Éléments de thermodynamique cinétique/Chap III

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Gauthier-Villars, éditeurs (p. 16-22).

CHAPITRE III.

LE PRINCIPE DE L’ÉQUIVALENCE ET L’ÉNERGIE INTERNE.


11. Chaleur et travail. Transformations mutuelles. — On peut élever la température d’un morceau de plomb en le mettant en contact avec un autre corps à température plus élevée que la sienne ; c’est-à-dire en lui fournissant de la chaleur. On peut obtenir aussi le même résultat, en le martelant, c’est-à-dire en lui cédant l’énergie cinétique d’un marteau qui vient le frapper : celle-ci est elle-même l’équivalent du travail fourni par la force qui a mis le marteau en mouvement. L’énergie mécanique qui a disparu dans les chocs a donc produit dans le plomb le même résultat qu’un apport de chaleur ; c’est ce que l’on exprime de façon elliptique, en disant que cette énergie mécanique a été transformée en chaleur, ou plus simplement encore, que le travail a été transformé en chaleur.

Dans la conception cinétique ce résultat n’a rien qui puisse surprendre ; tout au contraire, il n’est rien autre qu’une extension du principe de la conservation de l’énergie mécanique : l’énergie cinétique du marteau n’a pas disparu ; elle a seulement changé d’échelle de répartition, et s’est distribuée entre les molécules du morceau de plomb, dont elle a augmenté d’autant l’agitation.

Inversement — si tant est que l’on sache l’orienter — on conçoit que l’énergie cinétique moléculaire puisse diminuer, pour donner naissance à de l’énergié cinétique au sens habituel du mot, c’est-à-dire à de l’énergie cinétique orientée à notre échelle d’observation. Nous ne nous étonnerons donc pas a priori de constater que l’on peut, en fournissant, à l’eau d’une chaudière, de la chaleur cédée par les flammes d’un foyer, obtenir le travail mécanique fourni par la machine à vapeur.

L’étude de ces transformations mutuelles du travail mécanique et de la chaleur, constitue le but essentiel de la Thermodynamique. C’est elle dont on cherche ici à préciser les principes.


12. Évolutions en cycle fermé. — Pour réaliser de telles transformations, il faut évidemment utiliser un système matériel déformable, susceptible de fournir ou d’absorber du travail ; il faut de plus que ce système puisse recevoir ou céder de la chaleur.

Le système ainsi utilisé comme support des opérations constitutives de ces échanges sera en général une masse gazeuse, dont les variations de volume très considérables permettent des échanges de travail importants. C’est ce que nous supposerons en général, dans la suite, sauf indications contraires exceptionnelles.

Si nous voulons étudier en soi le phénomène de transformation de travail en chaleur ou vice versa, nous ne devrons pas y mêler de modification du système matériel ; c’est-à-dire que nous devrons nous imposer de ramener celui-ci à son état initial. C’est ce que l’on exprime en disant qu’on lui fera subir une évolution en cycle fermé.

Si nous nous imposons la condition que tous les états successifs du système matériel au cours de son évolution soient des états d’équilibre, cette série d’états d’équilibre pourrait aussi bien être réalisée dans l’ordre de succession opposée : c’est ce qu’on exprime en disant que la transformation est réversible. Un cycle fermé constitué par une succession d’états d’équilibre dérivant les uns des autres par des modifications continues des diverses variables qui caractérisent chacun d’entre eux, est un cycle fermé réversible.

Considérons par exemple le cas simple déjà envisagé où le système est constitué par une masse de gaz homogène. Chaque état d’équilibre possible de cette masse gazeuse invariable est complètement défini par sa pression et son volume par conséquent n’importe quel cycle fermé réversible sera représenté par une courbe continue fermée tracée dans le plan de coordonnées cartésiennes

Pour des systèmes matériels plus compliqués, les divers états d’équibre seront définis au moyen d’un nombre plus élevé de paramètres : un cycle fermé réversible sera encore représenté par une courbe continue fermée dans l’espace à dimensions correspondant.


13. Équivalence du travail et de la chaleur. — Le système matériel ayant subi une évolution en cycle fermé, appelons la chaleur totale qu’il a reçue (algébriquement) et le travail total qu’il a reçu des forces extérieures. On constate, dans tous les cas possibles, que et sont toujours de signes opposés et que leurs valeurs absolues sont dans un rapport invariable. C’est ce qu’on exprime par l’équation étant un coefficient positif constant que l’on appelle l’équivalent mécanique de l’unité de quantité de chaleur : sa valeur numérique dépend des unités utilisées tant pour le travail que pour les quantités de chaleur ; elle serait égale à 1 si l’on utilisait, conformément à la conception cinétique, pour unité de chaleur, celle qui correspond à une augmentation d’énergie cinétique moléculaire égale à l’unité de travail.

La signification de cette relation est très simple : le système matériel étant revenu à son état initial, si on lui a fourni au total du travail, il a cédé en contre-partie une quantité de chaleur parfaitement définie. C’est là purement et simplement une extension du principe de la conservation de l’énergie mécanique : cette quantité de chaleur, c’est une quantité d’énergie cinétique moléculaire égale au travail qui a disparu en apparence.

La transformation du travail en chaleur n’est qu’un changement d’échelle au point de vue de la répartition de l’énergie cinétique.


14. Évolutions non fermées. Énergie interne. — Considérons maintenant une évolution non fermée du système materiel, qui le fasse passer d’un état initial A à un état final B différent. Il peut arriver que soit satisfaite la même relation que dans un cycle fermé, c’est-à-dire qu’il y ait exacte compensation entre le travail qu’il a reçu des forces extérieures et la chaleur qu’il a cédée à ce qui l’entoure[1]. Mais si celle relation n’est pas satisfaite, il n’y aura nullement lieu de s’en étonner : si nous avons fourni au total une énergie nous serons amenés simplement à penser qu’elle a été utilisée à modifier le système.

Si d’ailleurs nous complétons un cycle fermé par un retour de l’état B à l’état initial A, nous aurons

(11) (11)


ou


c’est-à-dire que, en revenant à son état primitif, le système matériel nous rendra l’énergie que nous lui avions fournie. Il apparaît alors absolument logique de dire que l’énergie fournie pendant l’évolution de A à B avait servi à augmenter d’autant l’énergie interne du système.

Dans cette augmentation d’énergie interne du système, il peut y avoir d’ailleurs deux éléments bien distincts :


1o d’une part une augmentation de l’énergie cinétique possédée par ce système. Si nous considérons seulement des systèmes en équilibre (au sens mécanique ordinaire du mot), cette énergie cinétique se réduira à l’énergie cinétique moléculaire, que l’on peut appeler aussi énergie thermique.

2o d’autre part une augmentation d’énergie potentielle interne, correspondant à du travail effectué contre les forces intérieures, pour déformer le système.


Cette simple analyse des deux éléments de l’énergie interne permet déjà de prévoir un résultat très important qui sera précisé un peu plus loin : L’énergie interne ne peut dépendre que de l’état actuel du système. En effet, si cet état est complètement défini, l’énergie cinétique et les positions mutuelles de ses diverses portions sont déterminées.

De cette énergie interne, nous ne pouvons observer que les variations au cours des modifications du système. C’est donc une grandeur qui sera déterminée seulement à une constante additive près. Nous représenterons sa variation dans la transformation de l’état A à l’état B, par le symbole

Si nous observons que les quantités totales de travail et de chaleur reçues par le système doivent être évaluées comme les sommes des quantités élémentaires reçues tout le long de l’évolution qui l’a conduit de l’état A à l’état B, la variation d’énergie interne sera par définition

(12) (12)

La relation (11) nous a d’ailleurs montré que


avait la même valeur pour deux parcours quelconques AMB et ANB ; cela confirme, comme on l’a prévu plus haut a priori, que la variation d’énergie interne dépend seulement des deux états initial et final A et B. Il en résulte que est la variation d’une certaine fonction (bien définie à une constante additive près) des variables qui caractérisent tous les états d’équilibre possibles du système.

Pour un système matériel non homogène, comprend, non seulement la somme des variations des énergies internes des diverses portions que l’on y peut distinguer, mais de plus la variation d’énergie potentielle relative aux forces intérieures qui s’exercent entre ces diverses portions.

Si les états extrêmes A et B n’étaient pas des états d’équilibre, le principe de la conservation de l’énergie conduirait à écrire

(13) (13)


étant la variation de l’énergie cinétique (au sens mécanique ordinaire) et la variation de l’énergie interne (énergie cinétique thermique + énergie potentielle relative aux forces internes).

À moins d’indications contraires, nous ne considérerons dans la suite que des états d’équilibre.


15. Expression analytique du principe de l’équivalence.Considérons le cas de deux états d’équilibre[2] A et B infiniment voisins. La relation fondamentale (12) s’écrira alors

(14) (14)

Elle signifie que l’expression est la différentielle totale d’une certaine fonction continue des coordonnées qui définissent les divers états d’équilibre du système. C’est bien là d’ailleurs en même temps la condition pour que l’intégrale


calculée entre deux états d’équilibre A et B éloignés l’un de l’autre, ne dépende que de ces deux états extrêmes et non du parcours suivi pour passer de l’un à l’autre.

Utiliser, dans les calculs thermodynamiques, le principe de l’équivalence, consiste justement à écrire les conditions pour que cette expression soit une différentielle totale.

Précisons par exemple ce que cela donne dans le cas simple d’une masse fluide homogène, et en supposant que l’on prenne pour paramètres définissant ses divers états d’équilibre, sa température et son volume

On a alors On explicitera d’autre part l’expression de la quantité de chaleur élémentaire reçue par la masse gazeuse sous la forme et sont, de même que des fonctions de et caractéristiques du fluide ; s’appelle en particulier sa chaleur spécifique à volume constant.

Nous écrirons alors

(15) (15)


et la condition pour que cette expression soit une différentielle totale est, comme on sait,

(16) (16)

À chacune des combinaisons de deux coordonnées que l’on peut utiliser, au même titre que la combinaison correspond de la même manière une autre expression analytique analogue du principe de l’équivalence.

Tout revient en somme à affirmer l’existence d’une fonction de l’état du système qui définit son énergie interne ; elle vient donner toute sa généralité au principe de la conservation de l’énergie. Quand de l’énergie mécanique semble disparaître, on la recherche d’abord sous la forme équivalente d’énergie thermique ; puis, lorsque le compte n’y est pas, on doit la trouver dans une augmentation de l’énergie potentielle interne, correspondant à des forces très diverses qui seront examinées au Chapitre VII.


  1. C’est ce qui se produit sensiblement dans le martelage du plomb, parce que ce métal a la propriété, d’ailleurs exceptionnelle, de ne pas s’écrouir, c’est-à-dirc que ses propriétés physiques et mécaniques, et par suite son énergie interne, ne changent pas dans le martelage.
  2. C’est-à-dire que la force vive, au sens mécanique ordinaire, autrement dit la force vive sensible, est nulle dans l’un et dans l’autre.