Éléments de philosophie (Alain)/Livre IV/Chapitre 6

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CHAPITRE VI

DU DÉTERMINISME

On peut prédire ce qui arrivera dans un système clos, ou à peu près clos, par exemple dans un calorimètre, dans un circuit électrique, dans le système solaire, si l’on considère les positions des astres seulement. Non seulement un ensemble de causes ou de conditions détermine rigoureusement un ensemble d’effets, mais encore le travail ou, comme on dit, l’énergie, qui comprend aussi le travail moléculaire supposé, se retrouve dans l’effet en quantité égale, quelles que soient les transformations. Par exemple la chute d’une certaine masse, depuis une certaine hauteur, se traduira toujours par la même vitesse à l’arrivée, et le choc, s’il transforme en chaleur ce travail accumulé, fondra toujours le même poids de glace à zéro. Les vivants n’échappent point à cette loi. Autant qu’on peut isoler un animal, l’énergie qu’il dissipe en mouvement et en chaleur égale l’énergie chimique enfermée dans ses aliments, diminuée de celle qui subsiste dans les excrétions. Voilà ce que l’entendement pose, en prenant pour modèle les opérations mathématiques, qui sont des systèmes parfaitement clos. Pour les systèmes imparfaitement clos, la vérification est toujours ce qu’on peut attendre, d’après le soin qu’on a apporté à exclure des causes étrangères. Il n’y a aucune raison de supposer que des causes encore mal mesurées échappent à cette règle, et même, comme il a été expliqué, une telle supposition ne peut être faite qu’en paroles et que tant qu’on ne sait pas de quoi on parle. Il est donc inévitable qu’un esprit exercé aux sciences étende encore cette idée déterministe à tous les systèmes réels, grands ou petits.

Ces temps de destruction mécanique ont offert des exemples tragiques de cette détermination par les causes sur lesquels des millions d’hommes ont réfléchi inévitablement. Un peu moins de poudre dans la charge, l’obus allait moins loin, j’étais mort. L’accident le plus ordinaire donne lieu à des remarques du même genre ; si ce passant avait trébuché, cette ardoise ne l’aurait point tué. Ainsi se forme l’idée déterministe populaire, moins rigoureuse que la scientifique, mais tout aussi raisonnable. Seulement l’idée fataliste s’y mêle, on voit bien pourquoi, à cause des actions et des passions qui sont toujours mêlées aux événements que l’on remarque. On conclut que cet homme devait mourir là, et que c’était sa destinée, ramenant ainsi en scène cette opinion de sauvage que les précautions ne servent pas contre le dieu, ni contre le mauvais sort. Cette confusion est cause que les hommes peu instruits acceptent volontiers l’idée déterministe ; elle répond au fatalisme, superstition bien forte et bien naturelle comme on l’a vu.

Ce sont pourtant des doctrines opposées ; l’une chasserait l’autre si l’on regardait bien. L’idée fataliste c’est que ce qui est écrit ou prédit se réalisera quelles que soient les causes ; les fables d’Eschyle tué par la chute d’une maison, et du fils du roi qui périt par l’image d’un lion nous montrent cette superstition à l’état naïf. Et le proverbe dit de même que l’homme qui est né pour être noyé ne sera jamais pendu. Au lieu que, selon le déterminisme, le plus petit changement écarte de grands malheurs, ce qui fait qu’un malheur bien clairement prédit n’arriverait point. Mais on sait que le fataliste ne se rend pas pour si peu. Si le malheur a été évité, c’est que fatalement il devait l’être. Il était écrit que tu guérirais, mais il l’était aussi que tu prendrais le remède, que tu demanderais le médecin, et ainsi de suite. Le fatalisme se transforme ainsi en un déterminisme théologique ; et l’oracle devient un dieu parfaitement instruit, qui voit d’avance les effets parce qu’il voit aussi les causes. Il reste à disputer si c’est la bonté de Dieu ou sa sagesse qui l’emportera. Ces jeux de paroles sont sans fin, mais l’expérience la plus rigoureuse semble décider que le Créateur ne change jamais le cours des choses, et reste fidèle aux lois qu’il a instituées. Par ce détour, on revient à dire que l’homme qui sera noyé par des causes ne sera certainement pas pendu. Au lieu d’être attiré par un destin propre à lui, il est pris dans une immense machine dont il n’est qu’un rouage. Sa volonté elle-même suit ses actions ; les mêmes causes qui le font agir le font aussi vouloir. Chacun sait qu’une certaine espèce de fous font ce qu’on leur suggère, et qu’ils veulent aussi ce qu’ils font, ce qui fait qu’ils croient faire ce qu’ils veulent. Prouvez que nous ne sommes pas tous ainsi.

Ce qui achève d’engourdir l’esprit, c’est que, par un déterminisme bien éclairci, tout reste en place. Un bon conseil est toujours bon à suivre, que je le suive par nécessité ou non. La délibération n’est pas moins naturelle, soit que je pèse les motifs avant de me décider librement, soit que je cherche à prévoir, par l’examen des motifs, ce que je ferai par nécessité. La décision a le même aspect, soit que je jure de faire, soit que je sois sûr que je ferai. Les promesses aussi. L’action aussi, l’un disant qu’il a fait ce qu’il a voulu, l’autre qu’il a voulu justement ce qu’il ne pouvait pas ne pas faire. Ainsi le déterminisme rend compte des sentiments, des croyances, des hésitations, des résolutions. La sagesse, disait Spinoza, te délivre et te sauve autant, que ce soit par nécessité ou non. Sur quoi disputons-nous donc ?