Éléments d’idéologie/Troisième partie/Chapitre IX

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Résumé des trois parties qui composent la science logique, et programme de ce qui doit suivre.

j’ai attendu, pour appeler l’attention du lecteur sur l’ensemble de mes travaux, l’instant où il serait possible et convenable de les embrasser d’un coup-d’œil général. Je me vois aujourd’hui arrivé à ce moment tant desiré, et je me livre au plaisir d’exposer tout l’enchaînement de mes idées. On vient de lire enfin la troisième et dernière partie d’un traité de l’intelligence humaine, considérée uniquement sous le rapport de la formation de ses idées, et de ses connaissances. je ne m’abuse point sur le mérite de cet ouvrage ; et quelques suffrages vraiment flatteurs, dont il a été honoré, ne me font pas illusion sur ses défauts. Je crois, il est vrai, que le plan que j’ai conçu est très-bon et très-important ; mais, je l’avoue avec la même franchise, je suis loin d’être content de la manière dont je l’ai exécuté. Toutefois, ce n’est plus actuellement un simple projet ; et, par cela seul, j’en vois mieux moi-même l’étendue et les conséquences. Car, le grand avantage d’un homme qui a déjà cheminé dans la carrière qu’il se proposait de parcourir, n’est pas seulement d’être un peu plus avancé qu’en partant ; c’est encore d’être plus assuré que la direction qu’il a suivie, mène au but qu’il se proposait d’atteindre, et surtout de voir son horison se reculer et s’étendre. Plus on marche, plus on voit loin devant soi, et dans l’espace environnant ; mieux on reconnaît les situations respectives des pays adjacens. Voyons donc où m’a conduit la route que j’ai tenue, et où elle peut mener encore. Quand j’ai commencé à réfléchir sur mes faibles connaissances, et sur celles de l’espèce humaine en général, j’ai vu avec étonnement et admiration, que je savais déjà bien des choses vraiment utiles, que beaucoup d’autres en savaient encore infiniment davantage, et que le genre humain, pris en masse, était riche d’une foule de vérités précieuses, auxquelles il devait toutes ses jouissances, et dont le mérite était prouvé même par les inconvéniens qui suivent de l’oubli qu’on n’en fait que trop souvent. Ce sentiment de joie a été bientôt tempéré, et même anéanti, par la réflexion pénible que tant de trésors n’avaient qu’une valeur très-contestée, et que même en mettant à part le goût du paradoxe et de la controverse, il était souvent fort difficile de prouver l’utilité de la vérité, et plus encore de montrer sa certitude, les moyens d’y atteindre, les causes qui nous en écartent, et surtout en quoi bien précisément elle consiste pour nous. Je voyais que nos connaissances se subdivisent en une multitude de branches, qui semblent étrangères les unes aux autres ; que chacune paraît avoir une cause de certitude particulière, une manière d’y arriver qui lui est propre ; que toutes, même les plus exactes dans leur marche et les mieux ordonnées dans leur ensemble, laissent plusieurs inconnues en arrière de leurs premiers principes. La science des quantités abstraites nous donne les règles de calcul les plus savantes et les plus sûres, sans nous dire ni comment nous formons l’idée de nombre, ni pourquoi nous avons des idées abstraites, ni quelle est la cause première de la justesse d’une équation. Celle non moins correcte dans ses déductions, qui traite des propriétés de l’étendue, la géométrie, ne nous enseigne ni comment nous apprenons à connaître cette propriété générale des corps, ni en quoi elle consiste séparée de ces corps, ni pourquoi, seule de toutes les propriétés des corps, elle est susceptible d’être le sujet d’une science particulière, qui influe sur toutes les autres, ni pourquoi elle se prête mieux qu’aucune autre à l’application rigoureuse des combinaisons de la science des quantités, ni pourquoi elle se sert tantôt des procédés de cette science, tantôt de ceux de la logique ordinaire, ni pourquoi elle arrive au même but par ces deux chemins, et pourquoi cependant elle peut aller plus loin par l’un que par l’autre. La science positive qui embrasse toutes les propriétés des êtres qui tombent sous nos sens, et qui traite des lois qui les régissent, la physique, ne nous laisse pas moins à desirer dès ses premiers pas. Elle ne nous montre pas comment toutes ces propriétés dérivent, et procèdent les unes des autres, ni comment elles sont toutes dépendantes de celle plus générale et plus nécessaire, appelée l’étendue, ni quelle est leur relation avec celles plus générales encore, la durée et la quantité, ni pourquoi les unes se prêtent mieux que les autres aux calculs de cette dernière, ni enfin comment toutes dérivent pour nous de nos moyens de connaître, ce qui pourtant constitue seul leur réalité et leur certitude, relativement à nous. L’histoire naturelle, dont l’objet direct est de nous faire connaître le mode d’existence de chacun des êtres existans, ne nous apprend pas davantage en quoi consiste d’abord l’existence générale de ces êtres, ce qu’elle est relativement à eux, ce qu’elle est relativement à nous ; et ensuite, lorsqu’elle descend à l’examen spécial de l’existence propre aux êtres animés, elle ne nous fait pas voir non plus les conséquences intellectuelles de leur sensibilité, dans les diverses espèces, et notamment dans la nôtre. Si de ces sciences très-générales, et qui embrassent tous les êtres existans, on passe à celles qui ont particulièrement pour objet l’espèce humaine, on les trouve encore moins sûres dans leurs procédés, plus incohérentes entre elles, et également dénuées des notions premières sur lesquelles elles devraient s’appuyer. Celle que nous nommons assez improprement économie politique, possède sans doute des vérités précieuses sur les effets de la propriété, de l’industrie, et des causes qui favorisent, ou contrarient la formation et l’accroissement de nos richesses ; mais puisqu’elle est réellement, ou doit être l’histoire de l’emploi de nos forces, à la satisfaction de nos besoins, elle devrait remonter à la naissance de ces besoins, et à la source de notre puissance d’agir, et parconséquent à l’origine des droits que ceux-là nous donnent, et des devoirs que l’exercice de celle-ci nous impose. Dira-t-on que c’est plutôt là l’objet et l’obligation spéciale de la science connue sous le nom de morale

? Je répondrai

premièrement que la morale considère plus nos besoins et nos desirs, en un mot, tous nos sentimens qui ne sont pas réduits en actes, dans l’intention de les apprécier et de les régler, que dans celle de les satisfaire ; et que, quant à nos actions, elle a plus en vue les droits d’autrui que notre intérêt direct et immédiat. Secondement, je ne craindrai pas de dire qu’elle ne remonte pas mieux que l’économie politique, à cette cause première de tout besoin

et de toute puissance, de tous les droits et de tous les devoirs

et que

jusqu’à présent elle mérite plus qu’aucune autre science humaine, le reproche de n’être qu’un recueil de principes empiriques, déduits d’observations éparses, et dont la pratique, quoique bien imparfaite, est encore fort supérieure à la théorie, parcequ’heureusement il est dans notre nature, qu’au moins les plus essentiels de ces principes, sont plus aisés à sentir qu’à prouver. Cela est si vrai que l’on dispute encore sur la base fondamentale que l’on doit donner à la morale, sur le but qu’elle doit se proposer, et pour savoir si on doit chercher son principe dans notre nature, ou en-dehors d’elle ; et que même beaucoup de philosophes soutiennent que toute idée d’utilité quelconque, toute relation à nous, quelle qu’elle soit, est un motif indigne de la morale, qui la dégrade et l’avilit. Assurément, il est impossible d’imaginer une branche de connaissances qui soit moins avancée, et moins fixée que celle sur laquelle on élève de pareilles questions. Puisque les deux sciences dont nous venons de parler sont incomplètes, celle de la législation ne peut manquer de l’être encore davantage. Ce mot, à le prendre dans sa plus grande généralité, signifie la connaissance des lois qui doivent régir l’homme dans toutes les circonstances, et dans toutes les époques de sa vie. Ainsi il renferme la science, non-seulement des lois qui règlent les intérêts des individus, de celles qui déterminent l’organisation sociale, et de celles qui fixent les rapports de la société avec les nations étrangères ; mais encore de celles qui doivent diriger l’enfance. La science de la législation comprend la science du gouvernement, et celle de l’éducation. Car le gouvernement n’est que l’éducation des hommes faits, et l’éducation est le gouvernement des enfans. Seulement, dans l’un on donne sa principale attention aux actions, parcequ’elles ont un effet immédiat ; et dans l’autre, on s’attache surtout à former les sentimens, parceque les actions sont encore peu importantes. Or, puisque le but de la science de la législation est de diriger les sentimens et les actions des hommes, elle est nécessairement sans bases fixes, tant que les actions et les sentimens des hommes, et les conséquences des unes et des autres ne sont pas appréciées, et jugées avec justesse et exactitude. Aussi, savons-nous si mal ce que c’est que la police, la politique,

ou la science de la cité, que souvent nous donnons l’un de ces noms qui devraient être synonymes à l’espionnage le plus méprisable, et l’autre à un système de ruses à-la-fois si fausses et si usées, qu’elles n’attrappent plus que ceux qui s’en servent. Je ne parle pas de la science du droit ; séparée de celle de la législation, elle n’est que la connaissance de ce qui est ordonné, sans retour sur ce qui devrait l’être ; ainsi il est manifeste qu’elle est sans théorie comme sans principes. C’est une simple histoire de ce qui est. Si de ces sciences, que l’on peut dire spéciales, je remonte à celle qui prétend les diriger toutes et leur montrer le chemin de la vérité, à la logique, je trouve qu’elle se réduit elle-même à nous apprendre à tirer des conséquences, et qu’elle pose en principe qu’il ne faut jamais disputer des principes, c’est-à-dire qu’elle n’en a point qui lui soient propres, qu’elle ait créés, et dont elle puisse rendre raison. La grammaire même, son alliée inséparable, car nous ne raisonnons jamais qu’avec des signes et sur des signes, est très-riche en détail : elle nous donne une multitude de règles très-utiles sur la manière d’employer chacune des différentes espèces de ces signes. Mais elle nous apprend peu ou mal, comment nous sommes venus à avoir des signes disponibles de nos idées, quels sont les avantages et les inconvéniens communs à tous, quels sont ceux particuliers à chacune de leurs différentes espèces, soit permanentes, soit transitoires ; en un mot elle manque aussi de principes fondamentaux. La raison en est simple : les principes de la théorie des signes ne peuvent se trouver que dans l’analyse des idées qu’ils représentent. Ajoutons qu’à côté de ces sciences vraies, quoique défectueuses, on a vu de tout tems s’en élever d’autres complètement fausses et chimériques, et qui ne doivent leur existence qu’à ce que les vraies causes de la réalité et de la solidité des premières ont toujours été mal démêlées. Aussi celles-là ont toujours été décroissantes à proportion des progrès de celles-ci ; et elles doivent se trouver anéanties par leur état de perfection. Remontant donc ainsi, ou plutôt descendant d’échelons en échelons jusqu’aux fondemens de tout, j’ai trouvé que le magnifique édifice de nos connaissances qui m’avait d’abord présenté une façade si imposante, manquait par sa base, et reposait sur un sable toujours mouvant. Cette triste vérité qui me pénétrait de chagrin et de crainte, m’a prouvé que la grande renovation tant demandée, et non pas exécutée par Bacon, n’avait eu lieu que superficiellement ; que les sciences avaient bien pris une marche plus régulière et plus sage, en partant de certains points donnés, ou convenus sans éclaircissemens suffisans, mais que toutes avaient besoin d’un commencement qui ne se trouvait nulle part. On l’a senti de tous tems ; et c’est ce besoin que l’on voulait satisfaire au moyen de cette philosophie première dont tous nos anciens auteurs ont tant parlé, sans savoir précisément de quoi ils devaient la composer. Je ne m’amuserai point à discuter avec chacun d’eux les diffé rentes idées qu’ils s’en sont faites. Il me suffira d’observer que tous ont voulu qu’elle consistât dans un certain nombre de principes fondamentaux, dont la certitude ne fût contestée par personne, et qui fussent universellement reconnus pour vrais par tous les hommes. mais, là existe toujours cette éternelle défectuosité qui mérite éminemment le nom de pétition de principes. car, quels que soient ces principes, quelqu’indubitables et incontestables qu’on les suppose, il reste toujours à savoir pourquoi ils sont tels. J’ai donc cru devoir aussi m’occuper à mon tour de la philosophie première, et en faire le sujet de toutes mes méditations. Il ne m’a fallu qu’une légère attention pour voir qu’elle ne doit pas être, comme on l’a cru, une science positive et expresse, dogmatisant sur telle espèce d’êtres en particulier, ou sur tels effets généraux de leur existence à tous, et de leurs rapports entre eux : car ce sont là des résultats dont il faut auparavant trouver les élémens. Il m’a donc été facile de reconnaître que la vraie philosophie première ne pouvait être autre chose que la vraie logique, que la science qui nous apprend comment nous connaissons, nous jugeons, et nous raisonnons ; et que Hobbès a eu grande raison de faire de la logique, la première partie de la première section de ses élémens de philosophie, et de la placer avant ce que lui-même appelle encore mal-à-propos philosophie première, quoiqu’à juste titre il ne lui donne qu’un rang secondaire dans son ouvrage. Mais comme je l’ai déjà dit souvent, la logique telle qu’elle a toujours été, n’était que l’art de tirer des conséquences légitimes de principes avoués. Elle n’était donc pas ce qu’il fallait qu’elle fût pour être la vraie logique, pour être le commencement de tout. Elle n’était qu’un art, elle devait être une science. Elle partait de principes convenus, tandis qu’elle devait nous montrer la cause de tout principe ; et c’est cette imperfection même, qui avait fait naître l’erreur si répandue, qu’il pouvait y avoir avant elle quelque chose qui méritât d’être appelé science première. Cependant comment la perfectionner cette logique ? Comment la compléter ? Comment en faire vraiment une science, et la première de toutes ? Il est manifeste, ou je m’égare absolument, que ce ne peut être qu’en la faisant consister dans l’étude de nos moyens de connaître. L’art qui prétend nous apprendre à juger et à raisonner ne peut pas dépendre d’autre chose ; et la science qui aspire à diriger cet art, et qui veut et doit présider à toutes les autres sciences et les précéder, ne peut pas être autre chose. Ainsi je me suis vu conduit forcément à examiner nos opérations intellectuelles, leurs propriétés, leurs conséquences. En effet, on ne saurait trop le redire, chacun de nous, et même tout être animé quelconque, est pour lui-même le centre de tout. Il ne perçoit par un sentiment direct et une conscience intime, que ce qui affecte et émeut sa sensibilité. Il ne conçoit et ne connaît son existence que par ce qu’il sent, et celle des autres êtres que par ce qu’ils lui font sentir. Il n’y a de réel pour lui que ses perceptions, ses affections, ses idées ; et tout ce qu’il peut jamais savoir, n’est toujours que des conséquences et des combinaisons de ses premières perceptions ou idées. Lors donc que l’on cherche le principe de toute connaissance, et que l’on ne perd point de vue son objet, on est invinciblement ramené à l’examen de nos facultés intellectuelles, de leurs premiers actes, de leur puissance, de leur étendue, et de leurs limites. Cette vérité commence heureusement à être très connue, et la manière dont je décris le chemin par lequel j’y suis parvenu, peut paraître lente et prolixe ; mais dans ces matières, il y a un véritable avantage, on pourrait dire une stricte nécessité, à présenter souvent la même chose sous différens aspects. La cause en est dans la nature du sujet lui-même, et dans la manière dont il a été traité si long-tems. Il ne faut pas seulement exposer son idée toute entière, et montrer tout ce qu’elle renferme ; il faut de plus faire voir en quoi elle diffère de plusieurs idées voisines que l’on croit semblables : on est même réduit souvent à prouver qu’elle est exactement la même que d’autres que l’on regarde communément comme très-différentes. La preuve en est que quand j’ai commencé à m’occuper de la science dont nous parlons, elle avait été cultivée antérieurement par des hommes de la capacité desquels je n’approcherai jamais ; elle avait parconséquent fait déjà de grands progrès. Cependant elle n’était encore désignée que par la dénomination complexe d’analyse des sensations et des idées

et quoiqu’on commençât à en sentir

l’importance, on ne la regardait pas comme identique avec la partie scientifique de la logique. Encore moins aurait-on consenti à la confondre avec ce que l’on appelait la philosophie première ; et quand je proposai de l’appeler idéologie,

mot qui n’était que la traduction abrégée de la phrase par laquelle on la désignait, il sembla que je voulais lui donner un nouveau caractère. J’en étais si loin que je ne prévoyais pas moi-même où cette étude me conduirait. Toutefois placé, pour ainsi dire, par Bacon en face de l’objet à examiner, et en présence de la nature elle-même, je mis à néant tout ce que d’autres y avaient vu, ou cru voir avant moi ; et je considérai sans préventions antérieures, et sans aucun parti pris d’avance, la masse entière de mes idées. Je démêlai bientôt dans leur composition, le retour continuel d’un petit nombre d’opérations intellectuelles, toujours les mêmes, qui ne sont toutes que des variétés de celle de sentir. J’en remarquai quatre bien distinctes, sentir simplement, se ressouvenir, juger, et vouloir ; et quoique je ne visse pas dès-lors aussi nettement que je l’ai fait depuis, en quoi consiste précisément celle de juger, je vis cependant que ces quatre opérations intellectuelles sont les seules qui méritent d’être appelées élémentaires

que toutes les autres qu’on peut reconnaî tre en nous, sont toujours composées de celles-là ; que celles-là suffisent à former toutes nos idées quelconques, lesquelles sont toutes et toujours composées les unes des autres, et parmi lesquelles il n’y a qu’on puisse appeler simples, que celles qui sont formées par la seule action de sentir simplement. Je vis de plus, et plus tard, que d’après notre organisation, les opérations de se ressouvenir, de juger, et de vouloir, suivent nécessairement de celle de sentir simplement ; et que ces trois dernières facultés entrent en action par le seul fait de la première. Je vis en outre, que notre existence consiste pour nous uniquement à sentir, et que, quand nous sentons quoi que ce soit, c’est toujours nous, que nous sentons être d’une manière ou d’une autre ; mais que ce n’est jamais que nous, et notre propre existence que nous sentons. Réunissant ces deux dernières données, je trouvai qu’à des êtres faits comme nous, le seul fait de sentir simplement suffit pour avoir des idées de toute espèce, ou plutôt de tout degré de composition ; mais que s’il leur fait complètement connaître leur existence et ses modes de tout genre, il ne leur fait connaître qu’elle, et non pas l’existence d’êtres, autres qu’eux. Il restait donc à trouver comment nous sommes conduits à savoir qu’il y a dans la nature, quelque chose qui n’est pas nous, ou notre vertu sentante. Alors cessant de considérer notre sensibilité sous un point de vue purement abstrait, et prenant nos individus en masse, comme ils existent réellement, je remarquai que notre vertu sentante paraît avoir lieu en conséquence de mouvemens qui s’opèrent dans notre système nerveux ; mais qu’en outre, quand elle prend le caractère de volonté, elle a la propriété de produire dans nos membres, d’autres mouvemens qui nous causent une sensation, et que parconséquent, lorsque cette sensation cesse malgré notre volonté, nous sentons que ce n’est pas par le fait de cette vertu voulante, qui voudrait la continuer, mais par celui d’êtres indépendans d’elle, dont l’existence distincte de la sienne consiste uniquement à la contrarier ou à lui obéir, et à affecter la vertu sentante dont elle émane et fait partie. Ainsi, après avoir déterminé ce que c’est pour nous que notre propre existence, et ce qu’il y a de vraiment essentiel à remarquer, et à distinguer dans ses différens modes, j’ai reconnu en quoi consiste à notre égard celle des êtres qui ne sont pas nous ; et j’en ai déduit la nature des propriétés par lesquelles ils nous affectent, leurs relations entre elles, l’ordre dans lequel nous apprenons à les connaître, et la manière dont nous parvenons à apprécier, et à mesurer chacune d’elles avec plus ou moins d’exactitude. J’oserai dire qu’en général on n’a pas fait assez d’attention à ces bases fondamentales de mon ouvrage et de toute philosophie. En même tems, on a accueilli avec indulgence, et même avec approbation quelques autres parties, qui cependant, si elles ont un mérite réel, le tiennent absolument de ces préliminaires. Cela vient sans doute de ce que ces parties subséquentes sont susceptibles d’applications plus directes, et de ce que ces applications étaient l’objet des recherches d’un plus grand nombre de personnes ; mais il n’en est pas moins vrai que tout repose sur ces premières données, que je crois avoir bien exactement prises dans la nature, et bien dégagées de toute opinion hypothétique, et de tout principe arbitraire. On ne saurait trop les examiner, les discuter, et les constater, si l’on veut que nos connaissances soient enfin fondées sur une base solide et inébranlable. Je sens qu’il y a un air de présomption à affirmer, que ce que l’on a dit mérite d’être étudié ; mais ce n’est pas pour moi que je demande cette faveur, c’est pour le sujet que j’ai traité dans ces onze premiers chapitres. Dans le vrai, ils renferment le germe de toute l’histoire de notre intelligence. Après ces préliminaires, ne regardant plus le phénomène du sentiment que comme une conséquence des mouvemens qui s’opèrent dans nos individus, j’ai examiné les relations qu’ont entre elles, ces deux facultés de sentir et de nous mouvoir, et les différens degrés de dépendance où elles sont, suivant leurs diverses modifications, de l’espèce de sentiment que nous appelons volonté. j’ai fait voir le nombre prodigieux de mouvemens divers, sensibles ou insensibles, qui s’opèrent continuellement en nous. J’ai décrit les effets que produit sur nos opérations intellectuelles ou automatiques, la fréquente répétition des mêmes actes ; et j’en ai déduit les causes de nos progrès et de nos erreurs. Enfin, observant que nos actions manifestent nos idées et nos sentimens, sans que nous le voulions, et parconséquent en sont les signes naturels et nécessaires, j’ai expliqué comment elles en deviennent les signes artificiels et volontaires ; comment ensuite ces signes se perfectionnent en se subdivisant, et se partagent en différentes espèces, qui ont des propriétés différentes. J’ai montré que les signes artificiels sont nécessaires à la formation de la plupart de nos idées, qu’ainsi ils contribuent puissamment au perfectionnement de l’individu ; que de plus ils sont la cause unique du perfectionnement de l’espèce, en servant de moyen de communication ; qu’au milieu de tous ces avantages, ils ne sont pas exempts de quelques inconvéniens ; mais qu’enfin, tels qu’ils sont, nous nous en servons toujours pour combiner nos idées, et nous ne pensons jamais que par leur moyen. Tel est le contenu de mon premier volume. Il renferme bien, ce me semble, toutes les bases de l’histoire de nos idées. Cependant, puisque ces idées ne nous apparaissent jamais que revêtues de signes, il fallait encore examiner plus scrupuleusement comment ces signes représentent et développent nos pensées dans quelque langage que ce soit. C’est aussi à quoi j’ai consacré la seconde partie de mon ouvrage. à ce moment, où pour la première fois, mes recherches avaient un objet nouveau, j’ai déjà senti vivement l’avantage d’être remonté jusqu’à la source de nos connaissances. Quoique peu versé dans les détails de la science et de l’érudition grammaticale, je me suis trouvé tout de suite porté fort loin au-delà du commencement de toutes les grammaires, en avant de toutes les questions qui divisent leurs auteurs, et muni de la plupart des élémens de leurs solutions ; et réciproquement l’étude de la grammaire m’a fait voir encore plus nettement la marche de notre esprit. Car en même tems que la connaissance de la formation de nos idées me faisait reconnaître facilement le véritable mécanisme de leur expression, quelle qu’en fût la forme, l’examen de la génération des signes jetait un nouveau jour sur celle des idées. Par ce moyen, j’ai reconnu clairement d’une part, que nous ne faisons jamais que sentir et juger, c’est-à-dire recevoir des impressions, et y remarquer des circonstances, ou en d’autres termes, sentir une idée, et sentir une autre idée existante dans celle-là ; de l’autre part, que nous n’exprimons jamais que des impressions isolées, ou des jugemens, c’est-à-dire, que le langage ne peut jamais être composé que de noms d’idées détachées les unes des autres, ou d’énoncés de jugemens ; et même que toutes nos connaissances ne consistant que dans nos jugemens, le discours est sans intérêt et sans résultat, quand il n’exprime pas un jugement quelconque ; qu’ainsi, dans tous les langages possibles, le discours est essentiellement composé d’énoncés de jugemens, ou de propositions. Voilà le premier degré de sa décomposition. J’ai vu ensuite que comme notre sensibilité, notre esprit saisit d’abord les masses avant d’en démêler les détails, comme il porte souvent des jugemens avant d’en distinguer tous les élémens ; de même notre discours, en quelque langage qu’il soit, exprime d’abord une proposition toute entière en bloc, par un seul signe. C’est l’interjection. Ensuite, quand dans un jugement nous séparons le sujet de l’attribut, et que nous le nommons, l’interjection par cela même n’exprime plus que l’attribut. Elle devient le verbe. le signe représentant le sujet est le nom. le nom et le verbe, voilà les deux seuls élémens nécessaires de la proposition. L’un exprime l’idée existante dans l’esprit ; l’autre, l’idée existante dans celle-là. Tous deux renferment l’idée d’existence, et sont parconséquent susceptibles de tems et de modes. Le nom est toujours, et nécessairement au tems présent et au mode énonciatif : car l’idée dont s’occupe notre esprit, est toujours énoncée actuellement existante, par cela seul qu’on la nomme ; c’est ce qui fait qu’on ne s’apperçoit pas que le nom a un mode et un tems. Le verbe au contraire est susceptible de tous les tems et de tous les modes, parcequ’une idée peut être dite existante dans une autre de toutes ces manières différentes. Aussi il n’y a pas d’énoncé de jugement sans verbe, et il y a énoncé de jugement, dès que le mode du verbe, ou la manière dont l’attribut existe dans le sujet, est déterminé. C’est là le seul signe qui exprime l’acte de juger : car quand on dit de quelle manière une idée est dans une autre, on affirme qu’elle y est. Effectivement, l’acte de juger étant toujours le même, le moyen de l’exprimer doit toujours être le même. Tous les autres élémens de la proposition ne sont que des modificatifs de ceux-là, utiles, mais non nécessaires. Aucun d’eux ne peut faire les fonctions d’attribut. Les adjectifs seuls en seraient susceptibles, si au lieu de n’exprimer l’idée qu’ils représentent que comme destinée à exister dans une autre, ils l’exprimaient comme y existant, s’ils renfermaient le sens de l’adjectif étant. alors ils seraient des verbes. L’adjectif étant est le seul verbe, puisque lui seul communique cette qualité aux autres, comme la préposition verbale que est la seule conjonction, puisqu’elle seule donne la propriété conjonctive aux signes qui la possèdent. Les modificatifs de sujets et d’attributs, quelque nom qu’on leur donne, et dans quelque langage qu’ils existent, ne peuvent faire les fonctions que d’adjectifs, de prépositions, d’adverbes, d’interjections conjonctives, et d’adjectifs conjonctifs. Ainsi voilà tous les élémens possibles de la proposition trouvés et reconnus, et leur valeur déterminée. Il restait à épeler ces caractères, c’est-à-dire à voir les moyens dont on se sert pour les lier entre eux. C’est l’objet de la syntaxe. La syntaxe emploie trois moyens différens. Le premier est la place que les signes occupent. C’est ce qu’on appelle la construction. Le second, ce sont les variations que certains signes subissent. Le troisième consiste dans quelques signes particuliers, uniquement destinés à marquer les relations des autres. La connaissance de la formation de nos idées et de leurs signes, m’a montré l’effet réel de chacun de ces moyens ; et la détermination exacte de la nature du verbe, m’a donné une théorie de ses tems et de ses modes, qui du moins me paraît plus fondée en raison que les autres, et suivant laquelle il ne peut jamais avoir que trois modes, et douze tems réels. Après cette analyse du discours, que l’on peut dire universelle puisqu’elle est applicable à tous les langages possibles, j’ai dû parler des différens moyens de rendre permanens les signes de nos idées, qui naturellement sont tous transitoires comme elles. Car si les hommes ne peuvent presque pas penser sans signes quelconques, ils ne peuvent faire aucuns grands progrès sans signes durables et transportables. Tous les langages qui dérivent du langage d’action, peuvent être représentés d’une manière permanente par d’autres langages composés de figures hiéroglyphiques ou symboliques, qui expriment les mêmes idées qu’eux. Mais il y a là une véritable traduction. Le langage oral est le seul dont la signification puisse être reproduite par des figures qui ne représentent que les sons dont il est composé, et non pas les idées elles-mêmes. C’est là réellement l’écriture soit syllabique, soit alphabétique. C’est une simple notation sans traduction ; et cette différence est si grande, que tout peuple qui a négligé cet avantage, est condamné à une éternelle enfance. Les conséquences en sont incalculables. On a pensé assez généralement que tous les hommes avaient dû commencer par des peintures hiéroglyphiques, qu’un génie heureux avait inventé de les convertir en caractères syllabiques, et qu’un plus heureux encore avait imaginé de décomposer ceux-ci en voyelles et en consonnes, et avait dû parconséquent créer tout de suite un alphabet parfait pour la langue qu’il parlait. Pour moi, l’examen attentif de la nature de ces procédés, de leurs effets, et des monumens qui nous en restent à diverses époques, et dans différens pays, me montre qu’une telle marche n’a pu avoir lieu ; mais il me paraît que l’idée de noter au moins grossièrement les tons du chant, a dû se présenter dès la plus haute antiquité ; qu’elle a dû facilement conduire à ajouter successivement à ces notes quelques signes qui exprimassent ou la voix, ou l’articulation, ou la durée, ce qui les a rendues assez propres à noter la parole, qui, dans les langues naissantes surtout, diffère peu du chant ; et que par là elles sont devenues insensiblement et très-naturellement des caractères, partie syllabiques, partie alphabétiques, tels que sont ceux de beaucoup de langues orientales, et tels que sont encore à beaucoup d’égards les nôtres, que nous croyons si complètement alphabétiques. Car toutes les fois que nous employons une voyelle sans consonne, et une consonne sans voyelle, certainement l’une des deux est sous-entendue, et parconséquent celle exprimée représente la syllabe toute entière. Ces réflexions m’ont conduit à une analyse exacte des sons vocaux que nous représentons encore très-mal, et m’ont fait voir qu’en y distinguant trois nuances de tons, cinq degrés de durée, dix-sept voix, et vingt articulations différentes, ils seraient très-bien ou du moins très-passablement notés. J’ai émis le vœu que l’on figurât ainsi quelques-uns des meilleurs morceaux de littérature de différentes langues, et je suis convaincu qu’il en résulterait des avantages vraiment prodigieux pour les tems à venir, et pour les nations lointaines. Enfin, de toutes ces observations tant sur le langage en lui-même, que sur les moyens de l’écrire, j’ai conclu qu’une langue universelle, soit savante, soit vulgaire, est impossible ; qu’elle serait plus nuisible qu’utile, si elle n’était que savante ; et qu’une langue parfaite est, si l’on peut s’exprimer ainsi, encore plus impossible : mais j’ai indiqué les conditions qui, suivant moi, la rendraient parfaite, et dont il serait très-utile de rapprocher toujours plus les langues dont nous nous servons. Voilà le sommaire de ma seconde partie. Toute ma crainte en entrant dans les détails qu’elle exige, et que j’ai encore resserrés le plus que j’ai pu, a été qu’elle ne m’éloignât de l’objet de la première, et qu’elle ne la séparât trop de la troisième. Cependant, je le répète, puisque nos idées ne nous apparaissent jamais que revêtues de signes, puisque nous ne saurions les combiner qu’avec ce secours, il fallait bien expliquer la nature et les effets de ces signes. C’est incontestablement la première application que l’on doive faire de la connaissance de la formation de nos idées ; et tout de suite après, il faut en déduire les causes de leur certitude, montrer en quoi elle consiste, ce qui la constitue, ce qui l’ébranle, ce qu’est pour nous la vérité, et ce qui nous en écarte. C’est ce que j’ai tâché de faire dans ma logique. J’ai cru devoir, autant pour me guider moi-même que pour conduire l’esprit du lecteur, la faire précéder d’une partie historique, dans laquelle j’ai cherché à prouver par les faits, que tous ceux qui ont écrit sur la logique, ont voulu, comme moi, donner une base inébranlable à leurs principes, et à nos connaissances en général ; que tous même ont senti plus ou moins confusément, que, pour y parvenir, il fallait commencer par examiner nos idées et leurs signes ; qu’ils ont eu d’autant plus de succès qu’ils ont plus insisté sur ces utiles préliminaires ; mais qu’aucun d’eux n’a vu distinctement que dans cette étude seule, consiste uniquement toute la science logique : ensorte que tous, sans exception, se sont trouvés obligés de réduire la logique à n’être que l’art de tirer des conséquences de principes généralement avoués, et contraints de faire de ces principes une science première, qui, quelque nom qu’on lui donnât, était toujours antérieure à la logique, ne pouvait tirer d’elle sa certitude, et parconséquent n’avait pas de base solide. Cet inconvénient bien signalé, j’ai vu ou du moins cru voir le moyen de l’éviter complètement, en suivant Descartes dans son premier pas, et m’y arrêtant plus que lui. Je me suis dit, je suis complètement sûr de sentir ce que je sens. Tout ce que je puis jamais penser et savoir, ne consiste toujours que dans des conséquences et des combinaisons de ce que j’ai senti d’abord ; et ce sont encore là autant de choses senties, que parconséquent je suis très-certain aussi de percevoir quand je les perçois. Voilà donc pour moi une certitude réelle et inébranlable, de laquelle je puis partir. Elle devrait s’étendre à toutes mes connaissances. Car ces connaissances ne consistent jamais que dans des rapports apperçus entre mes perceptions antérieures ; et ces rapports sont toujours perçus par l’acte de juger, qui consiste uniquement à sentir qu’une idée en renferme implicitement une autre. Ainsi c’est encore là une perception, et je ne puis pas me tromper, quand je sens qu’elle existe. Cela est vrai, et chacun de ces jugemens pris en lui-même et isolément, ne saurait être erroné. Mais les idées sujets de ces jugemens, sont toutes des souvenirs de perceptions antérieures, et nous sommes organisés de manière que nous ne sommes jamais complètement certains que nos souvenirs soient rigoureusement exacts. Voilà la source de l’incertitude et de l’erreur. Munis de ces données, si nous suivons de nouveau toute la série de la génération de nos idées, telle que je l’ai exposée dans ma première partie, en tenant compte des diverses circonstances de leur formation, et des différens effets de leurs signes, nous trouvons sans peine comment et pourquoi nous sommes sûrs de notre propre existence, laquelle consiste uniquement à sentir ; comment et pourquoi nous sommes sûrs de l’existence des êtres qui ne sont pas nous, laquelle consiste uniquement à modifier la nôtre ; comment et pourquoi nous sommes plus ou moins sujets à nous égarer dans certaines situations, dans certaines dispositions, et dans certaines matières ; en quoi consiste précisément la sûreté ou la faillibilité de nos facultés intellectuelles ; et quelle est exactement la nature, l’étendue, et la limite de leur puissance. Nous en avons donc bien saisi les causes premières. D’après cela, que devons-nous penser de toutes les règles que l’on a prescrites à nos raisonnemens ? Qu’elles sont fausses ou illusoires, et toutes fondées sur une connaissance imparfaite de nos opérations intellectuelles. Que devons-nous donc faire pour arriver à la vérité, et en être aussi certains que nous sommes susceptibles de l’être ? Rien autre chose que de nous assurer autant que possible, de la vraie valeur, c’est-à-dire, de la véritable compréhension et extension des idées dont nous jugeons, et de la justesse de leur expression ; et quand nous doutons de l’une ou de l’autre, il faut faire une description exacte de tous les élémens de l’idée dont il s’agit, ou du moins de tous ceux qui importent au jugement que nous voulons porter. Nous n’avons pas un autre moyen réellement efficace, pour nous préserver de l’erreur ; et celui-là renferme tous ceux qui sont nécessaires à sa pleine et entière exécution ; savoir, absence de toute prévention, observation scrupuleuse des faits, manière claire de les exposer, etc., etc. Telles sont les conclusions de ma logique. Elles s’éloignent des idées ordinaires, et pour les faire adopter promptement, j’aurais dû peut-être leur donner plus de développement, et les appuyer d’un grand nombre d’exemples. Mais je suis convaincu qu’elles sont incontestables, et qu’on les trouvera toujours plus fondées, à mesure qu’on les examinera davantage, dans l’intention de les attaquer. Je m’en rapporte au desir de les critiquer, du soin de les établir invinciblement. En effet, il est bien difficile de s’égarer en suivant la route que j’ai tenue. J’ai étudié, la plume à la main. Je ne savais pas la science, quand j’ai commencé à l’écrire, puisqu’elle n’existe nulle part. Je n’avais aucun parti pris d’avance. J’ignorais où j’arriverais. J’ai observé notre esprit sans prévention. J’ai noté ce que je voyais, sans savoir où cela me mènerait. Je suis revenu sur mes pas, toutes les fois que j’ai vu que j’étais conduit à l’absurde, c’est-à-dire, à des conclusions contraires aux faits postérieurs ; et j’ai toujours trouvé l’endroit où je m’étais égaré, c’est-à-dire où j’avais mal vu les faits antérieurs. Enfin, je suis venu sans suppositions, sans inconséquences, et sans lacunes, à un résultat que je n’avais ni prévu, ni voulu. Il est plausible, il est très-général, il rend raison de tous les phénomènes ; il m’est impossible de n’y pas prendre une pleine et entière confiance. Toutefois, si l’on peut m’accuser d’avoir trop resserré la fin de ma logique, je sens que l’on doit encore bien plus me reprocher actuellement de m’arrêter si long-tems à ces préliminaires. Mais je voulais parler de ce qui reste à faire, il fallait bien retracer le tableau de ce qui est fait. On voit que, suivant moi, ce qui constitue la philosophie première, comme on dit, ou comme on devrait dire, la première des sciences dans l’ordre de leur mutuelle dépendance, c’est l’histoire de notre intelligence, considérée sous le rapport de ses moyens de connaître. Cette histoire est nécessairement composée de celle de la formation de nos idées, de celle de leur expression, et de celle de leur déduction. C’est là ce que j’ai exécuté (sauf correction) ; et sous ce point de vue, mon ouvrage forme un tout complet, avantage qu’il n’avait pas jusqu’à présent. Voilà un premier but atteint : je craignais bien de n’y jamais arriver. Mais ce qui forme un tout sous un certain rapport, se trouve souvent, vu sous d’autres aspects, n’être plus qu’une partie de plusieurs autres tous plus étendus. Ainsi ce traité de nos moyens de connaître pour pouvoir porter le nom de traité complet de la génération de nos connaissances,

devrait être suivi d’un tableau méthodique de toutes les premières vérités que nous recueillons à mesure que nous appliquons ces moyens de connaître à l’étude des divers objets qui peuvent les affecter, c’est-à-dire d’un tableau des premiers élémens de toutes nos sciences, disposées dans l’ordre où elles naissent de l’emploi et du perfectionnement successif et graduel de nos facultés. Car l’histoire de la génération de nos connaissances ne peut pas consister uniquement dans l’histoire de nos moyens de connaître. Elle doit encore comprendre celle de leur manière de s’appliquer aux divers objets, et des premiers résultats de leur action. Or je n’ai fait qu’indiquer cette dernière partie. D’un autre côté, pour que ce même traité de nos moyens de connaître pût être regardé comme un traité complet de nos facultés intellectuelles, il faudrait y ajouter un traité de notre faculté de vouloir, et de ses effets. Car l’homme n’est pas seulement capable de juger et de savoir, il l’est encore de vouloir et d’agir. Cette faculté de vouloir est une suite nécessaire de celle de sentir telle que nous la possédons, et en fait pour ainsi dire partie. Elle est une conséquence inévitable de celle de juger, et naît forcément de ses décisions plus ou moins réfléchies. Mais elle a une énergie qui lui est propre, et dont les effets sont immenses. Or cette faculté si importante, je n’en ai encore presque rien dit. Je me suis borné à faire voir comment elle naît en nous, à montrer quelles sont ses relations avec nos autres facultés intellectuelles, et à indiquer rapidement quelques-unes de ses propriétés. Mais il s’en faut beaucoup que j’aie développé suffisamment toutes ses conséquences, des quelles pourtant dépend toute notre destinée. Je suis donc forcé de convenir que si mon ouvrage est incomplet comme histoire de la génération de nos connaissances, il l’est également comme histoire générale de toutes nos facultés intellectuelles. Il y a plus, j’avoue avec franchise que pour mériter réellement le titre d’ élémens d’idéologie que j’ai eu la témérité de lui donner, il devrait comprendre les deux importantes additions, dont je viens de présenter l’apperçu. Car il est bien constant que l’histoire de nos idées doit renfermer l’histoire complète de l’homme en tant que jugeant et connaissant ; et il ne l’est pas moins que, puisque nous avons appelé idées, ou perceptions, généralement toutes les modifications de notre faculté de sentir, nos volontés et nos desirs, en un mot, nos déterminations quelconques, sont des idées comme nos pures sensations, nos souvenirs, ou nos jugemens ; et que parconséquent l’histoire de nos idées doit renfermer aussi celle de l’homme, en tant que voulant et agissant. Il suit de là néanmoins une conséquence assez singulière, et qui a beaucoup de rapport avec les réflexions que nous avons déjà faites souvent : c’est que si j’avais manifesté d’abord le projet de refaire toute la philosophie première, la source et la base de toutes les sciences, j’aurais révolté par l’excès de mes prétentions : cependant j’aurais actuellement rempli ma tâche, autant du moins que j’en suis capable. Si j’avais annoncé seulement que j’allais faire ou l’histoire de la génération de nos connaissances, ou celle de nos facultés intellectuelles, j’aurais paru moins promettre ; et pourtant, dans les deux cas, il me resterait encore un ouvrage important à exécuter ; et enfin sous le titre en apparence plus modeste encore d’ élémens d’idéologie, j’ai pris réellement un beaucoup plus grand engagement, et tel que je n’en voyais pas moi-même toute l’étendue, et que vraisemblablement je ne serai jamais en état de le remplir. On ne saurait faire assez d’attention à ces illusions que produisent certains mots. Rien ne prouve mieux combien leur signification est vague et confuse, et combien nous sommes loin encore d’avoir bien déterminé la nature et l’étendue des recherches dont ils nous donnent l’idée, et d’avoir fixé la place de ces recherches dans l’arbre encyclopédique, ce qui est pourtant la chose vraiment essentielle, (res prorsùs substantialis)

si nous voulons enfin faire de nos connaissances un système solide et bien lié. Au reste, c’est précisément parceque je n’ai pas l’espérance de pouvoir jamais donner au public ni ce tableau des premiers élémens de toutes nos sciences, ni ce traité de notre faculté de vouloir et de ses effets, qui seraient nécessaires pour compléter mes élémens d’idéologie ; c’est, dis-je, par cette raison là même, que je veux expliquer comment je conçois que ces deux importans ouvrages devraient être exécutés. Ces espèces de programmes pourront du moins fournir des idées à des hommes plus capables de les remplir, et qui auront eu le bonheur de n’être pas obligés, comme moi, de consumer tous leurs efforts à débrouiller la première partie dont je me suis occupé. Commençons par examiner auquel de ces deux grands travaux il convient de se livrer d’abord. Au premier coup-d’œil, il paraît assez naturel avant de s’occuper de l’homme en tant que voulant et agissant, de terminer l’histoire de l’homme, en tant que jugeant et connaissant, et parconséquent d’ajouter tout de suite à l’histoire de nos moyens de connaître, le tableau de la manière dont ces moyens agissent sur les divers objets, et celui des premières vérités qui en résultent pour nous. Cependant j’observe que ce n’est plus là l’étude directe de notre faculté de juger et de savoir ; mais bien une application de cette étude : or il me paraît plus convenable de commencer par achever l’histoire de toutes nos facultés, avant de passer aux applications. D’ailleurs, quelque recherche que l’on se propose, elle ne peut jamais être qu’une suite et une déduction de l’étude de notre faculté de savoir. L’étude de notre faculté de vouloir et d’agir, a ce caractère comme toutes les autres ; elle est elle-même une portion du tableau des premières vérités que nous pouvons recueillir ; et puisqu’elle a de plus l’avantage de compléter la connaissance de notre intelligence, il me semble qu’elle mérite la priorité. C’est ce motif qui me décide sur ce point, sur lequel j’ai long-tems hésité. Si l’on était tenté de croire qu’il ne mérite pas une attention si sérieuse, il faudrait se rappeler que l’ordre, la dépendance, et la filiation de nos idées, est mon principal, et même mon unique objet dans toutes ces recherches. Quoi qu’il en soit, je commencerai par parler du traité de la volonté et de ses effets. Cette seconde manière de considérer nos individus, nous présente un système de phénomè nes si différens du premier, que l’on a peine à croire qu’il appartienne aux mêmes êtres, vus seulement sous un autre aspect. Sans doute on pourrait concevoir l’homme ne faisant que recevoir des impressions, se les rappeler, les comparer et les combiner, toujours avec une indifférence parfaite. Il ne serait alors qu’un être sachant et connaissant,

sans passion proprement dite relativement à lui, et sans action relativement aux autres êtres ; car il n’aurait aucun motif pour vouloir, ni aucune raison pour agir, et certainement, dans cette supposition, quelles que fussent ses facultés pour juger et connaître, elles resteraient dans une grande stagnation, faute de stimulant pour s’exercer. Mais il n’est pas cela ; il est un être voulant en conséquence de ses impressions et de ses connaissances, et agissant en conséquence de ses volontés. C’est là ce qui le constitue d’une part susceptible de souffrances et de jouissances, de bonheur et de malheur, idées correlatives et inséparables ; et de l’autre part, capable d’influence et de puissance. C’est là ce qui fait qu’il a des besoins et des moyens, et parconséquent des droits et des devoirs, soit seulement quand il n’a affaire qu’à des êtres inanimés, soit plus encore quand il est en contact avec d’autres êtres susceptibles aussi de jouir et de souffrir. Car les droits d’un être sensible sont tous dans ses besoins, et ses devoirs dans ses moyens ; et il est à remarquer que la faiblesse dans tous les genres, est toujours et essentiellement le principe des droits, et que la puissance dans quelque sens que l’on prenne ce mot, ne peut jamais être la source que de devoirs, c’est-à-dire de règles de la manière de l’employer. Tout cela dérive immédiatement de la seule faculté de vouloir : car si l’homme ne voulait rien, il n’aurait ni besoins ni moyens, ni droits ni devoirs. Au contraire, notre nature, notre organisation est telle que chaque impression que nous recevons, chaque perception que nous avons, peut donner lieu à une de ces modifications internes, que nous appelons volontés ou desirs, soit par la manière directe dont cette perception nous affecte, soit par les circonstances que nous y remarquons, et les conséquences que nous en déduisons. Ces déterminations, ces desirs, varient à l’infini par leur cause, par leur objet, par la manière dont ils sont produits. Ils peuvent naître également d’une idée très-abstraite, ou d’une impression sensuelle, avoir pour objet des êtres physiques ou moraux, matériels ou intellectuels, être le résultat de profondes combinaisons et de longues déductions, ou d’une impulsion soudaine et presque automatique. Mais dans tous les cas, ce sont des perceptions, ayant pour cause des perceptions antérieures, dont nous ne pouvons les concevoir dériver autrement que par d’autres perceptions plus ou moins obscures, plus ou moins rapides, appelées jugemens

et dans tous les cas aussi, ces desirs ont deux propriétés essentielles, qui donnent lieu à deux sciences distinctes, à deux systèmes de connaissances différentes. L’une de ces propriétés est de nous faire jouir ou souffrir ; l’autre, de nous faire agir. Elles répondent aux deux grands phénomènes de l’économie animale, l’action du système nerveux sur lui-même, et sa réaction sur le système musculaire. Parconséquent, pour connaître réellement notre faculté de vouloir et ses résultats, nous devons étudier séparément, d’un côté, nos desirs en eux-mêmes, leurs propriétés, leurs conséquences, et de l’autre les effets directs ou éloignés des actions qui s’ensuivent, et qui toutes ont pour but de satisfaire quelques-uns de ces desirs. Ces deux connaissances réunies forment suivant moi, la partie de l’idéologie qui a rapport à la volonté. J’avoue que je ne sais quel nom donner à ces deux branches de recherches. On pourrait appeler l’une morale, et l’autre économie. mais alors il faudrait faire prendre à ces deux mots une signification très-éloignée de celle qu’on leur attribue communément. Ici non-seulement je retrouve la différence de la science à l’art que j’ai remarquée entre ma façon de considérer la logique, et celle dont on l’a toujours traitée ; mais encore ma manière même de concevoir le sujet, et de classer les objets, est toute autre que celle usitée. En général, on entend par la morale,

si toutefois on s’en fait une idée bien nette, une espèce de code de lois émanées de la raison, qui doit diriger notre conduite dans toutes les occasions où une autorité légitime, soit humaine, soit surnaturelle, n’a pas prononcé par une décision expresse. Quand un philosophe s’est livré à des recherches sur la justice, et la justesse de nos sentimens, et sur la légitimité de nos actions et de leurs conséquences, on ne dit point qu’il a fait une morale, mais seulement des réflexions, des considérations morales, c’est-à-dire relatives à ce code nommé la morale, et propres à ré former, ou à perfectionner ses lois ; et ce code régit non-seulement nos sentimens, mais encore nos actions. Or, moi, je commence par séparer totalement nos actions de la science dont il s’agit ; ensuite je la fais consister uniquement dans l’examen de celles de nos perceptions qui renferment un desir, de la manière dont elles se produisent en nous, de leur conformité ou de leur opposition avec les vraies conditions de notre être, de la solidité ou de la futilité de leurs motifs, et des avantages ou des inconvéniens de leurs conséquences, mais sans me permettre de dicter aucunes lois. Ce dernier point doit être l’effet de réflexions d’un autre ordre. Le sens du mot économie doit subir un changement peut-être plus grand encore, pour l’adapter à ma manière de voir. Suivant son étymologie, il signifie gouvernement de la maison. Dans l’usage ordinaire, il signifie principalement le goût ou le talent de ménager les moyens quelconques dont on dispose, et surtout les moyens pécuniaires ; et quand on dit économie politique, on entend presqu’uniquement la science de la formation et de l’administration des richesses d’une société politique. Au lieu de cela, dans le plan que je conçois, de même que la science appelée morale serait l’étude détaillée de nos desirs, en tant que constituant tous nos besoins, celle nommée économie, consisterait dans l’examen circonstancié des effets et des conséquences de nos actions considérées comme moyens de pourvoir à nos besoins de tous genres, depuis les plus matériels jusqu’aux plus intellectuels. Si ces deux cadres étaient bien remplis, alors et alors seulement, nous aurions un tableau complet des effets de notre faculté de vouloir, puisque d’elle seule dérivent également tous nos besoins et tous nos moyens. Mais de ces deux sciences ainsi conçues, il en naît nécessairement une troisième. De même que de la connaissance de la formation de nos idées, et de celle de leurs signes, sort naturellement celle de la manière de les combiner, qui conduit l’être pensant à la vérité ; de même aussi de la connaissance raisonnée de nos penchans et de nos actions, résulte directement la science de les diriger de manière à produire le bonheur de l’être voulant ; car le bonheur est le but de la volonté, comme la vérité celui du jugement. Cette dernière science serait-elle donc si neuve qu’il n’existât point de nom qui lui fût propre, et que nous ne sussions pas encore, même comment la désigner ? Je le crains bien. Car celle que l’on nomme ordinairement science du gouvernement, se propose rarement le but que nous venons d’indiquer, et celle connue sous la dénomination de science sociale n’embrasse qu’une partie du sujet, puisqu’elle ne renferme pas l’éducation, ni même peut-être toutes les branches de la législation. Or, le système des principes propres à mener les hommes à leur plus grand bien-être, doit comprendre ceux de la conduite et de la direction de tous les âges, et sous tous les rapports. Ainsi voilà encore une science à nommer. Cependant avec les précautions convenables, nous pourrons employer les expressions usitées ; mais ici il se présente un sujet de délibération plus important. L’ordre dans lequel nous venons d’énoncer les différentes parties qui composent l’examen complet de notre faculté de vouloir, est-il bien celui dans lequel ces parties doivent être traitées ? C’est au moins très-douteux. Au premier coup-d’œil il paraît qu’on doit parler d’abord de nos besoins, puis de nos moyens, et enfin de la manière de nous amener à bien employer les uns à la plus grande satisfaction des autres. Mais quand on réfléchit plus sérieusement sur nos desirs, on voit bientôt qu’ils ne sont pas tous bien motivés ; que plusieurs sont fondés sur des jugemens faux, et des apperçus imparfaits ; que leur accomplissement ne nous mènerait pas au but qu’ils se proposent ; qu’il vaut mieux s’en défendre, ou s’en désabuser, que de les voir réussir ; que le plus essentiel pour nous est de les bien juger ; qu’enfin il faut s’occuper de les apprécier avant de songer à les satisfaire : car on est plus avancé dans ce monde, quand on sait ce qu’on doit vouloir, que quand on sait la manière de pouvoir ce qu’on veut. Or, le moyen d’apprécier ces desirs, est de connaître les conséquences et les résultats des actions auxquelles ils nous conduisent. Ainsi il suit de là qu’il faut examiner nos moyens avant nos besoins. C’est aussi à quoi je conclus. Je conçois donc que la première partie d’un traité de la volonté, doit être consacrée à l’examen des effets de nos actions de tous genres, non-seulement sous le rapport de la satisfaction de nos besoins physiques, et de la formation de nos richesses privées et publiques, mais encore sous celui de leurs conséquences morales et intellectuelles, et de leur influence sur le bonheur de l’individu, de la société, et de l’espèce en général. Cette manière de considérer nos actions, sort, comme on le voit, des bornes de la science économique ordinaire ; elle nous les fait voir sous un point de vue beaucoup plus étendu. Elle nous apprend à apprécier non-seulement les effets du travail proprement dit, et de ses diverses espèces ; mais encore ceux de toutes nos démarches quelconques, de l’ensemble de notre conduite, et même ceux des différens états de la société, des différentes associations ou corporations qui se forment dans son sein, depuis la famille jusqu’à la classification la plus nombreuse, et de leur action sur l’individu qui en fait partie, et sur la masse totale. En un mot, elle nous fait trouver les résultats de tous les emplois de nos forces quelconques, depuis leur effet le plus direct jusqu’à leurs conséquences les plus éloignées. Un tel ouvrage bien fait, et il ne l’a jamais été, il n’a pas même été entrepris sur ce plan, ne nous donnerait pas encore la théorie de la science sociale ; mais il nous présenterait le tableau de tous les élémens dont elle se compose, et sans lesquels on ne peut la faire qu’au hazard, et d’une manière absolument hypothétique. Cette première partie supposée une fois bien exécutée, la seconde s’ensuivrait tout naturellement : car il est bien aisé d’apprécier nos différens sentimens, et d’évaluer leurs différens degrés de mérite et de démérite, quand on a bien reconnu toutes les conséquences des actions auxquelles ils nous portent. Cette facilité là même prouve que c’est bien dans ce sens qu’il faut prendre un pareil sujet pour le traiter réellement à fond. En effet, nos actions sont toujours les signes de nos idées ; mais de même que quand il s’agit de déterminer leur valeur comme signes, il faut auparavant examiner les idées qu’elles représentent ; de même quand au contraire il est question d’apprécier le mérite de ces idées comme sentimens, il faut nécessairement commencer par observer les effets des actions auxquelles elles nous portent. Aussi, cette seconde partie du traité de la volonté, ainsi placée, ne peut manquer de nous conduire à des résultats certains, quoique peut-être très-différens de beaucoup d’opinions fort accréditées ; et elle n’offre à celui qui la traite aucune difficulté réelle, que celle de bien démêler comment nos différens sentimens, nos différentes passions, en un mot, nos différentes affections, naissent les unes des autres, s’engendrent, et se combinent. Mais aussi cette difficulté vaincue, la troisiè me partie, dont nous avons parlé, se trouve toute faite : car dès qu’on connaît la génération de nos sentimens, on sait les moyens de cultiver les uns, et de déraciner les autres. Parconséquent, les principes de l’éducation et de la législation sont à découvert ; et la science de l’homme en tant que voulant et agissant, est achevée. C’est ainsi que je voudrais qu’elle fût traitée, et que je conçois qu’elle terminerait convenablement l’histoire de nos facultés intellectuelles. Heureux celui qui en aura la gloire ! Et plus heureux encore ceux dont le jugement et la volonté seront, dès leurs premières années, formés et dirigés d’après les principes résultans de cette histoire approfondie de nos facultés. Un tel traité de la volonté, et de ses effets, serait à mes yeux l’ouvrage le plus important que l’on pût faire, et celui dont la nécessité est la plus pressante dans l’état actuel des lumières : car il serait le germe d’une théorie méthodique et certaine de toutes les sciences morales. Cependant il n’acheverait pas encore de rendre absolument complets, de véritables élémens d’idéologie. Il nous montrerait l’homme en tant que capable de juger et de connaître, s’étudiant lui-même en tant que capable de vouloir et d’agir, et terminant ainsi le tableau de ses facultés ; mais nous avons vu que pour achever entièrement l’histoire de nos idées, il faut encore observer l’homme employant ses moyens de connaître à l’examen de tous les êtres, autres que sa propre intelligence. Il faut faire voir comment il découvre leur existence, leurs propriétés, et les propriétés de ces propriétés, et comment s’enchaînent les principales vérités résultantes de ses premières impressions, lesquelles vérités donnent ensuite naissance à une infinité d’autres d’un ordre secondaire, qui constituent les détails de chacune de nos diverses sciences physiques ou abstraites. C’est ce second ouvrage dont je dois actuellement esquisser le projet. Ce qu’il y a de plus important et en même temps de plus difficile dans tout traité sur une matière quelconque, c’est le commencement. C’est là ce qui décide de l’esprit et de l’effet de tout le reste. Un imbécille peut bien dire, et il y a beaucoup d’esprit à lui faire dire : « ce que je sais le mieux, c’est mon commencement. » mais tout homme qui pense, sent que c’est là la partie la plus épineuse de son travail, et qu’il ne peut se flatter de pénétrer jusqu’au commencement de son sujet, qu’autant qu’il en a sondé toutes les profondeurs. Cela est vrai surtout de l’ouvrage dont il s’agit, qui ne doit être lui-même que le préambule et les préliminaires de beaucoup de sciences différentes. Pour donc en saisir avec précision le véritable commencement, et par suite en trouver avec facilité les divisions naturelles, je me reporterai aux endroits de mon traité de nos moyens de connaître, où j’ai expliqué comment nous apprenons qu’il existe dans ce monde quelque chose, qui n’est pas notre vertu sentante elle-même, mais qui l’affecte et agit sur elle. J’y vois que tant que notre système sensitif ne réagit que sur lui-même, nous ne connaissons que notre propre sensibilité, et notre propre existence ; mais que dès qu’il met en action notre système musculaire par l’effet du sentiment, nommé volonté, notre faculté sentante est par cela même en contact avec des êtres, qui ne sont pas elle, et qui résistent à son impulsion. Elle agit sur ces êtres ; elle y produit des mouvemens qu’elle veut et qu’elle sent ; et quand ces mouvemens sont arrêtés, elle le sent aussi, et elle sent en outre que ce n’est pas par elle qui voudrait les continuer. Elle connaît donc qu’il y a d’autres êtres qu’elle ; ces êtres sont tous ceux que nous appelons des corps, à commencer par le nôtre. C’est donc par la propriété que nous avons de les mettre en mouvement, en vertu de notre volonté, que nous connaissons les corps ; et tout ce que nous savons jamais d’eux, n’est toujours qu’une conséquence de cet effet, appelé mouvement, et de ses divers accidens. Cet effet, appelé mouvement, n’est d’abord pour nous que le sentiment qui résulte de son existence actuelle dans nos membres. Bientôt il donne lieu à cet autre sentiment, que nous nommons résistance

(et entendez par là, résistance invincible ) ; car le sentiment que nous avons du mouvement lui-même, est déjà l’effet d’une résistance, mais d’une résistance surmontée, et qui cède à notre volonté. Les corps commencent donc par être pour nous des êtres uniquement capables de nous donner le sentiment de mouvement et celui de résistance, de se prêter au mouvement, et de s’y refuser. Leur mobilité et leur inertie sont les deux premières qualités que nous leur reconnaissons, et dans lesquelles consiste d’abord toute leur existence, relativement à nous ; et toutes celles que nous leur découvrons ensuite, ne sont que des conséquences de celles-là, et des diverses modifications qu’elles éprouvent. C’est donc toujours le mouvement et ses effets que nous voyons hors de nous dans cet univers, de même que c’est toujours notre sensibilité et ses nuances, que nous sentons au-dedans de nous. Le monde n’est composé pour nous que des accidens, et des phénomènes résultans du mouvement, comme notre moi ne l’est que de ceux de notre sensibilité. Je voudrais donc que ce fût toujours en partant de ce premier fait, et en y revenant sans cesse, que l’on rendît compte de tout ce qui arrive aux corps. On parlerait d’abord d’une manière sommaire de leur impénétrabilité et de ses différens modes, la dureté, la mollesse, et l’élasticité, et des trois états de solidité, de fluidité, et de gazéité. Ensuite, on expliquerait comment cette impénétrabilité cesse de paraître ne s’exercer que dans un point, et comment, par le mouvement, on découvre qu’elle est étendue, et étendue d’une certaine manière, qui constitue sa forme ; et on parlerait de l’étendue des corps, de leurs formes et de leurs figures, de leurs surfaces, et des lignes qui les terminent, mais toujours d’une manière générale et positive, sans abstraction, sans rechercher trop de précision, et sans entrer encore dans les détails des propriétés de la propriété appelée étendue, lesquelles sont l’objet d’une science à part, dont il sera question postérieurement. On traiterait de même de la divisibilité réelle ou imaginaire des corps, de leur densité, et de leur porosité, qui sont trois conséquences de leur étendue. On pourrait même placer là la première explication des idées ou propriétés plus générales encore, nommées quantité et durée.

alors on aurait une première notion assez juste quoique superficielle de ce que c’est pour nous que les corps, de la manière dont nous les connaissons, et du moyen par lequel nous les connaissons. Ce serait le moment, je crois, de reporter son attention sur ce moyen, le mouvement, d’examiner les deux sources dont il émane, l’attraction et l’impulsion, la manière de le mesurer par le moyen de l’étendue et de la durée, d’indiquer les lois de sa propagation et de sa communication, et de donner une idée nette de l’effet appelé inertie, et de la puissance appelée masse

le tout cependant sans

entrer encore dans les spéculations abstraites de la science de l’étendue, et de celle de la quantité. On pourrait par suite parler de toutes les forces qui consistent dans une attraction quelconque, telles que la pesanteur, la cohésion, et l’adhésion, et toutes les affinités chimiques, et de certains effets particuliers, mais généralement répandus, tels que l’électricité. Je crois que ces préliminaires sur l’universalité des corps seraient non-seulement suffisans, mais même très-propres à nous en donner une idée juste, et qu’arrivé à ce point, on pourrait passer à leur classification, et à leur distribution en différentes espèces. La première grande distinction qui se fait remarquer entre eux, est celle des corps qui ne sont soumis qu’aux lois universelles, et de ceux qui sont en outre sujets à des lois particulières, desquelles il résulte pendant un tems un autre ordre de phénomènes, c’est-à-dire celle des corps inanimés et des corps vivans. Parmi les premiers, il faut distinguer encore ceux qui ne sont composés que de parties brutes et confuses, et ceux dont la formation s’opère d’une manière régulière et constante, comme il arrive à tous les corps cristallisés. La cristallisation me paraît le premier degré d’organisation que nous pouvons saisir. Pour les êtres vivans, ils se partagent naturellement en végétaux et animaux, suivant qu’ils ne nous montrent que les phénomènes de la vie, ou qu’ils commencent à nous manifester celui du sentiment. Ces grandes divisions une fois établies, on pourrait alors faire l’histoire de chacun de ces êtres, et de toutes les circonstances qui lui sont propres ; et comprenez dans ces circonstances pour les êtres vivans les phénomènes de la vie, et pour les êtres sentans ceux de la sensibilité, avec toutes leurs conséquences. Ce dernier objet n’a pas jusqu’à présent assez fait partie de l’histoire naturelle. Ainsi avec ces préliminaires, s’ils étaient bien faits, on aurait une excellente introduction à toutes les sciences physiques et naturelles. Ce serait la première partie de l’ouvrage que je desire. Elle devrait être suivie d’une seconde, uniquement relative aux conséquences de la propriété des corps, appelée étendue.

les hommes ont fait de leurs spéculations sur cette seule propriété, une science immense connue sous le nom de géométrie,

singulièrement remarquable par la multitude et la certitude des vérités qu’elle possède, et par les nombreux secours qu’elle fournit à presque toutes les parties des sciences physiques et naturelles, et même des sciences morales. Plus cette branche de nos connaissances est importante et féconde, plus tout ce que nous avons dit de la nécessité de commencer toute étude par son véritable commencement, est applicable à celle-ci ; plus il est essentiel de la rattacher intimement à l’origine de toute connaissance, à la source de toute certitude, au principe de toute réalité. C’est le seul moyen de se faire une idée juste et nette de sa nature, de lui assigner sa vraie place dans le système de nos idées, de bien voir ses véritables rapports avec toutes les autres parties. Sans cela, sa perfection même, son importance, et ses prodigieux développemens nous feraient illusion ; nous en serions plus éblouis qu’éclairés ; et même en la possédant, nous ne verrions encore que confusément en quoi consiste ce qu’elle nous apprend ; j’en atteste l’état d’étonnement où est l’esprit de tout élève à qui on enseigne la géométrie sans ces précautions préliminaires, étonnement qui est d’autant plus grand, et plus importun que le jeune homme éprouve plus vivement le besoin de se rendre compte de la génération de ses idées, c’est-à-dire qu’il est destiné à y mettre par la suite plus de rectitude et de profondeur. Sans doute la géométrie, ou la science de l’é tendue ne considère la propriété des corps, appelée étendue, que d’une manière absolument abstraite. Mais cela même nous prouve que dans la manière ordinaire de traiter cette science, on ne remonte point à sa véritable origine, et qu’avant de nous développer toutes les circonstances et les dépendances du sujet dont elle s’occupe, on néglige toujours de nous faire connaître d’abord ce sujet en lui-même. Car il est bien constant que dans aucun genre, nous ne saurions débuter par former et engendrer une idée abstraite. Au contraire, nous commençons toujours, et nécessairement par des perceptions particulières ; nous les étendons et les généralisons ensuite à mesure que nous appercevons que la même propriété appartient à un plus grand nombre d’êtres ; et enfin nous arrivons à pouvoir considérer l’idée de cette propriété en elle-même, abstraction faite des êtres auxquels elle appartient. Mais c’est toujours par les perceptions particulières que nous en avons, que nous savons ce que c’est que cette propriété ; et ce ne peut être qu’en revenant sur ces perceptions particulières par un examen attentif, que nous pouvons reconnaître avec précision en quoi consiste réellement l’idée gé nérale et abstraite, et quels sont ses vrais élémens. Je ne voudrais donc pas qu’en géométrie on débutât par nous parler d’une solidité abstraite, ayant constamment trois dimensions nécessaires, de surfaces n’en ayant que deux, de lignes n’en ayant qu’une, de points n’en ayant point du tout, tandis que tous les corps que nous voyons, ont un nombre indéfini de dimensions sensibles dans toutes sortes de directions, et que nous ne saurions les dépouiller d’une seule en réalité, ni même la leur retrancher par la pensée, sans les anéantir. Encore moins voudrais-je que l’on commençât par le point, n’ayant ni longueur, ni largeur, ni profondeur, pour arriver à la ligne, n’ayant que de la longueur, de là à la surface ayant longueur et largeur, et enfin au solide ayant longueur, largeur, et profondeur. Le point dans ce sens est la dernière et la plus extrême des abstractions. C’est un être si complètement abstrait et si purement idéal, que c’est le néant lui-même à qui l’on conserve pour toute existence, la propriété d’avoir certains rapports de situation avec des êtres réels ou supposés tels. Quand un géomètre dit, soit un point donné a, à telle distance du corps b, dans telle direction ; c’est comme s’il disait, supposez qu’il y a une position, un lieu, éloigné de tant du corps b, en suivant tel chemin, et ne vous embarrassez pas plus que moi de savoir si dans cette position, dans ce lieu, il y a quelque chose ou rien ; car cela est indifférent pour ce que j’ai à vous dire. Dans cette dernière manière de procéder, celle où l’on commence par le point, l’ordre de la génération des idées est donc encore plus complètement renversé que dans la première ; et cela a suffi pour que des géomètres à moitié idéologistes, aient beaucoup insisté pour que l’on commençât par le solide abstrait, afin d’en déduire la surface, la ligne, et le point, au lieu de commencer par le point pour en former la ligne, la surface, et le solide. Ils avaient raison ; cependant la différence de ces deux marches ne mérite pas l’importance qu’on y a attachée : car ni l’une ni l’autre ne commence où elle devrait commencer ; et toutes deux nous font entrer dans la carrière sinon par la fin, du moins par le milieu de l’espace à parcourir. Ceux donc qui pensent que c’est là que commence la géométrie, doivent convenir qu’alors il y a, avant elle, une autre science qui la précède, et lui fournit les données dont elle se sert. Or cette autre science est celle que je voudrais qui fût traitée dans les explications préliminaires dont je trace actuellement le plan. Pour les bien faire, ces explications, il faudrait remonter jusqu’au principe de toute notre connaissance des êtres qui ne sont pas notre vertu sentante, jusqu’à la faculté qu’a notre système sensitif de vouloir, et de réagir en conséquence sur notre système musculaire, de manière à produire dans nos membres des mouvemens que nous sentons. Il faudrait commencer par montrer comment, après avoir appris qu’un être est là qui résiste à notre desir de sentir du mouvement, nous apprenons que cet être résistant est étendu, parcequ’en continuant à sentir du mouvement, nous continuons à sentir la résistance de cet être, ce qui nous prouve qu’il est composé de parties qui se présentent successivement en opposition au mouvement que nous faisons, c’est-à-dire comme on dit ordinairement, composé de parties qui existent hors et à côté les unes des autres. Il faudrait faire voir ensuite que cette inertie, cette impénétrabilité (peu importe comme on voudra l’appeler) ayant acquis à notre égard la qualité d’être étendue, parcequ’elle continue à s’opposer à différens mouvemens successifs, a cependant des limites qui déterminent la forme du corps auquel elle appartient, et qui composent sa surface. Par ce moyen on aurait la génération exacte des idées, solidité et surface physiques et réelles. Il faudrait continuer dans cette route, et expliquer qu’une ligne, toujours physique et réelle, est la trace qu’un corps qui se meut, laisse sur la superficie d’un autre corps, quand il ne fait que glisser dessus, ou celle qu’il laisse dans la solidité même du corps parcouru, lorsqu’il pénètre dans ce corps, et qu’il le transperce ; et il faudrait en outre remarquer qu’un point est la partie de ce corps parcouru, où le corps mouvant commence à le toucher, ou celle où il le quitte, ou une de celles par lesquelles il passe pendant son mouvement. Alors on aurait une idée nette de la propriété appelée étendue, des êtres auxquels elle appartient, et qu’elle constitue corps, de leur solidité, de leurs surfaces, de leurs lignes, et de leurs points ; et l’on verrait clairement que tout cela ne nous est connu, et n’a d’existence pour nous que par les mouvemens que nous sommes capables de produire, et relativement à eux ; et que la science de l’étendue ne consiste que dans l’examen des découvertes que nous fait faire cette propriété de nous mouvoir, et dans le développement des conséquences de la manière dont elle s’exerce. Arrivé à ce point, il faudrait pourtant ne pas se presser encore de se jeter dans les abstractions. Il faudrait auparavant présenter un grand nombre des conséquences qui dérivent de toutes ces idées concrètes et positives, corps en mouvement, corps parcouru et par cela même étendu, solidité, section, volume, forme, surface, ligne, point ; et multiplier même excessivement les applications qu’on en peut faire, afin de se bien familiariser avec toutes les combinaisons résultantes de ces idées, avant de se hasarder à les considérer d’une manière purement abstraite, et dégagée de toute relation avec les corps et les phénomènes qui leur ont donné naissance. Il faudrait revenir encore sur les explications que l’on aurait données dans la première partie (article de la communication et de la mesure du mouvement), de la relation intime de la propriété appelée étendue,

avec l’effet nommé mouvement

faire voir

de nouveau que tout mouvement exécuté sur la superficie d’un corps, est en même tems une ligne plus ou moins large tracée sur sa surface, et une portion de son étendue parcourue, et que parconséquent il est également vrai, et que l’étendue ne consiste pour nous que dans le mouvement nécessaire pour la parcourir, et que le mouvement est parfaitement représenté par l’étendue matérielle qu’il a parcourue, et par la ligne physique qu’il a tracée sur la surface de cette étendue matérielle. Cette considération mènerait sans difficultés ni lacunes, à une autre très-importante, c’est que la propriété qu’a un corps d’être étendu, consistant uniquement dans la propriété de ne pouvoir être parcouru et circonscrit par nous, qu’au moyen de mouvemens successifs, et étant exactement proportionnelle à la quantité de ces mouvemens, cette propriété n’appartient pas plus à un être réel et résistant qu’au néant

car le néant aussi nous

permet de mouvoir nos membres, parconséquent il est étendu. C’est le néant réalisé par cette relation avec nous, et n’en ayant aucune autre, que nous appelons espace

et la géométrie purement

abstraite, telle qu’on l’a toujours enseignée jusqu’à présent, est plutôt la science de l’étendue de ce néant, nommé espace,

que la science de l’étendue des êtres réels, nommés corps. cette géométrie abstraite est une science précieuse et admirable ; mais, je le répète, pour bien saisir l’esprit et la filiation des vérités qu’elle possède, il faut qu’elle soit précédée de la géométrie que l’on peut appeler concrète,

de la science de l’étendue des corps, tels qu’ils sont pour nous. Je crois que l’on ne peut me contester ni la vérité, ni l’importance de cette assertion. Je voudrais donc que l’on traitât d’abord de cette géométrie concrète, et qu’on la commençât par faire bien sentir le singulier et inappréciable avantage que l’étendue des corps a sur toutes les autres propriétés de ces mêmes corps, d’être plus susceptible qu’aucune d’elles de mesures exactes, distinctes, et constantes. La raison en est manifeste. L’étendue d’un corps est une propriété existante dans ce corps, et non dans notre sensibilité. Nous n’avons point le sentiment direct de cette étendue. Ce dont nous avons le sentiment direct, c’est la résistance, et le mouvement nécessaire pour parcourir l’étendue résistante. Mais l’étendue elle-même n’est pas une de nos affections simples : c’est la manière d’être que nous reconnaissons aux corps qui ont la propriété de s’opposer à nos mouvemens, quand ils se continuent. Elle constitue la quantité de leur existence. Elle consiste dans le nombre qu’ils renferment de petits corps, capables chacun séparément de produire en nous le sentiment de la résistance. Nous pouvons toujours prendre un nombre fixe et constant de ces petits corps, et nous en servir comme d’unité pour mesurer la quantité de tous les autres. Au contraire que le même corps dont il s’agit, soit savoureux, coloré, odorant, nous ne pouvons pas prendre une quantité déterminée de saveur, de couleur, d’odeur, et en faire la mesure précise de la masse totale de ces qualités, parceque ces qualités sont uniquement des modifications de notre sensibilité ; et n’existant point ailleurs, elles ne sont nulle part susceptibles de divisions précises et permanentes. C’est un avantage exclusivement réservé à l’étendue des corps. C’est ce qui fait premièrement que seule entre toutes leurs propriétés, elle peut être très-exactement représentée sur une échelle plus petite que nature. Figurée ainsi, toutes ses divisions n’en sont pas moins claires ; toutes ses propriétés n’en sont pas moins manifestes ; et elle ne diffère de la réalité que par la diminution de sa quantité, diminution qui étant proportionnelle dans toutes ses parties, n’altère aucune de leurs relations. C’est ce qui fait en second lieu, que l’étendue des corps s’adapte parfaitement bien aux divisions régulières et précises de la série des idées des nombres, dont nous parlerons ci-après, et que toutes ses subdivisions et tous ses accidens s’expriment en nombres avec la plus grande exactitude. Ce sont ces deux circonstances réunies qui sont causes que l’étendue des corps donne lieu à un système de vérités à-la-fois si nombreuses et si sûres ; car elles font que l’on peut en combiner les effets sous tous les rapports, et les calculer jusqu’à leurs plus extrêmes conséquences, sans craindre ni de les altérer, ni de les confondre. L’étendue abstraite, celle du néant, celle de l’espace vide, n’a point par elle-même cet avantage de l’étendue des corps. Nous ne pouvons pas en prendre une portion déterminée pour servir d’unité de mesure à tout le reste. La raison en est qu’elle ne nous donne pas le sentiment de la résistance ; elle ne nous donne que celui du mouvement nécessaire pour la parcourir. Elle n’a d’existence que dans notre sensibilité ; elle n’en a aucune hors de là qui puisse servir de type permanent. Aussi ne pouvons-nous la mesurer qu’en y appliquant une quantité donnée d’étendue concrète et corporelle, qui serve d’unité constante. Mais par ce moyen, elle devient susceptible de mesures, de calculs, et de toutes les mêmes spéculations que l’autre. Après ces considérations générales sur lesquelles on ne saurait trop insister, si l’on veut bien pénétrer dans le fond du sujet, et voir nettement quelle place il doit occuper parmi tous les produits de nos moyens de connaître, je crois que la première chose à faire est de bien déterminer la signification et la valeur de l’idée de lieu, dans l’étendue concrète et corporelle. Tout point d’un corps a un rapport de situation avec chacun des autres points de ce corps ; et c’est relativement à ce rapport qu’il mérite, et qu’il porte le nom de lieu. un lieu déterminé, soit dans l’espace plein, soit dans l’espace vide, est un point dont la situation, par rapport à d’autres points concrets ou abstraits, est fixée et déterminée. Ce rapport de situation entre un point et un autre, consiste dans deux choses ; 1) dans la distance, ou dans le nombre des parties étendues, nécessaires à parcourir pour aller de l’un à l’autre ; 2) dans la direction, ou dans le chemin à suivre pour faire ce trajet. Il ne faut pas négliger de rendre ces deux idées sensibles par deux expériences fort simples. D’une part, fixez à l’extrémité d’un bâton une corde, à l’autre bout de laquelle soit attachée une pointe, et agitez cette pointe dans tous les sens possibles, en ayant soin que la corde soit toujours tendue. Tous les points de l’espace où ira cette pointe seront toujours à la même distance de l’autre bout de la corde, et de l’extrémité du bâton, mais dans des directions toutes différentes entre elles. Ils feront tous partie de la surface d’un solide, appelé sphère, dont cet autre bout de la corde, et l’extrémité de ce bâton seront le centre. D’une autre part, adaptez à l’extrémité de ce même bâton, où est attachée la corde, une règle bien droite dirigée vers un point quelconque ; tous les points, le long de cette règle, seront dans la même direction relativement au point de départ, mais à des distances différentes. Chacune de ces conditions, prise séparément, peut donc convenir à un nombre indéfini de points différens ; et parconséquent est insuffisante pour en déterminer un exclusivement à tout autre. Mais réunissez les deux ensemble ; cherchez sur cette règle, le point qui est à la même distance du point de départ que tous les points de la surface de la sphère ; et cherchez parmi les points de la surface de la sphère, celui qui est dans la même direction que tous ceux de la règle. Vous trouverez dans ces deux cas que c’est le même, et qu’il n’y en a pas un autre qui puisse réunir ces deux conditions. Voilà donc ce que c’est qu’un lieu déterminé, et voilà bien les deux élémens qui constituent le rapport de situation d’un point abstrait ou concret avec d’autres points ; et quand les géomètres disent, soit un point donné, ils disent soit un point dont ces deux élémens soient déterminés. En suivant un peu plus loin ces observations, on trouve une nouvelle preuve bien convaincante que le rapport de situation d’un point avec un autre, est composé du rapport de distance, et de celui de direction. C’est que par certaines combinaisons, l’un de ces deux derniers rapports supplée à l’autre, et suffit à le faire découvrir. Ainsi, sans connaître le rapport de direction d’un point avec aucun autre, si vous connaissez son rapport de distance avec trois autres, cela suffit pour déterminer sa position, et parconséquent pour savoir ses rapports de direction, avec ces trois mêmes points ; et réciproquement, si sans savoir sa distance d’aucun point, vous savez le rapport de direction, que deux autres points ont avec lui, vous trouvez le lieu où ces deux directions coïncident, et où doit être nécessairement le point dont vous cherchez la position ; et parconséquent vous avez la distance de ces deux points. Il y a plus : si relativement aux rapports de direction propres à ce point cherché, vous savez seulement qu’il est dans un tel plan, il vous suffit pour trouver sa position, de connaître sa distance de deux autres points ; et si relativement à ses rapports de distance, vous savez seulement qu’il est à telle distance d’un tel point, il vous suffit de savoir sa direction par rapport à un autre. On ne saurait trop se familiariser avec ces combinaisons préliminaires, avant de s’engager dans la recherche rigoureuse des conséquences ultérieures de la géométrie abstraite ; car il ne s’agit jamais dans les spéculations sur les lieux, ou les points déterminés de l’espace, que de déterminer ces deux rapports de distance et de direction, et de voir les effets qui en résultent. Maintenant voyons comment nous parvenons à apprécier ces deux rapports, et à les comparer avec d’autres de même genre. Pour le rapport de distance, rien n’est plus facile. La direction étant connue, il ne faut que prendre pour unité une quantité de distance déterminée, et la porter sur cette direction connue, autant de fois que la distance à mesurer la contient ; et non-seulement cette distance est mesurée, mais encore son rapport avec toutes les distances imaginables est déterminé, par le nombre de fois que chacune d’elles contient l’unité de distance. Pour le rapport de direction, il ne peut pas être question de l’évaluer d’une manière absolue. Il est connu en lui-même du moment que l’on sait les deux points entre lesquels il a lieu. Il ne s’agit jamais que de le comparer à d’autres, et de voir de combien, et comment il en diffère. C’est là la seule manière de le déterminer. Examinons comment on y est parvenu. Si nous traçons sur une table plane différentes figures rectilignes, qui, chacunes enferment de toute part un espace quelconque, nous les nommons hexagone, pentagone, octogone, suivant qu’elles ont plus ou moins de côtés ; et nous remarquons bientôt que celle qui en a le moins en a nécessairement trois, sans quoi elle ne se refermerait pas. Si ensuite nous en traçons une qui n’en ait que deux, nous disons que ces deux côtés ou ces deux lignes forment un angle, et que le point où elles se rencontrent, en est le sommet. Qu’est-ce donc qu’un angle ? C’est une figure imparfaite, qui renferme un espace indéterminé, puisqu’elle n’achève pas de le circonscrire. Il ne peut donc jamais être question de mesurer l’espace que renferme un angle. On ne peut considérer dans cette figure que l’écartement de ses deux côtés. Mais chacun de ces côtés est l’expression du rapport de direction, du point qui en est le sommet avec un autre point ; et leur écartement est la différence de ces deux rapports. Si donc nous trouvons une manière de bien mesurer cet écartement, nous aurons mesuré cette différence ; et nous aurons un moyen sûr de toujours comparer l’une à l’autre ces deux directions, et de comparer entre elles toutes les directions imaginables. Maintenant reprenons notre corde terminée par une pointe ; fixons-la par une de ses extrémités au sommet de l’angle dont il s’agit ; et faisons tourner la pointe tout autour, en tenant la corde toujours tendue. Cette pointe aura décrit une figure qu’on appelle un cercle. si nous partageons ce cercle en parties égales, en 360 si l’on veut, en 400 si on l’aime mieux, peu importe, nous trouverons qu’il y a un certain nombre de ces parties compris entre les deux côtés de l’angle en question. Ensuite raccourcissons, et ralongeons à différentes fois notre corde, et à chaque fois faisons-la tourner de nouveau autour de son extrémité fixe ; la pointe décrira autant de cercles, ou plus petits, ou plus grands, ayant tous le même centre. Puis partageons de même chacun de ces cercles en une même quantité de parties égales ; nous trouverons qu’il y a toujours un égal nombre de ces parties, compris entre les deux côtés de notre angle. Seulement chacune d’elles est plus grande dans les plus grands cercles, et plus petite dans les plus petits. Nous avons donc dans ces cercles un excellent moyen de mesurer l’écartement des côtés d’un angle, ou ce qui est la même chose, la différence de deux rapports de direction. Car la grandeur de ces cercles est indifférente ; il suffit que leur centre soit au point de rencontre des deux directions à comparer, pour qu’il y ait toujours entre ces directions, un égal nombre des parties respectives de ces cercles. Aussi est-ce le moyen que les hommes ont adopté pour comparer entre eux les divers rapports de direction qu’un point peut avoir avec tous les autres points imaginables. Avec ce moyen, et celui de rapporter à une quantité de distance donnée, toutes les distances possibles, ils ont tout ce qu’il leur faut pour déterminer toutes les positions assignables, et apprécier tous les phénomènes de l’étendue des corps et de l’espace vide, c’est-à-dire toutes leurs relations aux divers mouvemens que nous pouvons faire. Cet examen détaillé de l’idée lieu, et des idées distance et direction, qui composent l’idée situation, laquelle seule fait qu’un point est un lieu, cet examen, dis-je, nous montre donc très-nettement ce que c’est que la figure appelée angle

en quoi consiste la seule chose que l’on considère dans cette figure (la différence de deux rapports de direction) ; et quel est le moyen de mesurer cette différence. Cet examen nous fait voir en outre avec la même lucidité, ce que c’est qu’une ligne. Une ligne physique est la trace d’un corps qui se meut d’un lieu à un autre. Une ligne abstraite est l’expression du rapport de direction qui existe entre ces deux lieux. Elle est ce rapport lui-même, et rien autre chose. Il suit de là une conséquence assez singulière : c’est qu’une ligne est toujours, et nécessairement droite. Il ne peut pas y avoir dans ce monde d’autres lignes que des lignes droites ; car une ligne ne saurait jamais exprimer qu’un seul rapport de direction. Dès qu’elle change de direction, c’est un autre rapport qu’elle exprime ; elle devient une autre ligne. Quand une ligne change de direction d’une manière sensible, nous disons qu’elle est brisée. Nous devrions dire qu’elle finit, et qu’une autre ligne commence. La preuve en est qu’au moment où elle change de direction, elle forme un angle : or un angle est une figure qui ne peut être formée que par deux lignes. Quand au contraire une ligne change de direction, sans que nous puissions déterminer le moment précis où cela lui arrive, nous disons qu’elle est courbe ; nous devrions dire qu’elle est une suite de petites lignes différentes, dont nous n’appercevons ni le commencement ni la fin, ensorte que nous ne pouvons pas distinguer où sont les sommets des angles qu’elles forment entre elles. C’est pour cela qu’un corps qui se meut autour d’un centre, est toujours prêt à s’échapper par la tangente. C’est que cette tangente n’est autre chose que la prolongation de la direction (de la ligne) que suit le mouvement qu’il a actuellement, et qu’il suivrait toujours, si les forces perturbatrices quelconques qui agissent sur lui, ne l’en faisaient changer à chaque instant. C’est encore pour cela que l’on dit que deux points suffisent pour déterminer une ligne droite, et qu’il en faut au moins trois pour déterminer une courbe. C’est tout simple ; car puisqu’une ligne est l’expression du rapport de situation existant entre deux points, ces deux points suffisent pour la déterminer, et puisque ce que nous appelons une courbe est nécessairement composé au moins de deux lignes, il faut bien au moins un troisième point pour déterminer la seconde de ces deux lignes. Avec cette explication on voit que cela doit être, et sans cette explication, ce fait si vrai paraît n’avoir point de cause. Il n’est donc pas surprenant que tant que l’on n’a pas fait ces réflexions, on ait toujours tant de peine à expliquer ce que c’est qu’une ligne droite, ou, comme on dit, à la définir. La raison en est facile à voir. ligne droite est une sorte de pléonasme, comme ligne brisée

et ligne courbe sont des expressions ellyptiques. Dans le premier cas on devrait dire ligne tout simplement, et dans les deux autres, série de lignes dont les angles sont ou ne sont pas assignables.

pour bien expliquer ce que c’est qu’une ligne droite, il faut donc bien expliquer ce que c’est qu’une ligne. Or c’est ce qu’on ne fait pas ordinairement. On nous dit qu’une ligne est une série de points, ou est l’étendue considérée seulement en longueur, ou est l’extrémité d’une surface, ou telle autre chose de ce genre. Mais ce ne sont là que des circonstances particulières qui, quoique vraies, ne nous apprennent point ce que c’est qu’une ligne dans l’espace, ni comment nous formons cette idée, ni parconséquent ce qu’elle renferme, et quel est son principe primitif. Pour y parvenir, il faut remonter, comme nous venons de le faire, jusqu’à la manière dont nous connaissons l’étendue, et analyser la génération des idées, lieu, situation, distance, et direction. Je demande avec instance que l’on n’aille pas conclure de tout ceci que je prétends m’ériger en réformateur de la géométrie, ni même que j’ai le projet d’apporter le moindre changement dans sa nomenclature. Je sais que les géomètres ont des idées très-nettes, les expriment très-exactement, s’entendent très-bien eux-mêmes, et se font comprendre aux autres très-parfaitement. Parconséquent il y a là tout à imiter, et rien à changer. Dans le cas particulier dont je viens de parler, je sais que pour eux, le mot ligne est le terme générique, et que les mots ligne droite, ligne brisée, ligne courbe, sont des désignations de différentes lignes, dont on détermine très-nettement la nature, et que parconséquent ces locutions sont irréprochables, puisque les idées qu’elles représentent sont très-claires ; mais en même tems je suis très-persuadé aussi qu’il n’en est pas moins fort utile de bien démêler la génération de ces idées, de bien voir comment elles dérivent de nos premières perceptions, et comment elles naissent des premiers usages que nous faisons de nos moyens de connaître, et de bien constater quels sont les élémens dont elles sont composées, et comment ces élémens sont combinés. C’est là ce que je n’ai fait qu’indiquer, et ce que je voudrais qui fût développé dans l’ouvrage que je desire. Je suis convaincu qu’il en résulterait beaucoup d’avantages de différens genres. à l’aide de ces explications préliminaires, toutes les premières propositions de la géomé trie élémentaire deviennent non-seulement très-claires, mais encore très-enchaînées les unes aux autres ; on voit tout de suite la cause de leur justesse, que l’on a peine à bien sentir, tant que l’on n’a pas recours à ce moyen. Ainsi, par exemple, on voit d’abord pourquoi il est vrai de dire que la ligne droite est le plus court chemin d’un lieu à un autre ; c’est qu’on devrait dire qu’elle en est le seul chemin. Dès qu’elle cesse d’être droite, elle est une autre ligne ; elle est le chemin, la direction, vers un autre point ; elle s’écarte plus ou moins du premier. On voit de même pourquoi on ne peut pas mener plus d’une ligne droite d’un point à un autre, et pourquoi deux droites qui se confondent en deux points, se confondent dans tous. C’est qu’il ne peut pas y avoir plus d’une ligne, plus d’un chemin, plus d’un rapport de direction (ces trois expressions sont synonymes, entre un point et un autre). Seulement deux autres points peuvent avoir entre eux un rapport de direction absolument semblable à celui qui existe entre les deux premiers, c’est-à-dire qui diffère également, et de la même manière de toutes les autres directions imaginables, et fasse avec elles les mêmes angles ; car ce sont les angles qui sont la mesure de la différence des directions. Ces directions semblables sont ce qu’on appelle des lignes parallèles. Il suit de là que deux directions, ou deux lignes faisant le même angle avec une troisième, et étant parconséquent semblables ou parallèles, si on les suppose partant du même point de cette troisième, arriveront à un même point, et seront une seule et même direction ; et que si on les suppose partant de deux points différens, elles seront seulement deux directions semblables, et parconséquent n’arriveront jamais à un même point ; car à ce point de rencontre, elles exprimeraient deux directions différentes, puisqu’elles partent de deux points différens. Parconséquent aussi elles ne formeront jamais ensemble un angle ; car il faudrait qu’elles fussent deux directions, deux lignes différentes, et elles sont semblables. De là suivent toutes les propriétés des parallèles, et toutes celles de la mesure des angles, et les innombrables conséquences qu’on en déduit. Je ne m’enfoncerai pas plus avant dans ces détails, auxquels je ne me suis peut-être déjà que trop arrêté ; mais j’attachais un grand intérêt à bien expliquer de quelle manière je voudrais que cette seconde partie fût traitée, et quels sont les avantages que j’en espère. Il est tems de passer à la troisième. La troisième partie de l’important ouvrage dont j’ose ici esquisser le plan, devrait traiter des préliminaires de la science de la quantité. cette science comprend l’arithmétique numérique et littérale, l’algèbre proprement dite, et les spéculations d’un ordre supérieur connues sous le nom de calcul différentiel et intégral. La distinction de ces trois espèces de calcul n’a peut-être pas toute la précision desirable, et ne repose peut-être pas complètement sur ses véritables bases. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit dans ce moment. Cette science est d’une certitude et d’une perfection admirables, comme celle de l’étendue, et elle est d’une utilité encore plus universelle ; car il n’y a absolument aucune branche de nos connaissances, qui n’en reçoive de puissans secours, et aucune classe de nos idées à la combinaison desquelles elle ne contribue directement ou indirectement. C’est à cause de cela même que toutes les réflexions que nous avons faites sur la manière dont on traite la science de l’étendue, s’appliquent à celle-ci encore plus fortement. On nous parle tout de suite de nombres, de chiffres, des opérations qu’on peut exécuter par leur moyen ; de lettres, des signes que l’on y joint, de la manière d’en former des équations et de les résoudre ; des puissances, des séries, et des fonctions de ces quantités, positives ou négatives, connues ou inconnues, indéterminées, variables, ou même imaginaires,

et des conséquences qu’on en peut tirer. Tout cela est excellent, d’une utilité prodigieuse, et d’une sûreté parfaite. Mais ce n’est point là le vrai commencement de la science. Tout cela ne nous fait point connaître son origine et sa nature, l’esprit de son mécanisme, la théorie de sa marche, sa relation avec les autres sciences, la cause de sa certitude, la raison pour laquelle elle emploie une langue particulière, ni surtout ce qui fait que la seule idée de quantité a le privilége de donner lieu à un si grand nombre de combinaisons et de procédés, qui se trouvent toujours également justes et vrais, quelque différens que soient les êtres auxquels on les applique, quoiqu’il ne soit pas toujours aussi aisé de les appliquer aux uns qu’aux autres. Toutes ces connaissances ont donc besoin de quelques réflexions préliminaires ; et ce sont ces préliminaires que je desire, que je demande, et que je voudrais indiquer. Dans cette vue, reprenons les choses d’un peu plus haut. Nous avons commencé par voir que les corps ont plusieurs propriétés générales qui leur sont communes à tous ; mais qui ne peuvent appartenir qu’à des êtres de cette classe. Telles sont la mobilité, l’attraction, l’impulsion, la masse, l’inertie, l’impénétrabilité, la cohésion et l’adhésion. Ces propriétés, nous ne pouvons pas les concevoir existantes, autrement que dans des corps auxquels elles appartiennent. Supposez-les séparées de ces corps, elles ne peuvent avoir aucune vertu qui leur soit propre. C’est pour cela que nous ne pouvons les étudier qu’en examinant les effets qu’elles produisent dans ces corps, et que tant qu’on a voulu parvenir à les connaître, en les considérant uniquement en elles-mêmes, et en cherchant à pénétrer directement dans leur nature et leur essence, on n’est jamais arrivé qu’à des chimères et à des rêveries. Leur histoire n’est et ne peut être qu’une partie de l’histoire des corps, et des lois qu’ils suivent. Elles ne peuvent jamais être l’objet d’une science abstraite. L’étendue dont nous venons de parler, est une propriété des êtres plus générale que celles-là ; car elle appartient non-seulement aux corps, mais même au néant. le néant est étendu, puisqu’il faut faire du mouvement pour le parcourir. Ce n’est point dire une chose absurde, ni une chose contradictoire que de dire que le néant est, est quelque chose,

est pour nous un être, par cette relation avec notre faculté de sentir. Car l’existence de tout être ne consiste pour nous que dans les impressions qu’il est capable de nous procurer, et l’existence du néant consiste à nous donner le sentiment que nous le parcourons par le mouvement. Il n’a point d’autre propriété que celle-là ; mais celle-là suffit pour qu’il ait des points, des lignes, des surfaces, des parties très-mal nommées solides, mais ayant différentes dimensions, et étant susceptibles d’être déterminées, et délimitées de manière à avoir une forme, et à être divisibles. Or ce sont les mesures, les combinaisons, les relations, et les conséquences de toutes ces choses, qui sont l’objet de la science de l’étendue. Les êtres, ou plutôt l’être qui n’a que cette propriété, peut donc donner lieu à une science qui ne consiste qu’à suivre les traces de divers mouvemens dans le vide, et à observer ce qui en résulte. Ainsi l’étendue peut être l’objet direct d’une science abstraite : car la science qui traite d’un être qui n’a absolument aucune autre propriété que celle d’être étendu, est bien la science de l’étendue, abstraite et séparée de toute autre considération. Telle est la géométrie. La durée et la quantité sont deux propriétés des êtres, bien plus générales que l’étendue : car elles appartiennent non-seulement aux êtres qui ont toutes les autres qualités qui constituent les corps, et au néant qui n’a que celle d’être étendu (à l’espace vide) ; mais encore aux êtres qui n’ont pas même celle-là, à nos plus simples affections qui n’existent que parceque nous les sentons, et dont l’existence ne suppose même aucune réaction de notre système sensitif sur notre système musculaire ; en un mot, à nos idées en tant qu’idées. La perception la plus purement intellectuelle, est douée de durée et de quantité, et ne peut pas être conçue existante dans notre intelligence, sans avoir une durée et une quantité quelconque. Ces deux propriétés indispensables de toute existence n’en supposent nécessairement aucune autre en particulier dans l’être auquel elles appartiennent ; mais de toutes celles dont cet être peut être doué, il n’en est aucune qui ne suppose nécessairement ces deux-là. Cependant la durée ne peut pas être le sujet d’une science abstraite, totalement distincte de l’histoire des êtres auxquels appartient cette durée, et n’ayant pour objet que les propriétés de la durée elle-même. La raison en est simple : que pourrait-on vouloir examiner dans la durée considérée ainsi abstraitement, et absolument séparée de tout être auquel elle appartienne ? Ses modes ; mais dans cet état d’abstraction complet, elle ne peut éprouver qu’une seule espèce de modification. Elle n’est susceptible de varier qu’en plus ou en moins. Or toutes les spéculations et les combinaisons que l’on pourrait faire sur de tels changemens de mode, font partie de la science de la quantité. Cette réflexion nous montre la singulière prérogative que la propriété des êtres nommée quantité, a encore sur celle appelée durée, et exclusivement à elle. Toutes deux, il est vrai, sont des conditions nécessaires de toute existence quelconque. On ne peut pas, nous l’avons déjà dit, imaginer un être existant soit en réalité, soit dans notre imagination, sans qu’il ait une certaine durée, et une certaine quantité. Cependant si l’on ne peut pas plus se figurer un être indépendamment de toute idée de durée, que le concevoir n’ayant pas une quantité quelconque, on peut du moins former dans son esprit, l’idée abstraite de quantité, sans faire entrer dans sa composition l’idée de durée, au lieu qu’on ne peut pas former l’idée de durée, sans y faire entrer comme élément l’idée d’une certaine quantité de durée finie ou indéfinie. D’où il arrive qu’on ne peut comparer la durée à elle-même que par l’intervention de la quantité, tandis qu’on compare la quantité à la quantité sans aucun intermédiaire. On ne peut pas dire une durée plus ou moins longue, sans dire plus ou moins

mais on peut

dire plus ou moins sans y ajouter l’accessoire de durée, ni aucun autre. L’idée de quantité est donc l’élément le plus universel de toutes nos idées, celui que l’on ne peut séparer d’aucune d’elles sans l’anéantir, celui qui leur demeure le plus invinciblement uni après les abstractions les plus multipliées, et la seule perception qui puisse exister complètement dans notre esprit, sans le mélange d’aucune autre. C’est en un mot l’idée d’existence évaluée, et pas autre chose. Elle est donc de toutes les idées abstraites la plus abstraite, puisqu’elle entre nécessairement comme élément dans toutes, et qu’elle seule est susceptible de n’avoir pas d’autre élément qu’elle-même. Nous voilà donc arrivés de déductions en déductions, à deux qualités exclusivement propres à l’idée de quantité, qui vont nous faire voir nettement ce qu’est, et ce que peut être la science de la quantité.

1) puisque l’idée de quantité est seule susceptible de ne pas conserver dans sa composition d’autre élément qu’elle-même, elle est éminemment propre à être l’objet d’une science abstraite ; 2) puisqu’elle est un élément universel et nécessaire de toutes les autres idées, et qu’elle entre invinciblement dans leur composition, aucune d’elles ne peut être étrangère aux combinaisons qui lui sont propres ; et il faut absolument que les vérités de la science dont elle est le sujet, fassent partie de toutes les branches de nos connaissances, et y soient d’une importance majeure. C’est aussi ce qui est. Maintenant cherchons en quoi peut consister la science dont l’idée de quantité est le sujet. Puisque dans cette science, cette propriété des êtres est considérée comme parfaitement abstraite, et complètement séparée de toute autre, il ne peut pas être question d’examiner ses différens modes, et ses différens effets dans les êtres auxquels elle appartient. Cela fait partie de l’histoire de ces êtres. Dans cet état d’abstraction complète, la quantité ne peut pas avoir d’autre mode qu’elle-même. Il ne peut pas y avoir lieu à la considérer autrement que sous le rapport d’augmentation, et de diminution, c’est-à-dire encore sous le rapport de quantité. La science dont elle est l’objet ne peut donc consister qu’à la noter, à en distinguer tous les degrés, à les comparer, ou, comme on dit, à les calculer, et à découvrir toutes les combinaisons et les spéculations, auxquelles elle peut donner lieu dans les différens états de déterminée ou indéterminée, connue ou inconnue, fixe ou variable, positive ou négative, ou même imaginaire. C’est aussi ce qui arrive, et la science de la quantité abstraite n’est pas autre chose. Actuellement voyons comment cette science naît dans notre esprit. Nous examinons dans un corps toutes ses qualités, c’est-à-dire toutes les impressions qu’il fait sur nous, et nous modifions son nom par un adjectif, à chaque qualité que nous reconnaissons en lui. Nous voyons qu’il nous fait l’impression de rouge, nous disons qu’il est rouge ; qu’il nous fait celle de pesanteur, nous disons qu’il est pesant ; qu’il nous fait celle de dureté, nous disons qu’il est dur ; qu’il a un certain volume, nous disons qu’il est volumineux dans le sens d’étendu. Si ces qualités changent d’intensité sans changer de nature, nous disons que ce corps est plus ou moins rouge, plus ou moins pesant, plus ou moins dur, plus ou moins volumineux, et nous avons porté l’idée de quantité dans l’idée de chacune de ces qualités, mais nous n’avons pas de moyen pour mesurer cette quantité. Ensuite nous remarquons que ce corps est distinct et séparé de tout autre, et sans divisions en lui-même, sans séparation entre ses parties qui nous autorise à le regarder comme plusieurs êtres différens ; nous faisons un nouvel adjectif pour exprimer cette circonstance. Nous disons qu’il est seul, qu’il est isolé, qu’il est unique, qu’il est un.

bientôt nous le voyons uni avec un autre corps, qui de son côté est distinct, est un aussi, qui vient se joindre à lui sans s’y mêler, sans s’y confondre, sans cesser enfin d’être un lui-même. Nous ne pouvons pas dire que le premier est plus un qu’il n’était. Cette qualité est absolue dans tous deux ; elle ne souffre ni plus ni moins. Cependant ce premier corps est changé ; au moins sa qualité la plus apparente, le volume, est augmentée. Nous disons donc non pas qu’il est plus un, mais qu’il est un joint à un, augmenté

d’un, qu’il est un plus un, qu’il n’était. Si à ces corps il vient s’en joindre un autre qui ne s’y mêle pas, qui soit toujours un lui-même, nous disons que le premier est un, plus un, plus un. s’il en vient encore un autre de même, nous disons que ce premier est un, plus un, plus un, plus un, et ainsi de suite. Nous avons déjà observé ailleurs que si nous n’inventions pas de nouveaux signes pour désigner chacun de ces différens états successifs, il nous deviendrait très-promptement impossible de les distinguer les uns des autres, et de les comparer entre eux. Aussi nous créons différens adjectifs, tels qu’on ne puisse pas les confondre. être un, plus un, nous appelons cela être deux. être un, plus un, plus un, nous appelons cela être trois. être un, plus un, plus un, plus un,

nous appelons cela être quatre, etc., etc. On ne doit pas être étonné de m’entendre nommer adjectifs, ces mots que communément on appelle noms de nombres. En effet, écartons pour un moment tous ces adjectifs déterminatifs (les articles), et ces désignations de pluriel et de singulier, sans lesquelles dans notre langue surtout on ne saurait nommer aucune idée, et écartons même l’habitude de mettre certains adjectifs plutôt avant qu’après le substantif modifié ; un corps,

ou corps un, c’est l’idée indéfinie corps,

jointe à l’idée d’être séparé de tout autre, d’être isolé et indivis, d’être un. Deux corps, ou corps deux, c’est la même idée indéfinie corps, jointe à l’idée d’être un uni à un autre un qui reste distinct, c’est-à-dire jointe à l’idée d’être un, plus un. Trois corps, ou corps trois, c’est de même l’idée indéfinie corps, jointe à l’idée d’être un uni à un autre un, puis à un autre un, toujours distincts, c’est-à-dire d’être un, plus un, plus un

et il

en est de même de quatre, cinq, etc. Ces mots un, deux, trois, quatre, cinq, sont donc de vrais adjectifs. Nous verrons bientôt l’instant où étant pris substantivement, ils deviennent des noms, et des noms de nombres, puisque ce sont des idées de nombres qu’ils représentent. Du moment que nous avons créé ces adjectifs, qui désignent et constatent différens degrés de quantité, nous avons posé la base de la science de la quantité, c’est-à-dire de la science qui consiste dans la connaissance des propriétés de cette propriété des êtres, c’est-à-dire encore de la science qui consiste uniquement dans l’investigation de toutes les combinaisons que l’on peut faire des différens degrés de cette propriété. Cette science immense dans ses développemens, et dans ses détails, et inestimable par la multitude et l’utilité de ses applications, repose toute entière sur une seule condition, c’est que les différens degrés de quantité exprimés par ces différens adjectifs, soient tous à une égale distance les uns des autres, et que cette distance soit toujours égale au degré, ou à la quantité de quantité exprimée par l’adjectif un, dont ils émanent.

sans cette condition, le sens de ces différens adjectifs ne serait déterminé qu’imparfaitement, ou plutôt ne le serait pas du tout ; et on ne pourrait les comparer les uns aux autres, que d’une manière vague et dénuée de précision ; en un mot, il n’y aurait pas même lieu à une science, à une série de déductions, ou elle serait de toutes la plus confuse et la moins exacte. Mais avec cette condition, la signification de chacun de ces adjectifs est et demeure de la plus extrême exactitude ; et ils ne sont tous que des expressions abrégées de la valeur des différens multiples de l’adjectif un, ce qui est effectivement, comme nous l’avons vu, leur étymologie, leur destination première, et la cause unique de leur création. Il me semble que Condillac et Condorcet eux-mêmes, voulant porter le flambeau de la philosophie et de l’analyse jusque dans le berceau de la science des quantités, ne se sont pas assez arrêtés à cette observation capitale et fondamentale ; et qu’il faut encore leur dire avec Bacon que leur génie a trop d’aîles et pas assez de lest. Si l’on peut adresser un pareil reproche à de tels hommes, les lumières et les guides de l’espèce humaine, combien ne devons-nous pas craindre d’aller trop vîte, nous autres, leurs faibles écoliers !  !  ! Arrêtons-nous donc au moins un moment, à examiner ce qui résulte de cette idée première dont toutes les autres suivent, de cette idée-principe dont nous ne pouvons que tirer des conséquences, de cette idée mère dont nous ne faisons que recueillir les productions. Nous serions bien aveugles, bien vains, et bien mal-adroits, Bacon m’en est garant, si nous ne lui accordions pas notre attention toute entière. De cette condition radicale et fondamentale, il résulte trois choses d’une importance majeure, et vraiment indispensables à remarquer ; savoir, 1) que toutes nos spéculations sur les différens adjectifs de quantité, et toutes les combinaisons que nous en pouvons faire, ne portant que sur leurs relations avec l’adjectif un dont ils émanent, et ne consistant que dans leur proportion avec sa valeur quelle qu’elle soit, elles sont toujours également vraies, à quelqu’être que cet adjectif un

s’applique. C’est ce qui fait qu’on peut le séparer de tout être quelconque, le regarder comme le nom d’une certaine quantité de quantité quelle qu’elle soit, ou comme on dit, le prendre substantivement ainsi que tous ceux qui en dérivent, qui deviennent par là ce que l’on appelle des noms de nombres, c’est-à-dire les noms de divers degrés de quantité encore inappliqués à aucun objet en particulier. 2) que ces spéculations et ces combinaisons n’ont plus alors d’existence que dans notre imagination, mais qu’il ne faut pour les retransporter dans le monde réel et positif, que cesser de prendre l’adjectif un substantivement, et le joindre de nouveau à un être spécial et particulier, comme c’est sa destination première, ainsi que nous l’avons vu ; et que dès l’instant que nous avons ainsi fixé la valeur de l’unité, celle de tous ses multiples, et de toutes les combinaisons qu’on en peut faire, est par cela même nettement et rigoureusement déterminée. 3) il suit de là que quand nous avons ainsi réuni l’adjectif un avec un être connu et déterminé, on ne peut plus combiner cet être, ni le comparer sous le rapport de la quantité, qu’avec d’autres êtres pareils et égaux à lui. Nous pouvons bien dire, un cerisier, plus un cerisier, est ou devient deux, entendez deux cerisiers ; mais nous ne pouvons pas dire un cerisier, plus un poirier, est ou devient deux, car on ne saurait dire si c’est deux cerisiers, ou deux poiriers, vu que ce n’est ni l’un ni l’autre. à la vérité, on peut dire un cerisier plus un poirier, sont, ou font, ou deviennent deux arbres ; mais c’est qu’alors l’unité n’est plus, ni l’idée cerisier, ni l’idée poirier, mais l’idée arbre

et ce sont réellement des arbres en

général que l’on calcule, et non pas des arbres de telle ou telle espèce, ce qui est toute autre chose. Il est si vrai que l’unité qui, par sa répétition, forme tous les nombres d’un calcul, doit toujours être dans tous ces nombres très-exactement la même qu’elle est dans le premier de tous, le nombre un, que quand nous disons un cerisier et un cerisier font deux, il faut, pour que cela soit vrai, que ce soit l’idée générale et spécifique de cerisier dont il s’agisse, parcequ’effectivement elle est la même dans tous. Si au contraire c’était des idées individuelles et particulières de tel et de tel cerisier qu’il fût question, nous ne pourrions dire qu’elles font deux, qu’autant que ces deux cerisiers seraient parfaitement égaux en tout. Sans cette condition, il se pourrait faire que sous beaucoup de rapports, le premier joint au second ne fît pas deux. par exemple, sous le rapport de la quantité de fruits qu’il a actuellement, nous ne pourrions pas dire à coup sûr que joint avec un autre, il fait deux ; car il se pourrait qu’avec tel il ne fît qu’un et demi ; et qu’avec tel autre il fît quatre, et même six ; et il ne fera réellement et précisément deux qu’avec celui qui aura exactement une quantité de fruits égale à la sienne. 4) il suit de là encore que pour que l’on puisse appliquer avec succès à une classe, ou catégorie d’êtres ou d’idées, les spéculations de la quantité abstraite, et les combinaisons qui constituent le calcul, il faut que ces êtres ou ces idées soient de nature à ce qu’on en puisse séparer et fixer une quantité déterminée et précise qui serve d’unité ; et que ces êtres ou ces idées jouiront d’autant plus de cet avantage, qu’ils seront plus susceptibles de divisions nettes, permanentes, et frappantes, dans tous les tems et dans tous les cas. Ces quatre observations mûrement pesées et méditées, nous font voir avec évidence, 1) en quoi consiste exactement toute la science des quantités. 2) pourquoi elle est susceptible et d’être si complètement abstraite, et d’être si complètement certaine dans son état d’abstraction absolue. 3) pourquoi nos différentes espèces d’idées sont plus ou moins susceptibles, qu’on y applique les combinaisons qui constituent cette science, et pourquoi les spéculations dont elles sont l’objet, sont plus ou moins nettes, lucides, et certaines, à proportion du degré où elles jouissent de cet avantage. à tout cela on peut ajouter que ces mêmes observations nous manifestent que la science de la quantité n’a point une manière de procéder autre que toutes les autres branches de nos connaissances, et que, comme nous l’avons montré en plusieurs endroits, et nommément dans le chapitre précédent, les raisonnemens sur lesquels elle se fonde ont les mêmes causes de certitude et d’erreur que tous les autres, dont ils ne sont qu’une espèce particulière. Voilà donc la nature de la science des quantités bien éclaircie, et son origine bien expliquée ; il nous reste à parler de ses procédés, ou plutôt de ses instrumens. Qu’il me soit permis encore ici de m’éloigner de Condillac, et même de le contredire, tout en avouant que je suis instruit par lui, et formé par ses leçons. Une science n’est point une langue, et une langue n’est point une méthode ; tout comme d’un autre côté il n’est pas vrai qu’une idée abstraite et purement intellectuelle, soit absolument la même chose que le signe qui la représente, et qu’elle n’ait absolument pas d’autre existence que celle de ce signe. Ce sont là autant d’expressions énigmatiques (je dirais presque épigrammatiques) et paradoxales, et qui, étant forcées pour faire de l’effet, manquent de clarté et de justesse à quelques égards. Une science consiste dans la connaissance d’un grand nombre de vérités relatives à un même objet ; une méthode est un moyen de parvenir à apprendre ou à découvrir ces vérités ; c’est un guide pour se conduire dans cette étude ; c’est la réunion ou l’exposé des procédés qu’il faut employer pour y réussir. Une langue dans le sens le plus général, est une collection de signes quelconques, propres à exprimer des idées de toutes espèces. Dans un sens plus restreint, plusieurs sciences ont des langues, ou portions de langues qui leur sont propres, parcequ’elles n’expriment que des idées relatives à ces sciences. Toutes ces langues particulières, de quelque nature que soient leurs signes, sont tellement tronquées qu’elles se bornent presque à de simples nomenclatures, sans aucune syntaxe. Celle ou celles qui appartiennent exclusivement à la science des quantités, sont les moins incomplètes ; mais pourtant elles le sont encore assez pour être très-souvent obligées d’emprunter le secours des langues vulgaires. Enfin les signes de toutes les langues sont des réunions d’impressions sensibles, qui rappellent et représentent les idées auxquelles on les a intimement unies, et les opérations intellectuelles par lesquelles ces idées ont été perçues ou composées. Par ces explications très-simples, on voit tout de suite, 1) la différence qui existe d’une part entre une langue et une science, et de l’autre part entre une langue et une méthode ; 2) celle non moins réelle qui subsiste toujours, et nécessairement entre une idée et son signe. Certainement Condillac a fait une admirable et immense découverte, en observant que toutes nos idées composées, c’est-à-dire toutes celles que nous avons après très-peu de tems d’existence, sont le produit de la réunion d’une multitude d’opérations intellectuelles toujours prêtes à s’évanouir et à se disjoindre, ensorte que leur résultat s’anéantirait pour nous, et ne pourrait plus servir de base à des combinaisons ultérieures, s’il n’était fixé et perpétué par une impression sensible, que l’on y joint d’une manière indissoluble. Cela le mettait en droit de dire que l’existence de toute idée abstraite, et même de toute idée composée, serait fugitive et transitoire, sans le signe qui y est uni, mais non pas de dire qu’elle ne consiste que dans ce signe, et n’a pas d’autre existence que la sienne ; car il n’est pas possible que le signe et la chose signifiée ne soient pas éternellement deux choses distinctes. C’est là une première exagération. Condillac a encore fait preuve d’une sagacité exquise en remarquant que puisque nous nous servons toujours des signes pour combiner nos idées, et puisque nous nous en servons presque toujours de manière à ce qu’ils nous dispensent de remonter à la composition de ces idées, nous sommes fortement influencés par la façon dont ces signes sont formés ; et il a eu très-grande raison d’en conclure que les collections de signes, les langues, sont pour nous des instrumens très-puissans, nécessaires même, et tels que le travail de ceux qui se servent de pareils outils, qu’on me passe cette expression, se ressent prodigieusement de la manière dont ces mêmes outils sont fabriqués, jusqu’au point que, comme ils ont toujours été inventés dans des tems où on n’avait pas une idée nette de leur usage et de leurs propriétés, leur mauvaise construction nuit singulièrement à leur effet. Mais il n’aurait pas dû dire que ces outils sont des méthodes. Des méthodes plus ou moins bonnes président à la construction et à l’emploi de ces instrumens ; mais ils ne peuvent jamais être les méthodes elles-mêmes. C’est encore là une expression inexacte. Enfin Condillac a encore eu un mérite prodigieux à voir nettement le premier, que puisque toutes nos idées sont exprimées par des signes, et sont représentées dans des langues, toutes nos sciences qui ne consistent que dans l’épurement de nos idées, et dans l’établissement de leur juste enchaînement, n’ont réellement d’autre effet que de bien déterminer la valeur des signes et le légitime emploi des langues ; mais il n’en reste pas moins que la science est le but, et la langue le moyen ; et que Condillac n’a pas pu conclure justement qu’une science et une langue sont une seule et même chose. C’est encore là aller au-delà des faits. Aussi n’est-ce, je crois, que dans son dernier ouvrage qu’il s’est permis nettement de pareilles assertions. Peut-être ces expressions hyperboliques étaient-elles utiles pour réveiller l’attention des lecteurs, et montrer vivement combien sont intimement liées des choses entre lesquelles le commun des hommes ne voit que des rapports éloignés et confus ; mais ensuite ces mêmes expressions trop énergiques ont l’inconvénient de confondre des choses différentes, et de faire méconnaître en quoi consistent précisément l’invention des signes, la fabrication des langues, la création des sciences, et la nature des méthodes qui conduisent bien ou mal dans ces diverses opérations ; et enfin il reste toujours qu’une science, la méthode qu’elle suit, la langue qu’elle emploie, les idées qu’elle élabore, et les signes qui représentent ces idées, sont autant de choses distinctes et différentes, qu’il n’est pas permis de prendre les unes pour les autres. Munis de ces éclaircissemens, nous pouvons actuellement continuer l’histoire de la science de la quantité, et l’examiner dans ses différens degrés d’avancement ; et ce qui acheverait de prouver, s’il en était besoin, que la science et la langue sont deux choses bien distinctes, c’est que nous allons voir la même science employer successivement différentes langues. La science de la quantité est ébauchée dès que nous avons formé l’idée de l’unité, que nous avons remarqué les différens états de l’unité, ajoutée successivement à elle-même, et que nous avons distingué ces différens états, les uns des autres, par des noms de nombres : car dès ce moment nous pouvons faire quelques combinaisons d’idées de quantité, ou autrement dit quelques calculs. à cette époque, cette science se sert indifféremment des signes de toutes les langues parlées vulgaires, et n’emploie pas d’autres signes que les leurs ; et ses calculs sont encore pour la forme comme ils le seront toujours pour le fond, absolument semblables aux raisonnemens relatifs à toutes les autres espèces d’idées. Dans ce premier état, cette science ainsi que toutes les autres, est bornée à de bien faibles succès. Bientôt les hommes cherchent à rendre permanens les signes fugitifs de leurs langues parlées. S’ils imaginent de les fixer par le moyen d’une écriture proprement dite, qui ne fasse que noter les sons des mots, la science des quantités profite comme toutes les autres de cette heureuse innovation, et devient ainsi que les autres, susceptible de raisonnemens plus suivis et de combinaisons plus compliquées ; car il est plus aisé de suivre un calcul par écrit, même sans autre secours que des noms de nombres, que de le faire de tête par le même moyen. Toutefois, la science des quantités n’a encore aucun procédé qui lui soit exclusivement propre. Mais si l’on s’avise de figurer la langue parlée, par le moyen d’une langue peinte qui en représente directement les idées, et non pas les sons, alors la science des quantités éprouve, ou du moins peut éprouver un effet particulier extrêmement remarquable, et qui mérite d’être bien démêlé. Nous avons vu dans la grammaire qu’il est très-malheureux pour toutes les branches de nos connaissances, que les hommes adoptent cette manière de représenter leurs langues parlées, parceque, sans fournir aucun nouveau secours à la pensée, elle ne fait qu’attacher les idées à un nouveau système de signes, dont la valeur exacte est impossible à vérifier, et qu’ainsi elle ne les perpétue qu’en apparence, ou du moins d’une manière si confuse qu’elle devient illusoire. Ici les idées de quantité font une exception très-notable. Elles sont d’une nature si précise, et leurs rapports entr’elles sont si peu variés et si nettement déterminés que l’on ne peut s’y méprendre, et que cette façon de les représenter ne saurait y porter aucune obscurité. Ainsi la langue peinte (ne fût-elle pas, comme elle pourrait l’être, mieux faite pour cet objet que la langue parlée) elle serait du moins sans inconvénient à l’égard des idées de quantités ; elle remplirait le but de les rendre permanentes sans confusion ; et elle aurait même sur la véritable écriture la supériorité de la briéveté. Tel est le système de figures que nous appelons les chiffres romains. Ces lettres peignent très-nettement les nombres, et sont moins longues à tracer, que s’il fallait écrire complètement tous les sons des noms de nombres d’une langue parlée. Aussi s’en est-on servi ; et voilà déjà la science des quantités employant une langue ou portion de langue particulière, qui lui est propre ; car ce n’est plus là la simple écriture de la langue parlée vulgaire. Mais il y a plus ; la précision des idées de quantité et la monotonie de leurs rapports, font qu’une langue peinte peut avoir pour elles un énorme avantage sur toute langue parlée. Cette précision et cette monotonie sont telles qu’après avoir représenté un très-petit nombre d’idées radicales, par un égal nombre de figures correspondantes, on peut exprimer toutes les combinaisons et les relations de ces idées, par la seule position de ces figures relativement les unes aux autres, dans l’espace. Par le seul effet de sa position, un 2 représente nettement deux, ou vingt, ou deux cents, ou deux mille, etc. Or c’est ce que ne peut faire aucune langue parlée, même écrite, et c’est ce qui constitue la langue arithmétique, telle que nous la possédons, et ce qui lui donne une supériorité prodigieuse sur toutes les autres. Aussi est-ce dans celle-là que nous pensons à des idées de quantité. Ainsi l’adoption d’une langue peinte qui est funeste à tous les autres systèmes d’idées, est au contraire d’une utilité très-grande au système des idées de quantité. Observons que jusqu’à ce moment, la science de la quantité n’a aucun désavantage sur toutes les autres ; elle forme et continue ses raisonnemens par les mêmes procédés que toutes les autres sciences ; elle les suit de la même manière jusqu’au degré de complication que notre esprit est capable de supporter ; et puisqu’il y a parité dans les moyens, ce degré de complication doit être le même dans tous les genres. Ainsi le point où arrive la science des quantités, avant d’avoir le secours des chiffres, et ne se servant que des noms de nombres, est exactement correspondant à celui où sont toutes les sciences qui n’ont pas d’autres signes que ceux des langues parlées. Si donc ce degré d’avancement nous paraît très-faible pour la science de la quantité telle que nous la connaissons, et si elle l’a prodigieusement dépassé dans l’état où elle est aujourd’hui, nous devons conclure que c’est uniquement l’effet de la perfection de ses signes ; et si elle a des signes si supérieurs aux autres, nous devons reconnaître aussi que c’est parceque la nature des idées dont elle s’occupe, en est susceptible. Je pense fermement que cette manière de voir nous donne une idée très-juste des comparaisons et des relations que nous devons établir entre nos diverses espèces d’idées, et nos diverses branches de connaissances. La singulière commodité des idées de quantité est loin de se borner là. Elle est telle que l’on peut encore dans les spéculations qui les concernent, dédaigner le secours de ces chiffres, qui sont déjà si supérieurs à tout ce que nous avons d’analogue dans les autres genres. Nonseulement on peut combiner ces idées sans les appliquer à aucun être réel, c’est-à-dire dans un état d’abstraction complète ; c’est ce qu’on fait avec les chiffres, et même avec les noms de nombres : mais on le peut encore sans avoir seulement égard à leur valeur absolue, même comme quantité abstraite ; c’est ce que font les signes de la langue arithmétique littérale, ou de la langue algébrique. On peut donc la regarder comme une continuation de la langue arithmétique numérale ; mais cependant comme une continuation telle que les signes et la manière de marquer leurs rapports, sont changés, c’est-à-dire que la nomenclature et la syntaxe sont différentes, ce qui doit la faire considérer comme une autre langue. Avec cette nouvelle langue on calcule des a et des b,

sans s’embarrasser de ce qu’ils peuvent valoir réduits en chiffres, avec la certitude qu’on leur substituera toujours cette valeur quand on le voudra, et de plus avec la certitude, ce qui est encore plus fort, que toutes les combinaisons qu’on en aura faites, seront toujours également justes, quelles que soient les valeurs numériques que l’on mette à la place de ces a et de ces b, pourvu que ces diverses valeurs conservent entr’elles les mêmes proportions ; comme on est sûr que des valeurs numériques abstraites ont toujours les mêmes propriétés, à quelqu’être qu’on les applique. Cette seconde considération fait que l’on va encore plus loin. On traite comme de nouvelles quantités d’un ordre supérieur, même les proportions, les relations, les propriétés, les fonctions, les variations, les limites de ces premières quantités déjà non-évaluées ; on exprime tout cela avec de nouveaux signes ; on le calcule avec la même sécurité également bien fondée, et on est toujours sûr qu’à la fin on pourra réduire le tout en nombres précis, si on le veut. Je ne suivrai pas plus loin le fil de ces idées ; je crois que leur simple indication suffit pour justifier la distinction que j’ai établie, ou plutôt maintenue entre une science, une langue, et une méthode ; pour faire voir la vraie nature des ressemblances et des différences qui existent entre la science de la quantité et toutes les autres ; et pour faire penser avec moi que l’étonnante certitude et les prodigieux succès de cette science, viennent de l’immense supériorité de ses signes, et que la possibilité de cette supériorité tient à la parfaite précision et au peu de variétés des idées, dont elle s’occupe. Je voudrais que ces observations fussent développées, prouvées, et rendues incontestables dans l’ouvrage dont je ne fais ici qu’esquisser le projet. Alors on verrait nettement, non-seulement en quoi consiste réellement la science de la quantité, et comment elle naît et s’accroît ; mais encore quelles sont ses vraies relations avec les autres sciences, et pourquoi elle est plus complètement applicable aux unes qu’aux autres ; et il serait manifeste qu’elle dépend des mêmes procédés logiques, qu’elle a les mêmes causes de certitude et d’erreur, et qu’elle n’a rien de particulier que la netteté et le petit nombre de ses idées et la perfection de leurs signes. Cet ouvrage serait un excellent préliminaire à l’étude de la science de la quantité, et formerait en même temps la troisième et dernière partie de l’histoire de l’application de nos moyens de connaître à l’examen de tous les êtres qui ne sont pas nous, des propriétés de ces êtres, et des propriétés de ces propriétés. Il serait plus encore ; il serait une espèce de supplément à l’histoire de ces moyens eux-mêmes ; il compléterait la grammaire générale et la logique, en montrant qu’elles s’étendent à tout, qu’elles embrassent tout, et qu’elles comprennent dans la généralité de leurs principes toutes les espèces de signes et d’idées. Car tout ce que nous sentons, ce sont toujours des idées ; tout ce que nous y remarquons, ce sont toujours des jugemens que nous en portons ; et tout ce que nous en disons, ce sont toujours des propositions par lesquelles nous exprimons ces jugemens. En un mot, cet ouvrage terminerait absolument de vrais élémens d’idéologie, tels que je conçois qu’ils devraient être, lesquels seraient parconséquent composés de neuf parties

distinctes, toutes également nécessaires, mais formant bien par leur réunion la totalité du tronc de l’arbre encyclopédique de nos connaissances réelles. à ces neuf parties cependant, je desirerais que l’on ajoutât encore comme appendice, une indication des fausses sciences et des connaissances illusoires qui naissent de l’emploi abusif de notre intelligence, et qui disparaissent graduellement, à mesure que nous voyons plus nettement sa puissance et ses limites. D’après ces considérations que l’on a pu trouver longues, quoiqu’elles soient bien sommaires, et peut-être précisément parcequ’elles sont trop abrégées, je crois que l’on peut représenter l’ouvrage dont il s’agit par le tableau suivant.