Éléments de philosophie (Alain)/Livre II/Chapitre 11

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CHAPITRE XI

LE FAIT

On dit bien partout que nos connaissances sont réglées sur les faits et limitées là. Mais on ne l’entend pas assez. L’expérience est bien la forme de toutes nos connaissances sans exception ; mais non point ce dont on part, avant toute idée, ni ce qui décide entre une idée et l’autre. Le fait, c’est l’objet même, constitué par science et déterminé par des idées, et en un sens par toutes les idées. Il faut être bien savant pour saisir un fait.

C’est un fait que la terre tourne ; et il est clair que pour saisir ce fait, il faut ramasser et joindre, selon des rapports élaborés, beaucoup d’autres faits, qui enferment aussi des conditions du même genre. D’abord que les étoiles tournent d’orient en occident, et tous les corps célestes aussi, comme autour d’un axe immobile. Aussi que les étoiles sont merveilleusement loin et de grande masse. Aussi que certaines planètes tournent sur elles-mêmes, comme on peut voir. Aussi que les retards de la lune du soleil et des planètes, s’expliquent si l’on pose que la terre est une des planètes, et la lune, son satellite. Aussi que la pesanteur augmente si l’on va de l’équateur au pôle ; et cela suppose des idées mécaniques et physiques encore, et la mesure par le pendule. Mais considérons le fait le plus simple, que les étoiles tournent. Cela ne se constate encore que par observations répétées, souvenir, représentation, mesure. Quant à cet autre fait, que les étoiles sont fort loin, et quelques-unes relativement près, il est bien remarquable aussi, si on l’examine, par les hypothèses qui le portent. Car les étoiles les plus rapprochées n’offrent d’effets de parallaxe que pour un observateur transporté le long de l’orbite terrestre ; nos bases terrestres sont trop petites. Et c’est pourtant un fait, qu’il y a des étoiles moins éloignées que d’autres. Un fait aussi, que la lune est bien plus rapprochée de nous que le soleil, et plus petite. Tout cet édifice de faits est géométrique.

C’est un fait encore que l’accélération de la pesanteur est de m. 80 à Paris ; mais, pour celui qui le constate, il y a beaucoup à comprendre, les idées d’abord, et puis les instruments par les idées. Le plan incliné et la machine d’Atwood le prouvent assez, et même le cylindre enregistreur, à la fois chronomètre et géométrie tournante. La mesure des chaleurs spécifiques n’enferme pas moins de connaissances. Et non pas des connaissances accessoires, mais des hypothèses ou idées posées sans lesquelles l’expérience ne serait pas.

Chacun, dans la science qu’il connaît le mieux, pourra chercher et suivre de tels exemples ; il sera bien étonné de découvrir dans la plus simple expérience toutes ces idées élaborées dont il se sert comme d’instruments pour saisir et pour déterminer. Jusque dans l’histoire, où il verra qu’un simple fait, Louis XIV mort en telle année, enferme la connaissance de la suite de l’histoire, de la critique, et aussi de l’astronomie. Mais pourquoi insister, lorsqu’il est clair que la forme cubique de ce dé est un fait aussi, mais déterminé par l’idée du cube, laquelle ne peut être saisie ni par les yeux, ni par les mains. Je renvoie le lecteur à ce que j’en ai dit, qui suffit.

NOTE

L’induction, dit J. Lachelier, est cette opération de l’esprit qui nous conduit de la connaissance des faits particuliers à celle des lois qui les régissent. Définition à retenir. Toutefois ayant discuté là-dessus avec cet homme éminent lui-même, je vis bien qu’il ne pouvait garder sa position. J’ai à dire sur ce sujet à peu près ce que j’ai dit du concept, sous une forme un peu plus paradoxale ; c’est que nous n’allons jamais des faits aux lois, mais toujours des lois aux faits. Nous pensons lois parce que nous pensons. L’exemple le plus remarquable est dans le mouvement, par quoi nous pensons a priori n’importe quel changement. Et je demande comment nous ferions pour penser un mouvement sans loi, alors que le mouvement est par lui-même une loi (comme la ligne droite est par elle-même une loi). Vous remarquerez ce mouvement de la réflexion, qui renverse les problèmes, et vous vous exercerez à le retrouver. Se représenter les mouvements du ciel, c’est penser les lois du ciel. L’attraction ne fait qu’énoncer la liaison réciproque de tous les mouvements célestes ; et cela est d’abord une loi. La chute d’un corps est une loi, car un mouvement n’importe comment ne sera point une chute. S’il est rectiligne, c’est une loi ; accéléré, de même ; uniforme, de même. L’homme le plus simple pense toujours une loi, comme ces sauvages qui, ayant pris une énorme tortue le jour de l’arrivée du missionnaire, ne purent croire que ces faits remarquables n’étaient pas liés. Aucun homme ne mangera sans précaution d’un aliment qui lui a nui une fois. Toutes les propriétés des corps, du bois, du métal, d’un fruit ou n’importe sont bien des lois. Une épine est une loi. Le contenu de l’expérience consiste en des lois. Le cuisinier qui fait bouillir de l’eau attend l’effet d’une loi. L’homme qui boit pour calmer sa soif fait de même. L’homme, cet objet constant de nos recherches, consiste en des lois qui nous assurent qu’il est fort, intelligent, doué de mémoire et ainsi de suite. On ne dit jamais « cet homme en telle circonstance a montré du courage » mais on pense qu’il est courageux ; c’est sa loi. La loi de Socrate était la sagesse. Cela veut dire que, dès qu’on pose l’existence d’un objet, il faut lui attacher des propriétés. Les manœuvres de l’esprit dans l’induction consistent à douter de la loi et à tendre des pièges pour se rassurer. Chéréphon quand il revenait à Socrate, s’assurait que Socrate était le plus sage des hommes. Cela revient à dire que nous ne pensons les faits qu’après critique et investigation. Par exemple on veut savoir si la Comète annonce toujours un vin extraordinaire. Mais l’esprit trouve assez à faire quand il cherche la loi de la comète, position, marche, nature de la courbe et choses de ce genre ; par ces lois il pense le fait comme tel. Une couleur, c’est une place déterminée dans le spectre ; le vert entre bleu et jaune. Tant qu’on ne pense pas cela de la couleur, on n’en pense rien ; d’où l’on voit que les hommes disent souvent, une couleur brillante, ou belle, faute de pouvoir en déterminer la loi. Le physicien, en une couleur, pense un certain indice de réfraction. Il n’est pas nécessaire de chercher des exemples, ils se présentent d’eux-mêmes. Je choisis les plus difficiles. Un bleu clair, c’est un bleu que l’on rencontre en imaginant des bleus depuis le blanc, ou si vous voulez la série des bleus dans les modèles de lainages ; je veux dire qu’on ne peut manquer de le rencontrer dans cette série continue des bleus, depuis le presque blanc jusqu’au bleu foncé. Il y a des lois aussi dans les nombres. Il n’y a de nombres que par les lois des nombres. Toujours après 12 on trouvera 13 et 13 aura toujours les mêmes propriétés, d’être premier, etc. Nous ne comptons que par lois. En cet exemple, on comprend même le pourquoi de la loi, car l’opération qui forme 13 (12 + 1) nous est connue ; elle ne peut être autre. Kant disait que l’entendement est par lui-même une législation de la nature. Certes cela est difficile à entendre ; mais par les nombre on l’entendra assez bien. Maintenant il faut dire qu’un esprit faible ne forme pas de nombres, mais seulement des mots et du vent (flatus vocis). Traiter de l’induction, c’est décrire l’entendement. On n’ose aller jusqu’à dire que, sans lois, les sens eux-mêmes ne saisiraient rien. Et pourtant, il esc clair, par l’exemple du bleu, qu’on ne peut voir un objet bleu sans supposer une loi de cet objet qui y attache cette couleur.