Éléments de philosophie (Alain)/Livre II/Chapitre 1

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II, i. — L’expérience errante

CHAPITRE PREMIER

L’EXPÉRIENCE ERRANTE

Il se trouve déjà une certaine méthode dans la simple perception, comme on l’a vu, mais implicite, par quoi chacun trouve à interpréter des signes annonciateurs, tels que le bruit d’un pas ou d’une serrure, ou la fumée, ou l’odeur, sans parler des profils et perspectives qui annoncent des choses et des distances. Ces connaissances s’acquièrent par une recherche véritable, qui consiste toujours à répéter les essais, en examinant l’accidentel, mais presque toujours sans volonté expresse et souvent même par une sorte d’empreinte plus marquée que laissent les liaisons constantes. Connaissance sans paroles qui s’acquiert presque toute avant la parole, et qui se perfectionne durant la vie.

Les occupations ordinaires y font beaucoup. Le marin reconnaît les vaisseaux de fort loin, et les courants et les bas fonds d’après la couleur de l’eau. Il voit venir le coup de vent par les rides ; et même, par le ciel et la saison, il arrive à prévoir la pluie et les orages ; le paysan aussi, d’après d’autres signes. Mais il s’y mêle de nos jours des connaissances apprises et une circulation d’idées que le marin et le paysan n’entendent point à proprement parler. Et ces secours étrangers ferment plutôt les chemins de la recherche. J’ai remarqué que les paysans ignorent maintenant tout à fait les planètes et les étoiles, et même ne les remarquent point, quoique cela s’offre à leurs yeux ; ils l’ont dans l’almanach. Les pêcheurs de l’île de Groix ont une science à eux de se diriger par des sondages, et ils y sont étonnants. Mais, pour le compas, ils n’ont que des procédés appris ; et par exemple, connaissant l’angle qu’il faut prendre pour aller à la Rochelle, ils n’ont point l’idée qu’un autre angle, voisin de celui-là les mènerait tout droit au banc de pêche où ils vont. Retenons que, pour se servir d’une carte, il faut faire un long détour d’idée en idée. À quoi ne suffit pas l’expérience d’un seul homme, ni même cet enseignement que l’on donne en montrant les choses et en parlant ; il y faut des écrits, et une langue faite exprès, qui est celle des géomètres.

L’expérience des artisans conduit plus près, semble-t-il, de la science véritable, surtout dans les cas où se rencontrent les deux circonstances favorables, à savoir l’objet façonné et l’outil. Car l’objet façonné, par exemple une table, est l’occasion d’une expérience continuée et naturellement bien conduite, par la forme même de l’objet et par l’usage qu’on en fait ; et cet objet est déjà une abstraction en quelque sorte. Mais l’outil, façonné aussi, est plus abstrait encore, et sa forme exprime déjà assez des relations géométriques et mécaniques. La roue, la poulie, la manivelle, comme le coin, la hache et le clou, offrent déjà le cercle, le plan, et le levier aux méditations de quelque Archimède préhistorique. Encore l’outil représente des circonstances invariables, ce qui soulage et guide déjà l’esprit dans la difficile recherche des causes. Ceux qui voudraient parcourir cet immense sujet devront bien considérer, par raisons mécaniques, la naissance et le perfectionnement de chaque outil, jusqu’à la courbe de la faulx, afin d’éclairer une histoire trop pauvre en documents.

Il est important de dire que tous les métiers n’instruisent pas de la même manière. Et j’en vois ici trois principaux à distinguer. L’industrie d’artisan, d’abord, qui, parce qu’elle procède par essais et retouches en éliminant toujours les circonstances accessoires, arrive bientôt à des lois empiriques véritables et à l’idée déterministe. L’agriculture plus tâtonnante, plus prudente, parce qu’elle ne peut agir sur les causes principales, pluie, neige, grêle, gelée ; ainsi l’espérance de l’agriculteur est autre chose que l’espérance de l’artisan ; il s’y mêle plus d’attente et plus de prière peut-être ; de là une religion plus fataliste, et plus poétique aussi, qui cherche ses signes dans le ciel. Le troisième groupe de métiers est celui des dresseurs d’animaux, chien, cheval, bœuf, éléphant, auxquels je joindrais, sans intention ironique, le métier de chef, d’avocat, de juge, car la persuasion et le dressage se ressemblent assez ; et l’éducateur, surtout des jeunes enfants, voudra sa place aussi dans ce groupe-là. Ici les procédés vont à l’aveugle, et l’esprit est déconcerté par la variété des natures ; et toujours les effets et les causes sont profondément cachés ; mais aussi un procédé devient souvent bon par l’obstination seule, par exemple un certain mot. Ici se fortifie sans doute, par les différences, les surprises, les caprices et les succès bien frappants aussi, une pensée proprement fétichiste et une magie, par la puissance de l’imitation, des signes et des paroles.

On peut dire que c’est toujours dans ses propres œuvres que l’esprit a dû lire ses premières vérités et ses premières erreurs, l’agriculteur remarquant mieux la marche des corps célestes et le retour des saisons, l’artisan découvrant des relations plus précises, surtout géométriques et mécaniques, mais qui limitent trop l’esprit peut-être. Et enfin le dresseur de bêtes devient audacieux par le succès, jusqu’à tenir ferme ensemble, par jugement ou volonté comme on voudra dire, des termes tout à fait étrangers les uns aux autres, comme ces chasseurs sauvages qui ne veulent point que l’on nomme, même à voix basse, l’animal que l’on poursuit. Et je tiens que ces erreurs des mages, intrépidement soutenues, montrent mieux la véritable puissance de l’esprit que ne font les clairs et sûrs procédés des artisans. Car c’est ainsi que l’on pense, je dis même utilement, en jetant des ponts sur des abîmes.

NOTE

Dans l’industrie d’artisan on peut encore distinguer la recherche de l’artisan seul et la recherche par l’usine. L’usine est un instrument d’observation admirable, parce que tout y est noté, les variations de la production, la solidité et la durée des produits (soit une automobile) ; et toute la raison des chefs et des comptables s’emploie à découvrir la cause d’un changement, afin d’y remédier. C’est la statistique qui résume ici l’observation. Ce travail est collectif, chacun y prend part ; l’ouvrier apporte aussi ses remarques. Les compagnies de chemins de fer, de tramways sont comme de grandes usines, où l’on remarque, où l’on inscrit les variations. Par exemple telle diminution des recettes coïncide toujours avec tel mois. Qu’y a-t-il donc dans tel mois ? Dans les omnibus parisiens, le seul fait qu’une diminution de recettes coïncide toujours avec le service de tel conducteur met sur la trace d’un vol. On voit par cet exemple que la méthode s’institue d’elle-même dans les grandes entreprises. Toutefois il faut insister sur la recherche individuelle qui n’est pas moins rusée. Tout artisan remarque les effets d’un certain produit, et les retient. De même le paysan sait remarquer les effets d’un certain engrais, d’abord par des rencontres de hasard, ensuite par des essais qui ont pour fin de vérifier ce qui a été d’abord supposé.

Ce qui est à remarquer dans l’expérience paysanne, c’est qu’elle est souvent changée par le temps, le froid, la chaleur, le soleil ; d’où une disposition à douter, et en même temps, à croire la tradition, c’est-à-dire ce qui a fait l’objet d’une longue pratique. Une grande partie de la méthode expérimentale est donc ici de croire volontiers ce que disent les anciens, ce qui forme un genre d’esprit naturellement religieux tout à fait opposé à l’esprit ouvrier qui suit le détail des actions et ne croit rien d’autre. Il y a donc toujours deux politiques, dans un pays où l’on trouve des ouvriers et des paysans. Ici apparaît un autre art d’observer qui est celui des gouvernants, et que je rapproche de l’art des dresseurs d’animaux, qui consiste à observer les faits de société, et, selon la nature de chacun, à croire ici ce qu’on dit et ce qu’on pratique, ou bien à vouloir plutôt reconstruire les effets en suivant les causes. Par exemple une tradition constante partout fonde la propriété individuelle ; mais beaucoup s’exercent à trouver ce qui arriverait si on la supprimait. Les uns et les autres se peuvent tromper ; toutefois, en toutes les recherches expérimentales, il est de bon sens de penser qu’une variation régulière n’est pas due au hasard, ce qui entraîne à croire ce qu’on dit, ce qu’on a toujours dit. La politique se meut en de telles discussions. (Les femmes doivent-elles voter ? Quels sont les avantages et les inconvénients de la loterie ? Quel est le meilleur impôt ?) En de telles recherches vous retrouverez toujours la méthode du paysan, celle de l’ouvrier et inévitablement des luttes pour la vérité, que vous expliquerez par les passions, fanatisme, colère, haine, etc. Il n’y a jamais lieu de conclure, et le philosophe s’instruit au spectacle de ces recherches et discussions en se gardant lui-même des passions qu’il remarque dans les autres et qui expliquent tant d’aventures politiques, presque toutes funestes. Il est raisonnable de penser que la méthode expérimentale est la seule possible en ces matières compliquées et contestées. De grands philosophes, tels Platon, Aristote, ont traité de la démocratie, de la tyrannie, etc. L’un et l’autre vécurent longtemps et formèrent d’amples expériences. Descartes, d’ailleurs instruit par une longue expérience militaire, se détournait de penser à ces choses, et se fiait plutôt à la tradition. Ce qui fait voir que la sagesse ici est difficile à garder, et qu’on ne demande pas aux apprentis des conclusions fermes. La science impartiale de ces choses se nomme sociologie. Auguste Comte, qui inventa le nom, inventa aussi la chose, et attribue à Aristote les premières notions de sociologie positive. On trouvera dans les ouvrages de Comte tout ce qu’on peut savoir de l’histoire ainsi considérée, c’est-à-dire de l’art de gouverner. Les journaux donnent quelquefois l’idée de cette science continuée, car il faut bien que le citoyen se fie à certaines traditions et se méfie de certaines autres. La philosophie n’est pas plus une politique qu’elle n’est une agriculture ; mais le philosophe trouve occasion, dans tous ces cas, d’exercer sa puissance de douter et d’attendre. Solon est célèbre pour avoir dit à Crésus qui lui demandait : « Ne suis-je pas bien heureux ? » que l’on ne pouvait décider du bonheur d’un homme avant qu’il fût mort. Aussi Solon conquit-il une autorité incontestée sur les tyrans. Et Crésus, mis au bûcher par Cyrus, ne manqua pas de s’écrier : « Solon ! Solon ! Solon ! » Tels sont les vrais philosophes ; ils se tiennent en dehors de cette difficile navigation, toujours très assurés de la subordination de la politique à la morale ; on en voit des exemples. Toutefois, on comprendra qu’ici se termine la science expérimentale, dont, au reste, la méthode est aisée à connaître ; il s’agit de ne pas se laisser tromper par la coïncidence. Un ample traité de Sociologie est ici nécessaire, c’est-à-dire une immense histoire des hommes, des tyrannies, des guerres, des dynasties et choses de ce genre. Il y aura lieu d’en dire quelque chose dans la suite.