Éléonore d’Yvrée/Texte entier

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Estienne Foulque & Louis Van Dole (p. --92).

LES
MALHEURS
DE
L’AMOUR.
PREMIÈRE NOUVELLE.
ELEONOR D’YVRÉE.

Suivant la Copie imprimée à Paris,


À LA HAYE,

Chez ESTIENNE FOULQUE,

ET

LOUIS VAN DOLE.

à la Cour à l’Enſeigne du Port-Royal.

M. DC. LXXXVIII

Les malheurs ou l’Amour engage
Sont icy ſi bien peints & d’un air ſi touchant
Que pour un Cœur qui cherche à vaincre ſon penchant,
Ce livre eſt d’un parfait uſage
Mais il faudroit ami Lecteur,
Pour profiter de cét Ouvrage
N’en avoir jamais vû [1] l’Auteur.

À MADAME
LA
DAUPHINE

Madame,

Vous avez eû la bonté de me permettre de vous dedier cette petite Nouvelle, mais je tremble quand il s’agit de vous la preſenter, & la delicateſſe de vôtre goût me donne autant de crainte, que vôtre auguſte Perſonne m’inſpire de reſpect. Quoy qu’il ſemble que ce ne ſoit pas une grande loüange pour une Princeſſe de vôtre rang, que celle d’avoir du diſcernement pour les Ouvrages de cette eſpece, il eſt cependant vray que c’eſt une ſuperiorité d’eſprit, qu’il eſt agreable d’avoir, quand on eſt deja au deſſus des autres par toutes ſortes d’endroits, & ce merite n’a jamais été negligé que de celles qui n’y pouvoient pretendre. Il eſt bien juſte, Madame, que ceux qui ſe meſlent d’écrire, vous conſacrent leurs Ouvrages, puis que vous leur faites l’honneur de vous y amuſer quelquefois ; & pour moy, ſi la crainte de ne pas meriter la gloire de vôtre Approbation m’a arreſtée, elle cede enfin à l’empreſſement de vous marquer mon zele, & de vous aſſurer que je ſuis avec le plus profond reſpect,

MADAME,
Vôtre tres-humble & tres-obeïſſante Servante.
E. BERNARD.

AVERTISSEMENT.

Le peu de Romans que j’ai lûs, m’ont donné une idée generale des ſentimens du cœur, & ſur cette idée, j’ay entrepris de faire de petites Nouvelles. La lecture de ces ſortes d’Ouvrages eſt, ce me ſemble, plus agreable, que dangereuſe. L’on y voit toûjours le bien & le mal dans un certain jour qui donne de l’éclat à l’un, & qui fait éviter l’autre. Cependant j’ay crû que ce n’eſtoit pas aſſez, & qu’on pouvoit faire tirer aux Lecteurs une autre ſorte d’utilité des Nouvelles & des Romans. Je conçois tant de déreglement dans l’amour même le plus raiſonnable, que j’ay penſé qu’il valoit mieux preſenter au Public un Tableau des Malheurs de cette paſſion, que de faire voir les Amans vertueux & delicats, heureux à la fin du Livre. Je mets donc mes Heros dans une ſituation ſi triſte, qu’on ne leur porte point d’envie. Si cette Nouvelle réüſſit, j’en donneray de plus amples ſous le même Titre.

LES MALHEURS
DE
L’AMOUR.
PREMIÈRE NOUVELLE.

ÉLÉONOR D’YVRÉE.

Quoy que l’Empereur Henry II fuſt le plus juſte & le plus puiſſant de tous les Princes qui juſque là étoient parvenus à l’Empire, ſes États ne laiſſerent pas d’eſtre troublez par beaucoup de Guerres ; ſa douceur & ſa moderation lui firent autant de Rebelles, qu’un Gouvernement trop rigoureux lui en auroit peut-eſtre fait. Le Marquis d’Yvrée fut un de ceux que les bontez de cet Empereur mirent le plus en eſtat de former un Party contre lui. Comme l’Empire n’étoit compoſé que de Nations nouvellement reconquiſes, on étoit toûjours à la veille de voir des remuëmens. L’Empereur entretenoit des Armées ſur pied pour remedier promtement aux deſordres qui pouvoient naître, & le Marquis d’Yvrée, qui avoit le commandement de ſes Troupes dans la Lombardie, ſe ſervit pour ébranter ſa Couronne, des moyens que ce Prince employoit pour la maintenir.

Avec de l’ambition, de l’eſprit, & du courage, ce Capitaine ne trouva rien de difficile. Il gagna le cœur de ſes Soldats par ſon adreſſe & par ſa liberalité, & il fit tant qu’il leur perſuada de le proclamer Roi d’Italie ; mais il ne fut pas longtemps ſans recevoir la peine de ſon crime. L’Empereur ſe fit juſtice par ſes armes, & le vainquit en trois Batailles.

Le Marquis d’Yvrée ſe trouvant ſans aucune reſſource, ſe condamna lui-même à paſſer le reſte de ſes jours dans un Monaſtere à Beſançon, où il trouva une retraite ſeure. Sa Femme ne put ſoutenir la nouvelle de ſes diſgraces, la fiévre lui prit d’une maniere qui lui fit ſentir qu’elle en mourroit. Elle avoit un Fils & une Fille ; & elle envoya ſon Fils, qui n’avoit que huit ans, au Comte de Retelois. Ce Comte avoit été Ambaſſadeur pour le Roi de France vers l’Empereur, & à cette occaſion ayant connu le Marquis d’Yvrée, il avoit toûjours été depuis ſi ſolidement ſon Amy, qu’il avoit recherché tous les moyens de lui en donner des marques. Il receut cet Enfant d’une maniere qui fit connoître que les infortunes du Marquis avoient encore augmenté l’amitié qu’il avoit pour lui. La Marquiſe d’Yvrée laiſſa ſa Fille âgée de quatre ans, à la Ducheſſe de Miſnie & à la Conteſſe de Tuſcanelle, ſes Amies particulieres, qui étoient alors en Italie où elle s’étoit cachée. Elle leur dit qu’elle ne choiſiſſoit point entre elles une protectrice pour ſa Fille ; qu’elle la mettoit entre les mains de l’une & de l’autre, qu’en l’état où ſes malheurs l’avoient reduite, c’étoit le ſeul gage qu’elle leur pût donner de ſon amitié, & elle mourut avec toute la tranquillité d’une perſonne accablée d’afflictions, qui ne regarde la mort, que comme la fin d’une vie infortunée.

Ces deux Amies ſe diſputerent d’abord l’avantage de conſerver chez elles un depoſt ſi precieux. Cependant comme la Ducheſſe de Miſnie étoit obligée de retourner à Bamberg, ſejour ordinaire de l’Empereur, elle laiſſa d’abord Eleonor, (c’étoit le nom de la Fille du Marquis d’Yvrée) à la Comteſſe de Tuſcanelle, qui alloit à une maiſon de campagne. On avoit de grandes raiſons de cacher cette Fille. Les Allemans conſervoient pour le nom d’Yvrée une affection qui avoit obligé l’Empereur à faire chercher ce Marquis dans tous les lieux où l’on pouvoit ſoupçonner qu’il ſe fût retiré, & malgré ſa clemence, la politique l’auroit obligé à s’aſſurer de ſes Enfans. On fit courir le bruit qu’ils étoient morts. On dit même à Eleonor qu’elle n’avoit plus de Frere, pour éviter les queſtions qu’elle faiſoit tous les jours, ſur les choſes qui le regardoient, & pour lui ôter l’envie de le voir. Ainſi la Ducheſſe de Miſnie, & la Comteſſe de Tuſcanelle étoient ſeules inſtruites d’un ſecret qu’elles ne jugeoient point être prejudiciable à l’Etat, & qui était deu à l’amitié qu’elles avoient euë pour la Marquiſe d’Yvrée.

La Comteſſe de Tuſcanelle eut Eleonor chez elle aſſez longtemps, & elle étoit digne par ſa douceur & par ſa généroſité, d’être protectrice d’une Fille ſi infortunée. Quoi qu’elle la fiſt paſſer pour une perſonne de mediocre naiſſance, elle la traitoit avec beaucoup d’amitie, & avec une extrême diſtinction. Matilde qui étoit la Fille de cette Comteſſe, étoit de l’âge d’Eleonor. Elles étoient toutes deux parfaitement aimables, & elles s’attacherent l’une à l’autre de cette amitié de l’enfance, qui ayant plus d’innocence & plus de ſincerité que les autres amitiez, a auſſi plus de durée.

La Ducheſſe de Miſnie étant demeurée veuve de bonne heure, n’étoit occupée que de l’éducation de ſon Fils, qu’elle avoit mis auprés de l’Empereur, de ſorte qu’elle étoit ſouvent à Bamberg ; mais elle ne laiſſoit pas de demeurer quelquefois à une maiſon de campagne, qu’elle avoit à quatre lieuës de là. La Comteſſe de Tuſcanelle en avoît une peu éloignée de la ſienne. Elle y amena Eleonor, & lors qu’elle alloit à la Cour, elle prenoit le temps que la Ducheſſe n’y étoit pas, afin de la lui laiſſer.

La Comteſſe & la Ducheſſe étoient Amies particulieres. Elles ne vouloient voir perſonne lors qu’elles étoient en leurs maiſons de campagne, & le Duc de Miſnie y alloit ſeulement faire viſite à ſa Mere, & à la Comteſſe, qui étoit dans une trop grande liaiſon avec elle, pour ne s’attirer pas les ſoins de ce Duc. Il vit Eleonor chez l’une & chez l’autre, & il ne fut pas long-temps ſans remarquer qu’elle ſeroit d’une admirable beauté. Quoi qu’il la crût d’une naiſſance beaucoup inferieure à la ſienne, & qu’il eût cinq ou ſix années plus qu’elle, il lui marquoit les mêmes égards que ſi elle eût été dans un âge plus avancé, & qu’il l’eût connuë pour la Fille du Marquis d’Yvrée. Il enviſageoit avec plaiſir qu’elle ſeroit parfaitement belle dans peu de temps, & il ſentoit un commencement d’amour, qui étoit fondé ſur les charmes qu’elle devoit avoir, autant que ſur ceux qu’elle avoit déja.

De ſon côté, elle avoit une ſenſible joye de voir les yeux de ce Duc apliqués ſans ceſſe à rencontrer les ſiens. Elle ſentoit, pour ainſi dire, qu’elle étoit trouvée belle, avant que de ſçavoir qu’elle l’étoit. D’abord il ſembloit qu’elle cherchât les regards du Duc de Miſnie ; mais enfin elle commença à les éviter, & il s’aperceut par là qu’elle les avoit entendus.

Eleonor ſe fit un ſujet de chagrin, de penſer que le Duc de Miſnie croyoit peut-étre lui faire honneur en lui rendant quelques ſoins, & elle pria Matilde, à qui elle avoit découvert le ſecret de ſa naiſſance, de l’apprendre auſſi au Duc. Il fut charmé de cette connoiſſance, bien plus, parce qu’il la devoit à Eleonor, que parce qu’il apprenoit que cette belle Perſonne étoit plus digne de lui. Enfin il lui declara ſa tendreſſe, qui avoit déja fait beaucoup d’impreſſion ſur elle. Leur liaiſon étoit preſque toute formée, & ils n’avoient plus qu’à ſe dire qu’ils s’aimoient, quand ils ſe le dirent.

L’inclination qu’Eleonor ſentoit dans ſon cœur, ne diminuoit point la tendreſſe qu’elle avoit pour Matilde. Au contraire cette Amie lui devint en quelque façon neceſſaire. Elle lui parloit de ſon Amant, quand elle ne le voyoit pas, & ſon amitié n’en devint que plus ardente, parce qu’elle étoit utile à ſon amour. Matilde entroit auſſi dans leurs entretiens, du conſentement de l’un & de l’autre. Ces converſations étoient aſſes dangereuſes pour une jeune perſonne. Elle vit la difference de leur état & du ſien ; elle conceut le plaiſir qu’il y avoit d’étre aimée ; & enfin elle commença à ſentir ſon indifference, & à la trouver triſte & deſagreable.

Il lui ſembloit qu’elle n’auroit pas voulu ôter le Duc de Miſnie à Eleonor, mais elle ſouhaitoit de trouver un Amant comme lui, & elle ſentoit, que s’il ne lui avoit pas preciſément reſſemblé, il ne lui auroit pas plû. Ce ſentiment ne lui donna d’abord qu’une mélancolie qui ne laiſſoit pas d’avoir ſa douceur, mais lors qu’elle vint à en connoiſtre la nature, elle en eut une douleur tres-vive.

Eleonor & le Duc de Miſnie n’en ſoupçonnoient point la cauſe. Le Duc étoit trop occupé de ſa tendreſſe, pour démêler celle de Matilde, & Eleonor n’étoit pas aſſes habile, pour examiner les ſentimens d’autrui ; à peine connoiſſoit-elle les ſiens.

La Ducheſſe de Miſnie s’aperceut avec chagrin de l’inclination de ſon Fils pour Eleonor. Il pouvoit pretendre aux plus grands Partis de la Cour, & aux plus hautes Alliances. Elle conceut que l’amour nuiroit à la fortune de ce Fils, & fit deſſein d’emmener Eleonor en Miſnie, où elle étoit-obligée d’aller paſſer une année. La Comteſſe de Tuſcanelle qui alloit plus ſouvent à la Cour qu’elle n’avoit accoutumé, parce que le Comte ſon mari avoit obtenu depuis peu de temps une des premieres Charges de l’Empire, ne s’oppoſa point à ce voyage, & la Ducheſſe crût, que puis que ſon Fils étoit obligé de demeurer auprés de l’Empereur, l’abſence détruiroit ſa paſſion qui ne faiſoit que de naiſtre.

Ce fut là que commença le malheur de ces Amans. Cependant ils ne s’aperceurent point qu’on auoit eu intention de les ſeparer, parce que la Ducheſſe de Miſnie ne s’en étoit expliquée avec perſonne, & qu’elle ſçavoit ſi bien diſſimuler, que l’on ne connoiſſoit ſes deſſeins, qu’aprés qu’ils avoient réüſſi. Comme il lui étoit aiſé de juger, qu’Eleonor auoit appris ſa naiſſance au Duc, elle lui en fit confidence, tant pour le prevenir ſur les raiſons qu’elle avoit de l’éloigner de Bamberg, que pour l’obliger davantage à garder le ſecret. Enfin elle crut pouvoir s’emparer de ſon eſprit par cette confiance apparente, & ſe rendre moins ſuſpecte ſur les avis qu’elle ſeroit peut étre un jour obligée de lui donner contre Eleonor, ſi ſa paſſion continuoit.

Le Duc comprit par toutes les meſures que ſa Mere prenoit pour cacher Eleonor, qu’il n’étoit pas temps de lui avouër qu’il aimoit cette belle Perſonne. Il combatit neanmoins les raiſons de ſon départ avec une chaleur que la Ducheſſe feignoit de ne point remarquer, & dont il ne s’appercevoit pas lui-même. Ce fut en vain qu’il les combatit, & il falut dire adieu à Eleonor. Vous partez, lui dit-il, & quand reviendrez-vous ? Peut-étre ne m’aimerez-vous plus. Je ne ſçai pourquoi je l’apprehende ; ſi je vous voyois, je ne craindrois rien ; je craindrai tout ; quand je ne vous verrai point. Helas ! lui dit Eleonor, à quoi me faites-vous ger ? Vous changerez peut-être plutoſt que moi ; mais je ne ſçaurois m’affliger de rien, que de ne vous voir pas.

Quoi qu’Eleonor ſe cruſt épuiſée de douleur, elle trouva encore des pleurs à répandre, lors qu’elle dit adieu à Matildé. Elles s’embraſſerent, & jetterent un torrent de larmes. Eleonor ſembloit prévoir que ce ſeroit pour la derniere fois qu’elle ſeroit contente de l’amitié. Ce que Matilde avoit dans le cœur, pouvoit l’empêcher de faire ſon devoir à l’égard de ſon Amie ; cependant l’extrême triſteſſe où elle la voyoit plongée, ne laiſſa pas dans ce moment de l’attendrir.

Eleonor partit avec la Ducheſſe de Miſnie, & Matilde eſpera que cette abſcence donneroit quelque tréve a ſes maux ; mais le Duc qui la voyoit ſouvent, l’entretenoit toûjours de ſa Maîtreſſe ; même il lui en parloit avec plus d’amour que jamais, parce qu’il n’avoit qu’elle à qui en parler. Elle entroit dans de violens chagrins contre lui, & elle ſouhaita mille fois, que l’Amant fuſt éloigné auſſi bien que la Rivale.

Le Duc de Miſnię partit quelque temps aprés à la ſuite de l’Empereur, qui allait au ſecours du Pape Silveſtre II. que les Grecs avoient attaqué. Ils étendoient leurs conqueſtes ſi loin, qu’ils ſembloient déja ménacer Rome, & le Pape alarmé de leurs promts ſucces, avoit prié l’Empereur de s’unir à lui, pour les arreſter. Henri II. ſaiſit cette occaſion de ſignaler ſon zele & ſon courage, de ſorte qu’il paſſa en Italie une ſeconde fois. Le Duc de Miſnie obtint de ce Prince quelques jours pour aller voir la Ducheſſe ſa Mere, & il devoit le rejoindre à Pavie. Il trouva la beauté & l’eſprit d’Eleonor beaucoup augmentez, de ſorte qu’il craignit que tous ces avantages n’euſſent diminué ſa tendreſſe. Il exigea mille aſſurances de ſa conſtance, & s’il ne pouvoit s’empeſcher d’en douter, c’étoit avec un amour qui reparoit l’outrage de ce doute.

Helas ! ſi j’étois capable de vous aimer moins, & que vos ſoupçons fuſſent juſtes, je ne les excuſerois pas ſi facilement, lui diſoit-elle ; mais enfin je vous pardonne tout. L’abſence a encore ajoûté quelque choſe à mes ſentimens. Quelle autre ſeureté voudriez-vous de ma conſtance ? Je vous aſſure que tant que vous ne m’apprendrez pas ce que c’eſt qu’eſtre infidelle, je ne le ſçaurai point.

Ils prirent des meſures pour s’écrire. Ce commerce leur donna encore plus d’eſtime l’un pour l’autre, & forma entre eux une liaiſon d’eſprit & de ſentimens, dont ils goûtoient tout le charme, lors qu’il arriva du changement dans la fortune d’Eleonor.

Le Comte de Retelois, qui avoit pris le Fils du Marquis d’Yvrée en ſa protection, demeura veuf, & ſans enfans. L’amitié qu’il avoit toûjours euë pour ce Marquis, ſe répandoit ſur ſa Famille ; il avoit donné des biens conſiderables à ſon Fils, & il lui demanda ſa Fille en mariage. Quoi qu’il eût veu le Portrait d’Eleonor, que la Comteſſe de Tuſcanelle avoit envoyé au jeune d’Yvrée, & qu’il en eut été touché, il ſongeoit particulierement à épouſer en elle la Fille d’un Amy malheureux ; auſſi le Marquis d’Yvrée en receut la propoſition comme une grace.

Le mariage fut reſolu, & l’âge du Comte de Retelois ne lui permettant pas d’entreprendre un long voyage, il ſe remit ſur le jeune d’Yvrée, du ſoin de faire conſentir Eleonor à partager ſa fortune, & de l’amener à Rétel. Le jeune d’Yvrée partit ; & comme il lui étoit important de ne ſe pas faire connoiſtre, il prit le nom de Baron d’Hilmont, & ne ſe declara d’abord qu’à la Ducheſſe. Il lui dit enſuite, qu’il venoit la décharger du ſoin de la Fille du Marquis d’Yvrée ; c’étoit la delivrer d’un embarras, que de retirer d’entre ſes mains une perſonne qu’il étoit dangereux de proteger ; auſſi elle apprit avec joye le deſſein qui l’amenoit. Elle fit appeller Eleonor, pour lui dire que ſon Frere étoit vivant, & pour le lui faire connoitre. Cette jeune Perſonne s’abandonna d’abord à la joye de le voir, aprés avoir cru qu’il étoit mort. Elle l’embraſſa avec beaucoup de tendreſſe, mais elle ne fut pas long temps ſans aprendre ce que ſon voyage lui préparoit. On lui dit que le Marquis d’Yvrée ſon Pere, la deſtinoit au Comte de Retelois, à qui ils avoient des obligations, qui les mettoient dans l’impoſſibilité de refuſer ſon alliance. Quelles nouvelles pour Eleonor ! Elle ne fut point maiſtreſſe de ſon premier mouvement, elle marqua ſa ſurpriſe, & même ſa douleur, & elle regarda ſon Frere avec une froideur dont la Ducheſſe s’aperceut, parce qu’elle en connoiſſoit la cauſe.

Lors qu’Eleonor fut ſeule, elle s’abandonna au plus violent deſeſpoir. Elle n’avoit aucun parti à prendre, qui ne lui paruſt funeſte ; elle voyoit un Pere & un Frere oppoſez à ſon inclination ; comment leur deſobeir, ou comment leur obeir ? Elle ne put d’abord ſe déterminer qu’à faire ſçavoir à ſon Amant l’extremité où elle ſe trouvoit reduite, ſans ſçavoir preciſément quel ſecours elle vouloit tirer de lui.

Elle fut toute la nuit dans cette reſolution, ou plûtoſt, dans cette incertitude ; mais quand elle en vint à l’execution, elle ne ſuivit que ce que la raiſon lui inſpira. Elle ne lui écrivit que pour rompre l’engagement de cœur où ils étoient enſemble ; pour renoncer à tous les plaiſirs de ſa vie ; enfin pour lui dire le dernier adieu, & le prier de ne lui donner plus de marques de ſa tendreſſe ; mais elle ne put s’empêcher de le conjurer en même temps de ne l’oublier jamais.

Elle écrivit auſſi à la Comteſſe de Tuſcanelle, & particulierement à Matilde, qu’elle retrouvoit toûjours dans ſon eſprit aprés le Duc de Miſnie. Mais la Ducheſſe qui avoit jugé de ce qu’Eleonor ſeroit, par le chagrin où elle l’avoit veuë, donna ordre qu’on l’obſervât, & que l’on ſurpriſt ſes Lettres. Elle fit même intercepter toutes celles qui allaient à ſon Fils, de peur que s’il apprenoit le départ d’Eleonor, il n’y apportât quelques obſtacles. Elle enyoya cependant à la Comteſſe la Lettre qui lui étoit écrite, & elle lui rendoit compte de ce qui ſe paſſoit ; mais elle la prioit de ne le point faire ſçavoir à ſa Fille. Cette Comteſſe : qui aimoit veritablement Eleonor, receût avec plaiſir la nouvelle de l’établiſſement qui ſe preſentoit pour elle, & lui en marqua ſa joie. La Ducheſſe dit à cette jeune Perſonne ; qu’une legere indiſpoſition avoit empêché Matilde de lui répondre en même temps que la Comteſſe de Tuſcanelle ; de ſorte qu’elle ne fut pas ſurpriſe de ſon ſilence.

Le Baron d’Hilmont demeura quelques jours en Miſnie avec ſa Sœur, qui ſe contraignoit pour lui marquer de la joye. Elle ſuivoit ſon devoir, comme ſi elle n’avoit pas eu de paſſion, mais elle ſentoit malgré elle que ſa paſſion étoit auſſi violente, que ſi elle n’avoit pas été combattuë par ſon devoir. Ce projet de ſon mariage fut tenu ſecret par pluſieurs raiſons, dont le voyage de ſon Frere en Allemagne n’étoit par la moins conſiderable. Enfin, ſi l’Empereur avoit ſçeu qu’on fût venu prendre chez la Ducheſſe de Miſnie une Perſonne, qu’on auroit menée à Retel, pour épouſer le Comte de Retelois, il n’auroit pas été aiſé de lui cacher ſa naiſſance. Ainſi la choſe demeura ſecrete entre la Ducheſſe de Miſnie, le Baron d’Hilmont, & Eleonor.

Elle êtoit toûjours ſurpriſe de ne point recevoir de nouvelles du Duc de Miſnie, & quoi qu’elle l’eût prié de ne lui en plus donner, une ſi exacte obeiſſance ne la ſatisfaiſoit point. Elle écrivit une ſeconde Lettre à Matilde ſur le chagrin qu’elle avoit de ſon indiſpoſition ; elle faiſoit auſſi quelques plaintes du Duc à cette Amie, pour qui elle n’avoit rien de caché ; mais cette Lettre fut encore veuë de la Ducheſſe de Miſnie, qui ne l’envoya pas.

Le Baron d’Hilmont & Eleonor partirent. La Ducheſſe les conduiſit juſqu’à l’Abbaye où êtoit le Marquis d’Yvrée, & elle lui preſenta ſa Fille. Ce Marquis fit voir à ſes enfans plus de fermeté que d’affliction. Il leur demanda neantmoins pardon de les avoir rendus malheureux, & remercia la Ducheſſe de la protection qu’elle avoit donnée à Eleonor, mais c’étoit d’une maniere ſi noble & ſi deſintereſſée, qu’il faiſoit bien voir qu’il étoit au deſſus des foibleſſes de la nature, & que la vertu qu’il avoit acquiſe dans ſa retraite, lui donnoit ſeule les ſentimens de pere qu’il êtoit obligé d’avoir.

Le Ciel, dit-il à Eleonor, ne nous a pas entierement abandonnez, puis qu’il prend ſoin de vôtre fortune. Le Comte de Retelois recherche mon alliance ; j’eſpere que la diſproportion de vôtre âge ne vous empeſchera point d’être heureuſe avec lui. Aquittez-moi, ma Fille, des obligations que je lui ai ; c’eſt la premiere fois que vous entendez parler un Pere. Si ce nom ne vous donne pas encore de tendreſſe, regardez-moi comme un Ami ; épouſez le Comte de Retelois, je vous en prie, ſi ce n’eſt pas aſſez de vous l’ordonner.

Eleonor êtoit ſi accablée de ſa douleur, qu’elle ne la ſentoit plus ; tout ce qui ſe paſſoit lui paroiſſoit un ſonge. La Ducheſſe de Miſnie êtoit même touchée de l’état où elle la voyoit. Elle l’embraſſa avec une tendreſſe que la compaſſion excitoit en elle, & aprés avoir dit adieu aux enſans du Marquis d’Yvrée, elle reprit la route de Miſnie.

Son départ réveilla l’eſprit d’Eleonor de ſon aſſoupiſſement. Quand elle ſe vit abandonnée de tout ce qu’elle avoit accoûtumé de voir, qu’elle ne trouva plus d’objets qui euſſent rapport au Duc de Miſnie, & que tout la fit ſonger qu’elle alloit être à un autre qu’à lui, elle ne put retenir ſes larmes ; elle les laiſſa couler en abondance ; & et il n’êtoit plus poſſible qu’elle goûtaſt aucun autre plaiſir.

Le Baron d’Hilmont penſoit que l’amitié qu’elle avoit pour une Perſonne qui depuis aſſez long-temps lui tenoit lieu de Mere, êtoit la cauſe de ſa douleur. Il lui diſoit tout ce qu’il croyoit être propre à la moderer, mais elle, le regardant avec une mortelle triſteſſe. Je ne cherche point à me conſoler, lui dit-elle, laiſſez-moi pleurer, c’eſt la ſeule grace que vous demande. Ils ſe mirent en chemin pour aller à Retel.. Elle vit qu’il faloit ſe ſacrifier à la neceſſité ; le ſilence de ſon Amant aida à l’y diſpoſer, mais c’étoit d’une maniere ſi cruelle, que ne pouvant reſiſter aux agitations de ſon eſprit, elle tomba malade en arrivant à Retel. Son entrée y fut aſſez ſecrette, & on la mena chez une Sœur du Comte de Retelois, qui étoit veuve, & aſſez retirée du monde.

Ce Duc de Miſnie étoit alarmé, de ne point recevoir de nouvelles d’Eleonor. Il avoit craint par la ſeule inquietude que lui donnoit ſa paſſion, mais quand il craignit avec ſujet, il ſentit une ſorte de chagrin qui lui étoit nouveau & inſuportable. Quinze jours ſe paſſerent dans cette peine, mais enfin l’Empereur, qui avoit battu les Grecs en pluſieurs rencontres, & repris des Villes ſur eux, partit d’Italie, & revint en Allemagne avec tout l’éclat que donnent la valeur & la fortune.

Le Duc de Miſnie le devança, & vint en Miſnie, où il avoit laiſſé Eleonor. La Ducheſſe n’y eſtoit revenuë que du ſoir precedent, & dans ce moment elle n’eſtoit pas chez elle. Il couroit à l’appartement d’Eleonor, mais il apprit qu’elle eſtoit partie. Le Duc fut ſaiſi d’un étonnement, auquel ſucceda la rage, quand on l’eut inſtruit des circonſtances de ce depart. Il s’en informa avec tant d’exactitude, qu’on lui fit ſur des conjectures aſſez vraiſemblables, un recit propre à le deſeſperer.

On lui dit, que le Baron d’Hilmont, qu’on ne connoiſſoit pas pour le Frere d’Eleonor, & qu’on croyoit ſon Amant, étoit fait d’une maniere à pouvoir meriter une inclination auſſi prompte, que celle qu’il avoit inſpirée à cette belle Perſonne ; qu’ils avoient été dans une parfaite intelligence ; que la Ducheſſe les autoriſoit, qu’ils étoient aparemment mariez ; qu’elle avoit été les conduire juſqu’à Beſançon, d’où ils avoient pourſuivi leur voyage. Elle arriva dans ce moment, & à peine fut-il aſſez maître de lui-même pour recevoir ſes careſſes, & lui rendre des devoirs. Il lui demanda avec precipitation où étoit Eleonor.

Eleonor, lui dit cette Ducheſſe, épouſe un homme qui l’aime tendrement, & dont la fortune eſt avantageuſe pour elle. Le Duc de Miſnie ne put contraindre ſa douleur ; il conjura ſa Mere de lui dire en quel lieu elle étoit, & de lui pardonner la violence de ſes tranſports. La Ducheſſe feignit de les excuſer, mais elle avoit reſolu de ne lui aprendre point où étoit Eleonor, tant qu’elle ne ſeroit point mariée. Elle crut même que l’abſence & le dépit ſeroient pour ſon Fils deux remedes infaillibles, s’ils étoient joints enſemble, & ſon intereſt lui perſuada, qu’un manquement de ſincerité étoit pardonnable, dans une occaſion où il étoit utile. Elle lui dit qu’Eleonor l’avoit engagée à lui en faire un ſecret. Quel nouveau coup de foudre pour le Duc ? Le ſilence qu’il penſoit qu’Eleonor avoit gardê, donnoit à cet artifice une grande apparence de verité. Il redoubla ſes prieres, & plus il s’aſſuroit des infidelitez de ſa Maiſtreſſe, plus il avoit envie de la voir pour lui en faire des reproches.

La Ducheſſe lui dit qu’elle s’étoit engagée par des ſermens avec Eleonor, & qu’enfin il ne devoit point chercher à l’aller troubler dans un mariage, qu’une inclination mutuelle rendoit heureux. Rien ne ſçauroit exprimer le deſeſpoir de ce Duc. Il redemanda à tous les domeſtiques la route qu’Eleonor avoit tenuë, mais ils ne lui dirent que ce qu’ils lui avoient déja dit.

Il retourna à Bamberg, pour voir la Comteſſe de Tuſcanelle, qui ne pouvoit ignorer la deſtinée d’une perſonne, dont elle avoit pris ſoin dés l’enfance. Il lui fit connoître d’abord, comme ſans deſſein, que ſa naiſſance n’étoit point un miſtere pour lui ; il lui demanda enſuite d’une maniere indifferente, où elle étoit mariée, & il feignit de n’avoir point encore veu ſa Mere. Mais cette Ducheſſe, qui avait toute la prudence neceſſaire pour conduire un artifice, n’avoit pas douté qu’il n’allaſt trouver la Comteſſe de Tuſcanelle, de ſorte qu’elle lui avoit écrit pour la prier de faire le même ſecret au Duc de Miſnie, qu’elle vouloit bien faire à ſa Fille, du voyage du jeune d’Yvrée en Allemagne, & du mariage d’Eleonor. Elle l’avertiſſoit, que quoi qu’il eût découvert ſa naiſſance, il n’en ſçavoit pas davantage, & qu’il ne falloit point riſquer la verité avec un jeune homme qui pouvoit être imprudent.

Le deſſein que la Ducheſſe de Miſnie avoit de marier ſon Fils avec Matilde, étoit la veritable cauſe de toutes ces précautions. Matilde étoit devenuë un Party conſiderable, par la mort de deux Sœurs qu’elle avoit euës, & la faveur où le Comte de Tuſcanelle étoit auprés de l’Empereur, rendoit cette alliance tres-avantageuſe ; de ſorte que cette Ducheſſe trouvoit tout ce qu’elle avoit ſouhaité pour ſon Fils. La Comteſſe de Tuſcanelle ne penetra point au delà de ce qu’on lui faiſoit enviſager ; elle répondit au Duc de Miſnie, qu’il ne lui étoit pas permis de reveler le ſecret d’Eleonor, mais que ſa deſtinée étoit heureuſe.

Quel ſurcroit de douleur pour le Duc de Miſnie, d’apprendre par tout que ſa Maiſtreſſe étoit contente ſans lui, & de ne pouvoir preſque plus eſperer de dêcouvrir où elle étoit. Il alla cependant juſqu’à Beſançon, entraîné par ſon inquiétude, plutôt que par aucune eſperance qu’il eût de la trouver. On lui avoit dit, que la Ducheſſe de Miſnie l’avoit quittée en ce lieu, & il ne ſçavoit pas qu’elle y allaſt chercher le Marquis d’Yvrée, parce qu’on lui avoit perſuadé qu’il étoit mort, ainſi qu’on l’avoit fait croire à ſa Fille, juſqu’au retour du Barron d’Hilmont. Comme Eleonor ne s’étoit arrêtée qu’à l’Abbaye, quelque recherche qu’il fiſt pour apprendre de ſes nouvelles, il ne put rien decouvrir de ce qu’il vouloit ſçavoir ; mais il n’étoit point preparé contre ce malheur, quoi qu’il s’y fut attendu. Il partit de Beſançon, & revint auprés de l’Empereur dans un état digne de pitié.

L’impoſſibilité de ſe vanger augmentoit ſa jalouſie. Jamais paſſion n’avoit été accompagnée de circonſtances plus cruelles. La rage de cet Amant étoit dans un tel excés, qu’il ſe plaiſoit lui-même à l’entretenir, & fuyoit tous ceux qui pouvoient le diſtraire de ſes funeſtes reflexions. Lors que ſes premiers tranſports furent ralentis, il ſongea à revoir Matilde & il lui confia ſon dépit, comme il lui avoit confié ſon amour. Elle apprit la nouvelle de cette infidelité, avec un plaiſir qu’elle avoit peine à ſe pardonner. D’abord elle voulut juſtifier ſon Amie, mais elle tiroit toutes ſes raiſons du merite de l’Amant, & non pas de la conduite d’Eleonor. Aprés tout il lui auroit eſté difficile de la défendre ; elle n’avoir point reçu de ſes Lettres, par l’ordre que la Ducheſſe y avoit mis, & le procedé qu’Eleonor paroiſſoit avoir tenu avec tous ceux qui prenoient intereſt à elle, étoit inexcuſable.

Matilde avoit des manieres tendres & flateuſes. Eleonor & le Duc l’avoient comme aſſocié à leur paſſion, & il n’avoit qu’un pas à faire pour l’aimer. D’abord il la cherchoit pour ſe plaindre, enſuite il la chercha pour ſe conſoler. Elle avoit beaucoup de complaiſance & de douceur ; elle prenoit part à ſes maux, il en avoit de la reconnoiſſance ; quoy qu’il parlaſt toûjours d’Eleonor, il en parloit avec Matilde, & il ſe trouva, pour ainſi dire, dans une ſeconde paſſion, ſans eſtre ſorty de la premiere.

La Ducheſſe de Miſnie revint à Bamberg. Elle marqua à la Comteſſe de Tuſcanelle l’envie qu’elle avoit de s’attacher encore plus particulierement à elle, par le mariage de ſon Fils avec Matilde. Ces deux partis eſtoient convenables ; la Comteſſe approuva ce deſſein, & elle le communiqua au Comte ſon Mary, que l’Empereur avoit envoyé en Italie. Il conſentit avec plaiſir à ce mariage, de ſorte qu’il fut bien toſt arreſté. Le Duc de Miſnie n’y avoit point de repugnance, quoy qu’il n’euſt pas autant d’empreſſement, que s’il euſt oublié Eleonor ; il fut engagé avec Matilde, & l’on n’attendoit plus que le retour du Comte pour celebrer leurs Nopces.

Ce fut alors que l’Empereur & le Roi Robert eurent à Mouzon cette fameuſe Conference, dont l’Hiſtoire a tant parlé. Ces deux Monarques vouloient traiter de la Paix entre la France & l’Empire, & ils ſe trouverent enſemble avec une Cour compoſée de la meilleure partie des Princes leurs Sujets, & d’un grand nombre de Dames de France & d’Allemagne, qui eurent la curioſité de voir les deux plus grands Princes du monde dans toute leur magniſicence. Le Comte de Tuſcanelle y devoit joindre l’Empereur, de ſorte que la Comteſſe ſa Femme prit l’occaſion d’aller au devant de lui, & de mener ſa Fille à Mouzon. Matilde fut charmée de faire ce voyage, ſeulement parce qu’elle le faiſoit avec le Duc de Miſnie, qui étoit obligé de ſuivre l’Empereur, & elle ſentoit ſi vivement ce plaiſir, qu’elle étoit inſenſible à tous les autres.

Le Comte de Retelois n’avoit point encore épouſé Eleonor, quoy qu’en la voyant il ſe fuſt beaucoup confirmé dans le deſſein de l’épouſer. Il ne la regardoit plus comme une Fille malheureuſe, dont il pouvoit en partie rétablir la fortune, mais comme une perſonne adorable, qui pouvoit lui faire à lui-même tout ſon bonheur.

Une langueur fâcheuſe avoit ſuccedé à la maladie d’Eleonor. Elle en avoit de la joye, parce que ſon mariage en devoit eſtre retardé. Quoy qu’elle y fuſt reſoluë, c’eſtoit comme à une choſe inévitable, qu’elle reculoit autant qu’il lui étoit poſſible. Le Comte de Retelois ne vouloit point lui marquer un empreſſement de l’épouſer, qui lui auroit paru tirannique, plûtoſt qu’amoureux ; il ne s’apliquoit qu’à lui plaire, & n’eſtant pas d’un âge à s’en faire aimer, il tâchoit au moins de la meriter par ſon reſpect & par ſes ſoins.

Le Roi de France paſſa par Retel, avec la Princeſſe Adelaïde ſa Fille, & toute ſa Cour. Le Comte de Retelois le fit entrer dans les raiſons de ſon mariage avec Eleonor, & dans celles qu’il avoit de ne la pas laiſſer connoiſtre pour ce qu’elle étoit, de ſorte que ce Prince voulut bien aider lui-même au déguiſement. Il alla lui faire viſite, auſſi bien qu’à la Sœur du Comte. Eléonor fut trouvée tres-aimable, malgré ſon abattement & ſa pâleur. Les Dames qui avoient accompagné le Roi & la Princeſſe, ne la regarderent pas indifferemment. Celles qui n’avoient plus de pretentions, la loüerent avec excés, & celles à qui ſa beauté donnoit de la jalouſie, en firent l’éloge en ne la loüant pas.

Mouzon étoit ſi peu éloigné, qu’on ne craignit point de lui propoſer d’en faire le voyage, & il ne lui étoit pas aiſé de refuſer d’y aller. Même le Comte de Retelois aida à l’y diſpoſer ; les plaiſirs devoient achever la gueriſon de cette belle Perſonne, dont il avoit tant d’interêt à ſouhaiter la ſanté. Elle accepta le parti, non pas comme un divertiſſement mais comme une choſe indifferente. Cependant elle ſongea que le Duc de Miſnie pourroit être avec l’Empereur. Cette penſée lui donna quelque joye, mais ce n’étoit point une joye pure, comme elle l’auroit été autrefois. Elle penſa que peut-étre il ne l’aimoit plus, que peut-étre elle le verroit ſans lui parler, & que ſi elle lui parloit, ce ne ſeroit que pour lui dire un éternel adieu. Quelle converſation, que même elle prévoyoit qu’elle feroit ſcrupule de lui accorder !

Elle étoit toûjours ſurpriſe du ſilence de ce Duc, & inquieté de celui de Matilde, qu’elle croyoit cauſé par une indiſpoſition, comme on le lui avoit dit ; elle étoit bien éloignée de la ſoupçonner de pouvoir jamais manquer à l’amitié, & rien ne la troubloit de ce côté-là. Si-tôt qu’elle avoit eu la force d’écrire, elle avoit envoyé une troiſiéme Lettre à Matilde, & ce n’avoit pas été ſans lui parler du Duc de Miſnie, mais cette Lettre n’étoit arrivée à Bamberg que depuis le depart de Matilde pour Mouzon, & ne lui avoit point encore été renduë.

La parfaite reſſemblance que le Baron d’Hilmont avoit avec le Marquis d’Yvrée ſon Pére, lui faiſoit apprehender de paroître aux yeux de l’Empereur, de ſorte qu’il demeura à Retel. Il obligea Eleonor d’engager ſa foi au Comte de Retelois avant que de partir, & elle obeit ſans réſiſtence, quoi que ce ne fuſt pas ſans deſeſpoir. Ils furent fiancez, & le mariage ſe remit au retour de Mouzon, où elle alla avec la Sœur du Comte de Retelois, & toute la Cour.

Le procedé des deux Monarques fut veritablement heroïque. Leurs Miniſtres vouloient qu’ils s’avançaſſent également chacun dans ſa Barque, pour ſe rencontrer au milieu de la Meuſe, mais leur gloire étoit au deſſus de ce foible point d’honneur. Henri paſſa ſans balancer du côté de Robert, qui par le noble accueil qu’il lui fit, ſe montra auſſi grand que celui qui venoit vers lui. Le lendemain le Roi paſſa du coté de Henri, qui fit voir qu’il ſçavoit auſſi-bien recevoir des honneurs, que les rendre.

Tous les Seigneurs François ſuivoient le Roi dans des Barques azurées, & parſemées de Fleurs de Lys d’or. Celles que rempliſſoient les Seigneurs Allemans qui accompagnoient l’Empereur, étoient peintes de ſes Armes. La ſaiſon & le jour étoient agréables ; la beauté des Dames ſe trouvoit augmentée par leur parure, & le nombre des gens de Livrée qui ſuivoient, formoit un éclat digne des deux Princes, qui honoroient ce lieu de leur preſence.

Pendant un moment d’embarras, le Bateau où étoit Eleonor, toucha celui où étoit Matilde. Ces deux Amies ſe reconnurent. Leur ſurpriſe, leur joye, une crainte qu’elles ne démeſloient pas ſuſpendirent un inſtant leurs embraſſemens, mais enfin elles ſe donnerent mille marques d’amitié, & elles ne ſuffiſoient pas à tout ce qu’elles avoient à ſe dire.

La Comteſſe de Tuſcanelle qui étoit à l’autre bord du Bateau, vint embraſſer Eleonor, de ſorte qu’elle fit ceſſer leur entretien, ce qui les empêcha de ſe dire rien dans ce moment qui pût les inſtruire de ce qui leur étoit arrivé ; mais elles eſpérerent de ſe retrouver bien-tôt, puis que le Roi & l’Empereur devoient faire quelque ſejour à Mouzon, pour ratifier la Paix qu’ils avoient faite.

L’Empereur eſtoit ſuivy d’un ſi grand nombre de Courtiſans, qu’Eleonore ne put remarquer le Duc de Miſnie, mais elle ſentoit je ne ſçay quoy dans ſon cœur, qui ne la laiſſoit point douter qu’il ne fuſt à Mouzon. Elle ſe fit par avance un plaiſir ſingulier de parler de cet Amant avec Matilde, quoy que ce ne fuſt que pour ſe plaindre de lui.

Le Roi & l’Empereur, avec toute leur Cour, eſtoient logez dans le même Château, de ſorte qu’Eleonor alla trouver la Comteſſe de Tuſcanelle peu de temps aprés que l’on y fut arrivé, mais cette Comteſſe s’étant jettée ſur un lit pour ſe remettre de la fatigue du voyage, s’eſtoit endormie. Ainſi Eleonor paſſa dans la chambre de Matilde, qui ne fut point tout-à-fait contente de l’empreſſement qu’elle lui marquoit. Quoy qu’elle la cruſt infidelle au Duc de Miſnie, la penſée qu’il pourroit la voir chez elle, la chagrina, & elle la receut avec une eſpece de froideur dont Eleonor ne s’aperceut point, parce qu’elle eſtoit trop remplie de ſa tendreſſe.

Matilde ſe plaignit de ſa ſuite & de ſon oubli. Eleonor croyoit avoir des plaintes à faire de ce qu’elle n’avoit pas répondu à ſes Lettres, mais elles s’éclaircirent. Eleonor lui dit la verité de tout ce qui lui étoit arrivé. Quoy, vous n’eſtes point mariée, s’écria Matilde, avec tant de chagrin, qu’Eleonor lui en demanda la cauſe ? Ne vous en informez pas davantage, lui dit Matilde, je n’ay pas la force de vous l’avouër. Ne me laiſſez point dans l’incertitude où je ſuis, lui dit Eleonor avec beaucoup d’émotion ; vous me faites enviſager mille malheurs ; je crains d’avoir perdu vôtre amitié, je n’oſe vous dire tout ce que je crains. Non, ce n’eſt point mon amitié que vous avez perduë, reprit Matilde, mais je puis vous avoir cauſé des maux plus ſenſibles. Achevez, lui dit Eleonor, quand vous m’auriez fait haïr du Duc de Miſnie, & qu’il vous aimeroit, vous ne me donneriez pas une plus grande inquietude. Matilde ne lui répondit rien, & elles garderent là-deſſuz un profond ſilence, qui fut ſuivi d’un torrent de larmes qu’elles verſerent l’une & l’autre.

Il eſt donc vray, reprit Eleonor, que le Duc de Miſnie m’oublie, & que c’eſt pour vous ? Ne me reprochez rien, lui dit Matilde. Vous m’avez engagée à l’aimer, & je vous ay ſacrifié mes ſentimens, tant que j’ay cru que vous l’aimiez. Je vous y ay engagée ? Moy, reprit Eleonor ? Ouy, continua Matilde, vous me faiſiez inceſſamment remarquer ſon merite, & pouvoit-on l’admirer trànquillement ? Hé ! que ne m’avertiſſiez vous de vos ſentimens, lui dit Eleonor ? Je vous faiſois part de tous les miens, & vous gardiez tous les vôtres. Helas ! lui dit Matilde, je ne les connoiſſois point. J’aimais déja le Duc de Miſnie, & je croyois ſeulement le trouver aimable. Je m’imaginois que tous les mouvemens de mon cœur n’eſtoient que de l’eſtime, & ce qui m’empêchoit le plus de ſoupçonner que je l’aimois, c’eſt que je vous aimois auſſi. Je n’avois point pour vous des ſentimens de Rivale, je vous aimois, vous & votre Amant enſemble. J’ai eu lieu de penſer que vous l’abandonniez pour le Baron d’Hilmont, il l’a penſé comme moi. Ainſi, lui dit triſtement Eleonor, vôtre paſſion eſt à preſent mutuelle ? Il croit m’aimer, reprit Matilde, mais il ne le croira pas long-temps. Helas ! ajouſta-t-elle en regardant Eleonor, qui avoit le viſage couvert de larmes, ce n’eſt point à vous à pleurer. Quand il vous croyoit infidelle, peut-eſtre avoit-il plus de plaiſir à vous regretter avec moy qu’avec une autre ; mais s’il vous retrouve, il me ſouffrira bien moins qu’une perſonne indifferente. Il connoiſt ma tendreſſe, il alloit m’épouſer, & s’il ſe voit dans la neceſſité d’eſtre ingrat, à quel point je prevois qu’il le ſera ! Ne vous atendez point que je lui apprenne vôtre innocence, je ne ſçaurois le faire. Ayez pitié de moi ; du moins la ſincerité que je vous fais paroiſtre vous doit faire excuſer ma foibleſſe. La plus grande marque d’amitié que je vous puiſſe donner à preſent, c’eſt de me plaindre avec vous, je ne ſuis plus en eſtat de vous ſervir.

On vint avertir que le Duc de Miſnie entroit. Ah ! je ſuis perduë s’il vous voit, dit-elle à Eleonor. Ne demeurez point ici, je vous en conjure, donnez-moi cette marque d’amitié. Je ne ſçais ce que je vous demande, mais faites le pour l’amour de moi ; je ne puis être témoin d’un eclairciſſement que vous ne differerez pas longtemps.

Eleonor étoit dans le premier mouvement de ſon dépit, qui l’auroit obligée à fuir le Duc de Miſnie, quand on ne l’en auroit pas priée. Elle ſortit, mais elle le rencontra. Ce Duc fut ſurpris de la voir ; il avoit perdu l’eſperance de la trouver jamais, & il ſe porta naturellement à la regarder, avec les mêmes yeux qu’il avoit toûjours eus pour elle, mais il ſe reprocha cette foibleſſe ; le chagrin qu’il conſervoit contre Eleonor, en augmenta, & il paſſa comme s’il eût craint de ſe trop arreſter.

Eleonor fut frapée d’une ſurpriſe qui ſuſpendit tous ſes mouvemens. D’abord elle ne conceut pas ſes maux dans toute leur étenduë, mais enfin elle les enviſagea diſtinctement. Elle paſſa aux reflexions, elle ſentit ſa douleur, & c’étoit la plus vive qu’elle eût encore ſentie. Elle ne retrouvoit ſon Amie & ſon Amant que pour les haïr, & que pour apprendre qu’il s’aimoient ; ſa conſtance n’étoit point à l’épreuve de pareils chagrins. Son devoir l’auroit défenduë contre la tendreſſe du Duc, mais il ne pouvoit lui faire ſupporter ſes mépris. Il eſt vrai qu’il la croyoit infidelle, mais elle ne l’étoit pas. Elle n’enviſageoit point les raiſons qu’il penſoit avoir de ſe plaindre d’elle & elle ne voyoit que celles qu’elle avoit de ſe plaindre de lui.

Le Duc de Miſnie étoit entré chez Matilde dans un deſordre extraordinaire. Il lui demanda avec precipitation par quelle rencontre Eleonor étoit chez elle. Voilà un grand empreſſement, lui dit-elle. Je croyois que vous l’aviez oubliée. Elle m’eſt ſi indifferente, repliqua-t-il, que je puis vous en parler naturellement. Qui eſt-ce qui l’amene icy ? C’eſt la ſeule curioſité, reprit froidement Matilde. Mais qui a-t-elle epouſé, lui dit-il ? Eſt-elle ſeule à Mouzon ? Si j’avois cru, repliqua Matilde, que vous m’euſſiez tant demandé de ſes nouvelles, je m’en ſerois plus exactement informée. N’a-t-elle point marqué quelque honte de ſon procedé avec moi, continua-t-il ? Ne lui en avez vous point parlé ? Vous ferez bien de lui aller reprocher ſon infidélité vous-même, lui répondit-elle bruſquement, je ne vous ſerviſois jamais à vôtre gré. Je ne voi point que vous ayez ſujet de vous chagriner contre lui dit le Duc de Miſnie, mais je vous reſpecte trop pour vous aigrir davantage. Il ſe retira en achevant ces paroles, & il ne ſongea qu’à apprendre des nouvelles d’Eleonor.

Quand Matilde ne le vit plus, elle ſe jetta ſur ſon lit avec tout le tranſport d’une perſonne qui n’a plus de reſſource. Je l’ai veu pour la dernière fois, s’écria-t-elle, il verra Eleonor. Là-deſſus elle pleuroit avec violence, & pour ainſi dire, avec fureur.

Le Duc de Miſnie n’ignora pas longtemps la deſtinée d’Eleonor. Le bruit de ſon mariage ſe répandit, & encore plus le bruit de ſa beauté. Quoi qu’on lui donnaſt un autre nom que celui d’Yvrée, il concevoit les raiſons de ce déguiſement, & il ne pouvoit la mêconnoître au portrait qu’on faiſoit d’elle. Ce qui l’embaraſſoit le plus, c’étoit l’opinion que le Baron d’Hilmont l’eût épouſée. Il étoit bien éloigné de s’imaginer que ce Baron fût le Frere d’Eleonor. Il avoit toujours cru qu’elle étoit demeurée ſeule dans ſa Famille ; & la Ducheſſe de Miſnie l’en avoit auſſi perſuadé, de ſorte qu’il cherchoit en vain à démêler le ſecret de cette affaire.

L’âge du Comte de Retelois juſtifioit cependant Eleonor auprés de lui. Il regrettoit déja d’avoir perdu une occaſion de s’éclaircir, & il craignoit de l’avoir obligée à refuſer de le voir, mais il ſentoit qu’il auroit voulu l’avoir offenſée dans cette occaſion, & n’en avoir point eſté offenſé. Aprés tout, il voyoit peu d’apparence qu’elle fût innocente ; il rentroit dans ſes premiers tranſports, mais il oublioit Matilde, & il avoit une curioſité ſi violente pour ce qui regardoit Eleonor, qu’il ne pouvoit plus vivre dans l’incertitude où il étoit de ce qu’elle penſoit de lui.

Elle ne voulut point paroiſtre ce jour-là, & elle ſe renferma dans ſon appartement, ſur le pretexte de la fatigue qu’elle avoit ſoufferte durant la jounée. Le lendemain on alla la voir. La réputation de ſa beauté, & la conſideration où étoit le Comte de Retelois, attirerent chez elle, non ſeulement toute la Cour de France, mais auſſi une partie de celle de l’Empereur. La Comteſſe Tuſcanelle qui ne vouloit point faire connoiſtre qu’elle l’avoit veuë en Allemagne, s’y rendit des premieres pour lui parler en liberté. Matilde n’y put aller, parce qu’elle avoit eu la Fiévre toute la nuit, mais elle ne laiſſa pas ſoupçonner à ſa Mere, qu’Eleonor eût part à ce qui avoit pû en étre la cauſe.

Le Duc de Miſnie voulut lui rendre viſite le dernier, afin d’être ſeul, s’il ſe pouvoit, avec elle, & de s’éclaircir entierement de ce qu’il avoit apprehendé. Il arriva lors que tout le monde fut ſorti, & que même la Sœur du Comte de Retelois étoit allée chez la Princeſſe Adelaïde. D’abord Eleonor crut qu’elle devoit prendre quelque prétexte pour ne le recevoir pas. Son devoir & ſon dépit s’opoſoient à cette entreveuë, mais l’amour vainquit le dépit, & trompa le devoir. Elle penſa qu’il ne fallois point porter au Comte de Retelois un cœur irrité contre un Amant, & qu’elle ſeroit plus tranquille quand elle auroit réproché au Duc de Miſnie ſa legereté.

Ce Duc entra dans ſa chambre d’un air ſi timide, qu’il ſembloit faire reparation de ſa faute. Eleonor voulut lui marquer plus de froideur qu’elle n’en avoit en ce moment, mais il retrouvoit malgré elle dans ſes yeux une longueur toute paſſionnée, & cette langueur ſuffiſoit preſque ſeule pour le convaincre qu’elle étoit innocente. Il ſe jetta à ſes pieds ſans pouvoir prononcer une ſeule parole. Il n’en falloit pas tant pour obliger Eleonor à lui parler avec quelque douceur.

Elle le fit lever de peur qu’il ne fût ſurpris par ſes femmes, qui n’étoient pas loin. L’état où vous eſtes, lui dit-elle, me paroît aſſez different de celui où vous eſtiez hier chez Matilde. J’aurois deu refuſer de vous voir mais j’ai mieux aimé vous faire connoiſtre vôtre injuſtice que de vous en punir. Helas ! lui dit le Duc de Miſnie, faites la moi bien connoiſtre, mais je n’en ſuis déja que trop puni, & plût au Ciel que vous fuſſiez innocente, je ne vous paroîtrois pas long-temps coupable.

Eleonor lui apprit que le Baron d’Hilmont étoit ſon frere, & elle lui conta tout ce qui lui étoit arrivé. Il vit que la Ducheſſe ſa mere s’étoit ſervie d’artifice auprés de lui, & il ſongea avec douleur aux promeſſes qu’il avoit faites à Matilde. Pouviez-vous penſer que j’euſſe changé, lui dit Eleonor, & deviez-vous prendre ſi-tôt un nouvel engagement ? Ah, vous ne ſçauriez croire que j’aye aimé une autre que vous, reprit le Duc de Miſnie, d’un air qui ne pouvoit laiſſer aucun doute. Helas ? je n’ai que trop de panchant à croire tout ce que vous voulez, lui repondit Eleonor. Qu’il vous eſt aiſé de vous juſtifier ? Ils s’éclaircirent ſur toutes les choſes qui leur avoient fait de la peine. Eleonor fut peu reſervée à le ſatisfaire ſur le paſſé, parce qu’elle avoit à de deſeſperer pour l’avenir.

Vous connoiſſez ma fidelité, lui dit-elle, vôtre douleur & vos larmes m’aſſurent que vous m’aimez, & me voila dans quelque ſorte de repos. C’eſt le temps que je prens pour vous dire le dernier adieu. J’avois beſoin de toutes mes forces pour cela. Le dernier adieu, s’écria le Duc de Miſnie ? Oüy, lui dit Eléonor. Que pretendriez-vous ? Je ſuis engagée avec le Comte de Retelois, comme vous étes engagé avec Matilde. Ah, interrompit le Duc de Miſnie, d’un ton plein de vehemence, je ne dois rien à Matilde, on m’a ſurpris ; j’étois dans un état à ne pas ſentir qu’on m’engageoit, & je vous dois un Sacriſice éclatant pour reparer toutes les injuſtices que je vous ay faites. Ces ſentimens me font plaiſir, lui dit-elle, je ne le ſçaurois nier, mais à quoy ſerviront-ils ? Suivez vôtre deſtinée, puiſqu’il faut que je ſuive la mienne. Ah ! lui répondit le Duc, je ne ſçaurois conſentir à vous perdre une ſeconde fois. Je vous retrouve plus charmante que jamais ; mon repentir augmente encore ma tendreſſe. La mienne augmente par ma douleur, lui dit-elle, mais je me dois vaincre ; j’en ay plus à ſouffrir, & vous n’en avez pas plus à eſperer. Deſobeirois-je à mon Pere ? M’arracherois-je au Comte de Retelois, à qui il a de ſi grandes obligations, & donnerois-je des chagrins à la Ducheſſe de Miſnie & à la Comteſſe de Tuſcanelle, pour les payer de ce que je leur dois ?

Hé, ne fait-on rien pour un Amant, lui dit-il ? Que vous réſolvez aiſément à vous ſeparer de moi, & que j’ai eu de peine à me détacher de vous ! Suis-je à moy-même, lui dit-elle, pour avoir la liberté de me donner à mon inclination ? Puis qu’il n’eſt pas poſſible que nous ſoyons l’un à l’autre, ne cherchez point à ébranler mon devoir ; il reglera ma conduite, & c’eſt déja trop que j’aye douté un moment ſi j’aurois la force de le ſuivre.

Quoi que le Duc de Miſnie n’en deût pas attendre davantage, il ſe trouvoit tres-malheureux, parce qu’il en ſouhaitoit plus. Eleonor le retrouvoit ſi tendre pour elle, que n’apprehendant rien de la part de Matilde, elle craignit ſeulement qu’il ne la ménageât pas aſſez. Elle lui apprit ſa maladie, & elle le pria avec inſtance de retourner chez la Comteſſe de Tuſcanelle, de peur qu’un changement de procedé dans cette occaſion, ne découvriſt ce qu’elle vouloit cacher. Il lui en donna parole en lui faiſant connoiſtre la violence qu’il ſe faiſoit pour lui obeïr.

Quand il fut parti, elle entra dans une profonde rêverie ; elle s’abandonna à des reflexions qui lui ſurent agreables ; mais qui ne laiſſerent pas de lui étre cruelles. Elle venoit d’éprouver le plaiſir de retrouver un Amant fidelle, aprés l’avoir cru inconſtant, & ſon cœur qui s’étoit accoûtumé aux chagrins de l’amour, en reſſentoit plus vivement les douceurs. Sa joye lui donna du ſcrupule ; & les chagrins où la legereté du Duc de Miſnie l’avoit plongée, ne lui en avoient point cauſé. Elle enviſagea de nouveau les obligations qu’elle avoit à la Ducheſſe de Miſnie, & à la Comteſſe de Tuſcanelle, les engagemens qu’elle avoit pris avec le Comte de Retelois, & la neceſſité de les ſuivre. Enfin elle conclut qu’il falloit preſſer le Duc d’épouſer Matilde, & par ce coup de deſeſpoir ſe procurer, s’il ſe pouvoit, quelque ſorte de repos dans ſa malheureuſe deſtinée ; & quand elle en eut pris la réſolution, elle s’abandonna à une mélancolie encore plus grande que celle où elle avoit été.

Le lendemain, elle alla voir Matilde, & elle la trouva ſi accablée de triſteſſe, qu’elle n’oſa d’abord lui parler du Duc de Miſnie ; mais une Rivale qu’on abandonne eſt infaillible dans ſes conjectures. Et bien, lui dit Matilde, vous avez veu le Duc de Miſnie, & vous vous étes juſtifiée auprés de lui ? Ne me menagez point, ajoûta-t-elle, voyant qu’Eleonor balançoit à le lui avouër, vous feriez plus pour moi de me deſeſperer, & de m’ôter la vie, que d’avoir ces foibles égards. La pitié étoit à ne me point cauſer ces maux, elle n’eſt point à me les cacher. Je vous demande pardon, vous voyez mes égaremens, mais vous avez plus de ſujet de vous en applaudir que de vous en plaindre.

Eleonor fut ſi vivement touchée de compaſſion, que l’amitié qu’elle avoit pour Matilde lui aida encore à ſoûtenir un projet, pour lequel elle avoit beſoin de plus d’un ſecours. Moderez vos douleurs, lui dit-elle je ne vous oſte point le Duc de Miſnie, & ſi j’ay encore quelque pouvoir ſur lui, je ne l’employeray que pour le preſſer de ſe donner à vous.

Le Duc de Miſnie, qui avoit promis à Eleonor de retourner chez Matilde, évitoit neantmoins de la rencontrer ſeule, & il faiſoit épier le temps que quelqu’un ſeroit avec elle. Il ſceut qu’Eleonor y étoit & ſans faire reflexion ſur l’embarras où cette conjoncture le devoit mettre, il y courut, & il entra comme Eleonor parloit de lui.

La preſence de ſon Amant ébranla d’abord ſa reſolution, & elle ne put cacher ſon trouble ; mais elle fit un nouvel effort pour ſe vaincre, & elle eut la force d’achever ce qu’elle avoit commencé. Vous allez épouſer mon Amie, dit-elle au Duc ; il n’y manquoit que mon conſentement, la raiſon veut que je le donne. Je ne deſavouë point que je n’aye eu du chagrin de ce que vous avez pû changer, mais je dois tant à Matilde que je ne ſçaurois me plaindre que vous ayez changé pour elle.

Le Duc étoit ſi interdit, qu’il demeuroit comme immobile. Vous ſçavez bien que ce n’eſt rien faire que de ceder un Amant dont on eſt aimée, dit Matilde à Eleonor, mais que pourriez-vous faire auſſi ? On ne m’aime pas. Ils garderent là-deſſus tous trois un profond ſilence ; puis enfin Eleonor reprit la parole, comme étant en quelque façon maiſtreſſe de la deſtinée de ces deux Perſonnes, malgré l’engagement où elles étoient enſemble.

Elle regarda ſon Amant d’un air qui ſembloit le remercier de l’attachement qu’il avoit pour elle, & en même temps l’en plaindre. Ses yeux ſe groſſirent de larmes, & elle faiſoit allez juger que ſa tendreſſe n’étoit pas moins forte que ſa vertu. Vous n’ignorez pas mes ſentimens pour le Duc de Miſnie, dit-elle à Matilde, & vous pouvez croire qu’il m’en coute beaucoup pour vous le ceder, quoi qu’il ſemble que je ne puiſſe plus être à lui ; mais enfin je vous dois cet effort. J’épouſerai le Comte de Retelois, & c’est tout ce que je puis faire en vôtre faveur.

Vous faites une action heroïque, lui dit Matilde en lui prenant la main, je vous en ai une obligation d’autant plus grande, que je ne ſçaurois m’en acquitter. Je devrois m’oppoſer aux maux que vous allez vous faire, mais j’ai ſujet de haïr le Duc de Miſnie, vous le deſeſperez ; & j’en reçois malgré moi quelque ſatisfaction. Vous étes plus genereuſe que moi, je l’avouë ; mais vous étes plus heureuſe auſſi. Vous perdez un homme qui vous aime, je le perds parce qu’il ne m’aime pas.

Le Duc de Miſnie ſortit dans un tres-grand chagrin contre Matilde ; neantmoins l’engagement où elle étoit avec lui autoriſoit ſa foibleſſe, qui même avoit tant de droiture, & tant de franchiſe, qu’elle lui donnoit de la pitié malgré ſa colere.

Elle ne put ſoutenir toutes les agitations de cette journée ſans quelque augmentation à ſa Fievre, de ſorte qu’Eleonor s’en alla peu de temps apres que le Duc de Miſnie fut ſorti. Ces deux Amies ſentirent que leur confidence ſe ralentiſſoit ; elles avoient chacune leurs maux à pleurer, & ils n’étoient point de nature à être pleurez enſemble.

Le Duc de Miſnie attendoient Eleonor ſur ſon paſſage ; & il lui donna la main pour la remettre à ſon appartement. Puis-je croire, lui dit-il, ce que vous venez de dire ? Reſervez-vous toute vôtre pitié pour Matilde, & la meritai-je moins qu’elle ? Helas ! lui dit Eleonor, je ſuis encore plus à plaindre que vous ne l’eſtes l’un & l’autre. C’en eſt trop en un jour, je ſens que mes reſolutions s’affoibliſſent, & je vais épouſer le Comte de Retelois, pour n’avoir plus à les ſoûtenir. Enfin, lui dit ce Duc, vous l’épouſerez donc, & je me ſuis en vain flaté d’étre aimé ? Vous pouvez vous en flater encore, lui répondit Eleonor, mes combats & mes chagrins en ſont d’aſſez bonnes marques. Hé ! ſi vous m’aimiez davantage, interrompit ce Duc, vous ne combattriez point ; vous rompriez les engagemens que vous avez pris avec le Comte de Retelois. Songez que je ne ſuis plus maiſtre de moi, ſi vous me donnez la douleur de l’épouſer à mes yeux. N’y trouverez-vous point d’impoſſibilité ?

J’apprehende, lui dit Eleonor, d’y en trouver à la fin, tout ce que j’ay déja fait m’éloigne de mon deſſein. Je répondois tantoſt de l’évenement, à préſent je n’en réponds pas. Cependant ne vous en réjoüiſſez point, peut-étre n’en eſt-il que plus preſt. Quittez-moi, je vous en conjure, vôtre preſence hâteroit mes reſolutions. Faites-moi voir vôtre reſpect, & ne m’expoſez point davantage à des combats dont l’iſſuë ne peut étre que funeſte pour vous & pour moi.

Le Duc de Miſnie la quitta avec un violent dépit, qu’elle étoit neantmoins bien éloignée de meriter. Elle ne put ſuporter la rigueur qu’elle avoit pour lui. Quand elle fut rentrée, elle s’abandonna au deſeſpoir ; elle enviſagea l’horreur d’étre toute ſa vie à un homme qu’elle ne pouvoit aimer, & de ſe priver pour toûjours de ce qu’elle trouvoit de plus aimable. Son devoir lui parut trop foible pour un ſi grand effort ; ſa vertu chancela ; elle ſe dit qu’elle n’étoit point obligée d’entreprendre une choſe au delà de ſes forces, & cette penſée la flata pour quelques momens, mais elle ſentit bien tôt qu’elle ſe flatoit. Elle conceut qu’elle étoit maiſtreſſe de ſes actions, ſi elle ne l’étoit pas de ſes ſentimens, & qu’enfin elle pouvoit mourir, ſi elle ne pouvoit ſe conſoler.

Cette eſperance la ſoulagea en quelque ſorte. Il lui ſembla qu’elle ne ſupporteroit pas longtemps une ſi vive douleur, & qu’elle auroit la ſatisfaction de mourir pour ſon Amant. Elle demeura neantmoins fortement perſuadée, que pour ſoûtenir la reſolution d’épouſer le Comte de Retelois, il falloit fuïr le Duc de Miſnie. Sa derniere rencontre avoit excité trop de révoltes dans ſon ame, pour s’y expoſer encore, mais il étoit difficile qu’elle évitaſt tous les jours de le voir.

Le Roi & l’Empereur ſe ſignaloient à l’envi par des Feſtes magnifiques, & vouloient marquer leur grandeur, même par leur plaiſirs. Les Dames faiſoient tout l’agrément de ces Feſtes, & Eleonor en auroit été le plus bel ornement, mais elle ſe diſpenſa d’y paroiſtre ſur le pretexte de ſa mauvaiſe ſanté. Le Duc de Miſnie comprit la part qu’il avoit à cette abſence, le deſeſpoir s’empara de ſon cœur. Eleonor lui avoit défendu de la chercher ; cependant puisqu’elle lui ôtoit les moyens de la voir que le hazard lui fourniſſoit, il ne pouvoit plus lui obeïr. Il la demanda à ſon apartement, mais elle avoit défendu à ſes Femmes de laiſſer entrer perſonne.

Le Duc de Miſnie ne douta plus qu’elle ne fût perduë pour lui. Il l’accuſa d’ingratitude & de cruauté ; toutes les raiſons qu’elle avoit d’en uſer ainſi, lui parurent foibles ; il ne lui tenoit même pas compte de ce qu’elle en ſouffroit ; il s’abandonna à la douleur & à la rage. Cet Amant ne ſongea plus à retourner chez Matilde, il n’avoit rien à lui dire ; ſa preſence l’auroit miſe dans une colere qu’il meritoit trop pour la ſouffrir, & qu’il n’étoit pas en état d’appaiſer ; cependant ſon changement & ſon abſence étoient des maux difficiles à ſupporter pour elle, & ſa Fiévre augmenta conſiderablement.

Le Comte de Tuſcanelle, aprés avoir executé les ordre de l’Empereur en Italie, revenoit le joindre à Mouzon. Ce retour mettoit le Duc de Miſnie dans une fâcheuſe conjoncture ; il ne pouvoit ſoûtenir la preſence du Pere de Matilde, qui devoit l’engager à tenir la parole qu’il avoit donnée, & à quoi il étoit malgré lui contraint de manquer. L’Empereur partit auſſi le lendemain, & le moyen d’abandonner Eleonor ? Il auroit neantmoins fallu le ſuivre, s’il ne lui avoit demandé ſur quelque pretexte, la permiſſion de partir dés ce jour-là. Il l’obtint facilement, & il renvoya tout ce qu’il avoit de gens, à qui il donna ordre d’agir, comme s’ils l’avoient accompagné, quoi qu’il demeuraſt caché dans Mouzon.

La fuite du Duc de Miſnie mit Matilde dans un état déplorable, & ſa maladie devint tres-dangereuſe, mais il l’ignoroit, parce qu’il ne s’informoit que de ce qui regardoit Eleonor. Malgré le chagrin où il étoit contre elle, il ne put s’empêcher de lui écrire, & il trouva moyen de lui envoyer cette Lettre.

LETTRE
DU
DUC DE MISNIE
À ELEONOR.

Quoi que j’aye perdu l’eſperrance de vous voir, je ne puis m’éloigner des lieux où vous eſtes ; & je demeure caché dans Mouzon, lors que tout le monde me croit party. Ne m’envierez vous point encore la foible ſatisfaction de demeurer prés de vous ? J’ai lieu de le croire, car enfin pour en uſer comme vous faites, ce n’eſt point aſſez que de ne pas aimer, il faut que vous ayez un deſſein formé de me faire ſouffrir. J’aime trop pour ne me pas connoiſtre en ſentimens. Hé, quelle difference des votres aux miens ! il ne m’eſt pas poſſible d’être à une autre qu’à vous, depuis que je vous ai revenë : il ne m’eſt pas poſſible de ne vous point chercher malgré vôtre defenſe ; & vous pouvez me fuïr. Falloit-il me deſabuſer de vôtre infidélité, pour me convaincre de vôtre froideur ? Je vous aurois trouvée peu digne d’être aimée ; j’aurois voulu me vanger ; de depit m’auroit gueri, mais je ne puis attendre la même choſe de mon deſeſpoir. Je me hais moi-même de ce que vous ne m’aimez pas. Peut-être que je n’ai point dû prétendre de votre part une tendreſſe pareille à la mienne ; mais je l’avouë, j’avois attendu plus de pitié. Mes larmes, mes malheurs, ma mort que vous ne ſçauriez croire éloignée, pouvoient me tenir lieu de quelque merite auprés de vous. Cependant vous épouſerez le Comte de Retelois. Je vais attendre icy que vous me donniez cette derniere marque de vôtre dureté ; apres cela ſi je ne suis pas aſſez heureux pour en mourir, j’irai chercher la ſolitude la plus affreuse pour m’y tourmenter toute ma vie. Je ne vous répons pas de ne vous point hair, mais je vous répons bien de ne vous oublier jamais.

En quel état ſe trouva Eleonor à la lecture de cette Lettre, & dans combien de maux ſe vit-elle plongée. Son Amant étoit au deſeſpoir ; ſon Amie étoit moutante ; le Comte de Retelois n’attendoit plus que le moment d’être heureux ; elle croyoit voir le Marquis d’Yvrée & le Baron d’Hilmont qui lui reprochoient, qu’elle entroit peu dans les obligations qu’ils lui avoient, mais il n’étoit plus en ſon pouvoir de ſe déterminer à rien, & elle ne ſçavoit faire autre choſe que pleurer.

Le Roi & l’Empereur partirent de Mouzon, avec toute l’eſtime mutuelle que ſe devoient les deux plus grands Princes du monde, & avec autant d’amitié, que des particuliers en auroient pû prendre l’un pour l’autre. Le Comte & la Comteſſe de Tuſcanelle y demeurerent pour la maladie de leur Fille ; ils reſolurent de ſe vanger du Duc de Miſnie, & d’en venir aux dernieres extremitez contre lui, s’il refuſoit de ſuivre les engagemens qu’il avoit pris avec elle, ou ſi elle venoit à mourir dans cette conjoncture.

Eleonor fit connoiſtre au Comte de Retelois qu’elle ne pouvoit ſe réſoudre à abandonner ſon Amie dans cet état, & malgré l’impatience où il étoit d’achever ſon mariage, il lui laiſſa la liberté de demeurer à Mouzon auſſi long-temps, qu’elle le voudroit. Les moindres deſirs de cette belle Perſonne, étoient des ordres abſolus pour lui ; il étoit bien aiſe qu’elle connût le pouvoir qu’il lui donnoit, & qu’elle voulût s’en ſervir.

Quoi que le Duc de Miſnie compriſt, qu’Eleonor étoit demeurée à Mouzon pour Matilde, il receut quelque ſoulagement de ce que les Nopces du Comte de Retelois ſe retardoient par là. Il ſe flatoit même qu’Eleonor avoit en peut-être quelques égards pour lui, lors qu’elle les avoit differées ſur ce prétexte. Cette penſée lui faiſoit ſouhaiter avec ardeur de lui parler encore, & il ſongeoit que ſi une fois elle franchiſſoit de petits obſtacles pour le voir, elle pouroit peu à peu ſurmonter les grands, pour rompre avec le Comte de Retelois ; mais cette penſée lui paroiſſoit extravagante un moment aprés l’avoir conceuë. Eleonor avoit toûjours été trop éloignée de tenir cette conduite, il rentroit dans ſes chagrins. Cependant il lui écrivit une ſeconde Lettre, & elle étoit ſi preſſante, qu’Eleonor y répondit ; mais ce fut pour le prier de ne lui écrire plus, & pour lui dire qu’elle ne pouvoit le voir.

Elle ſentit de quelle importance il lui étoit de retourner promptement à Retel. Son Amie avoit eu moins de Fiévre cette nuit-là, de ſorte qu’elle voulut dire dés ce même jour au Comte de Retelois, qu’elle étoit preſte à partir, mais elle remit au lendemain à le lui dire, & elle prévoyoit qu’elle trouveroit aprés des raiſons, pour ne le dire pas. La certitude où elle étoit de la complaiſance de ce Comte pour ſes volontez, la flatoit ; elle ſe reprochoit neantmoins qu’elle abuſoit de ce reſpect & de cette honneſteté ; elle voyoit ſa propre foibleſſe dans toute ſon étenduë, mais elle ne pouvoit la reparer, & quoi qu’elle fuſt plus d’une fois preſte à parler, elle ne parloit cependant jamais ; ce qui lui en faiſoit prendre le deſſein, en empeſchoit l’execution.

La Comteſſe de Tuſcanelle avoit pour Eleonor la même tendreſſe qu’elle lui avoit toûjours témoignée, & elle ignoroit encore que le Duc de Miſnie l’aimaſt. Matilde avoit été aſſez maiſtreſſe d’elle-même, pour ne point intereſſer dans ſon avanture une Amie qui en avoit uſé ſi genereuſement. Cependant le retardement des Nopces du Comte de Retelois, la tourmentoit malgré elle ; & ſi les ſoins & l’amitié d’Eleonor l’avoient raſſurée le jour précedent, elle rentra bientôt dans de plus violentes inquietudes. Ce peu de relaſche lui donnoit de nouvelles forces pour les ſentir, & ſa Fievre rédoubla au point de ne laiſſer preſque plus eſperer pour ſa vie.

Eleonor vint paſſer la nuit auprés d’elle ; ce temps étoit propre à la confiance. Matilde qui la voyoit extremement touchée, ne put s’empecher de lui marquer ſes ſentimens. Eleonor l’aſſuroit qu’elle retourneroit à Retel, ſi-toſt qu’elle la ſçauroit hors de peril, mais les promeſſes ne ſuffiſoient plus pour calmer l’eſprit de Matilde. Vous n’en ferez rien, lui dit-elle. Pourquoi le Duc de Miſnie ne vous épouſeroit-il pas, puisque je vais mourir ? Qu’il ſe rejoüira de ma mort ! Elle m’afflige, toute malheureuſe que je ſuis ; auſſi ſera-t-elle le plus grand de tous mes maux, puisqu’elle ſervira à la ſeule choſe que J’aye apprehendée en ma vie. Vos larmes me forcent à ce dernier épanchement de cœur, ajoûta-t-elle ; j’avois réſolu de ne vous faire plus de confidences, les miennez vous ont toûjours été faſcheuſes. Conſolez-vous-en, je ne vous en ferai pas davantage. Vous allez être delivrée d’une Amie importune ; vous allez être vangée d’une Rivale ; vous allez avoir vôtre Amant, & quand je ſerai morte, vous ne ſongerez pas que j’aye été au Monde.

Ces paroles penetrerent vivement Eleonor. Il ſe fit une revolution ſubite dans ſon eſprit ; elle ſe ſentit le Courage d’executer ce qu’elle avoit projetté ; enfin l’amitié & la reconnoiſſance acheverent dans ce moment de la determiner ſur une choſe, à quoi elle étoit dés longtemps reſoluë, mais qu’elle auroit peut-être toûjours differée.

Elle embraſſoit Matilde, ſans prononcer un ſeul mot, tant ce qui ſe paſſoit en ſon ame, l’occupoit. Enfin elle rompit le ſilence. Ne vous inquietez plus, lui dit elle, c’en eſt fait, je parts de Mouzon, & je vais épouſer le Comte de Retelois, vous en ſçaurez bien-tôt les nouvelles. Je ſuis au deſeſpoir de vous quitter en l’état où vous étes, mais ma preſence aigrit vos douleurs. Adieu pour jamais, je me prive de vous, ce n’eſt pas le plus petit ſacrifice que je vous faſſe.

Matilde n’avoit ny la force de la retenir, ny celle de lui dire adieu. Je rougis, lui dit-elle, de la foibleſſe que je vous fais paroiſtre, & j’ai honte qu’une maladie qui me met prés de la mort, ne m’ait point guerie d’une paſſion que je déteſte ; mais enfin je l’avouë, vôtre mariage avec le Comte de Retelois, eſt peut-être la ſeule choſe qui me peut ſauver la vie. Cependant je ne vous preſſe point de l’achever ; il ne ſeroit pas juſte que vous me la conſervaſſiez aux dépens de vôtre bonheur ; c’eſt à moy de mourir, puis que je ne ſuis point aimée.

Eleonor ne lui répondit qu’en l’embraſſant encore une fois, & elle alla prendre congé du Comte, & de la Comteſſe de Tuſcanelle, toute en larmes. Elle leur dit, qu’elle ne pouvoit plus ſoûtenir la douleur de voir ſouffrir Matilde ; elle revint chez le Comte de Retelois lui dire la même choſe, & elle le pria de l’emmener hors de Mouzon. Il y conſentit avec une joye extraordinaire, & lui dit qu’ils ſe mettroient en chemin dés l’aprés dinée. Juſque-là elle étoit occupée de Matilde, ou plutôt l’effort qu’elle avoit fait ſur elle-même, avoit ſuſpendu tous ſes mouvemens ; mais quand elle ſe vit preſte à partir, qu’il fallut renoncer à ſon Amant pour jamais, qu’il fallut même ſe priver de la triſte ſatisfaction de lui dire le dernier adieu, de peur qu’il ne la vinſt troubler dans des réſolutions qui la deſeſperoient, ſa douleur ne ſe contint plus.

Injuſte Amie, s’écria-t-elle, n’as-tu point pitié des maux que tu me fais ſouffrir ? Es-tu contente ? Nous perdons toutes deux le Duc de Miſnie, & quand je lui donne peut être le coup de la mort, je n’ay ſur toi que le cruel avantage d’en être aimée, & de l’aimer mille fois plus que tu ne l’aimes.

Matilde ſe trouva dans quelque ſorte de repos quand Eleonor fut partie, mais ce repos qu’elle avoit ſi peu merité, n’étoit point parfait. Ce n’étoit proprement qu’une inquietude moins vive, qui faiſoit auſſi que ſon mal n’étoit guere moins preſſant. Eleonor retourna à Retel ; le Comte la conjura de le rendre enfin heureux, elle y conſentit, & il fut conclu qu’il l’épouſeroit à deux jours de là.

Le Duc de Miſnie ſceut bien-tôt ce départ. Il ne tarda guere à les ſuivre, & il apprit peu de temps aprés qu’il fut à Retel, que le jour de leur mariage étoit arreſté. La conjoncture preſſoit. Il jugea qu’Eleonor refuſeroit de le voir, s’il le lui faiſoit redemander, & que même cette entreveuë étoit difficile, qu’enfin il ne la feroit pas changer de réſolution, quand il la verroit. Cependant il voulut lui parler, entraiſné par ſon deſeſpoir, plûtoſt que par aucune eſperance. Ce Duc ayant fait épier le temps qu’Eleonor ſeroit ſeule, le trouva plus aiſément qu’il ne l’avoit préveu. Le mariage du Comte de Retelois ſe devoit celebrer à une de ſes maiſons de campagne qui n’étoit qu’à une lieuë de la Ville, & Eleonor y alla le jour precedent, pour jouïr de ſa douleur avec quelque liberté, au moins ce dernier jour.

Les ſoins du Comte de Retelois, qu’il redoubloit dans la veuë du bonheur qu’il étoit ſur le point d’obtenir, la mettoient dans une peine inſuportable, & lui faiſoient ſentir par avance celle où elle alloit entrer pour toûjours. Il lui ſembloit qu’elle n’avoit plus que ce jour à vivre. L’idée du Duc de Miſnie ne la quittoit point ; elle ſe le repreſentoit plus aimable & plus amoureux que jamais. Quoi qu’elle ne l’eût pas fait avertir de ſon depart, elle croyoit bien qu’il n’étoit pas loin d’elle ; il lui marquoit la violence de ſon amour, en renonçant à Matilde, malgré toutes les raiſons qu’il avoit de s’attacher à ſa fortune, & dans le temps qu’il n’avoit preſque plus rien à eſperer de ſon coſté, elle alloit lui donner une douleur mortelle. Comment ſuffire à toutes ces reflexions ? Elle en étoit accablée, & elle ne les démeſloit qu’à peine.

Le Duc de Miſnie s’étant déguiſé pour étre moins remarqué, marchoit ſur ſes pas. Elle ſe fit deſcendre dans une grande allée qui aboutiſſoit au Chaſteau, & qui étoit coupée par quantité de petites routes, dans leſquelles elle s’enfonça. Ses Femmes demeurerent dans la grande allée, & le Duc de Miſnie ſe gliſſa par un autre côté juſqu’à l’endroit où étoit Eleonor.

Elle rêvoit profondement ; ſes larmes couloient ſans qu’elle le ſentiſt ; ſon Amant la regardoit, & goûtoit une douceur propre à le deſeſperer. Enfin il ſe jeta à ſes pieds. Sa veuë la ſurprit, quoi qu’elle eût preſque eſperé de le revoir encore. Que faites vous, lui dit-elle d’une voix foible ? Je viens mourir à vos pieds, lui dit ce Duc, puis que vous voulez ma mort. Ne me reprochez rien, lui répondit-elle, Matilde m’a contrainte de faire ce que je lui promettois trop long-temps. Mon devoir avoit beſoin de ce ſecours, que je n’aurai plus, reprit-elle, en le regardant, & ma foibleſſe m’accompagnera toûjours. Ne me voyez donc jamais. Je me permets encore aujourd’hui le plaiſir de vous avouër tout le pouvoir que vous avez ſur moi, mais je vais épouſer le Comte de Retelois, pour me juſtifier, & pour me punir. Si Matilde eſt vivante, allez l’épouſer, en lui portant la nouvelle de mon mariage. Je n’ai pas la force de vous en prier plus longtemps, ni de vous voir, ſans m’expoſer à rompre encore mon projet. En diſant cela elle le quitta bruſquement. Et vous avez bien la force de me fuïr & de me deſeſperer, lui dit-il en ſe levant avec tranſport pour la ſuivre, & en l’obligeant à s’arreſter. Mais, continua-t-il, je nę ſuis plus en état de ménager rien ; je vais me jetter aux pieds du Comte de Retelois ; je vais lui apprendre tous mes malheurs ; peut-étre aura-t-il moins de dureté que vous n’en avez. Ah Ciel ! que voulez vous faire, reprit elle ? Ne ſuis-je point aſſez malheureuſe par l’attachement que j’ai pour vous, ſans avoir encore à craindre vôtre emportement ? Hé, s’il m’eſtoit poſſible de n’étre point à un autre, ne ſçavez-vous pas que je n’y aurois point été ? Jamais on n’a eu plus d’inclination que j’en ay eu pour vous. Le devoir, l’amitié, la neceſſité m’arrachent à vous, & me jettent dans un autre engagement, mais ils ne m’en conſoleront pas, & vous m’occuperez ſans ceſſe. Aprés cette aſſurance, vous pouvez avertir le Comte de Retelois que je vous aime ; je ſerai contrainte de vous deſavouër, & je ne l’en épouſerai pas moins, mais vous aurez le plaiſir de lui oſter peut-étre l’eſtime qu’il a pour moi, & vous m’ôterez auſſi la douceur que j’aurois euë d’étre contente de ce que j’aimois, en le regretant toute ma vie. Là-deſſus elle ſe retira, & elle le laiſſa appuyé contre un arbre, où il demeura long-temps. Il ne voyoit aucun remede à ſes maux ſe croire aimé d’Eleonor, & avoir de la conſideration pour elle, n’en étoient pas les moindres.

Il paſſa la nuit à faire des projets pour empeſcher le mariage d’Eleonor, mais ces projets ne ſe pouvoient executer malgré elle, & il en voyoit l’extravagance auſſi-tôt qu’il les enviſageoit. Les Nopces ſe firent le lendemain, & cet Amant voulant s’aſſeurer de tout ſon malheur, & voir encore Eleonor, alla ſe montrer à ſes yeux durant qu’on celebroit la ceremonie de ſon mariage. Il lui jetta un regard qui exprimoit toute ſa rage & toute ſa tendreſſe ; elle tourna les yeux ſur lui d’une maniere languiſſante & paſſionnée, & ſembla vouloir le dédommager par ſes regards, de tout ce qu’elle lui faiſoit perdre. Enfin elle les en détourna, parce qu’elle le vit pâlir. En effet, il s’évanouït, mais on n’y fit pas d’attention, parce que les habits qu’il avoit pris pour ſe déguiſer, empeſchoient de penſer qu’il fuſt un homme conſiderable, & on ſe contenta de le ſecourir.

Eleonor de ſon côté ſentit defaillir ſes forces, & elle fut contrainte de s’apuyer ſur ceux qui étoient auprés d’elle ; mais la ceremonie étoit achevée, & on crut que c’étoit une ſuite de ſon indiſpoſition.

Le Duc de Miſnie retourna à Mouzon, & il étoit dans un tranſport ſi violent, qu’il ne ménagea rien. Il alla trouver Matilde. La Comteſſe de Tuſcanelle n’étoit pas chez elle dans le moment qu’il y arriva, & Matilde donna ordre qu’on le laiſſaſt entrer. Hé bien, lui dit-il, étes-vous contente ? Eleonor a épouſé le Comte de Retelois ; vous voilà vangée, vous m’avez cauſé la fureur oû je ſuis, jouïſſez-en ſi vous pouvez, haïſſez-moi pour me delivrer de vôtre tendreſſe, qui m’a été ſi fatale, que je ne ſçaurois plus vous en ſçavoir de gré. Je ne perdrois point la conſideration qu’on vous doit, ſi je n’avois tout perdu juſqu’à ma raiſon. Adieu pour jamais, ajoûta-t-il, nous nous ſommes fait de trop grandes injures l’un à l’autre, pour nous pouvoir ſouffrir. Le

Le Duc de Miſnie ſe retira en achevant ces paroles, qui furent un coup de foudre pour Matilde. Elle demeura dans un profond ſilence, & elle jettoit des regards funeſtes, qui n’avoient aucun objet déterminé. Sa mere la trouva dans le mortel accablement, où la fuïte du Duc de Miſnie l’avoit miſe ; elle n’avoit ny la force de pleurer, ny celle de ſe plaindre, mais elle en avoit aſſez pour ſentir tous les malheurs.

Matilde paſſa le jour ſans donner preſque aucune marque de vie, & ſur le ſoir ſa Fiévre qui étoit un peu diminuée par la tréve que le départ d’Eleonor avoit donnée à ſes inquietudes, augmenta ſi conſiderablement qu’on jugea qu’il étoit impoſſible qu’elle y réſiſtat. Son imagination lui repreſentoit ſans ceſſe le Duc de Miſnie preſent & irrité, elle l’accabloit d’injures ; elle lui demandoit pardon ; ſon Pere & ſa Mere étoient à ſes coſtez fondans en larmes, elle ne connoiſſoit ny l’un ny l’autre, & tout lui paroiſſoit le Duc de Miſnie.

Aprés quatre jours la Fiévre la quitta, parce que ſon corps étoit entiérement affoibly. Elle conjura le Comte & la Comteſſe de Tuſcanelle, de ne point pleurer une mort qui étoit le ſeul remede d’une paſſion malheureuſe, & de la pardonner au Duc de Miſnie en ſa faveur. Elle les pria encore de parler quelquefois d’elle avec lui, s’il ſe pouvoit, & de lui dire qu’avant que de mourir elle avoit ceſſé de le haïr. Ils ne lui répondoient que par des pleurs & par des cris. Enfin elle les obligea de la laiſſer ſeule, & elle mourut dés la nuit, avec moins de chagrin qu’elle n’avoit vécu.

Le Duc de Miſnie étoit party précipitamment de Mouzon, pour fuïr Matilde, & il retournoit en Allemagne, pour s’éloigner des lieux où étoit la Comteſſe de Retelois. Il y apprit cette mort fans y être ſenſible ; il portoit dans le cœur une douleur dont rien ne le pouvoit diſtraire, & qui l’empeſcha même de ſentir la ruine entiere de ſa fortune, que le Comte de Tuſcanelle cauſa.

La Comteſſe de Retelois pleura autant ſon Amie, que ſi elle n’avoit pas été ſa Rivale, & elle vêcut avec le Comte comme une perſonne dont la vertu étoit parfaite, quoi qu’elle fût toûjours malheureuſe par la paſſion qu’elle avoit dans le cœur.


FIN.
  1. Qui eſt une belle fille.