Éléments de philosophie (Alain)/Livre I/Chapitre 7

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I, vii. — Le sentiment de l’effort

CHAPITRE VII

LE SENTIMENT DE L’EFFORT

On a compris que la perception n’est vivante que par le mouvement. Le loin, c’est où je puis aller. Le relief c’est où je puis me heurter. À l’angle il faudra tourner ; tel est le texte de nos perceptions ; des positions et des chemins. Mais il y a de l’immobile dans la perception, cette hésitation devant le mouvement et devant la forme n’est pas seulement en discours (comme lorsque Ulysse nageant se dresse et regarde les rochers). Nous vivons dans le sentiment des solides qui nous entourent, et voilà l’effort, si amplement considéré par Maine de Biran, homme étranger à la philosophie et qui ne s’est pas résigné à voir les choses sur un plan.

Ce qu’il faut savoir là-dessus, c’est analyser le sentiment de l’effort quand je presse ma main contre une surface. Il faut distinguer ici la pression sur la peau ; remarquable en ceci qu’elle peut changer par un imperceptible mouvement des muscles qui se tendent ou renoncent. On a écrit des pages sur les sensations musculaires qui sont forts complexes. Allongez lentement votre bras, faites-vous aveugle et observez ce qui est senti dans les muscles. Vous trouverez peu. Chose digne de remarque la plupart de ces sensations sont dues à la pression des vêtements ; ainsi, si vous pliez le bras, le pli de l’étoffe fait sentir une pression contre le biceps.

Telles sont les très riches données sur lesquelles repose la contemplation de l’univers ; mélange de sensations et d’émotions facile à analyser dans le vertige, ; je regarde l’abîme et je me sens attiré par ce creux. Ce sentiment est fort vif et très touchant. Il consiste en un grand nombre de sensations musculaires (c’est-à-dire, pour éviter des discussions sans fin), qui nous signalent une contraction ou un relâchement. Nous commençons à tomber et à nous retenir ; les puissants muscles abdominaux nous tirent en arrière et se font sentir au creux de l’estomac ; par contagion les muscles respiratoires sont gênés et en alerte. C’est un bel exemple de peur. Ce qu’il est à propos de comprendre c’est que ces efforts sur nous-même font le relief et le creux de nos perceptions sans aucun mouvement de nous, simplement par l’essai ou la préparation de certains mouvements. Pour rendre ces choses plus sensibles, on peut remarquer ce qui arrive dans les vues stéréoscopiques très grossies, par exemple des brins d’herbe, un caillou ; le relief se produit tout d’un coup et se traduit par un mouvement de recul assez sensible, qui exprime la peur de se heurter à ces reliefs insolites (notre visage n’est pas si près des herbes et des cailloux) ; ce sont de petits efforts sentis qui nous donnent cette sorte de peur ou d’émotion, ou de secousse. Ce dernier mot exprime bien notre contact à nous-même quand il est subit et peu habituel. Au reste notre corps ne cesse jamais d’être appuyé à la terre par son poids. Et les sensations dont la plante des pieds est le siège doivent être considérées comme des signaux concernant notre sécurité d’équilibre.

Tel est donc l’effort. Au point de vue de la connaissance, l’effort multiplie nos sensations, les affine et les nuance. Songez à l’effort léger du médecin qui cherche le pouls, et à l’extrême délicatesse à laquelle conduit un toucher plus ou moins appuyé. Maine de Biran a insisté beaucoup sur les sensations olfactives, autant qu’elles résultent de petits efforts respiratoires. Il va jusqu’à dire que, sans aucun mouvement, ces sensations seraient nulles. Il se peut bien que toutes les sensations du toucher (et l’olfaction est un léger toucher de l’air) naissent de l’exploration musculaire d’après ce privilège que nous avons de faire varier l’intensité par un effort volontaire. C’est ainsi par exemple que nous éprouvons une pointe ou un tranchant. Le poli du métal est exploré de la même manière, et la délicatesse de la connaissance est alors en rapport avec la légèreté du contact. L’homme de métier effleure en explorant et se donne à lui-même les degrés de l’intensité, sans aller jusqu’à la douleur. Explorer une surface chaude ce n’est pas se brûler ; c’est provoquer une légère brûlure. Ce qui nous instruit alors c’est surtout le léger travail des muscles qui avancent et retirent la surface sensible. La somme des efforts donne l’équivalent de la brûlure et de la coupure. Notre représentation est donc un sentiment complexe de nos efforts ; par ces légères émotions, nous animons nos perceptions, nous les ravivons et nous préparons nos mouvements en usant, en quelque sorte, la petite crainte qui nous tient toujours quand nous agissons. Il faut redire que la marche, entreprise contre la pesanteur, et la station debout ne nous deviennent habituelles que lorsque nous avons vaincu la peur de tomber, si naturelle. Ainsi la connaissance de la position de notre corps, qui est la base de toutes nos perceptions, n’est jamais passive ; elle résulte de petits changements essayés et d’un continuel travail des muscles. Nous avons le sentiment de notre mouvement par un changement des perspectives ; toutefois, observez qu’un tel changement ne nous dit pas si notre corps se meut, ou si ce sont les autres corps. On sait que, dans un bateau en marche, on croit voir les digues, les bouées se mouvoir, et cette illusion bien connue se produit surtout sur l’eau parce qu’alors le mouvement de la barque ne s’accompagne d’aucun sentiment d’effort, si ce n’est pour le rameur qui, lui, n’a pas l’illusion que je disais parce qu’il sent son propre effort pour s’éloigner et se rapprocher du rocher ou du môle. C’est quand il court sur son erre que l’illusion est vive. On voit par de tels exemples que le sentiment de l’effort est partout à considérer dans la perception. On en trouve des exemples très précis dans l’optique physiologique d’Helmholtz et l’étude des illusions sur le mouvement, lesquelles dépendent toujours du sentiment que nous avons de nos mouvements propres. Soyez seulement en mesure d’analyser l’effort, car le détail serait sans fin.