Éléments de philosophie (Alain)/Livre II/Chapitre 4

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II, iv. — De l’acquisition des idées

CHAPITRE Iv

DE L’ACQUISITION DES IDÉES

Que toutes les idées soient prises de l’expérience c’est ce qu’il n’est pas utile d’établir. Il n’y a point de pensée qui n’ait un objet, quand ce ne serait qu’un livre, et ce n’est pas peu de chose qu’un livre, surtout ancien et réputé. Mais cet exemple fait voir qu’il y a deux expériences. Connaître une chose, c’est expérience ; connaître un signe humain, c’est expérience. Et l’on peut citer d’innombrables erreurs qui viennent du signe humain et qui déforment l’autre expérience, comme visions, superstitions et préjugés ; mais il faut remarquer aussi que nos connaissances les plus solides concernant le monde extérieur sont puissamment éclairées par les signes humains concordants. Il est impossible de savoir ce que c’est qu’une éclipse à soi tout seul, et même à plusieurs dans une vie humaine ; et nous ne saurions pas qu’Arcturus s’éloigne de l’Ourse si Hipparque n’avait laissé un précieux catalogue d’étoiles ; en sorte qu’on pourrait dire que nous ne formons jamais une seule idée, mais que toujours nous suivons une idée humaine et la redressons. Nous allons donc aux choses armés de signes ; et les vieilles incantations magiques gardent un naïf souvenir de ce mouvement ; car il est profondément vrai que nous devons vaincre les apparences par le signe humain. Ce n’est donc pas peu de chose, je dis pour l’expérience, de connaître les bons signes. Devant le feu follet, l’un dit âme des morts, et l’autre dit hydrogène sulfuré. Au souvenir d’un rêve, l’un dit message des dieux, et l’autre dit perception incomplète d’après les mouvements du corps humain. Quant à l’homme de la nature, qui va tout seul à la chose, et sans connaître aucun signe, sans en essayer aucun, c’est un être fantastique, qui n’est jamais né.

L’homme réel est né d’une femme ; vérité simple, mais de grande conséquence, et qui n’est jamais assez attentivement considérée. Tout homme fut enveloppé d’abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n’a point d’expérience qui précède cette expérience de l’humain ; tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes, d’où sa frêle existence dépend. Ne demandez donc point comment un homme forme ses premières idées. Il les reçoit avec les signes ; et le premier éveil de sa pensée est certainement, sans aucun doute, pour comprendre un signe. Quel est donc l’enfant à qui on n’a pas montré les choses, et d’abord les hommes ? Où est-il celui qui a appris seul la droite et la gauche, la semaine, les mois, l’année ? J’ai grand’pitié de ces philosophes qui vont cherchant comment la première idée du temps a pu se former par réflexion solitaire. Êtes-vous curieux de connaître les idées du premier homme, de l’homme qui n’est jamais né ? Le développement, à la bonne heure ; mais l’origine, non. Et justement je tiens ici une notion importante qui concerne le développement. Sans aucun doute tout homme a connu des signes avant de connaître des choses. Disons même plus ; disons qu’il a usé des signes avant de les comprendre. L’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier ; mais il est compris aussitôt par sa mère. Et quand il dit maman, ce qui n’est que le premier bruit des lèvres, et le plus facile, il ne comprend ce qu’il dit que par les effets, c’est-à-dire par les actions et les signes que sa mère lui renvoie aussitôt. « L’enfant, disait Aristote le Sagace, appelle d’abord tous les hommes papa. » C’est en essayant les signes qu’il arrive aux idées ; et il est compris bien avant de comprendre ; c’est dire qu’il parle avant de penser.

Le premier sens d’un signe, remarquez-le, c’est l’effet qu’il produit sur d’autres. L’enfant connaît donc premièrement le texte humain par mémoire purement mécanique, et puis il en déchiffre le sens sur le visage de son semblable. Un signe est expliqué par un autre. Et l’autre, à son tour, reçoit son propre signe renvoyé par un visage humain ; chacun apprend donc de l’autre, et voilà une belle amitié. Quelle attention que celle de la mère, qui essaie de comprendre son petit, et de faire qu’il comprenne, et qui ainsi en instruisant s’instruit ! En toute assemblée, même rapport ; toute pensée est donc entre plusieurs, et objet d’échange. Apprendre à penser, c’est donc apprendre à s’accorder ; apprendre à bien penser, c’est s’accorder avec les hommes les plus éminents, par les meilleurs signes. Vérifier les signes, sans aucun doute, voilà la part des choses. Mais connaître d’abord les signes en leur sens humain, voilà l’ordre. Leçons de choses, toujours prématurées ; leçons de signes, lire, écrire, réciter, bien plus urgentes. Car, si ce ne sont point nos premières idées fausses que nous tirons peu à peu vers le vrai, nous pensons en vain. Comme il arrive pour les merveilles de la technique, tout l’esprit est dans la machine, et nous restons sots.