation ; et que ce centre unique de toutes les vérités est la connaissance de ses facultés intellectuelles.

Locke est, je crois, le premier des hommes qui ait tenté d’observer et de décrire l’intelligence humaine, comme l’on observe et l’on décrit une propriété d’un minéral ou d’un végétal, ou une circonstance remarquable de la vie d’un animal : aussi a-t-il fait de cette étude une partie de la Physique. Ce n’est pas qu’avant lui on n’eût fait beaucoup d’hypothèses sur ce sujet, qu’on n’eût même dogmatisé avec une grande hardiesse sur la nature de notre ame ; mais c’était toujours en vue, non de découvrir la source de nos connaissances, leur certitude et leurs limites, mais de déterminer le principe et la fin de toutes choses, de deviner l’origine et la destination du monde. C’est-là l’objet de la Métaphysique. Nous la rangerons au nombre des arts d’imagination destinés à nous satisfaire, et non à nous instruire.

Quelques bons esprits ont suivi et continué Locke : Condillac a plus qu’aucun autre accru le nombre de leurs observations, et il a réellement créé l’Idéologie. Mais, malgré l’excellence de sa méthode et la sûreté de son jugement, il ne paraît pas avoir été exempt d’erreurs. C’est sur-tout dans cette science que l’on éprouve, ce que nous aurons lieu d’observer dans la suite, que nos perceptions purement intellectuelles sont bien fugitives, et que moins l’objet de nos recherches nous ramène souvent au témoignage direct de nos sens, plus nous sommes sujets à nous méprendre et à nous égarer. D’ailleurs les ouvrages théoriques de Condillac ne sont presque que des morceaux détachés, des monumens de ses recherches. Il s’est pressé d’appliquer ses découvertes aux arts de parler, de raisonner, d’enseigner : mais il ne s’est point occupé de les réunir, et ne nous a donné nulle part un corps de doctrine complet qui puisse servir de texte aux leçons d’un cours.

Je me suis proposé d’y suppléer. J’ai essayé de faire une description exacte et circonstanciée de nos facultés intellectuelles, de leurs principaux phénomènes, et de leurs circonstances les plus remarquables, en un mot de véritables élémens d’Idéologie ; et sans m’arrêter aux difficultés de l’entreprise, je n’ai envisagé que son utilité. Je n’ignore pas cependant que, même dans les sciences les plus avancées et les plus connues, les livres élémentaires sont de tous les plus difficiles à faire. Dans un ouvrage de recherches, pourvu que l’on dise des vérités, on a rempli son but. Dans des élémens cela ne suffit pas : il faut encore disposer ces vérités dans un ordre convenable, n’oublier aucune de celles qui sont essentielles, écarter toutes celles qui sont surabondantes, faire que toutes s’enchaînent et s’appuient réciproquement ; enfin, les présenter assez clairement pour qu’elles soient entendues par les personnes les moins instruites ; et certes c’est-là une assez grande tâche à remplir. Les difficultés sont bien plus grandes encore quand on traite une science comme celle-ci, qui n’a pas été suffisamment cultivée. Souvent, en rendant compte d’un fait, on s’aperçoit qu’il exige de nouvelles observations, et, mieux examiné, il se présente sous un tout autre aspect : d’autres fois, ce sont les principes eux-mêmes qui sont à refaire, ou, pour les lier entr’eux, il y a beaucoup de lacunes à remplir ; en un mot, il ne s’agit pas seulement d’exposer la vérité, mais de la découvrir. C’est ce que j’ai tâché de faire, sans me flatter d’y avoir toujours réussi.

Cependant il est arrivé de là premièrement, qu’il y a dans cet écrit beaucoup plus d’idées nouvelles que je n’aurais voulu ; je désirerais bien que toutes celles qui m’ont paru justes fussent anciennes, je serais bien plus sûr de ne m’être pas trompé, et j’aurais bien plus d’espérance de les voir accueillies : secondement, que n’ayant pas toujours à énoncer des vérités déjà connues, j’ai souvent été obligé de quitter le ton de la narration pour prendre celui de la discussion, et de donner à certains principes un développement proportionné, non pas à leur importance ou à leur difficulté réelle, mais à la crainte de les voir combattus et repoussés, ce qui nécessairement nuit à l’effet de l’ensemble : troisièmement, qu’assuré de trouver des préventions dans l’esprit de mes lecteurs, j’ai quelquefois été obligé d’aller au-devant, et, pour cela, de déranger l’ordre naturel des idées. Car, quoique Condillac soutienne avec raison qu’un auteur doit énoncer clairement sa pensée, ne dire que ce qui est nécessaire pour la prouver, et n’avoir aucun égard aux préjugés dominans, et qu’il viendra un temps où on ne lui reprochera pas d’avoir bien écrit, il est pourtant vrai qu’on ne peut pas toujours construire, sans auparavant nétoyer le terrain : peut-être même ai-je trop négligé cette précaution ; du moins est-il sûr que je l’aurais prise plus souvent, si je ne m’étais pas décidé à écrire principalement pour les jeunes gens, que je crois encore en général les meilleurs juges en ces matières.

Cet état de la science est encore cause que, pour bien éclaircir une difficulté, j’ai quelquefois été obligé de suivre une idée plus loin qu’il n’aurait été convenable dans des élémens ; et cela m’a engagé dans des considérations qui paraîtront trop fines et trop étendues pour les jeunes gens à qui je m’adresse. Au reste, je regarde ce dernier inconvénient comme plus apparent que réel ; car, je le répète, je crois les jeunes gens en général très-capables de comprendre ces matières, et beaucoup plus disposés à les saisir sous leur vrai jour que bien des hommes instruits qui ont des opinions toutes faites, et des habitudes acquises.

De tout cela il résulte que je ne peux pas avoir fait de bons élémens d’Idéologie. Quand je considère à quel degré de perfection sont parvenues les sciences mathématiques, combien il existe de livres élémentaires dans cette partie, et que j’entends tous les jours se plaindre qu’il n’y en a aucun qui satisfasse pleinement les connaisseurs, je ne saurais me flatter d’avoir atteint ce but dès le premier coup dans la science que j’ai traitée. Mais il fallait bien commencer par quelque chose. Mon ouvrage est une ébauche à perfectionner, un cadre que l’on peut étendre et resserrer, ou même remplir différemment, enfin un point de départ pour ceux qui courront la même carrière à l’avenir : c’est comme tel que je le présente au public. Tout ce que j’en espère, c’est que ceux qui écriront après moi se croiront obligés de me discuter ; ce qui fera que bientôt ils auront une langue commune, au moyen de laquelle on pourra les entendre tous ; tandis que jusqu’à présent chaque auteur a la sienne, qui n’est bien familière qu’à lui.

J’avais encore un autre motif quand j’ai commencé à écrire ce petit Traité. Je voyais que les auteurs de la loi du 3 brumaire an 4, qui ont rendu à la France une instruction publique dès qu’ils lui ont eu donné une constitution, avaient établi une chaire de grammaire générale dans chaque école centrale : je comprenais par là qu’ils avaient senti que toutes les langues ont des règles communes qui dérivent de la nature de nos facultés intellectuelles, et d’où découlent les principes du raisonnement ; qu’ils pensaient qu’il faut avoir envisagé ces règles sous le triple rapport de la formation, de l’expression, et de la déduction des idées, pour connaître réellement la marche de l’intelligence humaine, et que cette connaissance non-seulement est nécessaire à l’étude des langues, mais encore est la seule base solide des sciences morales et politiques dont ils voulaient avec raison que tous les citoyens eussent des idées saines, sinon profondes ; qu’en conséquence leur intention était que, sous ce nom de grammaire générale, on fît réellement un cours d’idéologie, de grammaire, et de logique, qui, en enseignant la philosophie du langage, servît d’introduction au cours de morale privée et publique. Mais la loi ne pouvait ni ne devait entrer dans ces détails. Les règlemens d’exécution n’étaient point faits ; et je croyais que la plupart des citoyens ne savaient pas ce que l’on voulait faire apprendre à leurs enfans, que beaucoup de professeurs mêmes ne se faisaient pas une idée complète de l’enseignement qu’on attendait de leur zèle. D’ailleurs, quand ils l’auraient vu nettement, ils n’avaient aucun livre qui pût leur servir constamment de guide. Je crus donc que je ferais une chose utile de leur offrir un texte à commenter, un canevas à remplir ; et je ne doutais pas que bientôt, par l’effet même de leurs leçons, les cahiers de plusieurs d’entr’eux ne devinssent d’excellens traités, aussi utiles à l’avancement de la science qu’à son enseignement.

Sur ce point je pourrais bien m’être trompé : car je vois qu’à la fureur de tout détruire a succédé la manie de ne rien laisser s’établir, et que, sous prétexte de haïr les écarts de la révolution, on déclare la guerre à tout ce qu’elle a produit de bon : c’est une mode qui a remplacé nos anciens beaux airs. Autrefois on ne parlait que de réformes, de changemens nécessaires dans l’éducation ; aujourd’hui on voudrait la voir comme du temps de Charlemagne : on ridiculisait l’expérience sous le nom de routine ; actuellement on croit donner une haute idée de ses connaissances pratiques en affectant du mépris pour les théories qu’on ignore : on soutient gravement que pour bien raisonner il n’est pas nécessaire de connaître ses facultés intellectuelles, et que l’homme en société n’a nul besoin d’étudier les principes de l’art social. Il semble que ce soit déjà un usage gothique parmi nous, que celui de cultiver sa raison, et de l’affranchir du joug des préjugés. C’est ainsi que l’on a vu des hommes, novateurs effrénés, coiffés d’un bonnet rouge, accuser les philosophes d’être des réformateurs timides, et des amis froids du bien de l’humanité, qui maintenant les accusent d’avoir tout bouleversé, et en conséquence travaillent sans relâche à renverser encore les institutions utiles que ces mêmes philosophes sont parvenus à conserver ou à établir au milieu des murmures et des proscriptions ;

Et des petits péchés commis dans leur jeune âge,
Vont faire pénitence en opprimant un sage ;

constans dans ce seul point de toujours persécuter. Cependant j’espère que la sagesse du gouvernement mettra un terme à cette fureur hypocrite ; qu’il dira aux fous qu’il veut bien les laisser jeter des pierres aux gens raisonnables, mais qu’il ne veut pas qu’ils les assomment[2], et même que son exemple leur persuadera qu’ils ne doivent pas compter long-temps sur les applaudissemens des spectateurs. Je suis très-convaincu que cela arrivera, et je m’en réjouirai dans ma solitude. Mais comme, au milieu de cette nouvelle lutte, on peut être quelques années sans s’occuper de la science que je traite, et par conséquent de mon ouvrage, il est possible que, quand on le lira, la manie actuelle soit déjà oubliée : c’est pourquoi j’ai voulu en faire mention ici, afin que l’on se rappelle un jour qu’elle a beaucoup retardé les progrès de nos études, sans toutefois refroidir notre zèle, ni altérer notre tranquillité.

J’ai donc continué mon travail, ayant sur-tout en vue les écoles publiques, et particulièrement les écoles centrales. Je crois même qu’eu égard à l’état de la science et aux nombreuses imperfections que je n’ai pu faire disparaître de mon ouvrage, il a besoin, pour être vraiment utile, d’être présenté, commenté, peut-être même corrigé, par un habile professeur : car, quoi qu’on en dise, moins une science est avancée, moins elle a été bien traitée, et plus elle a besoin d’être enseignée. C’est ce qui me fait beaucoup desirer qu’on ne renonce pas en France à l’enseignement des sciences idéologiques, morales, et politiques, qui, après tout, sont des sciences comme les autres, à la différence près que ceux qui ne les ont point étudiées sont persuadés de si bonne fois de les savoir, qu’ils se croient en état d’en décider[3]. Néanmoins je ne renonce pas à l’espérance qu’un bon esprit sans prévention puisse me lire avec fruit, même sans secours étranger. Dans ce cas, je le prie seulement de ne pas s’arrêter au premier endroit qu’il ne goûtera pas, mais d’aller jusqu’au bout avant de me condamner, parce qu’il trouvera souvent plus loin des développemens subséquens qui éclairciront les difficultés antérieures. Avec cette précaution, je me flatte qu’on me comprendra assez pour que je sois approuvé, si j’ai raison, ou réfuté en connaissance de cause, si j’ai tort. Ce dernier succès ne paraît pas très-flatteur à obtenir : cependant il est réservé à ceux qui s’expriment avec une précision rigoureuse ; et ce genre de mérite met bien sur le chemin de trouver la vérité.

Il me reste à me justifier de publier la première partie de ces élémens sans la deuxième et la troisième. Sans doute il eût mieux valu ne les pas séparer ; et je regrette vivement de n’avoir pas pu les donner ensemble, parce que je suis très-persuadé que les dernières parties eussent jeté beaucoup de jour sur la première, et donné beaucoup d’appui à ma manière de voir. Cependant je prie le lecteur d’observer que cette partie que je lui soumets en ce moment renferme à proprement parler toute la théorie, et que j’ai voulu pressentir son jugement sur les principes avant de me livrer aux applications. Si j’étais assez heureux pour recueillir de bonnes critiques, et que ma manière d’analyser la pensée dût être réformée, nécessairement ma Grammaire et ma Logique en seraient modifiées, et par là se trouveraient tout de suite plus dignes de l’approbation des connaisseurs. C’est-là ce qui m’a décidé ; car la perfection est loin de nous : tout ce que je souhaite est de mériter que l’on dise que j’ai fait un peu de bien. Si j’en étais sûr, je me vanterais des excellens conseils que j’ai reçus de plusieurs hommes éclairés avec qui je suis intimement lié, et je dédierais cet ouvrage à un véritable ami à qui je suis particulièrement redevable de ce qu’il peut y avoir de bon dans ce que j’ai écrit. Mais je me refuserai ce plaisir, jusqu’à ce que le public m’ait jugé, ne voulant point associer des noms respectables à un mauvais succès. Je pense que l’on ne devrait jamais mettre d’épître dédicatoire à une première édition.

Peut-être en approuvant ma discrétion, jugera-t-on qu’au moins j’aurais dû citer les auteurs dont je me suis quelquefois approprié les idées. J’avoue que si je ne l’ai pas fait, c’est que le plus souvent je ne me suis pas rappelé à qui j’étais redevable. Je déclare une fois pour toutes qu’il y a dans cet écrit beaucoup de choses qui ne sont pas de moi ; et je répète que je voudrais bien qu’il en fût de même du reste, et que le tout ne fût qu’un recueil de vérités déjà connues et convenues : je m’occuperais avec bien plus de confiance et de plaisir à en tirer des conséquences et à en faire des applications.

  1. [En réalité 1801. Note Wikisource.]
  2. Voyez la fable de La Fontaine, un Fou et un Sage.

    C’est fort bien fait à toi ; reçois cet écu-ci ;
    Tu fatigues assez pour gagner davantage.

  3. Effectivement tous les hommes les savent plus ou moins, comme ils savent assez de mécanisme pour s’appuyer sur une canne, et assez de physique pour souffler le feu.