Éléments de philosophie (Alain)/Livre IV/Chapitre 9

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CHAPITRE IX

DE DIEU, DE L’ESPÉRANCE ET DE LA CHARITÉ

Je ne sais quel philosophe anglais, d’esprit vigoureux et libre certes, a dit que l’idée de Dieu est la plus utile aux tyrans. C’est une raison d’être athée par précaution car la liberté marche la première. Et si je crois en Dieu, j’ose dire que ce sera toujours avec prudence. C’est trop de deux juges ; il n’en faut qu’un. Ainsi jamais je ne jugerai du vrai ni du juste d’après Dieu ; mais au contraire je jugerai Dieu d’après ce que je sais du vrai et du juste. Et c’est une règle de prudence contre le dieu des gouvernements. Si vous échappez en disant que Dieu est en effet tout ce qui est vrai et juste, je veux pourtant encore que ce qui fait soit supérieur à ce qui est. Cela revient à dire que rien de ce qui est n’est dieu. Il faut que je tienne l’objet ou qu’il me tienne. Et si la perfection est adorable, que dirons-nous de celui qui la juge ? Il y a mieux encore pourtant, c’est celui qui la fait. Ma foi j’adore l’homme juste, courageux et bon dès qu’il se montre. Là-dessus, je ne crains ni dieu, ni diable.

Mais peut-être Dieu est-il l’objet propre du sentiment, comme le libre arbitre l’est de la foi. Car je sens Dieu en tous mes actes, et mes frères les hommes le sentent comme moi ; c’est pourquoi ils se pressent tant d’adorer ce qu’ils ne comprennent pas. Et, sans parler des cultes de fantaisie, qui résultent de perceptions fausses, il n’est guère d’homme qui ait quelque idée triomphante sans qu’il en fasse honneur à son maître. Ce mouvement est beau ; ce n’est qu’une manière de se sauver des petites causes, qui rendent lâche et paresseux.

Servir et honorer Dieu, cela sonne bien à l’égard du troupeau animal et du peuple des désirs. Oui le servir, mais non vouloir ou attendre qu’il nous serve. Aussi dans le fatras des livres sacrés, j’ai trouvé fortes et touchantes ces images de Dieu faible et nu et démuni, comme s’il ne donnait que ce qu’il reçoit ; de Dieu flagellé et crucifié ; de Dieu qui demande et attend, sans forcer jamais ; de Dieu pourtant qu’on n’implore jamais en vain, comme si toute la vertu de Dieu était dans la prière ; de Dieu consolateur, non vengeur. Mais la théologie gâte tout, par jeux d’imagination et de logique. Le mouvement des persécuteurs est plus juste, quoique aveugle, car ils vengent Dieu.

Ce monde qui m’entoure ne m’est pas étranger ni contraire. En vrai fils de la terre, j’aime le spectacle des choses, la suite des heures et des saisons. Non par fantaisie ; il est à remarquer que le fantastique, comme lutins et génies voltigeants, fait plutôt aimer la maison et les hommes. L’amour de la nature ne vient que de cette paix et de cet ordre que la perception droite y découvre. Qu’on puisse se fier aux choses et ne craindre aucun miracle, cela fait aimer la solitude. Il y a une sagesse enfin dans les plus terribles choses, qui ne promet pas beaucoup, mais aussi qui ne trompe point. Quoi qu’il arrive, il sera toujours selon l’ordre et la mesure. Et cette sécurité d’esprit double le plaisir de nos sens, quand la nature nous est favorable et bonne. Les bienfaits d’un homme laissent plus à craindre, et je sais pourquoi Jean-Jacques fuyait les villes.

L’amitié est pourtant au-dessus. L’amitié, non la société. La société est comme une amitié forcée ; l’amitié est une société libre, où la contradiction elle-même plaît, par la pensée commune qu’elle fait encore ressortir. S’il n’y a qu’un monde et qu’une vérité, il faut bien qu’il n’y ait qu’un esprit. Certes cela n’est jamais compris tout à fait ; mais le spectacle des choses, surtout inhumaines et hors de nos prises, est souvent l’occasion de le sentir avec force. Sans pouvoir former aucune idée de cette parenté entre tous les esprits et toutes les choses, nous voulons croire que nos meilleures volontés trouveront le chemin dans les choses et même parmi les hommes. Ainsi renaît l’espérance, mais toujours la foi marche la première. Deux proverbes en témoignent qui disent : « Aide-toi, le ciel t’aidera », et « La fortune aime les audacieux ». Les doctrines de la grâce et de la prière n’ont pu méconnaître l’ordre humain ; il a bien fallu subordonner le droit de grâce à la volonté du pécheur. Le Dieu objet est trop lourd.

Il faut plus de fermeté, de confiance en soi et de suite pour aimer les hommes. Je dis aimer par préjugé, non d’amitié. Malgré passions et désordre ; malgré l’ordre de société qui est souvent pire ; malgré la haine, j’entends qui vous vise. Ceux qui n’arrivent pas à aimer leurs ennemis sont ceux qui attendent un mouvement d’amitié ou de compassion. L’amour dont je parle ici est tout voulu ; il va droit à la raison enchaînée ; et les signes ne manquent jamais. C’est pourquoi cette espérance est ferme et décidée plus que l’autre, quoiqu’elle reçoive moins de récompenses. Son nom est charité, et la sagesse théologique l’a mise avec la foi et l’espérance, au nombre des vertus, ce qui avertit assez que la bonne volonté y doit suffire, et que l’humeur la plus favorable ne les remplace point. Comme ces vertus, trop oubliées par les philosophes, ne déterminent aucun genre d’action, mais les éclairent toutes, c’est pour cela que je les mets ici comme trois lampes à porter devant soi, pour tous chemins.