Éléments de philosophie (Alain)/Livre II/Chapitre 6

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CHAPITRE VI

DES IDÉES UNIVERSELLES

Une idée est dite générale lorsqu’elle convient à plusieurs objets ; mais quand on dit qu’une idée est universelle, on ne veut point dire du tout qu’elle convienne à tous les objets ; car il n’y a que les idées de possible ou d’être qui soient dans ce cas, et elles sont bien abstraites et creuses. Et pour les idées d’espace, de temps, de cause, qui sont évidemment des relations, on ne peut point dire qu’elles appartiennent à quelque objet ; on dirait mieux qu’elles sont nécessaires, c’est-à-dire que toute pensée les forme, sans pouvoir les changer arbitrairement. Et puisqu’il y a des idées qui sont communes à tous les esprits, ce sont ces idées-là qui doivent être dites universelles ; et l’on ne fera que revenir au commun usage ; car si l’on dit que quelque chose est généralement admis, cela veut dire que l’expérience y conduit la plupart des hommes, d’après des cas à peu près semblables. Au lieu que si l’on dit que quelque chose est universellement admis, on veut exprimer que cela est clair et indéniable pour tout esprit qui entend la question.

Disons donc que ce n’est point parce qu’une idée est très générale qu’elle est universelle. L’idée sauvage de Mana, qui désigne une puissance invisible cachée dans tout visible, ou quelque chose comme cela, est aussi générale qu’une idée peut l’être ; mais la critique ne l’a pas encore reçue comme universelle ; entendez que nous n’apercevons pas de chemin assuré pour la comprendre. Mais l’idée de cercle, qui ne convient pas à tous les objets, convient au contraire à tous les esprits, entendez qu’il y a des chemins pour amener n’importe quel pensant à former cette idée correctement ; elle doit donc être dite universelle. Les techniciens considèrent le plus souvent les idées comme générales ; ce sont alors des formules d’action qui sont bonnes aussi pour ceux qui ne les comprennent pas ; par exemple une table de mortalité peut être utilisée par un homme qui ne serait nullement capable de l’établir ; une table de logarithmes, de même. Mais il est clair que les idées prises ainsi ne sont plus des idées à proprement parler. L’idée véritable, dans ces cas-là, c’est la théorie démontrable, et qui s’impose à tout esprit convenablement préparé ; ce n’est point parce qu’elle est générale qu’elle est idée, mais bien parce qu’elle est universelle. Quand il n’y aurait qu’un objet circulaire dans l’expérience humaine, le cercle et le nombre Pi n’en seraient pas moins des idées universelles. Et du reste il n’y a point d’objet circulaire, à parler rigoureusement. Le cercle est un moyen parmi d’autres, qui permet d’approcher des formes réelles et de les déterminer de mieux en mieux. Peut-être pourrait-on dire qu’aucune idée n’est réellement générale, sinon pour l’usage et la commodité, mais que toute idée est toujours pensée comme universelle. Et si la première partie de cette formule est livrée aux discussions, la seconde ne reçoit pas la discussion. Autant que je pense, et quelque obscure et inexprimable que soit ma pensée, je pense pour tout esprit ; et comme cette notion d’esprit hors de toute forme a quelque chose d’indéterminé, disons prudemment et avec sécurité que toute pensée est pensée pour l’esprit humain. C’est ainsi qu’un homme qui se croit injustement traité en appelle, dans la solitude, à quelque homme impartial, assuré qu’il est que si les hommes qui l’entourent ne s’accordent pas à son jugement, c’est qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas le comprendre. Et telle est l’idée qui se cache dans la preuve populaire, toujours invoquée, toujours contestée, du consentement universel. Il n’existe sans doute aucune question sur laquelle tous les hommes s’entendent, même concernant les opérations simples sur les quatre premiers nombres ; car il y a des fous et des idiots, sans compter ceux qu’on ne peut consulter. Cela n’empêche pas que ce soit pour la foule entière des hommes présents et à venir que l’on forme n’importe quelle pensée ; et à mesure que les démonstrations trouvent accès auprès des hommes attentifs et assez préparés, l’idée devient humaine. On voit encore par là quel appui on trouve, pour penser comme il faut, dans l’accord des plus grands esprits des siècles passés ; et que, de toute façon, il faut que cet accord se fasse, ou que l’on cherche ou aperçoive quelque moyen de le faire ; car réfuter, c’est se réfuter. Par cette raison les expressions en même temps puériles et fortes des auteurs les plus éloignés de nous, doivent finalement être reconnues comme faisant partie du bien commun, entendez de l’esprit commun. Si Platon déraisonne, ou Homère, ou l’Imitation, il n’y a plus d’esprit humain. Qui n’a pas su vaincre les différences, les métaphores, et les mythes et enfin y retrouver l’esprit commun, ne sait point penser. La culture littéraire va donc bien plus loin qu’on ne croit.