Éléments de philosophie (Alain)/Livre VII/Chapitre 1

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VII, i. — De la solidarité

CHAPITRE PREMIER

DE LA SOLIDARITÉ

Il n’y a rien de plus facile que de vivre avec des étrangers. La différence des langues y ajoute encore ; car on ne sait dire que des politesses. Mais aussi les vraies amitiés ne se nouent point là. On a souvent remarqué qu’une certaine espèce de haine n’est pas si loin de l’amitié ; il me semble naturel tout au moins qu’une amitié forte commence par une certaine défiance et résistance. On s’étonne quelquefois qu’il y ait si peu de choix dans les amours, et même dans les amitiés ; mais il faut mieux voir ; il faut la contrainte pour les faire naître ; car qui donc serait choisi ? Rien ne rend aussi sot que de vouloir plaire ; et rien ne rend injuste comme l’attention qui s’exerce sur de nouveaux amis. La contrainte naturelle qui vous force à vivre ici et non là, qui vous a fait naître en cette ville et vous a enfermé dans ce petit collège, délivre l’esprit de cette vaine psychologie. La solidarité est ce lien naturel. Non point entre semblables ou qui se conviennent, au contraire entre inconciliables, indiscrets, ennemis. Vous ne choisissez point, hors d’une grande fortune qui vous fait errants et secs, sans l’adoption forcée et les vieilles femmes à roupies. D’autant que l’ardeur du jeu, dans les premières années, nous fait aimer l’espèce. Ajoutez le langage commun, et le ton chantant de chaque ville, dont aucune nuance n’est perdue. Et la condition de l’enfance est d’obtenir tout par prière.

Quand les liens sont plus serrés, les amitiés en naissent plus fortes et plus durables, comme entre deux prisonniers, entre deux écoliers, entre deux soldats. Mais pourquoi ? Parce que la contrainte nous fait accepter ce qui ne manquerait pas de nous rebuter d’abord, si nous étions libres. Et la bienveillance réciproque, même forcée, en appelle par des signes bien clairs une autre ; le riche ignore ces trésors-là. Presque tous les hommes conservent avec bonheur ces premiers fruits de leur sagesse, et souvent sans savoir pourquoi ; car il est également ignoré que tous les hommes deviennent meilleurs par la bienveillance, mais que le jeu des passions doit rompre inévitablement presque tous les attachements libres. Les effets visibles dans l’expérience ont pourtant mis en honneur la fidélité, qui consiste à vouloir aimer malgré tout. Il faut se garder ici de renverser l’ordre. Ce n’est point par sa force qu’un attachement est fidèle, au contraire c’est par la fidélité qu’il est fort. Aussi ne faut-il pas se plaindre trop de cette contrainte du fait, qui nous rend fidèles par nécessité. Il faut dire seulement que la fidélité forcée est moins clairvoyante, qu’elle fait moins naître ce qu’elle voudrait, qu’elle se contente enfin plus aisément. De toute façon il faut gagner l’amour qu’on a.

Ces victoires ne feraient point une société. L’amitié ne naît pas inévitablement de la contrainte, il s’en faut bien. La haine aussi peut naître du voisinage, car toute passion s’échauffe par la réplique, et imite sa propre image. Tout est bon pour se haïr, même un mur branlant si l’on s’injurie par dessus, même un chien battu. Le plus ordinaire est l’indifférence, surtout, ce qui est commun, lorsque les mêmes métiers ne voisinent point. Mais cela même trompe comme une porte bien fermée. Car toutes ces paroles et ces visages, même dans le train ordinaire, nous façonnent autant que le vent, la pluie et le soleil font les nœuds du chêne. Je n’ai jamais pu parler avec un homme sans prendre son accent ; ce n’est que par les remarques des autres que je m’en suis aperçu. Ainsi chacun imite les sourires et les grimaces, les gestes et les petites actions. Voilà comment chacun est de son village, et souvent ne retrouve une certaine aisance que là. Comme un lit que l’on fait à sa forme. Et c’est bien autre chose que de l’aimer.

Je n’oublie point ces mouvements de panique ou de folle espérance, cette puissance de la rumeur et de la mer humaine que l’on subit partout où il y a des hommes, et encore mieux dans son propre pays, encore mieux à la porte de sa maison. Ce n’est qu’un fait d’animal, et le jugement n’y est pour rien. Mais par cette disposition prophétique des passions, qui croient toujours que les émotions annoncent quelque chose, il arrive que le jugement suit. La honte n’est que le combat entre ce jugement forcé et un autre. Et, quand je ne céderais pas à ces mouvements de foule, me voilà porté à une grande colère ; il faut toujours qu’ils me donnent leur folie, ou la folie qui les brave. J’étais pris ; me voilà emporté. Il n’y aurait donc de sociétés que de convulsionnaires ; et dans le fait toutes y arrivent, comme la guerre le fait voir. Voilà des passions redoublées et un autre corps. Comment vivre en Léviathan ?