Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 9

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Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 187-191).

CHAPITRE IX

DE LA VAINE DIALECTIQUE

La mathématique a toujours inspiré à l’esprit humain de grandes espérances. Puisqu’il était évident que l’on pouvait, par des raisonnements, devancer l’expérience, et même découvrir des rapports de nombre très certains, comme entre les grandeurs dites incommensurables, et que l’expérience est hors d’état de jamais vérifier, il l’était aussi que le pouvoir de penser s’étend bien au delà de ce que les sens perçoivent. Il s’ajoutait à cela que la vraie philosophie arrivait toujours, et non sans raisons assez fortes, à nous mettre en garde contre les sens et à en appeler de leurs décisions à quelque autre juge. Aussi que la matière, toujours réduite à un mécanisme abstrait ainsi qu’on l’a vu, était bien incapable de se juger et de se comprendre elle-même. Enfin les recherches de l’ordre moral, sur une justice, une franchise, une amitié que nul n’a jamais rencontrées dans l’expérience, semblent pourtant contenir quelque chose de plus respectable et de plus solide que la sagesse des proverbes, toujours attentive aux conséquences. Voilà plus d’une raison de ne point mépriser d’avance les raisonnements abstraits. Mais il y a quelque chose de plus dans l’apparence logique, qui fait qu’elle est aimée sans mesure.

Sans entrer encore dans l’étude des passions on peut comprendre que l’expérience naïve est très loin de ressembler à l’expérience purifiée. Les rêves, qui laissent des souvenirs si frappants, et complétés encore par les récits qu’on en fait, qui nous représentent des voyages où le corps n’a point de part, des résurrections, des apparitions, sans compter les présages que les passions vérifient si souvent, devaient donner et ont donné en effet aux hommes l’idée d’un monde désordonné, sur qui les désirs et les prières avaient plus de puissance que les outils et les machines simples. Et, comme la persuasion et même la simple affirmation ont grande prise sur les humeurs et la fantaisie, comme aussi les prédictions sur la destinée, les accords et les oppositions de paroles ont toujours su émouvoir. La consonance même, qui fait si bien empreinte, semble encore répondre à notre attente et terminer nos doutes. Disons aussi que le rythme et le chant, surtout en commun, nous éveillent beaucoup plus profondément que le sens ordinaire des paroles ne le voudrait. D’où vient que la poésie et l’éloquence soutiennent si bien les preuves. Mais le jeu de mots, la réponse imprévue et attendue en un sens, ce que l’on appelle enfin l’esprit et le trait, comptent encore beaucoup dans les discussions les plus serrées, et bien plus même qu’on n’ose l’avouer. Que dire alors de ces éclairs de logique, de ces formes entrevues, de ces imitations et symétries, premières parures de toutes les religions, premières esquisses de toute théologie ? Tout s’unit ici, le jugement et les passions, pour chercher avidement un sens à cette musique plus subtile, dont les sophistes dans Platon nous donnent assez bien l’idée. Et le style plus sévère en garde quelque chose, plus émouvant par la surprise. Oui, plus la forme est nue, plus ces rapports de mots sont frappants.

Le portrait d’un homme lui ressemble ; si vous frappez le portrait vous blessez l’homme, par cette ressemblance. L’épée du roi est la reine des épées. Ce n’est pas au hasard que Gœthe fait dire à Méphistophélès : « Vin vient de raisin, raisin vient de vigne, vigne est bois ; le bois peut donner le vin. » C’est le thème de toutes les incantations. Les croyances de coutume sont plutôt animales ; ce qui est humain c’est la preuve parlée. Toutes ces étranges superstitions des primitifs, si amplement étudiées, ressemblent plutôt à la théologie abstraite et déductive qu’à des inductions précipitées. Toute magie est une dialectique. Il ne faut donc pas s’étonner si toute dialectique est magie encore. Je lisais hier ce vieil argument, pour les peines éternelles, que Dieu étant infini, l’offense l’est aussi, et que donc la peine doit être infinie. Ce trait a terminé plus d’une discussion ; ce n’est pourtant qu’un jeu de mots. En suivant cette idée, si l’on peut dire, on trouve qu’il fallait le supplice d’un Dieu pour racheter nos péchés. Ce sont de naïves équations. Quoi que vaille l’idée, voilà un plaisante preuve. Mais ces preuves plaisent. Le talion était fondé sur plus d’une raison, mais il plaisait d’abord par la ressemblance du crime et de la peine, et aussi par le retour des sons. Raisonner est souvent comme rimer.

Qu’on mesure d’après cela la puissance de raisonnements bien mieux conduits qui, sous les titres de métaphysique ou de théologie, font comparaître les mots les plus riches, les plus émouvants, les plus ambigus de tous. Contre quoi une étude exacte de la logique pure, et une réflexion attentive sur les preuves du mathématicien est la meilleure précaution. Car, pour trouver le faible d’un argument un peu subtil, il faut d’abord n’être pas pressé ; formons plutôt un préjugé raisonnable contre tous les arguments. Mais il n’est pas inutile pourtant d’en examiner quelques-uns, en vue de vérifier les principes.

NOTE

Les antinomies, qui sont un point de la doctrine kantienne, obscur et disputé, sont des exemples de vaine dialectique. Ce sont des contradictions inévitables qui résultent de combinaisons sans objet. Comme j’ai dit souvent, on échappe à ces pièges en s’imposant de penser un objet. Exemple : on prouve par la chaîne des causes, qu’il n’y a point de cause première, justement d’après le principe de causalité. Mais on prouve aussi qu’il y a une cause première sans quoi aucune suite de causes ne serait suffisante ; et la cause première, comme j’ai dit ailleurs, est ou bien Dieu, ou bien une cause libre, c’est-à-dire une volonté. Pourquoi tel état des choses maintenant ? Nécessairement cela suppose un autre état antérieur très voisin ; telle est la cause seconde. Ce raisonnement semble sans fin ; s’il est sans fin, cela revient à dire qu’il n’y a pas de cause suffisante de cet état des choses maintenant. La nature ainsi va s’évanouir ; notre fonction est de la maintenir en acceptant les conditions nécessaires de cette existence. Comme je disais, il y a deux solutions : Dieu et une volonté, c’est-à-dire Dieu et l’âme, et Leibniz en sa Monadologie a brillamment prouvé qu’il n’y a que des âmes. Il faut penser attentivement à ces rêveries, surtout afin de ne pas prendre comme suffisantes les négations de ce que l’on nomme le matérialisme qui est, lui aussi, fondé en raison (le mécanisme est un être de raison). Et voilà une autre forme de notre antinomie ; car ces jeux dialectiques reviennent dans nos pensées ; ce sont des avertissements qui nous ramènent à l’expérience. Un esprit équilibré se meut entre l’expérience et la dialectique, avec le souci de faire tenir l’une avec l’autre.