Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 12

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CHAPITRE XII

LA PERSONNALITÉ

Une description mal ordonnée manque ici son objet, par la richesse et variété du contenu. Une colère que j’ai, c’est moi ; et l’opinion que j’ai de cette colère, c’est encore moi, mais autrement ; ma profession ou ma fonction, qui discipline toujours un peu l’humeur et dissimule souvent le caractère, c’est encore moi ; il n’est pas indifférent que je sois paysan, ouvrier ou commerçant, cantonnier, geôlier ou préfet. Finalement, dans un homme complet, tout cela, que je viens de dire sommairement, est non seulement connu, mais jugé et surmonté, soit que, méprisant ma fonction, je la subordonne à des maximes proprement humaines, soit qu’au contraire je décide de faire céder tout devant le devoir d’obéir ; soit que, considérant l’une et l’autre vie comme des costumes de politesse, je fasse amitié plus profonde avec ce moi aimant, souffrant et inquiet que je suis seul à connaître, et que je ne veux point subordonner, soit qu’enfin, comme il arrive, je ne veuille me reconnaître qu’en des mouvements vifs et capricieux, ce qui est une manière de rester enfant, toujours est-il que ce jugement supérieur par lequel je réforme, je redresse ou je diminue quelque élément de ma propre vie, est bien de moi aussi. Il faut même dire que ce refus de vivre naturellement et spontanément, et l’idée qu’il dépend de moi de m’accepter, de me refuser ou de me réformer, est justement ce qui achève la personne, par la conscience que j’en prends dans cette opposition, dans ce refus, dans ce jugement. Là se trouve le secret de toute investigation, même descriptive, concernant la conscience de soi ; car celui qui cède tout à fait à la peur ne sait plus qu’il a peur ; et l’on ne se connaît que dans le moment où l’on se redresse, ce que le sens vulgaire du mot conscience exprime fortement. Mais afin d’aider l’attention descriptive devant ce mouvement toujours ascensionnel, familier à l’homme le plus simple, je crois utile de marquer ici des degrés, afin de tracer comme une esquisse ou un canon de l’homme moyen, d’après quoi chacun pourra ensuite remarquer des différences et approcher un peu de l’individu. C’est la faute ordinaire des apprentis qu’ils commencent par décrire, sans avoir dressé un tableau convenable des mots que l’usage leur offre. Et le paradoxe de l’art de penser, qui est qu’il faut aller de l’idée au fait, se retrouve dans l’art d’écrire, puisqu’il faut exprimer l’individuel dans le langage commun. Mais ces maximes seront plus claires par l’application.

Je propose d’appeler humeur ce qui est proprement biologique, j’entends la forme, la vigueur, le tempérament, l’âge, et en même temps les actions du milieu qui modifient tout cela, comme climat et régime. Ceux qui y portent quelque attention sont souvent disposés à croire que l’humeur est tout l’homme ; mais je ne m’engage pas volontiers en ces chemins de dialectique, car le langage commun m’avertit qu’il y a autre chose à dire de l’homme ; et quand je dis que la volonté c’est l’humeur, je trouve une notion au lieu de deux qui me sont proposées. Or c’est une bonne règle de sagesse, de suivre ce préjugé que des mots différents signalent toujours une variété réelle, et, en bref, qu’il n’y a point la moindre erreur dans le vocabulaire commun. Je ne vois point d’autre règle assurée en des matières où tout est vraisemblable et tout contestable.

J’appellerais caractère l’humeur reconnue et jugée comme telle ; ce qui ne veut point dire que le caractère ne soit rien de plus que l’humeur ; car, d’un côté, le caractère est toujours une humeur simplifiée, et dont les vraies causes sont fort mal connues ; un homme peut savoir qu’il est jaloux et ne pas bien savoir en quoi cette disposition dépend du tempérament, du climat, et même du régime ; le passionné ne trouve presque jamais de lui-même qu’il devrait se priver de café ou faire un voyage ; et de l’autre côté il ne se peut pas que cette idée imparfaite qu’il forme de sa propre nature ne le modifie pas beaucoup ; savoir qu’on est paresseux est autre chose qu’être paresseux. Quand on dit qu’un homme a un certain caractère, qu’on peut craindre, ou sur quoi aussi l’on peut s’appuyer, on exprime que cet homme a des maximes et des opinions sur lui-même, qu’il croit vraies, et auxquelles il se conforme, comme on voit même souvent chez les fous. Le langage commun relève toujours la folie vers le préjugé ; et c’est là une grande idée trop oubliée, car les écarts de l’humeur et la force des instincts ne sont point du tout des signes de folie ; j’ai trouvé dans les œuvres d’un médecin inconnu cette maxime pleine de sens : « Plus les instincts sont forts, plus on est loin de la folie ; plus la raison les modifie, plus on en est près. »

Au-dessus du caractère se place, il me semble, tout ce qui dépend de l’opinion des autres et enfin de la vie publique. Non que l’opinion des autres n’ait pas d’empire sur le caractère ; il s’en faut de beaucoup ; avoir l’opinion qu’un homme est méchant, paresseux ou poltron, et le lui dire ou signifier, cela le change beaucoup. Mais ces opinions privées, qui s’exercent surtout dans le cercle des parents et des amis, n’agissent point de la même manière que l’opinion publique, qui se détermine surtout d’après les actions publiques, c’est-à-dire d’après le métier ou la fonction. Tout homme est ainsi défini, modifié, souvent redressé et confirmé, toujours soutenu et porté par ce que l’on attend de lui. Et cette action de société se compose avec l’humeur et avec le caractère pour former ce qu’il faut appeler l’individualité. Ce mot paraîtra être un peu tiré hors de son sens naturel ; mais si l’on pense à la corrélation familière à tous entre individu et société, on reconnaîtra qu’il n’en est rien. Un caractère est encore quelque chose d’incertain, d’errant et d’abstrait ; l’individu s’établit et se fixe par le métier public qu’il fait ; ainsi apparaissent les différences, comme entre deux prêtres, ou entre deux capitaines, bien plus nuancées qu’entre deux hommes.

J’appellerai enfin personnalité ce qui surmonte et juge toutes ces choses, et dont il y a toujours plus d’un éclair en chacun. Je ferai seulement cette remarque qu’une personnalité forte incorpore au lieu de nier. D’où je conjecture d’abord qu’il n’y a point de personnalité forte si l’humeur ne se montre encore dans les pensées ; l’originalité se trouve là, et cette parcelle de génie sans laquelle il n’est point d’homme. Cherchez autour de vous des exemples, ils ne manqueront pas. Mais je conjecture aussi que nul ne peut s’élever directement de l’humeur à la personnalité. En ceux auxquels manquerait le caractère, au reste dominé, la personne serait comme sauvage, sans scrupules, ni finesses, ni retenue ; mais ceux qui, faute d’un métier ou d’une fonction, travailleraient directement sur leur humeur et sur leur caractère manqueront toujours d’assiette ou d’armature, et, même avec une forte volonté, manqueront souvent de consistance.

NOTE

J’appelle série une suite de mots bien ordonnés d’après leur sens usuel, c’est-à-dire de façon qu’on retrouve le même rapport de contenant à contenu, de supérieur à inférieur, de pensée à nature, entre un terme et son voisin. Comte nous a laissé une série des sciences fondamentales qui donne occasion à beaucoup de belles remarques, sans compter celles que lui-même a faites, et qui tiennent en six gros volumes. Et, ce qui est un signe favorable, la série des quatre termes, humeur, caractère, individualité, personnalité, y correspond assez exactement ; car l’humeur est biologique, le caractère est psychologique, l’individualité est sociologique, et la personnalité est morale. Or le biologique est subordonné au physique et au chimique autant que le supérieur dépend de l’inférieur ; plus précisément les mouvements de l’humeur, la structure, la santé sont dans la dépendance du milieu, qui est mécanique, physique et chimique. Quant au psychologique, que Comte a voulu trop confondre avec le biologique, il s’intercale de toute façon entre le biologique et le sociologique. Notre série se trouve donc solidement appuyée. Peut-être ces tableaux bien ordonnés fourniront-ils aux penseurs des preuves d’un tout autre genre que les preuves dialectiques, seules recherchées jusqu’à présent en des questions qui sont ainsi livrées aux disputeurs. Et ces vaines difficultés résultent de ce que l’on croit qu’il y a des idées vraies ou fausses, au lieu que les idées ne sont que des moyens ; une idée ne vaut qu’autant qu’elle aide à saisir le vrai de chaque chose. Mais cette marche de l’abstrait au concret, que le moindre arpenteur applique, reste ignorée des discoureurs, formés à un autre genre de preuves par les exercices du prétoire.

Pensons donc sur notre série, en remarquant que l’ordre des termes y correspond à la dignité croissante. L’humeur n’est qu’animale si elle ne prend forme dans un caractère ; et il n’y a guère que de l’humeur chez un tout petit enfant. Le caractère est l’humeur pensée, et donc quelque chose de plus que l’humeur ; car ce n’est pas peu de chose de juger au sujet de soi-même que l’on est et que l’on sera jaloux, vindicatif, triste ou poltron. Ainsi le caractère réagit déjà sur l’humeur. Toutefois le caractère retombe à l’humeur s’il n’est soutenu et comme sacré, c’est le mot propre, par la fonction sociale. Ainsi d’un côté l’inférieur porte le supérieur, en ce sens qu’il lui donne contenu et matière ; mais c’est le supérieur qui donne à l’inférieur forme et consistance. Un homme isolé, tel qu’on a voulu peindre Robinson, n’est même plus un homme ; j’ai vu dans Darwin qu’un naufragé retrouvé dans une île après deux ou trois ans ressemblait plus à un animal qu’à un homme. Seulement considérons des cas plus ordinaires et mieux observables. Un homme qui est trop peu engagé dans les actions et réactions de société, peut avoir un caractère ; il est même borné là ; mais dans ce continuel essai de notre personne au-dessus d’elle-même, qui ne dépasse plus retombe et descend, parce que le mécanisme extérieur le guette toujours et le reprend. Comparez à ce sujet Gobseck et Grandet dans Balzac. Je ne puis proposer que des exemples de ce genre, communs à tous les observateurs de bonne volonté ; mais ils nous approchent eux-mêmes des individus véritables. Gobseck vit seul, méprise tout, et finit comme un sauvage dans Paris. Grandet se rattache à l’humain, par les affections domestiques, par les amitiés, et par le genre de commerce qu’il fait, qui suppose des échanges et une certaine confiance. Gobseck, comparé à lui, n’est qu’un pilleur d’épaves. La loi de ces existences détachées des relations de société, est que le biologique domine toujours le psychologique, en dépit de vains discours à soi-même ; et cela pourrait être observé aussi chez un curé et chez un moine ; on dirait que le gouvernement moral est comme séparé d’eux et n’y trouve pas prise, par l’absence de l’individualité intermédiaire. Chez Grandet moins, mais encore assez, toutefois il s’approche de l’individualité par ces jugements saumurois qui lui renvoient une forte image de lui-même, et qu’il ne peut changer aisément quand il le voudrait. Dans l’obstination de Grandet entre aussi ce qu’il doit à l’opinion ; il lui doit d’être Grandet. De Marsay est une individualité forte ; mais l’indulgence à soi, qui est ici comme un principe anarchique en lui-même, fait qu’il ne s’élève pas à la personnalité ; aussi, dans les crises, on voit qu’il retombe à l’animal. Luther, Calvin, Pascal sont des personnes, par l’individualité surmontée, par le caractère surmonté, par l’humeur surmontée ; non pas supprimés, mais incorporés, comme on voit au style. En Montaigne aussi, mais avec moins de peine, et un retour souvent au caractère et enfin à l’humeur nue. Les trois autres sont d’humeur difficile. L’humeur égale d’un Socrate, d’un Platon, d’un Marc-Aurèle, autant qu’on peut le deviner, marque sans doute une personnalité moins puissante. Dans l’idée complète de personnalité est comprise une vertu difficile, comme celle de l’abbé Pirard. Mais Julien, faute d’individualité, n’est peut-être qu’un caractère, et même encore moins ; un charmant animal, voilà toujours à quoi il retombe. Et l’idée qui peut être retenue de ces remarques est que le psychologique, qu’ils appellent le Moi, est sans doute ce qu’il y a de plus abstrait et de moins consistant ; d’où vient que les analyses qui se bornent là sont toujours pauvres.