Éléments de philosophie (Alain)/Livre I/Chapitre 18

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I, xviii. — Le subjectif et l’objectif

CHAPITRE XVIII

LE SUBJECTIF ET L’OBJECTIF

Voilà des mots un peu barbares, mais que l’usage impose. Et comment expliquer autrement ces deux éléments de toute connaissance, ces impressions sans forme et sans lien qui sont de moi seulement, et tout cet univers en ordre, représenté, véritable, et objet enfin ? Cela suffirait si la réflexion n’avait à se garder ici d’une erreur au fond dialectique, j’entends qui est due au langage, qui fait, comme le lecteur l’a compris, le squelette de nos rêveries et de nos rêves. Je veux parler de cette vie intérieure dont beaucoup de philosophes traitent sans précaution, laissant croire qu’il se déroule un temps en chacun, porteur de souvenirs propres et de pensées cachées. Mais ce n’est, comme on l’a vu, qu’un déroulement de discours, ornés de quelques images, ou plutôt de quelques choses réelles, saisies au passage, et mal perçues, c’est-à-dire mal liées aux autres. Pensez à ces rêves dont nous avons dit tout ce qu’il en faut dire, en disant que ce sont toujours des perceptions incomplètes ; car il arrive qu’un rayon de soleil sur mes paupières, avant de me réveiller au vrai monde, me porte à imaginer des scènes fantastiques, d’incendies ou d’éclairs, que mon langage aussitôt décrit et complète, que mes récits plus tard achèveront ; il est clair que l’on compose ses rêves encore en les racontant. Toujours ainsi se développe notre vie intérieure, toujours faite d’impressions traduites en objets, mais sans aller jusqu’à la perception complète. Ou bien alors c’est qu’on s’éveille ; et s’éveiller, c’est exactement chercher la vérité des choses par mouvements des yeux et des mains. Nos rêves ne sont qu’un passage entre l’absence de perceptions, qui est absence de recherche, et la présence réelle des choses par effort de critique ; ces essais paresseux, ce sont nos rêves ; et il est très important de le bien comprendre, en vue d’une connaissance exacte des passions.

Mais aussi regardez bien comment cette vie intérieure se construit. Tant que le fantôme est pris pour vrai, je le pense hors de moi ; il ne rentre en moi que par le même effort de critique qui fait paraître l’ordre des choses et les véritables objets. Comment saurai-je que j’ai dormi, que j’ai rêvé, sinon par la pensée d’un temps mesuré et commun, qui suppose une vérité des objets ? Et mes souvenirs sont d’objets réels et rangés, que je pense toujours dans ce monde, absents et loin, plutôt que passés. Quand je me souviens d’une ville que j’ai vue, je pense bien qu’elle existe encore pour d’autres ; et si je sais qu’elle est détruite, je pense encore que ses ruines existent, et que j’y retrouverais chaque pierre ou tout au moins la poussière de chaque pierre. Cette idée que rien ne s’est perdu, si importante comme on sait pour la pensée rigoureuse, est déjà le soutien du souvenir le moins étudié. On ne dira jamais assez que la mémoire du temps est liée à la mémoire des lieux. Notre histoire, c’est notre voyage dans ce monde réel ; et nos changements sont pensés dans les changements extérieurs, dans les changements de l’objet, où tout se conserve en changeant seulement de place. Je suis moi par une suite unique de perceptions vraies ; c’est là le principal du souvenir, tout le reste s’y accroche ; et ce n’est pas sans raison que les plus raffinés cherchent leurs anciens sentiments en recherchant d’abord les choses, ou leurs débris. Je ne me pense que par le monde. Ce que Kant a exprimé dans un théorème assez obscur, disant que la conscience de soi suffit à prouver l’existence des choses extérieures. Il veut expliquer qu’il n’y a point à sauter en quelque sorte d’une vie d’apparences subjectives à l’objet véritable, mais qu’au contraire ce n’est que par l’objet véritable que les apparences apparaissent ; et, par exemple, il est bien clair qu’il n’y a de perspectives que d’un vrai cube ; et ma manière de le voir suppose toujours que je le pense comme il est, non comme je le vois. Je me borne à indiquer, ici comme ailleurs, le point difficile, où la réflexion philosophique doit se prendre. Retenons bien, comme idée directrice déjà, qu’une pensée sans objets est une pensée sans règle, et bavarde seulement, comme aussi une expérience sans jugement ne peut saisir la chose, deux vérités que l’histoire des sciences montre assez, mais communément de manière à étonner sans instruire.

NOTE

Ce qui est subjectif, c’est ce qui est isolé dans le sujet pensant, dans le Moi, et à quoi les semblables ne font pas écho. Nous passons notre temps à établir la communication entre nous et les autres, ce qui est saisir l’objectif. On voit que, dans un sens purifié, l’objectif désigne ce qui est commun à tous les sujets. L’objectif n’est donc pas nécessairement un objet du monde. Le plus objectif en nos connaissances, est cet esprit commun qui s’est présenté si naturellement comme le soutien de nos pensées. Les logarithmes, déjà nommés, sont un exemple de pensées objectives, et non pas subjectives, quoiqu’elles n’existent pas hors des sujets pensants. Souvent on ramène l’opposition entre le subjectif et l’objectif à la connaissance des choses. L’objectif est alors la chose que tout observateur rencontre la même ; c’est la science communicable et aussi la démontrable ; exemple, le calcul. Ce qui fait que nous manquons l’objectif, c’est que nous sommes trop attachés à nos sensations, à notre point de vue. Le point de vue appartient à toutes nos connaissances, et il est clair que chacun de nous à chaque moment, observe d’un poste qui n’est qu’à lui. De plus il y a en nous des affections vives ou passions, qui nous donnent besoin de savoir et d’instruire les autres, et qui font que nous oublions le point de vue et la sensation, c’est-à-dire toutes les réserves qu’il est sage de faire lorsque l’on affirme quelque chose. Chacun se vante d’être objectif, de parler objectivement. Mais aucun philosophe (ami de la sagesse) ne doit se croire lui-même sans réserve, et les conversations de Socrate, que Platon nous a conservées, nous donnent le modèle de la modestie du sage, qui se sait sujet à l’erreur et à la prévention. Par cette vertu on se trouve éloigné à jamais de tout fanatisme, c’est-à-dire qu’on trouve dans le semblable des raisons de comprendre qu’il diffère de nous, sans aller supposer une malice ou un orgueil. Ces suppositions sont bien inutiles dès que l’on fait attention à l’erreur et à la difficulté de sortir de soi et d’avoir part à l’esprit commun.