Éléonore ou l’Heureuse personne/Texte entier

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Chez les Marchands de nouveautés (p. Frontispice-178).
Éléonore ou l’Heureuse personne, frontispice
Éléonore ou l’Heureuse personne, frontispice


AVANT-PROPOS.


Madame de L.... était depuis trois mois dans son vieux château ; sa seule compagnie était un renfrogné parent, antiquaire infatigable, ne s’occupant que de médailles et de vieux livres ; épiant les secrets de la nature ; physicien, botaniste, naturaliste, chimiste, passant pour sorcier dans le pays ; mais amusant fort peu sa cousine, qui, jeune et jolie, en voulait beaucoup à son mari de l’avoir relégué en si maussade lieu, en si triste compagnie. En vérité, mon cher cousin, disait-elle, je ne sais comment vous pouvez vivre ici ; pour moi encore un mois et je suis morte infailliblement. J’avais, pour me distraire, apporté tous les romans du jour ; mais les vieux châteaux, les sombres forêts, les humides marais, les solitaires déserts m’y persécutent de toutes parts. Je ne parle pas des éternels voleurs et de leurs simpiternelles cavernes ; il n’y a pas jusqu’à la lune et aux étoiles que je commence à prendre en antipathie ; et puis, toutes ces apparitions, ces prodiges qui me font presque peur, finissent par être du vent, des trappes, des portes, des illusions assez mal combinées ; et après un tissu d’événemens plus invraisemblables qu’extraordinaires, des aventures plus tristes qu’intéressantes, il se trouve au dénouement que les héros sont des nigauds qui ne voient pas ce qui les touche, et que le lecteur n’est guère plus sage de s’en laisser imposer par de grands apprêts, de grands mots, des poignards, du sang, des flammes et un air de mystère qui ne cache pas grand chose. Pour moi, j’aimerais mieux tout uniment de beaux et bons revenans, des esprits, des diables ; ce n’est pas que je croie à tout cela, mais. — Et pourquoi n’y croyez-vous pas ? — Parce que je n’en ai jamais vu, parce que je n’ai jamais rencontré personne qui en eût vu. — Comment savez-vous cela ? — Parce que personne ne m’en a jamais parlé, et que certes si j’avais vu un esprit, diable ou revenant, à moins qu’il ne m’eût étranglé ou rendu, muette je n’aurais pas gardé le secret. — Peut-être. — Mon dieu, quel air mystérieux ! On dirait vraiment que vous avez eu communication avec quelqu’esprit aérien, avec votre air sage, vous croyez donc à toutes ces folies-là ? — Pourquoi pas. — Ne pourriez-vous pas, et la jeune cousine riait de tout son cœur, me procurer une apparition. Mon château est juste ce qu’il faut. Il y a mille ans au moins qu’il est construit ; il a de hautes tours qui tombent ; il en a à l’est, à l’ouest ; il y a des chats-huans, des chauve-souris, de grandes salles qui ne finissent pas, et où le vent sifle de manière à m’enlever quand j’ai le malheur d’y passer. Et vous, vous ne ressemblez pas trop mal à Nostradamus. Le pis-aller ce sera d’en mourir de peur ; mais au moins si j’en réchappe, je pourrai sans que personne le trouve mauvais, déguerpir de ce triste séjour. Au moins imitez-moi dans vos mystères.

Le taciturne antiquaire fit alors quelques explications, et peu-à-peu, s’échauffant sur son sujet, il s’empara de la conversation ; il entra dans les détails dont la nouveauté fixait l’attention de sa cousine, et qui déjà commençaient à lui faire peur : par exemple, dit-il, j’ai découvert une aventure arrivée à la fille du possesseur de ce château, il y a plus de cinq cens ans ; ne vous étonnez pas du temps. Il faut une génération pour développer les secrets des souverains ; il faut des siècles pour découvrir ceux d’un ordre supérieur ; mais cette histoire renferme des détails si peu décens, que je ne puis vous la faire connaître.

Madame de L… eut beau l’assurer qu’elle ne craignait pas les détails, il fut inexorable ; mais comme la curiosité d’une femme est ingénieuse, elle parvint à escamoter au pudique cousin son manuscrit ; elle en retrancha un fratras de notes, où le savant, tout occupé d’érudition, ne ménageait nullement la pudeur du lecteur ; elle châtia le style trop crud du sévère antiquaire, et fit pour son usage particulier le petit extrait que nous donnons au public.


ELEONORE,

OU

L’HEUREUSE PERSONNE.





Le couvent de..... allait être témoin de la prise d’habit de la belle Eléonore. Tous les habitans du château de L… tous ceux de la ville voisine s’y étaient rendus. Chacun, suivant l’état de son ame, avec crainte, ou desir, attendait impatiemment le commencement de la cérémonie.


Fruit des amours illégitimes du seigneur de L…, et d’une des plus belles personnes du canton, Eléonore avait reçu, près de sa mère, la plus brillante éducation. A quinze ans, lorsque ses talens, sa beauté, la magnificence de son père, lui présageaient le plus brillant avenir, elle perdit sa mère. Deux ans s’étaient passés dans le couvent de… et là, chérie de tout le monde, elle attendait dans une douce tranquillité, l’effet des promesses de son père. Il allait l’établir ; il mourut subitement. Il n’eut le tems de mettre ordre à rien ; à peine eut-il celui de recommander Eléonore à sa femme. Celle-ci n’était plus jeune ; elle était dévote ; elle vint au couvent, parla avec bonté à la malheureuse orpheline, et l’assura qu’elle ne l’abandonnerait jamais.


Sous le voile de la charité chrétienne, s’enveloppait une certaine aigreur. Madame de P***, fit sentir à sa protégée, le malheur de sa naissance ; à l’entendre, elle devait pleurer les fautes de sa mère. Hélas ! dans l’état où était l’infortunée, elle n’était que trop disposée à se livrer à toute espèce de douleur. Elle faisait une perte immense, irréparable ; elle voyait toutes ses espérances s’évanouir. Bientôt, grace aux consolations d’un confesseur et des bonnes religieuses, cet événement malheureux fut regardé comme un avertissement du ciel. Entrant dans le monde avec une existence douteuse, tous ses talens, tous les dons de la nature, étaient autant d’écueils, qui l’auraient fait glisser dans le chemin de la vertu. Madame de P*** s’offrait de la mettre en état de suivre une vocation, que le ciel avait manifestée si clairement. Eléonore se décida à prendre le voile.

La douleur, le désespoir, l’idée affreuse de la prostitution ou de la misère, qui l’attendaient dans le monde, soutinrent sa ferveur. Elle soupirait après l’instant de prononcer ses vœux ; il était enfin venu. La cloche l’appelle ; une joie pure brillait dans ses yeux ; un doux frémissement agitait tout son être. Belle sous ce voile lugubre, elle semblait un ange qui retournait au ciel.


Le cœur humain est un étrange composé. Il désire avec fureur, sans trop considérer l’objet de ses souhaits ; après leur accomplissement, seulement il examine, il juge, et bien souvent se repent, mais trop tard, de sa précipitation. Cette journée si desirée, cette journée, passée dans l’ivresse du bonheur, était à peine écoulée ; Eléonore remerciait le ciel des graces qu’il avait répandues sur elle ; et déjà le regret se glissait dans son ame, regret sourd, qu’elle étouffait comme une tentation du malin. La nuit d’un jour si beau, se passa dans les larmes. Le jour suivant, quelqu’effort qu’elle fit sur elle-même, il lui fut impossible de distraire sa pensée de ce monde qu’elle venait d’abjurer.

Hélas ! malgré elle, au milieu des plus ferventes oraisons, des idées qu’elle n’avait jamais eues venaient assaillir son esprit. Cette maison, où elle était née ; cette maison, où la volupté enchaînait les plaisirs, se retraçait sous ses yeux. Son ame indocile, fuyant le cloître, errait de boudoir en boudoir. Tous ces propos folâtres, qu’inspirait une femme dans l’âge de plaire ; toutes ces galanteries, qu’on adressait à cette fille qui promettait de ressembler à sa mère, revinrent à sa mémoire. Accoutumée dès sa plus tendre enfance au ton libre d’une maison de plaisir, ils n’avaient fait aucune impression sur elle ; maintenant, elle a renoncé à tout, et ce poison, jusqu’à cette heure endormi, se réveille, se répand dans tous ses sens, y porte un feu qu’elle a juré d’éteindre.

Combien d’efforts furent employés pour chasser ces funestes pensées : méditations, oraisons, lectures pieuses, tout fut mis en usage, et tout inutilement. Un jour, un livre inconnu tomba sous sa main ; c’était un roman. Son père lui en procurait, et par hasard, celui-ci était resté avec ses livres de dévotion, les seuls qu’elle eut conservés. Sa première pensée fut de le jeter au feu. Ensuite, on se rappela d’en avoir lu de très-édifians, peut-être y trouverait-on des consolations. Dieu quelquefois se sert de voies extraordinaires. Que sais-je, enfin ? l’ennui, la curiosité l’emportèrent ; elle prit le livre.

C’était un joli roman, du moins il en portait le titre : une histoire de Sylphe. Le livre fut dévoré, lu, relu. Une religieuse, dans la situation d’Eléonore, doit desirer l’existence des Sylphes. Elle fit mieux, elle y crut ; le jour elle y pensait ; la nuit elle y rêvait. Dans ce livre charmant, elle cherchait, trouvait à chaque page des preuves de ce qu’elle desirait.

Un matin, il faisait chaud, le soleil paraissait à peine sur l’horison. La belle Eléonore était sur son lit. Jamais elle n’avait passé de nuit si agitée. Sa chemise cachait bien faiblement les contours d’un corps destiné à reposer ailleurs que dans une cellule. Toute religieuse eût frémi, quoique seule, de se voir dans une semblable position. Elle était couchée sur le dos, sa tête placée sur le côté gauche de son lit, se trouvait un peu plus basse que le reste de son corps ; la cuisse gauche à plat ; la jambe foiblement pliée ; l’autre un peu écartée, soutenue dans une position élevée ; l’avant-bras gauche posé sur sa tête ; le bras vers le Ciel, la main, pas tout-à-fait ouverte ; l’autre appuyée, étendue sur le haut de sa cuisse. Ses doigts étaient écartés, fléchis inégalement par une contraction, qui dominait dans tout son corps.

Jusqu’à ce moment, et dans les intervalles d’un sommeil interrompu, des rêves, des idées de Sylphe avaient bouleversé tout son être.

Maintenant, son ame accablée sous le poids de tant de pensées confuses, dans ce calme apparent qui succède à la plus vive agitation, étrangère à toute idée, à toute sensation, jouissait du sentiment de son existence.

Les beaux yeux d’Eléonore, se remplissaient d’eau : sa vue troublée ne distinguait aucun objet ; un leger balancement animait presque toutes les parties de son corps, et répandait dans tous ses sens l’émotion de son âme. Le faquir, l’illuminé, le bonze, qui, l’attention fixée sur un seul point, concentre son être ; son existence en lui-même n’est pas plus détachée de tout objet extérieur qu’était alors la belle religieuse. Plongée dans une brûlante extase, elle jouissait d’un bonheur qu’on ne peut définir. Il consiste dans une union parfaite et des sens et de l’ame fixée sur une seule idée qui l’occupe, la remplit toute entière sans se diviser en aucun détails, sans se joindre, se lier à rien de ce qui est, fût, ou pourrait être.

Oh ! mes lecteurs, imaginez qu’un hasard propice vous a placés vers le pied du lit de la belle extasiée. Peignez-vous de longs cheveux châtains, ombrageant un sein allant, venant au gré d’une respiration entrecoupée, une bouche à demi-ouverte ; des yeux au ciel ; et ce balancement qui agite toutes les formes d’une innocente de vingt ans et demi ; enfin, imaginez tout ce que vous pouvez voir du lieu où je vous ai placé. De quel feu, de quels desirs vous seriez consumé ! Aucun homme n’était là, mais bien un Silphe. Un Silphe ? Vous riez. Ecoutez mon histoire.

Ce Sylphe donc, non moins sensible qu’un mortel brûlant d’amour, condense autour de son être l’air qui l’environne, se donne un corps ; et planant sur l’objet de ses desirs, approche sa bouche d’une autre qui semblait attendre un baiser. Eléonore crut apparemment que c’était là les plaisirs du couvent. Elle rendit les baisers tendrement, comme ils étaient donnés.

Cependant, vers cet endroit que je n’ose nommer, et qu’une religieuse ne doit jamais toucher, s’approchait le corps aérien. Probablement un Sylphe est fait autrement qu’un humain. Une certaine partie de lui-même, que je ne puis dépeindre, vint chercher ce bouton mystérieux si bien caché par la nature. La langue d’un tendre amant est moins douce, moins agile, moins légère ; ses lèvres sont moins ardentes moins amoureuses.

Eléonore se livrait à cette charmante sensation. Ses soupirs, ses mouvemens convulsifs, annonçaient son bonheur. Son âme, trop faible pour soutenir une émotion si vive, était prête à l’abandonner. Elle se sentait défaillir. En vain le Sylphe amoureux portant tour-à-tour ses lèvres sur des paupières à demi-fermées, ou sur une bouche de rose, cherchait à ranimer sa défaillante amie. Accablée sous l’excès des plaisirs, immobile, elle semblait avoir rendu le dernier soupir. Ces lèvres, cette langue, naguères si promptes, si ardentes à recevoir, à chercher, à rendre les caresses, maintenant ont perdu tout mouvement. Je me meurs, s’écriait-elle. Et sans doute elle allait mourir ; mais une nouvelle sensation lui rendit et la vie et la force de soutenir de nouvelles jouissances.

Cette partie de mon histoire ne peut être comprise que par mes lectrices, et je m’adresse à elles en ce moment. Vous savez bien lorsqu’un amant, par ses caresses, a porté dans vos sens le feu du desir, et que cédant lui-même à ceux qui le consument, il se dispose à joindre ses transports aux vôtres une certaine douleur suspend pour instant vos plaisirs. Il n’en est point qui ne se rappelle de ces premiers tems où elle surpassait toute autre sensation et même elle les effaçait plus ou moins.

Quelquefois, après de doux ébats, fatigués sans être satisfaits, adroitement enlacés, vous restez étroitement unis. L’amant n’est plus en état de renouveler vos plaisirs ; et cependant, il ne peut se résoudre à quitter ce lieu chéri. Il se repose au champ de la victoire. Bientôt il se ranime : et vous, vous sentez croître, s’élever, s’augmenter au-dedans de vous-même, le gage de l’amour. De moment en moment, par degré, la sensation devient plus prononcée, plus vive.

Ainsi le Silphe épargnant à la fortunée religieuse de triste préliminaires, resserrant et développant à son gré les formes de son corps aérien, sans peine, sans douleur, s’introduisait au-dedans d’elle-même : là par des efforts insensibles, aggrandissant son étroite prison, assez et jamais trop, allait venait. Sa belle ranimée mêlait aux exclamations que l’amour lui dictait, celles des bonnes sœurs du couvent ; interrompait ce singulier mélange par de profonds soupirs ; et toutes les parties de son corps se pliant repliant, s’agitaient en tous sens, doucement, rapidement, semblaient se dérober à des transports trop violens, chercher à fuir. Puis se livrant, s’abandonnant toute entière, elle pressait son amant contre son sein ; vingt fois demanda grace, et toujours se retrouva des forces.

Enfin le Sylphe mit un terme à ses feux. Eléonore regardait complaisamment son céleste amant. « Beau génie, car elle ne doutait point qu’il ne fût un habitant de l’Empirée. « par quel bonheur, moi chétive mortelle, ai-je pu mériter de vous voir visiter ma cellule ? En entrant dans ce lieu, je croyais avoir renoncé au plaisir. Ah ! je ne regrette rien. Le monde et tous ses charmes n’ont rien qui puisse me toucher, si de pareilles aurores se lèvent encore pour moi. » Elle parlait ainsi, et de ses mains timides pressait celles du Sylphe. Celui-ci la contemplait en silence. Enfin prenant la parole : « Belle créature, ne sois point surprise de voir à tes côtés un habitant de l’air. Je ne suis pas le premier qui revêtit un corps, pour jouir des félicités de la terre. Mais il n’est aucun Sylphe, qui connut un bonheur plus parfait que le mien. » Il continuait ; à ses louanges mêlait de douces paroles et des caresses plus douces encore.

Eléonore lui demandait s’il l’aimerait toujours. Aucun obstacle ne devait l’arrêter ; tous les jours il devait visiter son amie : car les femmes ont au milieu des jouissances, une prévoyance, un soin de l’avenir ! Le Sylphe souriait, et de ses mains légères, parcourant les charmes de son amante, réveillait des sens déjà bien émus.

L’épi soutenu par une tige tremblante, qui permet à peine de le conduire, et qu’on promène doucement sur ses lèvres, cause un chatouillement moins vifs que ses doigts aériens. Aussi savans qu’adroits, ils se promenaient sur toutes les parties de ce beau corps, et dans mille endroits inconnus aux mortels, faisaient naître d’agréables sensations. Hors d’elle, brûlant d’un feu dont elle connaissait maintenant, et la cause et l’effet, ses yeux demandaient et de plus vives caresses, et de nouveaux plaisirs. Elle fut exaucée. Le Sylphe fit renaître son extase et ses délices. Plus abandonnée cette fois, son infatigable amant la portait, tournait, retournait dans ses bras. Le corps céleste, souple et léger, sans effort se prêtait à tous les mouvemens de l’amour ou du caprice.

Je ne sais si les Sylphes se fatiguent dans de si doux travaux, si même les Sylphes se fatiguent jamais ; mais Eléonore l’était tout-à-fait : et rassemblant le reste de ses forces, elle demanda, elle obtint une trêve. Immobiles, plongés dans une délicieuse lassitude, ils restèrent quelque tems en silence ; puis charmés l’un de l’autre, reprirent la conversation.

La religieuse fit mille questions sur les habitans de l’air. Elle s’extasiait sur leur bonheur. « Il n’est pas si grand, répondit-il, que vous l’imaginez. Par-tout dans cet univers le mal accompagne le bien. Il nous faut des précautions infinies pour parvenir à jouir de la douce volupté, des embrassemens d’une mortelle. Une femme doit réunir tant d’avantages ! Il faut qu’elle soit intimement convaincue de notre existence, c’est même le principal. Elle doit posséder un cœur sensible et neuf, un corps vierge et brûlé de desirs, un esprit orné, cultivé ; enfin elle doit rassembler tous les charmes, tous les dons du corps et de l’esprit dont vous êtes douée, aimable créature. Rarement tant de perfections se rencontrent, ce n’est pas un malheur ; on chérit encore plus ce qu’on trouve avec peine. Mais il est, entre notre existence et la tienne, une si grande différence ! la durée de notre vie surpasse tellement la vôtre ! un seul de nos jours comprend un grand nombre de vos années, presque votre vie entière. Et pendant l’espace qui répond à votre nuit, et que remplit un sommeil nécessaire, votre vie s’écoule, et à notre réveil, l’objet de nos affections n’existe plus ou n’est plus lui-même. Ainsi pour nous le plaisir, le bonheur est un songe. Quoi, s’écria Eléonore, j’ai connu le bonheur, et c’est pour vivre désormais dans les regrets ! Je ne te verrai plus. — Hélas ! il n’est que trop vrai. Tu ne peux guère espérer de me revoir. Je suis forcé, contraint de retourner à mes occupations. Quelques heures sont peu pour moi, et sont une grande partie de ta vie. Si la journée toute entière se passe, je perds tout espoir…

» Sèche tes pleurs, ma belle amie. Vas, si je puis un instant me dérober à mes devoirs, je viendrai le passer dans tes bras. Mon amour est un sûr garant de ma promesse. Avant de te quitter, permets-moi de te faire un don. Plus puissant qu’aucun mortel, je puis satisfaire tous tes souhaits. Parle. — Non, puisque je perds l’espoir de vous serrer encore dans mes bras, je ne desire rien, je ne souhaite rien que la mort, que la fin d’une existence qui m’est odieuse. Je veux la consacrer toute entière à des souvenirs bien chers. Ils me consumeront, me conduiront au tombeau. Toute autre idée n’entrera jamais dans mon ame. Ta présence fait mon bonheur ; ton absence fera mon malheur. Mais au mains j’aurai la consolation de m’occuper de toi seul, de souffrir… Elle allait continuer, et son désespoir s’augmentait encore par les efforts qu’elle faisait pour l’exprimer.

Le Sylphe, par ses baisers, sécha ses larmes, lui prodigua de tendres caresses, et par de nouveaux transports, calma sa douleur. Puis reprenant la parole, « Ma chère amie, dans cet univers, il est bien difficile d’être parfaitement heureux. Le ciel aurait dû nous refuser toutes jouissances, si les plus doux plaisirs ne nous laissaient que des regrets. Mais, crois-moi, calme un peu ta tête. La mémoire donnée aux êtres raisonnables, doit prolonger leurs plaisirs, et même changer en bien être les maux passés. Conserve dans ton ame le souvenir d’un être qui te chérit. Vis heureuse, de peur que tes chagrins, n’empoisonnent ton existence. Accepte un don de moi, il te rappellera sans cesse ton amant, sera le gage de mon amour et l’assurance de mon retour. Tu pourras dire, je lui dois mon bonheur. Du haut des airs il me contemple, il me suit par-tout, il jouit de ma félicité, et cherche l’instant favorable pour se rejoindre à moi ».

Le génie avait tout pour persuader : l’éloquence, le sentiment, les gestes. Il n’eut pas besoin d’en dire davantage. Eléonore rêvait déjà sur un souhait. Elle avait beau chercher, elle trouvait toujours qu’il fallait que son céleste ami ne la quittât jamais, ou du moins revint toujours. Enfin, bien convaincue de la nécessité de le remplacer, elle lui dit : « Je voudrais devenir homme. Dans cet état, peut-être supporterai-je plus facilement mon infortune ? — Je puis mieux faire encore. Tu seras homme pendant un an, puis femme autant, et tu changeras ainsi, n’ayant toujours que vingt ans et demi, à moins que tu n’aies la faiblesse de révéler ton secret ; car alors tu resteras dans l’état où tu te trouveras. »

Eléonore avait fait un souhait presque malgré elle. Lorsqu’elle le vit prêt à s’accomplir, il rit à son imagination. Déjà il lui tardait d’être hors d’état de satisfaire les transports de son amant. Celui-ci, avant d’opérer la métamorphose, voulut jouir des charmes qu’il allait détruire. Etait-ce lassitude ou inconstance de la part d’Eléonore, je ne sais ; mais ces plaisirs, qui naguères lui semblaient si doux, lui étaient devenus presque fatiguans. Elle caressait encore le Sylphe ; mais, par politesse, par politique, de peur de lui déplaire. Enfin il partit et la laissa homme.

Cependant, la religieuse avait manqué, je sais quel office. On en rendit compte à l’abbesse.

Celle-ci était une femme de qualité, elle pouvait avoir trente ans. Destinée par sa famille au cloître, et promue depuis peu, elle avait jusqu’à cette heure pratiqué les humbles vertus d’une sœur. L’exercice du pouvoir, les recherches de la vie la consolaient de la perte de sa tranquillité. Elle commençait à vivre en abbesse. Elle fit venir Eléonore, et la reçut sévèrement. Ses regards en toute autre occasion eussent fait trembler la pauvre religieuse. Maintenant elle sentait quelque chose qui lui donnait du cœur. Avec des yeux, qui parurent très-étranges à l’abbesse, qui firent même baisser les siens, et cependant ne déplurent pas, elle demanda un entretien particulier. On passa dans l’oratoire. Dans le monde on eût appelé ça petit salon, ou boudoir.

» Madame, cette nuit j’ai fait un rêve bien étrange. Vous le savez, d’ordinaire les rêves sont fort embrouillés. Le plus souvent on ne saurait en rendre compte. Dans mon songe un homme, un ange, je ne puis vous dire, avec une baguette, m’a touché vers un endroit que je ne sais nommer, et m’a dit sois homme. Je me suis réveillée, et me suis en effet trouvée très-différente de ce que j’étais en me couchant. — Quoi, ma sœur, seriez-vous devenue un homme. — Hélas, madame, j’ignore comment un homme est fait ; mais certainement je suis bien changée. — Enfin, quel changement ! voyons… non, Dieu est bien puissant. Peut-être votre songe s’est effectué. Ma conscience… » En parlant, elle regardait complaisamment Eléonore. Jamais elle ne l’avait trouvée si jolie, si intéressante. Lui de son côté, trouvait à l’abbesse mille charmes, mille agrémens auxquels il n’avait encore fait aucune attention. Un teint frais, reposé, des dents superbes, une main blanche, petite, potelée, de l’embonpoint, de la grace, de la noblesse, une propreté, une recherche exquise : tous ces détails lui apparurent subitement, comme ils n’avaient jamais existé.

« Madame, sa voix tremblait. Comment faire une telle description ? Jamais servantes de Dieu ne se trouvèrent obligées de tenir une pareille conversation… Dans la disposition que la nature fit de nous, il est un lieu qu’elle cache soigneusement, sans doute pour nous marquer que la pudeur doit le dérober à tous les regard. Eh bien, il est entièrement disparu. A sa place est quelque chose de forme à-peu-près ronde. Un peu au-dessus, est une excroissance de chair, assez semblable à un doigt. Avant de venir ici, elle était plus faible et pas plus grosse. Dans le moment où je vous parle, elle devient extrêmement dure. Il me semble même qu’elle enfle, grossit. Je sens là une violente tension. J’éprouve une gêne, une espèce de douleur, qui cependant me fait plaisir. — En effet, ma chère enfant, vos yeux sont d’extraordinaire en vous écoutant, vos paroles m’émeuvent bien plus qu’il n’est naturel. Je suis d’avis de réciter quelques pseaumes. »

On avait à peine commencé. L’abbesse s’interrompant : « Ma sœur, sentez-vous quelque soulagement ? — Bien au contraire, mon mal s’augmente toujours. Donnez-moi votre main ; sentez. La main fut donnée par l’une, appuyée par l’autre. Il semblait qu’un talisman la tînt enchaînée dans ce fatal endroit. A travers les passions il était difficile de juger. Cependant c’était assez pour être très-étonnée. « Vous avez bien raison. Voilà quelque chose d’extraordinaire. Il faut absolument voir un médecin. — Oh non, je vous en prie. Je ne pourrai me résoudre à montrer mon mal à un homme. — Il le faut bien ; si vous alliez mourir. Je me le reprocherais toute ma vie. — Je sens que je n’en mourrai pas. — On ne sent pas toujours son mal. Voyez plutôt vous-même. — Qu’y ferai je ? Je ne suis pas médecin… Je pourrais pourtant vous être utile ; en parler pour vous au docteur ; vous éviter un entretien puérile. — Oui : vous avez raison. Ah voyez, voyez : vous me rendrez la vie ! — Cela se peut-il ? C’est une action bien hasardée. — Et pourquoi ? Quel mal peut-il y avoir ? — Si nous appelions la prieure. Elle est de bon conseil. — N’appelez personne. Devant tout autre que vous je mourrais de honte. Il faut toute la confiance que vous m’inspirez, pour m’être déterminée à vous révéler un pareil secret. »

En même tems Eléonor se renversa sur un sopha, et fit voir deux cuisses blanches, dont les muscles étaient faiblement prononcés. L’abbesse n’y fit point attention. Tous ses regards se portèrent ailleurs. Ah ! s’écria-t-elle, immobile d’effroi. L’autre la tira fortement, lui fit perdre l’équilibre, et l’assit à ses côtés. La main fut de nouveau saisie et rapportée à l’endroit qu’elle avait quitté depuis peu. La curiosité, le desir, et sur-tout l’enflammé jeune homme combattaient pour que cette main restât. Un sentiment irréfléchi, la pudeur voulait qu’on se retirât. De ce conflit, naissait un mouvement alternatif, et le patient commençait à sentir les approches d’un plaisir très-vif, assez semblable à celui que naguères il avait éprouvé dans toute autre posture. La sensation croissait, la respiration s’embarrassait, La sensible abbesse ne pouvait s’empêcher de prendre part à une si vive émotion. Il avait l’air si intéressant, les yeux si animés ! « Continuez, ne m’abandonnez pas ! je me meurs ! » En effet, il arrivait au comble du plaisir. Il ferma les yeux. Il eut l’air d’expirer. A ce spectacle, à tout ce qu’elle put encore remarquer, l’abbesse fut très-effrayée. Heureusement Eléonor en ce moment la regarda bien tendrement. « Mon dieu ! vous m’avez fait peur ! J’ai cru que vous alliez mourir. Souffriez-vous ? — Non, ma chère amie. Bien au contraire ; le plaisir le plus vif coulait dans mes veines. — Moi aussi, j’étais extrêmement émue. Je m’unissais à vous. Encore même en cet instant, j’éprouve à cette place, qui n’existe plus chez vous, une sensation extraordinaire. S’il allait m’arriver comme à vous. Si votre mal se gagnait ? — Voyons. — Non, je le sens fort bien. Il n’y a rien de changé. — Vous vous trompez peut-être. Laissez-moi voir : et il voulut y regarder ». On s’y opposa quelque tems, mais on n’était pas la plus forte, on laissa faire.

Eléonor se rappelant les leçons qu’il avait reçues du Sylphe, se disposa à les mettre en pratique. Sa main fut facilement au fait du pays ; bientôt on fut hors d’état de rien refuser. Il se mit en devoir d’achever la leçon.

« Vous n’y pensez pas ; si vous étiez réellement un homme. Songez quel mal, quel péché ! » Eléonor poursuivait son projet, et l’autre, instruite par la nature, sans le vouloir, sans presque le savoir, allait au-devant de son vainqueur. La répétition fut complète. Il semblait que la défunte religieuse eût concentré dans sa nouvelle forme tous les feux du génie. Ils continuèrent, recommencèrent, firent force exclamations, et fort peu de réflexions.

Charmés, satisfaits l’un de l’autre, ils se quittèrent résolus à se retrouver au plutôt. L’abbesse fut bien aise d’être seule. Elle repassait dans son ame, elle jouissait de nouveau, de toutes les sensations délicieuses qui venaient de la combler. Des remords vinrent d’abord troubler une si douce extase. Après y avoir bien réfléchi, elle regarda cet événement comme une grace de la divinité, pour lui aider à supporter les devoirs de sa dignité. Elle crut ensuite que c’était-là un privilège, un des droits attachés à la croix d’or, et c’était peut-être un peu mieux raisonner. Enfin elle trouva toutes ces raisons détestables, mais Eléonor n’en était pas moins la plus aimable de toutes les religieuses, et elle ne pouvait prendre trop tôt des arrangemens pour la quitter le moins possible, pour se l’approprier. En effet, elle fit ses dispositions pour la loger dans son appartement.

Eléonor de son côté se sentait tout autre. Un sentiment de satisfaction l’animait. Il était content de lui. Sa première idée en formant un souhait, avait été de sortir du couvent. Maintenant il ne s’y sentait nullement disposé. Comment quitter cette bonne abbesse, si tendre, si aimante, si jolie ! D’ailleurs, dans ce lieu habitaient des novices, de jeunes religieuses, charmantes, innocentes. Quel charme de vivre en sultan dans ce bercail, et la vanité de se montrer dans un nouvel état ; car il croyait valoir beaucoup mieux en ayant changé de sexe. Déjà, il avait pris une haute opinion de lui-même, le desir de la domination et le goût de l’inconstance.

L’abbesse avait si bien pris ses mesures, que son ami ne la quittait presque jamais. La nuit se passait dans les délices, le jour dans les jouissances de la vie ; ce n’était pas tout-à-fait le compte d’Eléonor. Il avait jeté son dévolu sur une novice de dix-huit ans. Il était veillé de près ; il fallait employer bien des manèges pour avoir un entretien.

Thérèse, c’était le nom de la jeune personne, avait un regard tendre, un air voluptueux comme on rencontre rarement ; et ce regard, cet air était encore plus prononcé en présence d’Eléonore, non qu’elle se doutât du mystère caché sous cette jupe-là, mais l’intéressante novice avait des inclinations qui ne faisaient point disparate avec sa physionomie. Une de ses compagnes, moins jolie, plus brune, car celle-ci était blonde et blanche à éblouir, lui faisait supporter l’ennui du cloître. Que dis-je supporter ! C’était, je crois, de peur de la quitter, qu’elle prenait le voile. Elevées ensemble, elles avaient de bonne heure commencé les passe-tems de Sapho.

Insatiable de plaisirs et de caresses, Thérèse brûlait d’associer à ses amusemens la piquante, l’aimable Eléonore. Quelques soins que prit l’abbesse, elle ne put empêcher une conversation si ardemment desirée de part et d’autre. Elle fut vive et courte. Quelques louanges données réciproquement la composèrent. Quelques baisers l’interrompirent, et le geste le plus décisif la termina. Mais quel fut l’étonnement de Thérèse, qui croyait célébrer les mystères de la bonne déesse, de trouver une victime si différente de celle qu’elle cherchait. Elle fit un cri, puis se rassura, puis voulut voir ce que c’était qu’un homme. Elle avait fait de trop bonnes lectures, et les avait trop soigneusement méditées pour ne pas reconnaître ce qu’elle touchait pour la première fois. Elle ne pouvait se lasser d’examiner, de prendre, mais n’osait se résoudre à souffrir ce que Eléonor demandait avec tant d’instance, de feu.

Quoique savante en théorie, jamais elle n’aurait cru qu’un si petit endroit pût fournir une aussi grande place. Enfin elle se laissa faire, trouva qu’un homme faisait mal, puis s’y accoutuma, et puis y prit plaisir. Mais, soit la force de l’habitude ; soit que la nature l’eût ainsi organisée, elle ne trouva pas que ce jeu valût la peine de renoncer à celui qui l’avait occupée jusqu’à ce jour. Elle fit mieux, elle voulut faire faire à sa bonne amie la même expérience ; elle introduisit Eléonor dans leur tête-à-tête. Sa compagne lui sut beaucoup de gré de l’attention. La brûlante Thérèse trouva qu’un beau jeune homme, bien ardent, bien complaisant, qui apprend tout ce que l’on veut, et qui se prête à tout, donne aux plaisirs de deux recluses un fini précieux. Eléonor trouva charmant d’avoir à sa disposition tant de charmes, tant de mains caressantes, de s’unir à tant de transports, de soupirs, de fureurs amoureuses.

Plus de huit mois s’écoulèrent ainsi, et plus heureux que sages, ils cueillirent les fleurs sans qu’aucun fruit ait troublé tant de plaisirs renfermés dans un cloître, où la principale actrice jouissait d’une autorité absolue ; un secret impénétrable dérobait à tout le monde ces voluptueux mystères.

Cependant l’abbesse eut des soupçons, elle fut furieuse ; ensuite elle en fut presque sûre ; elle en eut un mortel chagrin ; mais son amour, qui cherchait à l’aveugler, et son amant qui voulait la tromper, la remirent dans l’indécision. Aujourd’hui l’assurance d’être heureuse la charmait : demain, le plaisir de contrarier, de vexer des rivales, la satisfaisait : l’autre jour elle sacrifiait à son infidèle jusqu’à sa jalousie. Pour l’amour de lui, elle procurait mille agrémens à Thérèse et à son amie. Leur vue plaisait à son amant ; c’était assez pour qu’elle leur voulût du bien. Le bonheur de son cher Eléonor était son unique but : si elle croyait qu’un autre pût l’aimer davantage, pût le rendre plus heureux, elle sacrifierait jusqu’à son amour.

L’ingrat, l’inconstant profitant de la tendresse et de l’aveuglement de son amante, dérobait au plus tendre amour autant de momens qu’il pouvait pour les donner au libertinage. Chaque jour le trio pervers inventait de nouvelles ruses, trouvait de nouvelles retraites pour tromper la vigilance de la pauvre abbesse ; et dans ce cloître comme dans le monde, la jalousie, l’amour et la fidélité étaient sans cesse dupes de l’inconstance et du libertinage.

Un jour, la bande lubrique s’était enfermée dans l’oratoire. Un immense sopha, des coussins de toutes formes, de toutes grandeurs, en étaient les seuls meubles. On riait, on causait, on poliçonnait. Bientôt on défit tous ces vêtemens incommodes. L’œil, la main, la bouche purent courir, caresser, baiser sans gêne. L’oratoire avait une porte. Elle s’ouvrait dans une espèce de tribune, et donnait dans le chœur. Elle fut construite par une ancienne abbesse. Elle servait peu maintenant, on avait bien d’autres affaires.

Une sœur converse, occupée dans le chœur, entendit du bruit ; cédant au démon de la curiosité, elle vint doucement regarder par le trou de la serrure. Elle vit trois corps tout nus, et reconnut très-bien leurs figures. Elle ne pouvait en croire ses yeux, et fut sur le point de s’enfuir et de crier au scandale ; mais la curiosité la retint opiniâtrement attachée à la porte.

Thérèse et Ursule couchées sur le sopha, se prodiguaient les plus tendres caresses, les baisers les plus lascifs, les gestes les plus irritans. Leurs bras enlacés amoureusement, leurs jambes lubriquement disposées, unissaient intimement tout leur être. Les deux amies tour-à-tour, dessus, dessous, présentaient à Eléonor, dans des positions sans cesse variées, des charmes divers, ses mains libertines les parcouraient, les caressaient, et sans cesse entraînées par de nouveaux desirs, volaient de l’une à l’autre sans pouvoir se fixer nulle part ni cesser un jeu si charmant.

Toutes deux étendues, elles s’étaient entrelacées de manière qu’elles ne se touchaient plus que par un point le plus intéressé sans contredit aux occupations du moment. Leurs bouches se trouvaient aussi éloignées que possible. Leurs yeux ne pouvaient plus s’entendre ; leurs mains se touchaient à peine. Sans le bel Eléonor qui portait tour-à-tour à chacune de ces bouches amoureuses les baisers qu’il venait de cueillir sur l’autre, la communication entre les deux amies n’eut existé que par un seul point, fait, il est vrai, pour être un moyen d’union, mais d’une union beaucoup moins superficielle que celle qui existait dans ce moment.

Bientôt l’impatiente Thérèse quitte encore cette position. Elle s’approche du bord du lit, elle s’y asseoit, s’y renverse ; et saisissant sa compagne, passe une de ses cuisses entre celles de sa complaisante amie, la couche sur elle, la presse contre son sein, et trouve le plaisir en s’unissant par de voluptueux baisers à celui qu’elle fait éprouver.

Eléonore ou l’Heureuse personne, p. 53
Eléonore ou l’Heureuse personne, p. 53


Pendant ce tems, Eléonor portait tour-à-tour ses mains sur deux globes dont la position bien différente, variait ses sensations, distribuait mille baisers sur tant de charmes. Il approche son doigt d’un lieu qui semblait déjà tant fêté, et l’y enfonça tout-à-fait ; puis l’ôta, puis le remit encore ; puis le porta un peu plus haut, et là l’y enfonça de même.

Sans contredit, la figure est le siège de la physionomie ; mais cette partie, que la sœur converse considérait avec tant d’attention, n’est point sans expression, et des yeux attentifs y peuvent lire. Ces formes rondes, au premier coup-d’œil, semblent toutes pareilles ; mais elles ont mille différences. Il en est de jolies, d’aimables qu’on ne peut se lasser de prendre, de baiser ; tel était celui qui fixait alors toutes les idées de la curieuse sœur. Attentive aux moindres mouvemens, une légère contraction lui fit très-bien deviner que cette dernière introduction avait causé d’abord une certaine douleur ; puis un abandon lui fit connaître que la douleur avait fait place au plaisir.

La pauvre converse était pucelle, cependant elle savait comment un homme était fait, et comment se faisait un enfant. En personne pieuse, elle détournait son esprit de semblables pensées, et dans l’œuvre de chair ne voyait que le sacrement. Aussi tout ce qui se passait sous ses yeux lui parut-il fort étrange. Son vœu de chasteté était clair ; elle ne pouvait en conscience toucher à cet endroit par où l’on vient dans le monde. Pour ce qu’elle voyait faire, c’était tout différent. Jamais en prononçant ses vœux elle n’avait pensée à ce côté-là. Comment imaginer qu’on peut trouver quelque plaisir à pareille opération ! mais puisque ce lieu était libre, et qu’un hasard lui en apprenait l’usage, elle pouvait sans inconvénient en profiter.

En vertu de ce beau raisonnement, la converse, sans quitter la serrure, se trousse et se fait elle-même ce qu’elle voyait faire. Une douleur assez vive ne l’arrêta point ; elle enfonce, et éprouve tout-à-la-fois du mal, du plaisir et un desir extrême qu’elle excite sans le satisfaire : un nouvel objet vint encore renverser toutes ses idées. Eléonor se lève, et lui fait voir très-distinctement qu’il n’était pas une femme. A cette vue elle ne peut plus douter diabolique, et elle allait cesser bien malgré elle, le jeu qui l’occupait.

Cependant le beau jeune homme s’approchait tout près du couple. La sœur se rappelant tout ce qu’elle savait du sacrement, ne concevait pas trop comment ce grouppe pourrait se combiner ; car tout restait dans la même position. Alors elle vit ou crut voir qu’au lieu de prendre la route qu’elle imaginait, il prenait celle qui l’avait déjà si fort étonnée.

Il est impossible d’assurer ce qui en était positivement. Ce sont de ces choses dont on ne convient guère, et à travers une serrure il est facile de se tromper sur une si petite distance. Qui peut d’ailleurs calculer toutes les fantaisies de ces cloîtrés, occupés nuit et jour de lectures scandaleuses, d’idées libertines et surtout de l’unique soin d’augmenter, de multiplier, de varier, de prolonger, de ranimer leurs jouissances. Peut-être Ursule, pour ne rien perdre des soins de son amie, était-elle bien aise qu’il en fut comme la sœur voyait ; ou peut-être aussi cette dernière manière de voir entrait mieux dans les idées de celle-ci, et chacun sait combien nos idées influent sur nos jugemens.

Quoi qu’il en soit, cette vue raffermit la spectatrice dans ses premières imaginations. Elle resta dans sa grotesque posture. Bientôt elle entendit des soupirs ; elle vit des convulsions, des mouvemens précipités, elle suivait des yeux, mêlait ses soupirs à ceux qu’elle entendait, imitait les mouvemens ; enfin ce qu’elle voyait, ce qu’elle pensait, ce qu’elle faisait agirent si bien sur son imagination, sur ses sens, qu’elle éprouva tout ce qu’on éprouvait ; et dans l’instant où cet échafaudage libertin se défaisait, se renversait pour rester immobile et couché sur le sopha, elle perdit presque connaissance, tomba sur un banc qui se trouvait là, puis s’en alla, bien résolue d’y revenir une autre fois,

A peine fut-elle dans sa cellule, qu’elle fit de profondes réflexions. En vérité les réflexions sont de tristes choses. La pauvre fille se reprocha l’innocent plaisir qu’elle s’était procuré. Elle trouva absurdes, insensés, tous les raisonnemens qu’elle avait faits, pendant cette belle expédition. Et dans le fait, elle n’avait pas tort ; mais qu’importait qu’elle eût bien ou mal raisonné ? Elle s’était fort divertie, et n’avait fait aucun tort à personne. Elle était loin de faire aucune réflexion de ce genre. Hélas ! elle ne pensait qu’à l’énormité du péché. Il n’en fallait pas tant pour la désespérer ; et cependant, quelque chose de plus fâcheux encore aggravait ces tourmens, c’était l’article de la confession.

Le directeur ne plut jamais à la sœur ; il eut toujours pour elle des manières dures et sévères, et non pas cette onction, cette douceur évangélique, qu’il est si consolant de trouver. Dans le vrai, elle n’était pas jolie ; et quelque saint que l’on puisse être, on sent plus d’indulgence pour un joli minois. Enfin, quel qu’en fut le motif, elle regardait, comme le plus grand, le plus terrible des malheurs, d’être obligée de raconter au père directeur, un péché de cette force ; d’ailleurs, le pouvait-elle, en conscience, dire ce qu’elle avait fait, c’était dire ce qu’elle avait vu ; c’était faire la confession d’une autre ; c’était médire d’une mère, peut-être même calomnier ; car enfin était-elle bien certaine ? à travers une serrure on peut se tromper : cette aventure était si étrange ; qui sait si ce n’était pas un prestige ; et si celles qu’elle avait vues ou cru voir, ne se confessaient pas à leur tour ; dans quel embarras elle mettrait le confesseur ? Cependant quelqu’indignée qu’elle en fût, il lui fallait une absolution.

Ainsi raisonnait la bonne sœur, et elle en conclut que ce vilain, ce maussade prêtre ne pourrait être instruit d’une pareille histoire. Il n’avait sûrement pas les pouvoirs suffisans. Mais à qui devait-elle se confesser, Elle en était là et grandement embarrassée lorsqu’on annonce monseigneur. Il faisait sa visite au couvent. L’abbesse était avec lui ; tout le monde était en l’air pour jouir d’une telle faveur. Elle y courut, bien persuadée que le ciel avait préparé cet événement tout exprès pour la tirer d’embarras.

Cet évêque venait d’être nommé nouvellement par la cour. Il avait quarante ans, un extérieur de représentation, une conduite régulière. Ses grands-vicaires se composaient sur son air et sa suite ; sa mine, ses propos édifiaient le couvent. Il traita avec bonté les religieuses, et avec égard une abbesse, femme de qualité. La sœur arriva et demanda à parler en particulier à monseigneur. L’on fut étrangement surpris qu’une converse osât faire une pareille proposition. Monseigneur y consentit.

Quand elle fut seule tête-à tête, la parole lui manqua. Elle ne savait par où commencer sa narration. Enfin prenant courage, elle raconta de bout en bout, de point en point tout ce qu’elle avait vu. L’évêque ne savait quelle contenance tenir. Vingt fois il fut sur le point d’éclater de rire aux descriptions, aux périphrases de la sœur. Il y avait mille choses qu’elle ne savait comment nommer, comment décrire. Cependant, mais non sans peine, il sut tenir imperturbablement son sérieux. « Ma fille, lui dit-il avec bonté, vous avez bien fait de révéler à moi seul une aussi étrange aventure. Conservez pour vos mères tout le respect et la soumission qu’elles méritent. Ce n’est pas à vous à juger vos supérieures, mon enfant ; il est si aisé de mal voir ; nous sommes sujets à l’erreur ; nous devons toujours trembler d’accuser notre prochain ; s’il est coupable, Dieu sans doute lui pardonnera ; les trésors de sa miséricorde sont infinis. Pour nous, nous ne trouverons grace devant lui, qu’en nous défiant de nous-même, de nos lumières, de nos sens. Je vous donne l’absolution et vous défends de répéter à qui que ce soit ce que vous m’avez dit. » Il accompagna ce discours des gestes convenables, de l’air nécessaire. Il joignit encore quelques paroles, et laissa la bonne fille, charmée de n’être pas obligée de se confesser au maussade directeur, doutant de ce qu’elle avait vu, et assez portée à croire que l’ange tentateur fascinant ses yeux, avait sali son imagination de tous les prestiges qu’elle avait vus, et métamorphosé, pour elle, une discipline de piété, en un spectacle de dissolution.

A quelques jours de là, monseigneur vint au couvent. Il prit l’abbesse en particulier, lui raconta ce qu’on lui avait dit, et ce qu’il devinait. Celle-ci, étourdie d’une pareille conversation, troublée par la jalousie, avoua tout ce qu’elle savait. Cette histoire parut fort peu vraisemblable. Mais sans examiner si Eléonor avait toujours été homme, ou s’il l’était devenu ; l’évêque le fit sortir du couvent, sous prétexte de le faire passer dans un autre.

De combien de pleurs fut accompagné ce départ ! Les bonnes sœurs, jeunes, vieilles, toutes regrettaient leur aimable compagne. Mais personne ne savait aussi bien ce qu’on perdait, que l’abbesse et ses deux rivales. Pour Eléonor, tout en mêlant ses larmes à celles de ses amies, il sentait au fond de son ame, un secret contentement de quitter le cloître. Le regret déchirait son cœur. L’espérance lui présentait l’avenir sous des couleurs flatteuses. Ces illusions s’évanouirent bien vîte. On le fit changer d’habit ; et ne sachant qu’en faire, on l’envoya chez des moines dans un couvent écarté, y commencer un second noviciat.

Ce n’était pas seulement par indulgence et pour compatir aux faiblesses d’autrui, que l’évêque avait pris tant de précautions. Il vint au couvent, entretint d’un œil moins sévère les trois jolies pécheresses. Il leur exposa les dangers qu’elles avaient courus avec un jeune étourdi sans expérience. Monseigneur avait de l’esprit, de l’amabilité, le desir de plaire, de la hardiesse, est un terrible avantage. Tant bien que mal il remplaça l’exilé, et le soin de ce petit troupeau n’était pas une des moins agréables occupations du pasteur.

Cependant, le pauvre Eléonor trouva son nouveau genre de vie bien différent, et sur-tout fort triste. Hélas, comme il regretta sa bonne abbesse ! Comme il s’en voulut d’avoir eu un petit mouvement de plaisir en la quittant ! Il se rappelait des jours délicieux ; ces ressouvenirs lui faisaient sentir plus vivement sa situation. Sans parens, sans amis où aller ; que devenir ? sur-tout un jeune homme timide, et de ce côté, encore un peu religieuse ; mais aussi comment rester avec quatre ou cinq moines, vrais animaux qui ne pensaient qu’à manger.

En vérité, disait-il, c’était bien la peine qu’un génie me trouvât digne de son amour, me fit connaître les plus doux plaisirs, exhaussât le vœu le plus beau que puisse former un être mortel ; et tout cela pour végéter dans un cloître, et tomber ensuite dans les mains de rustauts de moines. Encore au moins dans ce couvent on pouvait vivre : mais ici, ah, si je n’en puis sortir, j’y mourrai !

Il était depuis quinze jours dans ce lieu, toujours tourmenté de tristes idées. Le prieur arriva : c’était un bon vivant. Il venait de l’évêché. On lui avait conté en secret l’histoire d’Eléonor. Il se mit à le plaisanter sur son aventure ; le félicita de ses prouesses avec des termes si peu ménagés, que l’innocent rougissait à chaque mot ; l’autre, que son embarras amusait, en continuait de plus belle.

L’après-dîné, quand le prieur avait réparé ses forces, qu’un bon vin vieux avait répandu la chaleur dans ses veines, les yeux brillans de luxure il se livrait à la gaîté la plus licencieuse ; Eléonor rougissait, perdait contenance ; et quoique ces joyeux propos lui rappelassent les momens délicieux du couvent, les charmes du souvenir étaient effacés par l’embarras de la conversation.

Ce n’était pas encore là le moment où le beau novice courait le plus de danger. Le soir, lorsqu’il rentrait dans sa cellule, pour dormir, ou rêver aux religieuses, au Sylphe, le prieur trouvait toujours le moyen de l’accompagner. Il n’avait plus alors l’air luxurieux de l’après-dîné. « Mon pauvre Eléonor, lui disait-il, en le tenant par le bras, tâchez un peu de secouer votre tristesse. Ce séjour ne vaut pas celui que vous avez quitté, mais croyez-moi, l’on peut y trouver des plaisirs. Aimable et joli comme vous êtes, il vous est plus facile que vous n’imaginez, de tirer parti de votre situation. Voyez si j’engendre de la mélancolie. Ma bonne humeur vous prouve que je suis heureux. L’intérêt que je prends à vos chagrins est le seul sentiment qui depuis quelques jours affaiblit ma gaîté. Mais je dissiperai votre mélancolie. Votre petite mine intéressante ne permet pas de vous approcher, sans vous vouloir du bien. Je veux absolument vous rendre heureux. Je veux que vous m’aimiez aussi. »

Tant il est doux de se sentir louer ! Eléonor écoutait avec plaisir ; il oubliait les propos, les gestes indécens de l’après-dîné. La cellule était soignée, propre, ornée de fleurs. La défunte religieuse avait conservé ses goûts, et l’amitié du prieur mettait à sa disposition tout ce qui pouvait adoucir et charmer sa solitude. Celui-ci n’entrait pas dans cette petite chambre, sans éprouver un doux frémissement. L’ordre qui y régnait, l’arrangement de chaque chose, lui rappelaient et la guimpe et le voile ; mais la mine fraîche, les yeux langoureux, le teint de lis et de rose de celui-ci, l’émail de ses belles dents, troublaient encore bien plus son imagination. C’étaient chaque jour de nouvelles marques d’attention du prieur ; c’étaient les plus beaux fruits, les meilleures confitures, les liqueurs les plus fines, les bombons les plus parfumés. Tout en faisant goûter ces douceurs, le moine continuait ses propos, et le novice, faible comme une femme, vain comme un homme, et gourmand comme une religieuse, ne redoutait point la soirée.

« Il faut, lui dit un jour le prieur, rompre l’uniformité de la vie que vous menez ici. Je veux vous faire faire connaissance avec des dames du voisinage. » A ce mot de dames, Eléonor tressaillit. Sont-elles jeunes, dit-il, avec un regard complaisant. Par un reste de pudeur que les propos du moine dissipaient chaque jour, il cherchait à cacher une partie de l’émotion qu’il éprouvait, mais elle n’échappa point à son interlocuteur qui ne perdait pas une occasion de lire sur sa jolie physionomie. « Pas très-jeunes, mon cher ami, elles ne valent pas les belles que vous avez quittées. Il est fâcheux de commencer par être trop heureux ; on ne peut plus s’accoutumer nulle part. Ce sont de bonnes personnes, elles nous recevront bien, et vous rendront ce séjour moins triste. Demain nous irons dîner chez elles ».

En effet, sur les onze heures du matin ils partirent, furent environ une demi-heure en chemin, par le plus beau tems du monde, et par des sentiers charmans. Le prieur riait, plaisantait son compagnon qui s’était fait plus propre et plus beau que de coutume. Ils arrivèrent dans une maison de peu d’apparence, mais bien tenue ; une servante de bonne humeur, les introduisit dans un salon bien rangé, bien en ordre, mais antique : les fit asseoir, leur apporta du vin frais, leur dit que ces dames allaient descendre, et ne perdit pas une occasion de rester et de bavarder.

Au bout d’une demi-heure, la porte s’ouvrit, les deux dames parurent, et firent très-gravement la révérence ; le prieur la leur rendit assez cavalièrement, et présenta son protégé. — « Prieur, tout ce qui vient de vous, est toujours bien reçu », dit la plus âgée, et toutes deux regardaient très-attentivement le bel Eléonor qui baissait les jeux. » Votre protégé a la physionomie la plus heureuse ; il est bien jeune, il nous trouvera un peu graves. » — Bah ! dit le prieur, allez-vous nous parler d’âge, de jeunesse ; rien ne m’attriste comme ce sujet de conversation. Il n’y a qu’un bon tems, c’est celui de la bonne santé ; qu’une bonne manière, c’est celle de la bonne humeur ». En même tems il s’assit, et tous quatre firent une espèce de cercle.

Le prieur continua des plaisanteries un peu grosses, mais tout en le grondant et le désapprouvant, les dames, sans cependant quitter l’air pincé de la première révérence, ne laissèrent pas de s’en divertir.

Eléonor se mit à considérer ses nouvelles connaissances, regardant chacune à leur tour, celle qui ne le regardait pas ; elles étaient, sœurs, et avaient un air de famille auquel on ne pouvait se méprendre ; elles étaient demoiselles ; elles avaient habituellement les yeux baissés, la taille droite, ne s’appuyant jamais sur leurs fauteuils ; frisées, poudrées, sans rouge, et n’ayant pas la plus petite partie de leur ajustement chiffonné ; quarante ans bien sonnés. Ce n’étaient pas là les femmes qu’Eléonor voyait quelquefois dans ses songes ; cependant, elles y ressemblaient davantage que les moines, ses confrères. Il se sentait un bien-aise de leur compagnie, et commençait à s’apprivoiser avec elles.

Une des deux appela la servante : « Marie, dites donc à ma nièce de descendre, elle n’est jamais prête ». A ce mot de nièce, le jeune homme s’approcha des tantes, s’anima dans la conversation ; il jetait de tems en tems un regard furtif vers la porte ; enfin, un bruit de talons, de petits pas, la porte qui s’ouvrit, lui fit regarder tout-à-fait ; il vit entrer la nièce, petite, bossue, tortue, ridiculement parée, marchant, parlant avec prétention ; et il ne sut plus que dire à de vieilles tantes, qui avaient une nièce si laide.

On servit à dîner, la petite bossue dit mille impertinences ; les deux dames eurent un soin particulier de leurs convives ; tour-à-tour on leur offrait des morceaux choisis. Eléonor se mettait à son aise ; les tantes quittaient l’air pincé ; la nièce, à laquelle on ne faisait point attention, se taisait. Le prieur, qu’on ne grondait pas, plaisantait plus doucement. L’on sortit de table de la meilleure humeur ; le café, les liqueurs prolongèrent dans le salon, la liberté du repas.

On fit promettre au prieur d’amener son pupille : celui-ci promit avec plaisir, d’accompagner son protecteur. On reconduisit les hôtes une partie du chemin, chacune des deux dames avait pris un bras ; dans le changement de position de la promenade, le jeune homme se trouva souvent entre deux, et il se trouvait bien. Enfin, on se sépara ; le prieur après souper, se promena avec son joli ami, le reconduisit dans sa cellule, assista à son coucher, et ils causèrent de si bonne amitié, qu’il était bien tard quand ils se quittèrent.

Chaque fois qu’on allait voir les voisines, Eléonor se trouvait mieux avec elles. La nièce faisait là, tant de tort à la jeunesse, qu’il ne s’appercevait plus de l’âge des tantes. Cet âge, cependant, lui causait un certain embarras ; il n’osait s’expliquer ; les dames, quoique fort gaies, fort prévenantes, avaient toujours un grand air de décence, une grande réserve dans leurs discours. Il n’avait pas plus de penchant pour l’une que pour l’autre, au fait, plus de besoin encore que de penchant ; point d’expérience, point assez d’usage pour lever de faux scrupules, et pas assez de passion pour en braver de véritables. Cependant, cette société lui plaisait infiniment, disposait son ame à d’agréables idées, et fournissait entre le prieur et lui, de continuels sujets de conversation.

Le moine ne perdant pas de vue le but de ses desirs, et dont la passion augmentait chaque jour, profitait de cette douce intimité, pour augmenter sa familiarité. Déjà les yeux, le front, les joues d’Eléonor avaient reçu des baisers tels que peut en donner une tante. Sa belle poitrine elle-même avait passé mainte et mainte fois sous des mains lascives. Le prieur lui faisait remarquer combien elle était haute et blanche, quel beau triangle formait avec son nombril les deux boutons rosés de ses seins ; il admirait la forme des muscles qui les supportaient ; mettait en doute si la plus belle gorge d’une femme avait des formes plus gracieuses, mais aucune ne pouvait à son gré lui disputer en beauté.

Jamais Adrien ne prodigua tant de louanges au bel Antinoüs. Si le mélange de forces et de graces nous charme encore sous un marbre insensible, qu’on pardonne au prieur de n’avoir pu considérer, sans de coupables desirs, ces belles formes de là jeunesse virile, et qu’on pardonne encore au pauvre Eléonor de ne pas appercevoir sous les fleurs de la louange et de la complaisance, le serpent qui cherchait à lui ravir les derniers restes de son innocence.

Les deux tantes étaient venues dîner à l’abbaye. Rien n’avait été oublié pour les bien recevoir. Le vin, les liqueurs, la gaîté du repas avaient presqu’enivré les convives. La nièce, vis-à-vis de laquelle on se gênait toujours un peu, n’y était pas et l’on avait fait presque des folies. On reconduisit les dames, et l’on fut dans le chemin moins sage encore qu’à la maison. Si la partie quarrée n’eût été troublée par la présence des autres moines, on ne sait ce qui serait arrivé, tant les tantes étaient gaies, tant le novice était animé.

Il faisait une chaleur excessive. Le premier soin d’Eléonor en entrant, fut de se déshabiller des pieds jusqu’à la tête. Le prieur était là pour l’aider, et tous deux enivrés de gaîté, de desir, de luxure, conservaient moins que jamais de pudeur dans leurs propos, et de décence dans leur maintien.

Le jeune homme presque nu, était couché sur son lit. Le moine enveloppé dans sa soutane était assis sur ce même lit. « Mon Dieu, dit celui-ci, mon cher que vous étiez animé aujourd’hui ; sans la compagnie de nos respectables confrères, les tantes y passaient. Les bonnes dames ne demandaient pas mieux. Comme elles parlaient, comme elles répondaient, comme elles écoutaient. Quel feu ! c’est à toi qu’il faut s’adresser pour rajeunir les vieilles. — Oh, vieilles ou non, répondit le déhonté jeune homme, aujourd’hui je suis capable de tout ; et la nièce elle-même, si elle était là, je la… » Un reste de pudeur lui fit achever tout bas entre ses dents, et si le prieur entendit, c’est qu’il se doutait bien de ce dont il s’agissait. Reprenant à son tour la conversation laissée en si beau chemin : « Il y paraît, on voit très-bien, mauvais sujet, ce que vous seriez capable de faire, si l’on vous laissait avec les dames. » En même tems, il fit un des gestes les plus indécens qu’un homme puisse faire avec un autre.

On se rappèle qu’Eléonor était en chemise sur son lit. Avant le geste, des jeux ordinaires suffisaient pour juger de l’état ou l’avaient mis les gaîtés de l’après-diné. Depuis, on voyait bien autrement, et le prieur ne se contenta pas de regarder. Sa main lascive, était là ou s’était joué celle de l’abbesse, d’Ursule, de Thérèse. Eléonor souffrait tout : encore capable de honte, il ne l’était plus de defense. Il fermait les yeux ; le corps brûlé de desirs, l’esprit rempli d’idées licencieuses, il n’osait ni fuir, ni rechercher le plaisir. Le moment cependant s’en avançait, mais lentement, car la main du séducteur avait abandonné sa première entreprise, pour s’occuper d’objets moins susceptibles, et qui le rapprochaient du véritable but de ses desirs.

» Regardes-moi, lui disait-il ; ouvres tes beaux yeux. Ah, sans doute nos tantes ne t’auraient pas résisté. Jamais un aussi beau jeune homme ne s’est occupé d’elles : et jamais tu ne fus aussi joli qu’aujourd’hui. Les bonnes dames eussent été bien autrement enflammées, si elles avaient vu tout ce que je vois, touché tout ce que je touche, et baisé tout ce que je baise. » En parlant ainsi il couvrait le bel enfant de baisers. Sa bouche s’était appuyée sur celle d’Eléonor. Le baiser n’avait pas été rendu, mais il avait été souffert. Sa bouche s’était approchée du lieu que sa main venait de quitter, et elle avait encore augmenté des desirs qui ne permettaient plus la moindre réflexion. Alors le moine ôta sa soutane, dessous il n’avait point d’autre vêtement. Il se jette à côté d’Eléonor, celui-ci sentit contre sa cuisse une chaleur brûlante et solide qui lui prouvait qu’il ne sentait pas seul de violens desirs ; mais ceux-ci étaient d’une nature bien différente des siens.

Le prieur, embrâsé de luxure, desirait avec fureur des jouissances depuis long-tems présentés à sa pensée. Il aurait tout employé pour arriver à son but ; prières, larmes, menace, fureurs ; il aurait violé, anéanti, détruit, l’objet de sa passion effrénée, plutôt que de renoncer à ses projets. Cependant il restait muet, immobile, serrant contre son sein son bel ami, tremblant, s’il découvrait sa pensée, qu’un refus ne lui ravit l’espérance, la raison, et ce bonheur dont son imagination en délire embellissait de moment en moment l’enivrante perspective.

Les sens d’Eléonor n’étaient pas moins enflammés, mais son ame n’était pas livrée à une aussi violente agitation. Il desirait la jouissance, elle seule pouvait calmer le feu qui le consumait ; mais cette jouissance n’avait aucun objet. Il était résigné, prêt à tout souffrir pour y arriver. Incapable de résistance comme d’efforts, ses sens le dominaient entièrement. Son ame, vaincue par eux, ne combinait aucune idée quelconque. Pour lui, plus de passé, plus d’avenir, le présent seul existe.

Cependant le prieur quitte bientôt un repos si contraire aux mouvemens tumultueux de tout son être. Il ôte, il arrache au bel Eléonor la chemise qui couvrait encore quelques parties de son corps. Il le porte, l’enlève dans ses bras et le repose sur son lit, entièrement nu et dans la position sans doute où Nicomède se plaisait à considérer César ; dans celle où tant de Dieux et de héros ont placé leurs jeunes amis. Sans s’arrêter plus long-tems à baiser, louer, caresser ce qui s’offrait à sa vue, il porte ses mains hardies sur deux globes rivaux de ceux d’amour. Son doigt, plus hardi encore, essaie déjà de lui préparer la route. Un obstacle puissant s’oppose à ses tentatives. En vain il essaie en humectant ses doigts d’en faciliter l’entrée. Il ne peut réussir ; il craint que de violens efforts ne causent une douleur trop vive, et ne rendent pour toujours rebelle à ses desirs l’aimable objet qui jusqu’à présent, patient et résigné, souffre et ses carresses et ses essais.

La crainte de faire souffrir ce qu’il aime, ne suspend en aucune façon sa sodomique entreprise. La crainte seule d’échouer, la certitude qu’en vain il essaierait des choses plus difficiles encore, arrête la fougue de ses desirs ; mais bien loin de les diminuer, la difficulté les aiguise encore. Ses deux mains pressent les formes rondes et blanches dont elles se sont emparées, elles les écartent et présentent à ses yeux lascifs, l’étroite retraite où il s’efforce en vain de pénétrer. A cette vue, plein d’une fureur lubrique, il en approche sa bouche, sa langue la chatouille. Eléonor, pour qui la douleur, la crainte, l’attente avaient un instant suspendu l’accroissement de ses desirs, éprouve une sensation douce, délicieuse. Ses exclamations annoncent au prieur, qu’en préparant ses plaisirs, il en fait éprouver. Son bel ami par gradations presqu’insensibles s’en va, se sent mourir, s’abandonne. L’autre charmé de procurer de douces sensations à ce qu’il aime, poursuit son entreprise avec plus d’ardeur. Il baise, il suce, il caresse, et son amant expire enfin de plaisir. Il ne l’abandonne point, il continue ses douces caresses afin de prolonger encore le délire de ses sens ; il craint, car le desir est ingénieux à craindre ; il craint que désormais le jeune homme énervé par la jouissance, n’étant plus soutenu par ses propres desirs, refuse de satisfaire aux siens. Ses étranges caresses, la jeunesse, la vigueur d’Eléonor dissipèrent bientôt ses craintes. Il fait quelques essais heureux et se prépare à la grande entreprise : il fait, les plus violens efforts, et il avance peu.

Eléonor ressentait la douleur la plus aigue ; il était déchiré, il implorait la clémence de son cruel vainqueur ; mais ses prières, ses plaintes, ses gémissemens étaient inutiles. Comme si un talisman enchaînait l’être qui souffre à celui qui desire avec violence, comme si la douleur et le plaisir avaient un rapport mutuel, le prieur n’en était que plus ardent, plus en délire, et le patient ne cherchait point à se soustraire à de si terribles transports. De grosses larmes coulaient de ses yeux. La douleur avait fait disparaître ce qui avait résisté à la jouissance. Le moine, qui redoublait en vain ses efforts et les tourmens du trop complaisant novice, abandonne enfin son entreprise. Il prend la posture qui avait fait tant de plaisir, et cherche, en renouvelant ses caresses, à se rendre propice ce qu’il vient de traiter si cruellement, et que tant de difficultés lui rendent plus cher et plus désirable encore.

Eléonor retrouva bientôt ses desirs, et le prieur crut, qu’après tant de tentatives et de soins, il pouvait enfin espérer de triompher ; en effet il obtint en partie la victoire. La résistance fut extrême, la douleur bien vive ; mais ses efforts furent si violens, on le secondait de si bonne grace qu’une victoire complète ne pouvait plus lui échapper. Au milieu de sa gloire, le plaisir suspendit la marche du vainqueur.

Beaucoup d’autres, sans doute, forts dans l’adversité et faibles après le bonheur, se fussent arrêtés en si beau chemin ; celui-ci aussi fier après la victoire, prend à peine un instant de repos pour goûter le plaisir. Ce plaisir lui-même rend son triomphe plus facile, et il se trouve encore en état de le poursuivre avec une égale vigueur.

Sa main complaisante conduisait au même but la victime ; elle s’unissait à ses transports. Bientôt à son tour elle éprouva le plaisir. Le moine se hâte de la rejoindre ; par des mouvemens rapides, variés il poursuit une nouvelle jouissance : il y arrive ; mais toujours indomptable, il ne désempare point du poste qu’il eut tant de peines à conquérir.

« Mon bel ami, de quel plaisir tu m’as fait jouir ! laisse-moi en chercher encore de nouveaux. Que ne puis-je t’en faire éprouver d’aussi vifs, t’unir à moi, faire passer dans ton être le feu qui me dévore » ! En parlant ainsi il approchait sa bouche de celle d’Eléonor, il la collait contre la sienne, il lui donnait des baisers brûlans. « Moi qui si souvent ai couru sans repos trois fois la carrière du plaisir avec des femmes, dont aucune ne te valut jamais, je m’arrêterais ! Non, charmante créature ». Et il recommença ce jeu qui plaît tant aux dames.

Sans doute, si la défunte religieuse eut encore possédé ce que le Sylphe avait fait disparaître, et si dans cette véritable chapelle de l’amour elle eût reçu le riche présent dont Priape avait gratifié le prieur, elle eût de grand cœur souffert cette nouvelle preuve d’amour. Elle dura si long-tems, les mouvemens furent si rapides, si précipités, que la plus froide beauté se fût pâmée à plus d’une reprise, mais Eléonor était dans une position différente, et il attendait impatiemment le dénouement ; il arrive enfin : des soupirs profonds l’annoncent, des convulsions terribles la précèdent, le prieur n’est plus à lui, il s’égare, il pousse avec fureur, il secoue avec violence, il meurt, il expire, il colle ses lèvres brûlantes sur des lèvres qui venaient au-devant des siennes, car tant de transports avaient passé jusqu’à l’insensible Eléonor, avaient ranimé le feu de la concupiscence. Lui-même conduit la main de son séducteur et l’agite ; sa bouche amoureuse reçoit une langue lascive ; il la presse de ses lèvres ; il rend la sienne ; il prodigue les plus tendres caresses de l’amour ; il s’égare ; il n’est plus à lui ; son vainqueur, que tant de preuves d’amour et d’abandon élèvent au-dessus de lui-même, entreprend hardiment une quatrième course. Secondé par le compagnon de ses plaisirs, il la parcoure ; leurs soupirs se confondent, leurs convulsions secondent leurs mutuels efforts ; le lit gémit ; tout retentit de leurs cris ; ils se plient, se replient, se serrent, s’embrassent avec fureur ; leurs têtes se perdent. Le froid, avant-coureur de l’extrême jouissance a parcouru tous leurs membres, et dans le même moment ils s’anéantissent ensemble dans l’immensité d’un plaisir partagé !

On peut juger qu’après cette scène ils se reposèrent enfin, et l’on pense bien aussi qu’entre eux l’intimité devint complète. — « Non, tu n’es point un homme, disait le prieur, tu n’es point une femme, tu es un ange ; sans doute un de ceux qui vinrent sauver Loth. Les habitans de Sodome les préféraient aux pucelles du bon homme ; ils avaient bien raison, jamais ni femme, ni pucelle ne te valût ; aucune ne me fit pousser aussi loin ma carrière amoureuse ; aucune ne me fit éprouver tant et de si vifs plaisirs ; et toi, mon ange, si tu prenais très-bien la chose, dans les derniers momens sur-tout j’enviais ta place, j’aurais voulu tout-à-la-fois recevoir, prendre et donner du plaisir ; j’étais pourtant bien, parfaitement bien, mieux que je fus jamais en aucune autre place. Que tu es joli ! comme ta bouche est fraîche ! quelles belles formes ! que tu es blanc ! comme j’aime à voir tes muscles prononcés, mais gracieux. Tu es ma maîtresse, mon maître, mon idole ; tu m’aimeras, je partagerai ton lit, je mourrai encore sur toi, je te sentirai pâmer dans mes bras ; cette nuit n’est, pas finie, nous recommencerons encore ; en attendant, viens dans mes bras, dors sur mon sein ; nous ne nous réveillerons que pour nous livrer à de nouveaux plaisirs ». Il tint parole, et plus d’une fois encore il jouit de sa nouvelle conquête.

Chaque jour le moine adorait de plus en plus le charmant Eléonor ; c’était sans doute parce que celui-ci était destiné à redevenir femme qu’il trouvait du plaisir à faire un heureux de cette manière-là ; mais il est certain qu’il reçoit très-volontiers les preuves les plus réitérées d’amour, même il les recherchait. Lorsque le prieur lui annonça qu’il avait un voyage à faire, il en fut très-chagrin ; ce voyage cependant ne devait durer que quinze jours. Eléonor aurait bien voulu suivre son ami : la chose était impossible ; le prieur se rendait à une congrégation ; un aussi joli minois de novice eût scandalisé des pécheurs clairvoyans.

Pour se distraire, le bel abandonné fit le projet d’essayer des voisines. Dès le lendemain il va les voir ; on les négligeait un peu depuis qu’on savait se passer de femmes ; il fut fort bien reçu ; il cherche un entretien particulier : il était indifférent sur le choix. La plus âgée, soit meilleure volonté, soit hasard, eut la première un tête-à-tête. On lui reprocha de ne pas venir plus souvent. « Que voulez-vous, dit-il, voir des femmes, nous autres pauvres reclus. cela nous tourne la tête ; quand on a passé la journée à rire avec vous, on est trois jours sans pouvoir s’occuper à rien, la nuit on ne dort plus, vous êtes bien heureuses, vous autres, rien ne trouble votre tranquillité, toujours le teint frais, reposé, on voit bien que vous avez passé une bonne nuit ; vous ne rêvé donc jamais à ce que vous avez vu le jour ? — Oh si, quelquefois ! — Eh bien cela ne vous agite pas ! Un homme que vous avez vu la veille, vous ne le revoyez pas en songe, qui… Vous riez ; vous avez fait, je le parie, quelques rêves de ce genre ; contez-les-moi. — Mais je ne dis rien de tout cela… Vous perdez l’esprit ». Et on parlait ainsi, non pas à cause de ce que disait Eléonor, mais bien de ce qu’il faisait ; car l’effronté novice, sans préambule, manquait positivement de respect. La dame se défendait, mais il était ardent, et elle était faible. — Il y a du monde dans la chambre voisine, disait-elle. — Eh bien, ne faites pas de bruit ; il continuait à jouer des doigts. On vient, dit-elle, et en effet la sœur arrivait : il fallut cesser ; mais le soir vint, et avec lui, l’obscurité ; on en profita pour quelques privautés, et même pour arranger un rendez-vous ; il fut fixé à la nuit prochaine : la clef du jardin fut donnée, une échelle fut montrée, elle était juste de la longueur nécessaire pour passer par la fenêtre. Il partit content de lui, et laissant la tante enivrée de l’espoir de posséder toute une nuit un aussi beau jeune homme.

Le lendemain, hélas ! Eléonor n’était plus en état de réaliser un si beau rêve ; l’année s’était écoulée et il se réveilla femme. En se voyant ainsi métamorphosée, sa première pensée fut pour la voisine ; il regretta de n’avoir pas au moins un jour devant lui pour satisfaire sa curiosité. Cette idée s’effaça bien vîte par une autre qui jetait le désespoir dans son ame.

Maintenant Eléonore est femme. Le prieur va bientôt revenir ; pas de moyen de lui cacher un pareil secret ; et il voudra savoir absolument la cause d’une aussi étrange métamorphose ; il sait les aventures du couvent : on se connaît faible ; on peut être discrète, et l’on ne peut plus douter de la puissance et des promesses du Sylphe ; elle resterait femme, femme soumise aux caprices d’un moine, esclave dans ces lieux, sans espoir d’en sortir, destinée peut-être un jour aux plaisirs du couvent ; ces idées lui troublent l’imagination. La belle Eléonore, comme homme, avait souffert du prieur des choses qu’on ne doit ; jamais souffrir maintenant ; comme femme, elle frémit d’horreur à l’idée de supporter des caresses bien plus dans l’ordre de la nature.

Avec un sexe qui comportait, qui ordonnait la résistance, elle a cédé. L’insensée ! maintenant qu’elle est plus faible qu’auparavant, que son cœur est plus ouvert que jamais à la séduction ; elle fait des projets de défense, de force, de vertu.

Aussi Eléonore, qui dans le cours de sa vie eut quelques observations à faire, a-t-elle toujours regardé la pudeur comme une maladie inhérente au sexe féminin, et qui prévient bien des désordres dans le monde. D’abord, disait-elle, soit actives ou passives, nous pouvons toujours quelque chose ; mais le plus grand danger est que nous sommes bien plus promptes que les hommes à nous prendre d’amour pour le premier venu ; le plus, fâcheux encore, c’est que rarement ce sont les bonnes qualités qui nous séduisent. L’homme desire une belle femme ; mais en général il ne devient amoureux que lorsque la vue réitérée de ses charmes, de ses graces, ou les qualités aimables, attachantes, séduisantes de son cœur ou de son esprit l’ont subjugué, dompté. Pour nous un certain mouvement involontaire, étranger à toute raison, à toutes réflexions, nous entraîne, sans discernement ni du bien ni du mal, ni de ce qui peut séduire, ni de ce qui peut déplaire ; nous aimons au premier coup d’œil, au premier moment nous sommes vaincues.

Si la pudeur inhérente à notre sexe ne dérobait pas aux hommes l’effet qu’ils font sur nous ; si cette même pudeur, quand leur amour-propre ou leur adresse leur a dévoilé le secret de notre faiblesse, ne nous faisait pas fuir machinalement ; croyez-moi, disait-elle, il n’y a point de femme sur la terre qui n’eût succombé, et les hommes seraient obligés d’être sur leur garde pour se conserver, plus que nous n’y sommes à présent pour conserver notre honneur.

Pendant que le changement de sexe faisait ainsi renaître la pudeur au cœur d’Eléonore, cette même pudeur avait abandonné la pauvre tante, et la laissait en proie aux plus vifs desirs aiguillonnés par la douce espérance de les voir bientôt satisfaits. Elle monta de bonne heure dans sa chambre, fit tous les préparatifs possibles de toilette extérieure et intérieure, ne négligeant rien de ce qu’elle crut capable de plaire à son joli amant. Passant devant sa glace, elle félicitait sa figure de quarante-trois ans d’avoir supplanté sa sœur plus jeune de deux ans et demi ; car son cher amour propre lui persuadait que sa mine gracieuse, son esprit enjoué lui avaient valu une si douce préférence ; elle ne se doutait pas que ce même hasard, qui distribue aveuglement les couronnes, lui avait tout aussi aveuglement ménagé cette bonne fortune ou plutôt ce malheur.

La pauvrette était loin de faire aucune réflexion philosophique ; le plus flatteur espoir charmait et son âme et ses sens ; un extrait de Saturne, étendu dans une juste quantité d’eau fraîche, avait rafermi ses appas secrets ; un jaune d’œuf délayé dans une eau attiédie, avait adouci son cou, sa poitrine, ses bras ; ce même extrait de Saturne convenablement dosé, avait été porté jusque dans ses

Eléonore ou l’Heureuse personne, p. 105
Eléonore ou l’Heureuse personne, p. 105


charmes intérieurs. Ses pieds, qui devaient bientôt se réchauffer entre ceux du charmant Eléonor, avaient été frottés de cette même pâte qui embaumait ses mains ; le corail avait blanchi ses dents ; un élixir avait rafraîchi ses gencives, le cachou parfumé son haleine, un vinaigre a coloré ses joues, une eau suave avait été répandue sur ses vêtemens, dans sa chambre et sur-tout dans son lit ; un mouchoir fin, garni d’une petite dentelle, était préparé pour la tête de son jeune ami ; d’autres qui n’étaient point garnis, étaient là pour un usage tout différent ; en les plaçant sous son chevet, elles les avait baisés, en leur disant : j’envie votre sort, ou plutôt enviez le mien, je n’aurai pas tout, mais j’aurai le plaisir. Un vieux vin d’Alicante était sur la cheminée, et près de son lit une eau froide destinée à contenir des feux trop prompts à s’évaporer. Elle se couche. Enfin charmée d’avoir terminé ses préparatifs avant l’arrivée du cher objet de tant de soins, à peine couchée, sa pendule lui apprend qu’il s’en faut de plus de trois quarts d’heure que l’heure du rendez-vous ne soit arrivée : elle s’en veut de ne l’avoir pas marqué plutôt, elle espère qu’on la devancera ; cependant elle compte les minutes, elle promène sur elle-même une main caressante, se repaît d’avance du charme de sentir la main d’un autre, de celui de porter les siennes ailleurs. Elle se sent brûler, elle voudrait encore augmenter ce feu, elle craint de sentir moins vivement les plaisirs qu’elle espère, mais sur-tout de détruire l’effet des recherches de sa toilette. Pendant qu’elle flotte ainsi entre le desir, l’attente, des gestes lubriques et des idées licentieuses, elle apperçoit, pendue près de son lit, une discipline, elle s’en arme, elle s’en frappe, elle est prête de succomber à la tentation ; mais elle résiste en recourant à l’eau, elle amortit un incendie qui se concentre et n’en devient que plus violent : elle se recouche et entend enfin sonner l’heure tant desirée : son cœur bat et son être frémit ; mais, hélas ! l’instant du rendez-vous est venu, d’autres l’ont suivi et rien ne paraît.

Elle se mit à la fenêtre. Le vent, la feuille qui s’agitait, l’insecte qui remuait tout, lui semblait son amant. Hélas ! elle ne vit rien, se recoucha et ne dormit pas. Tantôt elle se voyait jouée, méprisée, humiliée, tantôt elle s’inquiétait sur le sort de son bel ami : quelque malheur, quelque accident fâcheux avait arrêté son amour. Quelquefois elle imaginait sa sœur plus heureuse. Elle croyait entendre du bruit chez elle : elle ne respirait que pour mieux entendre, et de très-bonne heure entra chez sa sœur, examinant tout soigneusement, elle ne vit rien qui dût confirmer ses soupçons ; mais elle n’en resta pas moins inquiète, jalouse, désolée et épouvantée.

La vertueuse Eléonore n’avait pas passé une meilleure nuit dans un sommeil agité : elle croyait voir le lubrique prieur se réjouissant de son nouveau trésor, profanant l’un sans renoncer à l’autre : elle se réveillait en sursaut aux efforts impudiques du moine. Son agitation fut telle, qu’elle en eut la fièvre et resta au lit, ne sachant que faire, que devenir, et à quoi se résoudre.

De son côté, la tante réfléchissait aux moyens d’avoir des nouvelles du couvent. Rien n’était plus simple ; pour oui ou pour un non, on y envoyait tous les jours ; mais aujourd’hui le prieur n’y était pas ; sa sœur ferait peut-être ses remarques et mille autres réflexions qui arrêtent les actions les plus ordinaires, du moment qu’elles sont devenues intéressantes, et qui font prendre des précautions qui dévoilent ce qui se cachait de soi-même, en n’en prenant aucune. En ce moment arrive une voiture, c’était celle d’un cousin de ces dames, abbé de 26 ans ; il venait prendre possession de l’abbaye voisine, et pria ses cousines de l’y accompagner, se félicitant de sa bonne étoile, qui lui procurait un gros revenu, et l’occasion de faire sa cour à d’aimables parentes.

Un bénéficier qui va voir une nouvelle possession, une femme que l’amour soutient, ne s’amusent pas en chemin. Aussi ils furent en un clin-d’œil à l’abbaye. La sœur, qui n’avait pas de motifs si puissans, était toute essouflée. En arrivant, on sut qu’Eléonor était malade. Tout en s’affligeant d’une pareille nouvelle, on fut bien aise de voir que la seule impossibilité avait arrêté ses pas ; et sans trop de façon, profitant de la compagnie du cousin, on se rendit à la chambre du malade.

Quel fut le chagrin de la tante ! On ne la regarda seulement pas. C’est encore là un petit défaut des dames, de se traiter fort légèrement, sitôt qu’elles ne se doivent rien. Eléonore avait encore bien une autre raison. Au premier coup-d’œil l’abbé lui avait plu infiniment ; celui-ci n’avait garde de s’en douter, et certes on ne put jamais lui reprocher de négliger le beau sexe ; mais une jolie mine, quelque part qu’elle se trouve, fait du plaisir. Il fut frappé de celle du novice.

Tandis que les habits d’Eléonore favorisaient la pudeur qu’en qualité de femme elle ne pouvait s’empêcher d’avoir, la réflexion, l’amour et la raison lui firent sentir que ce jeune abbé était un libérateur que le ciel lui envoyait et qu’elle en devait profiter : aussi-tôt elle annonce qu’elle était peu malade, qu’elle allait se lever et conduire monsieur l’abbé. Les dames se retirèrent, et le cousin, que le son de voix du joli moine avait enchanté, resta et assista à une toilette que l’on fit si bien, qu’il vit des choses qui lui donnèrent une excessive curiosité.

Eléonore, pendant la promenade, négligea outrageusement les deux tantes, l’une en fut scandalisée et l’autre désolée. Elle fit si bien qu’elle eut un tête-à-tête avec l’abbé. Là elle lui avoua, les larmes aux yeux, qu’elle était une religieuse : elle détestait cet état que ses parens lui avaient fait embrasser malgré elle. Le prieur, dont elle avait cru l’ame honnête et compatissante, avait profité de sa confiance pour l’enlever. Elle était ici depuis trois mois jusqu’à cette heure : elle avait conservé son innocence… L’assertion était hardie. Elle espérait que le Sylphe qui avait tant fait pour elle, n’aurait pas oublié cette faveur. C’en était une pour ce moment sans doute ; mais en vérité, au train de vie qu’elle avait l’air de prendre, je ne sais si elle devait s’en réjouir, car il est un peu fatiguant de perdre tous les deux ans trois pucelages.

Au reste, elle ne parlait pas ainsi sans espoir de prouver ce qu’elle avançait. Depuis sa dernière métamorphose, elle s’était soigneusement examinée, elle était si contente d’elle, qu’elle pouvait aisément se persuader qu’un homme ne trouverait rien à redire. En attendant, toute innocente qu’elle était, au milieu de ses pleurs, de ses sanglots, elle avait un abandon, un laisser-aller, des graces, des expressions, des yeux, des complaisances qui faisaient perdre la raison à l’abbé. Il fit sa déclaration. Bien sûre qu’il était pris, Eléonor reprit aussi son rôle de femme et de femme amoureuse : elle se défendit et céda, comme on se défend et comme on cède quand on aime, avec bonne foi, sensibilité, abandon, transports.

L’abbé trouva toutes les difficultés qu’on lui avait annoncées. Il employa, pour les surmonter, toutes les graces de l’amour, il fut secondé par sa belle amante avec toute la résignation, la bonne volonté, la douceur que l’amour peut seul inspirer. Il fut non moins enchanté du trésor inespéré qu’il avait trouvé dans son abbaye, que de l’abbaye elle-même, et partit pour Paris avec sa chère Eléonore, dans le dessein d’y partager avec elle les revenus de l’église.

Elle fut logée, meublée convenablement : elle rentra ainsi dans l’état de sa mère, elle revit ce monde qu’elle avait quitté depuis si longtems. Combien elle lui trouva de charmes ! la décence, la reconnaissance, l’amour, car elle aimait son charmant libérateur, auraient exigé de la constance ; en partant elle l’avait juré, promis du fond du cœur ; mais elle était si jolie, elle avait tant d’adorateurs, et quand on a goûté de l’inconstance, il est bien difficile d’y renoncer : enfin elle n’avait qu’un an, il fallait en jouir.

Ces jours s’écoulaient rapidement. Au bonheur d’aimer et d’être aimée, elle joignait le plaisir de tromper. Hélas ! il faut l’avouer à la honte de l’humanité, tromper est pour l’homme et la femme une satisfaction dont il est impossible de se défendre. Cent fois maudissant son cœur, sa faiblesse et les circonstances, elle fut sur le point d’avouer ses torts et d’y renoncer ; mais pourquoi chagriner son ami, s’il eut été sage, ne se fût-il pas écrié, pourquoi révéler ce qu’il est si doux d’ignorer. Une aimable erreur vaut mieux qu’une triste vérité ; de si bons motifs, des intentions si pures la rassuraient. Elle continuait.

Je n’entreprendrai point de nombrer tous les plaisirs, tous les goûts qui embellirent cette bienheureuse année. Je ne finirais pas s’il fallait raconter tous ses tours ; peindre avec quel art elle savait contenter, ranimer les desirs, semer la jalousie, éteindre les soupçons, attirer, congédier. Sans doute, si moins avide de jouissances, domptant ses sens, réglant son imagination, et dirigeant son cœur, elle eût rempli ce cœur d’un seul amour, tendre, constant, fidèle, elle eût été plus heureuse ; mais chacun remplit sa destinée. La sienne, il en faut convenir, était de changer : et le ciel l’avait douée d’un cœur parfaitement convenable. Les amours y naissaient, croissaient, multipliaient sans se nuire.

Il est doux, disait-elle, d’être une jolie femme. On est une divinité chérie, choyée, flattée par mille adorateurs. D’un geste, d’un regard on les rend heureux. Les plus légères faveurs ont tout le prix qu’on sait y mettre. Quand on veut bien condescendre à faire un choix, un grain d’espérance suffit pour renverser la tête. On brûle, on meurt pour vous, et l’on ne vit que pour vous et en vous faisant partager les transports divins, délicieux.

Elle était dans de certains momens tentée de rester femme. Il suffisait d’avouer son secret. Son céleste amant qu’elle avait tant de peine à remplacer l’en avait assurée, et elle avait assez éprouvé sa puissance pour y croire. Mais tout bien considéré, il fallait pour se décider avec connaissance de cause, essayer encore de l’état de l’homme. Au fait, cet état a ses agrémens ; d’ailleurs elle était femme, et ce sexe, qu’on accuse d’indiscrétion, est beaucoup plus discret que nous sur certains articles. Les plaisirs sont mieux sentis, plus vrais, plus réels, ils n’ont pas besoin d’être assaisonnés de la satisfaction de l’amour-propre ; le mystère seul peut tout au plus y ajouter encore quelques charmes. Quoi qu’il en soit, elle se tut et sut bâtir une histoire à l’abbé et à tous ses amis, la cousut si bien avec ce qu’il savait de sa vie, que personne ne se douta jamais de rien.

L’année s’écoulait ; elle allait finir, à peine Eléonore y avait pensé. Vers ce tems elle fit connaissance d’Adèle, une jeune enfant d’à peine dix-huit ans, qui courait gaîment la même carrière. Blonde languissante, blanche à éblouir, un air tendre, amoureux, un son de voix qui allait au cœur ; elle était loin d’avoir reçu une éducation aussi brillante que sa belle amie. Elle n’avait aucun talent, peu d’instruction, mais elle possédait ce charme qui attire, qu’on ne peut presque pas définir, cet air de confiance, d’intérêt, d’abandon qui attache.

Eléonore prit Adèle en passion. Les deux amies ne pouvaient se quitter, se racontaient mutuellement leurs bons tours, leurs amours et leurs plaisirs. Ce dernier article amenait des détails précieux. On jouit une seconde fois du bonheur que l’on raconte ; on s’émeut, on s’anime de ressouvenir. Le feu qu’on rallume dans ses sens, passe dans ceux d’une amie tendre, attentive, une conversation si bien sentie devint très-attrayante ; aussi les deux belles en avaient ensemble de longues, de fréquentes.

« Qu’est devenu, disait Eléonore, certain jeune homme que je voyais toujours ici ? — Des affaires l’ont obligé de s’éloigner. — Quelle froide réponse ! Voudrais-tu me cacher le chagrin que t’a fait ce départ. Tu as tort, ma bonne amie, si mon cœur, mon imagination s’enflamment au récit du bonheur de ceux que j’aime, mon ame trouve aussi mille douceurs à s’attendrir sur leurs maux, à partager leurs peines. — Je n’ai ni peines ni chagrin. — Comment, je croyais que tu l’aimais ? — Oui, je l’aimais ; mais je n’ai pas été très-affligée de son départ. — Il t’aimait bien lui. Oh, comme le bonheur qu’il éprouvait près de toi était visible ! Il avait beau faire, il lui était impossible de cacher à l’œil le moins clairvoyant que toi seule l’occupais toute entière. Je suis sûre que lui te regrette bien vivement. — Moi aussi, j’en suis bien sûre. — Et que te faut-il donc pour regretter un absent ? Quoi, celui-ci t’aime avec idolâtrie, tu le sais, tu le crois ; tu l’aimes aussi, dis-tu, et son départ ne t’a pas causé le plus vif chagrin. — Il est vrai que tout ceci semble assez extraordinaire ; cependant rien n’est plus véritable.

» Ecoute, ma bonne amie, j’ai la tête plus vive qu’on ne croit, plus que ne semble l’annoncer mon air langoureux. J’étais éloignée de quelqu’un que j’aimais. J’avais fait le projet, je m’étais bien promis de lui être fidèle. — Qui ne fait pas de ces projets-là ? et qui les exécute ? — Pas beaucoup, ma chère Adèle. Au fait, il est difficile qu’une femme jeune, jolie, fêtée, qui connaît le plaisir, n’ait pas des tentations, et si on ne les amortit pas de quelque manière, il est presque sûr que l’on succombera. — Sais-tu que tu dis bien plus vrai, et qu’une femme sensible a bien de la peine à ne pas succomber, même en employant tous les moyens possibles ? — Il y avait déjà long-tems que j’étais éloignée de celui qui m’occupait. — Et ce long-tems s’était passé sans infidélité, aucune… Tu ris, mauvais sujet. — Je ris de l’idée que tu as de notre pauvre sexe. — Ah ! je m’y connais. Il se passe dans la vie tout plein de petits événemens, de bagatelles qu’on ne compte pas, et qui cependant… Enfin, il y avait long-tems que tu étais éloigné de l’objet de tes pensées. Tu vis le jeune homme dont nous parlions d’abord. — Il est bien, il est aimable, il me plut. Il s’occupa de moi, je m’occupai de lui. Je ne te dirai pas si ce fut mon imagination, ou mes sens qui trahirent mon cœur ; mais près de lui j’étais bien faible encore. Il s’en apperçut, et je cédai. Il fut ravi. Il jouit de son bonheur le mieux qu’il put, et pour lui et pour moi.

» Ce passe-tems me plaisait fort ; il m’amusait et charmait les ennuis de l’absence. Cependant j’avais des remords d’avoir ainsi manqué à mes projets de fidélité. Par fois j’en faisais de nouveaux qui donnaient lieu à des caprices auxquels son amour, nos desirs et ma faiblesse ne permettaient pas une longue durée.

» Un jour que je mis en tête qu’il était extrêmement dangereux pour moi de devenir grosse, que toutes les précautions qu’on pouvait prendre étaient insuffisantes, et que le seul moyen sûr était de renoncer au plaisir ; tu peux penser comment fut reçue cette nouvelle fantaisie. Désespoir, larmes, transports d’amour, tout fut mis en usage pour me faire départir d’un pareil projet. Tout fut inutile. Je fus inexorable. En vérité, me disait-il tout en fureur, depuis que vous m’avez enivré du bonheur de vous posséder, il semble que vous n’ayez plus qu’une seule idée qui se reproduit sans cesse sous mille formes différentes, et naît des plus frivoles prétextes. Cette idée funeste, cette triste fantaisie est de me ravir des faveurs à la perte desquelles je ne m’accoutumerai jamais.

» Sa douleur m’attendrissait. J’étais fâchée de lui causer tant de peine. Cependant, je tins bon, mais j’étais trop émue pour résister tout-à-fait, et je lui permis de me conduire au plaisir par des moyens qui n’offrent aucuns dangers. Ensuite, sans convenir de rien, nous nous trouvâmes arrangés sur ce pied, et tour-à-tour, ou tous deux ensemble, nous goûtions, sans risques, des plaisirs assez doux.

» Je ne sais s’il m’eût pris encore quelque nouvelle fantaisie, mais ce fut son tour cette fois. Nous avions ensemble passé la nuit ; il était plus épris, plus amoureux que jamais. Ma belle amie, me dit-il, lorsque soit caprice, soit crainte, tu me refusas la moitié de tes faveurs, je crus que je ne pourrais survivre à cette perte. Les larmes dont j’arrosai tant de fois tes jolies mains, ton visage, ton sein, n’étaient qu’une faible partie de celles qui coulaient de mes yeux dans la solitude, pendant le silence de la nuit. Jusqu’alors, j’avais pensé que l’amour et le bonheur naissaient, s’augmentaient au milieu des faveurs, des plaisirs. Je connus bien le contraire. Si tu savais, ma belle amie, combien elles étaient douces, ces larmes, tu aurais envié mon sort » !

» Quel que soit l’amour que l’on éprouve, quel que vif qu’il puisse être, les plaisirs que l’on goûte dans les bras de sa bien-aimée finissent. Ils ont des bornes, et nos sens fatigués, malgré nous, forcent notre ame à desirer le repos. Loin d’elle, nos transports ne peuvent toujours durer ; et par prudence, par prévoyance, souvent on n’ose s’y livrer. Mais la douleur qu’enfantent les caprices, les rigueurs, n’a point de bornes, point de fin. Elle renaît et s’augmente de sa propre existence. Les pleurs appellent les pleurs ; la lassitude ne peut les tarir ; notre imagination ingénieuse, infatigable nous apporte en foule de nouveaux motifs de désespoir. Parmi les images qu’elle nous présente se retrouve toujours celle de l’objet aimé. Tous ses charmes, tous ses attraits se retracent à nos yeux. On n’oublie rien, on se rappelle et le plaisir qu’on éprouva, et le bonheur qu’on espéra. Mais une peine qui doit sa naissance à de si douces images, qui se nourrit de souvenirs enchantés, n’en est point une ; et le bonheur de penser à sa douce amie, de s’en occuper avec une agitation, une vivacité que rien ne peut calmer, ce bonheur surpasse, efface tous les maux qu’on éprouve.

» En parlant ainsi, il me donnait mille baisers, et versait un torrent de larmes, comme si tous mes caprices, mes rigueurs l’accablaient à la fois : et moi, qui n’avais jamais été moins disposée à le maltraiter, je pleurais aussi. — Sans doute, belle Adèle, c’était par sympathie. — Il le faut bien : car enfin je ne vois pas pourquoi je pleurais. Mais tu sais comme les larmes sont contagieuses. — Et comme elles sont dangereuses. Femme qui pleure est à moitié vaincue. Je prévois que, profitant d’un attendrissement si touchant, ton amant va faire évanouir tous tes beaux projets, et retrouver avec toi des plaisirs que ni l’un ni l’autre vous n’auriez jamais dû négliger. — Tu n’y es pas. Ecoute » :

« Ma jolie amie, reprit-il, tu m’as fait promettre de ne plus exiger la dernière des faveurs ; et toi, pour me récompenser, tu m’as accordé tous les dédommagemens que je pouvais espérer. Tu sais si j’en sens tout le prix. Combien tes jolies mains, ta peau douce et blanche, et ta langue amoureuse m’ont de fois plongé dans le plus doux délire ! Et bien ! je renonce à tous ces plaisirs. Je n’en veux point connaître que tu ne partages pas. Ma bonne amie, si tu m’aimes, promets-moi que, livrant à mes transports tous tes charmes, tout ton être, tu permettras à ton amant d’épuiser toutes les ressources de la volupté, pour te faire éprouver d’agréables sensations. Ne demandant, n’espérant rien pour moi, je serai entièrement, absolument occupé de toi, de toi seule, de tes jouissances. Je saurai rendre tes plaisirs plus vifs, et savourer les baisers de mon amie émue : te sentir heureuse suffira bien à ma félicité ».

« Une telle proposition m’étonna, tant d’amour me toucha. Je fus sur le point de renoncer à mes caprices : mais, il est certaines pensées que nous autres femmes nous laissons deviner, et ne disons jamais. Il n’avait garde de comprendre ce qu’on ne lui disait pas. Je crois même, tant il avait la tête montée, que je me fusse en vain expliquée clairement. D’ailleurs, on me proposait de me traiter en divinité. Le culte que je permettais de me rendre, devait être la seule récompense de mon adorateur. Cette idée me plut à mon tour, et je me prêtai à tout ce qu’on voulut. Je m’en trouvai bien : mon amant me tint parole. Il m’amusait soigneusement, et réussissait à merveille. Sans cesse brûlant de desirs, puisque la jouissance ne les éteignait jamais, ses caresses étaient toujours vives, passionnées. Dans ces derniers momens si précieux pour nous, où si souvent un amant s’occupe nonchalamment de nos plaisirs, mon joli ami était encore aussi ardent, aussi caressant qu’en commençant le doux exercice. — Tu étais alors dans la même position où tu te trouverais, si tu cherchais le plaisir dans les bras d’une tendre amie. L’impossibilité où sont deux femmes de satisfaire absolument tout-à-fait leurs desirs mutuels, prolonge presque sans bornes et la durée et la vivacité d’un feu qu’elles attisent de fureur, et que l’extrême lassitude peut à peine amortir ». — J’ignore, dit Adèle, ce genre de plaisir. Et les deux amies étaient si occupées de leur conversation, si pleines du sujet, qu’elles étaient aussi près que pouvaient l’être deux amans, et se regardant presqu’aussi attentivement.

Adèle continuant sa narration : « Les transports de mon jeune ami étaient trop vifs, trop tendres pour ne pas électriser mon être. Je brûlais. Quelque grands que fussent mes plaisirs, mes desirs leur survivaient toujours ; et, belle Eléonore, il n’y avait point là d’impossibilité d’en voir la fin. A portée de ma main était tout ce que je pouvais souhaiter. Ma main s’égara. Laisse-moi, me dit-on, ne détruis pas l’illusion qui m’embrâse. Il me semble en ce moment où je fais tout pour toi, que tu me refuses tout ; que je suis ton esclave, payé du plus sincère, du plus tendre dévouement, par la plus cruelle rigueur. Plus je m’abaisse, plus je m’anéantis devant toi, plus j’annoblis à mes yeux l’objet de mon amour, et mon amour lui-même. Il ajouta quelqu’autre chose encore que je n’écoutais guères. Mais ces sublimes idées ne lui donnaient pas la force d’arracher ma main du lieu qu’elle occupait, pas plus que ses beaux discours ne détournaient mon ame de la seule pensée qui pouvait maintenant l’intéresser.

» Nous étions tous les deux à-peu-près immobiles, lui craignant sans doute que la position où se tenait ma main, quelques mouvemens de sa part ne détruisissent son illusion ; et moi, de mon côté, craignant aussi d’affaiblir mes espérances. Le tremblement, qui agitait ses membres, m’avertissait assez qu’il ne pourrait pas long-tems contenir le feu qui le dévorait. En effet, il prit une posture assez convenable. Moi, j’étais étendue, et dans le plus parfait abandon. Je gardais le silence, de peur qu’un mot mal interprété ne le fit désister d’une entreprise que j’étais loin de blâmer. Je le fixais bien tendrement. Quelque mendians, quelque quêteurs que pussent être mes yeux, ils n’exprimaient encore que faiblement l’ardeur et l’excès de mes desirs. Mon corps s’avançait au-devant de mon vainqueur. Mon imagination prévenant mes jouissances, je le croyais déjà sentir au-dedans de moi-même, quand tout-à-coup abandonnant une entreprise presqu’achevée, il se jette étendu à mes côtés, en s’écriant : non, tu croirais que j’ai voulu te tromper. Je puis t’aimer, t’adorer, sans espérer aucune récompense. — Ah ! dit Eléonore, interrompant vivement son amie, quelque tendre, quelqu’amoureuse que fut cette exclamation, en vérité ma chère, elle était extrêmement déplacée. — Oh sûrement ! Il n’eut pas le tems d’en dire davantage. La violence de ses desirs, la contrainte qu’il s’était imposée si long-tems, les mouvemens qu’il venait de faire, que sais-je ! son imagination, son amour suffirent pour le faire arriver seul et sans aide au comble du plaisir, mais ce fut avec un spame si violent, si prolongé, des convulsions si fortes, un délire si grand, que cette vue me fit presqu’oublier qu’il avait eu tort de fuir d’entre mes bras. Je me penchai sur lui, le couvrit de baisers. Je crois bien qu’au fond l’espoir de rallumer un feu qui s’était évanoui si mal à-propos, contribuait à rendre mes caresses et plus vives et plus tendre ; j’y perdis mon tems.

» En vain, avec le mouchoir le plus fin, essuyant les traces de ses plaisirs, je saisis toutes les occasions, j’employai tous les moyens pour ranimer mon amant. La nature, pour arriver seul à son but, avait fait un tel effort qu’elle était totalement épuisée. Le spame même n’était point encore calmé, et le délire se prolongeait toujours. Il n’était plus à lui. Cet amant n’aguères si ardent, si empressé, si soigneux de me plaire, n’était pas en état de me rendre le plus petit service. La plus légère complaisance était au-dessus de ses forces.

» Tu sais, ma chère, qu’une femme, même bien sûre de son fait, ne dit guères à un homme ce qu’elle desire. Tu juges si j’étais disposée à dévoiler le fond de ma pensée. Je me tus donc. Il me quitta à peine remis, et me laissa bien persuadée que l’amour et la délicatesse peuvent quelquefois être portés trop loin.

» Cependant je ne savais quelle conduite tenir désormais avec lui. J’étais trop sûre qu’il m’aimait, qu’il m’aimait avec idolâtrie, pour me résoudre à le tourmenter, même pour son bonheur : et mes faveurs prodiguées maintenant, seraient bientôt devenues insipides. J’avais poussé mes caprices si loin, et lui l’amour si haut, que nous ne pouvions plus que déchoir tous les deux, et par conséquent nous ennuyer mutuellement, peut-être même finir par nous brouiller. Des affaires l’obligèrent de s’éloigner. Nous conserverons l’un et l’autre des souvenirs charmans, que l’indifférence ou l’ennui auraient peut-être effacés. »

En causant ainsi, nos deux jeunes amies avaient laissé passer l’heure du spectacle. Il était trop tard pour faire sa toilette. On s’établit, ou plutôt on resta sur un sopha. On continua le joyeux entretien. On dit mille folies. En racontant les transports d’un amant, il fallut répéter ses louanges, ses ravissemens sur les appas, qu’on lui permettait de voir. Pour exprimer la vivacité de ses sensations, on peignit à quel point et comment on était susceptible d’être émue ; à quel excès on portait le délire, l’abandon de soi-même. On dit combien est doux, dans ces momens délicieux, un baiser tendre, amoureux cueilli, reçu par une bouche voluptueuse. En parlant de baisers, les lèvres se trouvèrent tout près, et machinalement se collèrent l’une contre l’autre. Deux langues libertines se lutinèrent dans ce petit espace. Les deux amies, d’un mouvement simultané, achevèrent de détourner des fichus très-négligemment posés, examinèrent ces globes, objets des louanges d’un amant, touchèrent cette peau douce, baisèrent ces boutonnets de roses, les approchèrent l’un de l’autre. Alors Eléonore, plus formée par ses métamorphoses, plus hardie, mais non plus enflammée, étendit sur le sopha sa complaisante amie, et mit à découvert ses charmes les plus secrets.

Il est délicieux d’être loué par une connaisseuse, par une rivale ; mais les louanges d’Eléonore étaient bien moins douces pour Adèle, que les caresses d’une amoureuse main. Bientôt, dégageant tout vêtement incommode, également embrasées par les plaisirs qu’elles éprouvaient, et par ceux qu’elles se procuraient mutuellement, elles se livrèrent à tous leurs transports. Tant et si long-tems dura ce doux jeu, si ardentes furent leurs caresses, qu’enfin, fatiguées, elles restèrent en repos, recueillant dans leur âme le souvenir des délices qui menaient d’inonder leur sens.

Eléonore interrompit cette charmante méditation. Quoi ! déjà tes sens sont fatigués ? Tu n’es plus capables de répondre aux transports de ta bonne amie ? Je sais un moyen de vous ranimer, belle languissante. Laissez-moi faire. Adèle était fatiguée, mais elle ne demandait pas mieux que de retrouver des forces. D’ailleurs elle avait trouvé sa compagne si aimable, si adroite, qu’elle croyait volontiers à ses talens. Elle se prêta donc à tout. Eléonore l’ayant fait mettre à quatre pattes, s’arma d’une poignée de verges d’estinée à corriger un petit chien, et qui maintenant se trouvait employée à un usage bien plus gai.

Elle commença à frapper doucement sur ces fesses blanches et rebondies ; ces deux formes rondes, s’approchaient, s’éloignaient, s’agitaient : un leger incarnat déjà commençait à animer cet albâtre. Pendant ce tems une main caressante massait les alentours du réduit touffu : un doigt libertin tour-à-tour en chatouillait la partie supérieure ou sondait la profondeur : elle frappait plus fort. La patiente ne distinguait plus la douleur du plaisir, se pliant, s’agitant en tous sens, elle fuyait et recherchait également l’un et l’autre. Laisse-moi, s’écria-t-elle, c’en est assez. Je n’en puis plus. Ah ! continue, ne m’abandonne pas ! et mille autres exclamations en apparence très-contradictoires et cependant toutes fort convenables. La belle fouëtteuse fort émue elle-même, et par ce qu’elle faisait, et par ce qu’elle voyait, et par ce qu’elle entendait, exécutait fort mal ce qu’on la priait de continuer, et trop bien, ce qu’on la priait de finir. » C’en est trop. Va, mes sens n’ont plus besoin d’être excités. Si tu veux me consumer, me brûler de desirs, tu as bien réussi. Viens, approche tes lèvres amoureuses de mes lèvres brûlantes. Ta langue seule est assez douce pour me faire éprouver le plaisir, sans y mêler la douleur. Viens, que ma langue, aussi caressant tes charmes les plus secrets, te rende les plaisirs dont tu vas me combler ». Eléonore ne répondit rien ; mais se laissant entraîner, elle se trouva couchée sur le côté ; et l’embrâsée Adèle, sans perdre de tems, exécutant ce qu’elle venait de dire, s’étendit aussi convenablement auprès d’elle.

Alors elles s’étendirent très-bien, se répondirent parfaitement, et ne parlèrent plus. Tour-à-tour pressant entre leurs lèvres, baisant, suçant, chatouillant du bout de la langue cette légère éminence, que l’amour fait éclore ; la vivacité de leurs plaisirs, augmentait l’ardeur de leurs caresses. Chacune s’empressait de conduire sa douce amie au terme où elle était prête d’arriver. Trop animées, trop ardentes toutes deux, pour ne pas sentir renaître leurs desirs, elles continuèrent ; quatre fois arrivèrent à ce but, qu’un amant mal-adroit, et sur-tout un époux, fait si rarement atteindre à sa froide moitié. Après ce moment, comme si la nature avait perdu toute autre faculté, que celle d’éprouver l’excès du plaisir, elles restèrent dans une ivresse, un délire, auquel on arrive rarement et qu’il est peut-être encore plus difficile de définir. Toutes les parties de leur être n’avaient plus besoin que de repos. Un assoupissement appesantissait tous leurs membres. Un seul point, au milieu de l’épuisement genéral, conservait encore le feu sacré. Chacune rassemblait le peu de force qui lui restait, dans la crainte de priver sa compagne de si douces sensations, dans la crainte de donner le signal de la retraite.

Tout finit pour les mortels. Lassées, fatiguées, les deux amies se laissèrent aller, enivrées, anéanties. « Dieu ! s’écria la blonde Adèle, de quel torrent de plaisirs tu as inondé tout mon être. Non, jamais je n’éprouvai de sensation plus vives, plus douces, plus multipliées. Tes voluptueuses caresses les ont fixées. Tu m’as quittée, et il me semble encore que tu es là ; tu y est toujours. Je sens bien qu’il m’est impossible maintenant de chercher de nouveaux plaisirs. Une fatigue, un épuisement total anéantit mes desirs ; et cependant… Ah ! ma jolie amie, pourquoi n’es-tu pas un homme ? Aucun, sans doute, ne m’a fait éprouver cet immense bonheur. Je n’en puis connaître de plus grand ; mais il n’est pas fini. Je n’en puis plus !… Je suis morte. Tu dissiperais cet anéantissement, si…… » En discourant ainsi, elle porta sa main, sur sa voisine, vers l’endroit où devait être ce dont elle parlait : et dans ce même instant l’année finissait et Eléonore changeait de sexe.

Je ne vous dirai pas si la surprise d’Adèle fut plus grande que sa joie ; mais, sans s’occuper à expliquer un aussi étrange phénomène, elle se hâta d’en profiter. Comme le gourmand qui vient d’appaiser sa faim sur un premier service, retrouve un nouvel appétit à l’aspect d’un second ; elle aussi sembla recouvrer sa vigueur pour soutenir un nouvel exercice, et tint courageusement tête à son amant, qui tout frais, et dans la fleur de l’âge, fut très-long-tems à mettre fin à ses transports.

Les femmes, comme on sait, ont toujours quelques tentations. A peine un doux sommeil eut-il calmé le démon de la luxure, que celui de la curiosité vint éveiller la jolie blonde : elle contemplait ce qui s’était trouvé si à-propos sous sa main ; quoiqu’il fût dans un état moins brillant, elle en voyait encore assez, et sur-tout elle en avait assez fait pour être intimement convaincue de son existence ; mais comment un pareil prodige avait-il pu s’opérer ? car enfin elle était sûre, très-sûre d’avoir vu, touché là toute autre chose, fort joli, sans doute, mais qui au fond ne valait pas, du moins pour elle, ce qui l’avait remplacé.

Par un baiser bien tendre, elle éveilla le dormeur, puis lui fit les questions que lui inspirait son démon. Eléonor fut inexorable ; il ne voulut absolument point révéler son secret : il se retira et la laissa plus curieuse que jamais, et décidée à tout tenter. Elle fit le projet de lui refuser toute faveur, jusqu’à ce qu’il eût satisfait sa curiosité ; mais il était si aimable, si aimant, et il savait si bien ce qui convenait aux dames, qu’il n’y avait pas moyen de tenir une pareille résolution, et ils continuèrent, l’une à se laisser faire, et l’autre à se taire.

Un jour, après de doux ébats, Eléonor, pour s’amuser ou pour se ranimer, parcourait sa maîtresse ; il admirait un dos potelé et charnu, baisait tour-à-tour mille fossettes que l’amour cherchant un lieu pour se nicher avait creusées, sans doute en essayant ses forces ; sa main libertine pressait des formes rondes, blanches, douces, rebondies ; elles faisaient plaisir à voir, elles ravissaient à toucher : la main était entre deux, là justement où se trouve un réduit, de tout tems fréquenté en Grèce, en Italie, plus négligé dans nos climats. Chez quelques-unes de nos dames, la douleur anéantit toute autre sensation ; chez le plus grand nombre, la honte, le préjugé, la paresse, en défendent l’entrée. Un petit nombre plus complaisantes et plus sages, persuadées qu’on ne peut ouvrir trop de portes au plaisir, permettent à l’amant d’introduire là un doigt excitateur, ou même mieux encore.

Je ne saurais vous dire si la charmante Adèle connaissait par expérience ou par théorie, cette dernière ressource de l’amour, ou si c’était de sa part pure complaisance ou curiosité, ou même confiance aux intentions de son ami. Quoiqu’il en soit, elle permit que, d’une main libertine, un doigt plus libertin encore, se détachât pour sonder cette étroite retraite ; elle s’y prêta même de si bonne grace, que le doigt y entra tout entier, y resta, y fit quelques mouvemens.

Il n’en fallait pas tant pour s’appercevoir combien cette prison était resserrée, combien ses bords élastiques pressaient en tous sens le prisonnier. Ces réflexions firent naturellement éclore certains desirs. L’imagination d’Eléonor travaillait, s’enflammait. Il est de ces propositions qu’on ne sait comment faire, et quand on est homme depuis si peu de tems, on est plus embarrassé qu’un autre. Il ne savait pas qu’au fond le plus fort était fait, et qu’au jeu d’amour, le geste exprime bien mieux que la parole ; cependant il faut parler, et réellement il ne savait par où commencer : il restait toujours dans la même position, donnant quelques baisers sur les épaules, sur l’oreille, et ne disant rien. Adèle ne parlait pas davantage, se laissait faire, et sa résignation témoignait assez que le jeu ne lui déplaisait pas. Un autre doigt s’introduisit encore ailleurs ; soit que la position lui fût peu favorable, soit l’attrait irrésistible de la nouveauté, il y fit peu de chemin, et y aurait produit encore moins d’effet, si une autre main, abandonnant tous ces contours que l’œil et les lèvres de son amant ne pouvaient se lasser de caresser, ne fût venue chercher des charmes plus sensibles, plus irritables, et qu’humectaient déjà les larmes du desir.

Savant, et par sa propre expérience et par l’étude qu’il avait faite de son amie, Eléonor augmentait, diminuait à propos la vivacité, la douceur de ses chatouillemens. Nombreux devinrent les soupirs d’Adèle ; presque aussi nombreuses et plus brûlantes encore furent ses exclamations, ses prières ; vifs, précipités devinrent ses mouvemens, ses convulsions, et ne pouvant rester dans une position où sa poitrine, déjà fatiguée par les battemens de son cœur, ne pouvait suffire à sa respiration, où la partie la plus émue de son corps pouvait avec peine se mouvoir ; elle plia ses genoux soutenant son corps sur ses bras ; elle éleva ses reins, et se trouva placée pour mieux assouvir les regards luxurieux de son amant et même pour satisfaire les desirs secrets qu’il n’osait avouer.

Adèle avait parcouru cette course du plaisir que notre ardeur imprudente hâte presque toujours trop vîte. Eléonor, qui savait que l’heureux sexe féminin recommence volontiers par de légers attouchemens, préparait son amante à tenter une nouvelle carrière. Bientôt il s’apperçut qu’il était tems de lui présenter un hommage plus réel. En effet, quelque vifs, quelque sentis qu’eussent été les plaisirs précédens, ils étaient imparfaits, n’étant pas partagés : car la bonne nature, parmi ses bienfaits, permit qu’en amitié le partage allégeât nos maux, et qu’en amour il centuplât nos jouissances.

Eléonor connaissait trop bien et l’art d’aimer, et l’art de plaire, pour ignorer ces consolantes vérités. Mais uniquement occupé de ses desirs et de tout ce qu’il voyait ; indécis s’il devait agir ou parler, et même de ce qu’il devait faire, il restait en suspens et laissait Adèle dans l’attente. Elle détourna la tête ; sa bouche à demi-ouverte, le bout d’une langue appelait un baiser. Ses yeux humides sollicitaient mieux encore. Il abandonna tout, pour donner ce baiser, puis se mit en posture convenable à la circonstance. Son opiniâtre doigt avait seul conservé sa position : enfin il quitta la place. Comme il fut tenté de le remplacer ! Soit honte, soit timidité, il n’en fit rien. Adèle a prétendu depuis qu’elle ne l’aurait jamais souffert, mais Eléonor fut toujours convaincu qu’en cet instant on l’aurait laissé faire.

Sans doute on sera peu disposé à plaindre cet amant d’être où nous l’avons laissé. Mais qui ne sait pas que le cœur humain, avide de satisfaire de nouvelles fantaisies, oublie tous les biens qu’il possède, pour ne songer qu’à la privation de ceux qu’il desire. Qu’avait Eléonor à demander aux Dieux ? une maîtresse aimable, enivrée d’amour, brûlée de desirs, se livrait entièrement à lui. Comment pouvait-il comparer ce qu’il desirait à ce qu’il possédait ? Le doigt le plus faible y pénétrait sans peine, mais non pas sans effort. Des lèvres minces, roses et rondelettes comme celles d’un jeune enfant, cachaient un petit boutonnet d’une couleur plus vive, bien séparé de ce qui l’entourait. A peine le plaisir le plus prononcé versait-il en ce joli réduit les pleurs qu’il fait naître. Et le blanc satin qui l’entourait, et la forme rebondie du petit mont qui le portait, (on aurait pu le prendre), et la douceur, la finesse et la modeste quantité de ce qui l’ombrageait, tout était à souhait. Et si les pommes de roses qui brillaient sur les joues d’Adèle, si des sphères d’albâtre que sa respiration agitait, n’épuisaient pas ses caresses, tout auprès de la coupe d’amour étaient encore deux pommes enchanteresses, elles surpassaient tout en douceur : aucun événement ne les avait flétries ; nul indifférent n’avait jamais pénétré jusques-là, l’amant le plus aimé, le plus favorisé, pouvait seul s’en saisir, pouvait à peine les voir. Cependant l’esprit rempli d’un autre objet, pour la première fois, dans les bras de sa charmante amie, il goûta des plaisirs imparfaits. Il la quitta, et toujours occupé de la même fantaisie, il se mit à rêver aux moyens de les satisfaire.

Lorsqu’épris d’une jeune beauté encore innocente, ou que, vous-même timide, ou par inexpérience, ou par excès d’amour, vous cherchez un instant qui n’effarouche pas trop son innocence ou votre timidité, vous choisissez celui où une compagnie peu attentive, ou trop occupée sauve l’effroi d’un tête-à-tête ; là, vous parlez : et la belle, bien sûre que vous ne pouvez entreprendre davantage, vous écoute. Vous-même, moins embarrassé du dénouement, vous parlez mieux. Quelquefois même, cette position qui semble si peu dangereuse, a servi plus d’un téméraire ; et la main qu’on repousse en tête-à-tête prend souvent des arrhes en compagnie.

Eléonor se persuada que, pour faire à sa maîtresse la proposition qu’il méditait, il ne pouvait choisir un instant plus favorable que celui où, bien sûre qu’il ne pouvait entreprendre de l’exécuter, elle l’écouterait tranquillement. Dans le vrai, honteux, et ne sachant comment s’y prendre pour manifester une idée si hétéroclite, il prit, pour l’en entretenir, se sentant plus rassuré, un moment où elle avait du monde.

Adèle l’écouta sans se fâcher. Au fond elle était curieuse, et puis l’amant assurait que, si ce moyen ne satisfaisait pas tout-à-fait les desirs, il leur donnait un excès de vivacité : il les filait, prolongeait, soutenait. L’épreuve qu’elle avait faite, il y avait peu de tems, lui donnait quelque raison de croire à ces discours. Eléonor vit bien qu’on l’écoutait, qu’on y prenait plaisir ; il s’anima. L’espérance l’enflammait ; jamais il n’avait été si tendre, si pressant ; jamais sa belle amie n’avait pu lui rien accorder qui égalât cette dernière faveur. Il en fit tant, il en dit tant, qu’Adèle s’apperçut que, pour obtenir sa demande, il ferait tout, se rappelant alors ce secret qu’il avait si opiniâtrement refusé. Elle commença par cacher sa bonne volonté, puis, prenant le ton de la plaisanterie : « Vous n’y pensez pas, de me faire une telle proposition : et moi, je suis bien bonne d’écouter si long-tems de pareilles fadaises. Comment pouvez-vous desirer des plaisirs que je ne partagerais pas ? Crois-tu que j’aie besoin de quelques stimulans pour être heureuse dans tes bras ? L’amour que j’ai pour toi suffit pour embrâser mes sens ». On sent combien ces tendresses venaient mal-à-propos. Aussi furent-elles interrompues. « Quoi, ma belle amie, vous êtes étonnée que je veuille rendre hommage à toutes les parties de vous-même ! Il n’est aucun recoin, dans toute votre charmante personne, où je ne voulusse m’introduire tout en-entier. Vous êtes mon amante : tout votre être m’appartient, et m’en dérober la plus petite partie, c’est me ravir mon bien et mon bien le plus cher ».

Adèle, qui avait dans la tête une toute autre idée, ne l’écoutait guère ; et sans répondre à ses discours, mit sur le tapis le secret tant de lois refusé. Eléonor expliqua, le mieux qu’il put, sans pourtant se compromettre, que ce secret était d’une nature à ne pouvoir absolument être révélé à personne. Puis revenant à son sujet chéri. » Vous connaissez Julie ! Vous savez comment M… l’avait, abandonnée. La querelle était des plus sérieuses, et semblait devoir être éternelle. Eh bien ! je sais de bonne part qu’en se prêtant, comme innocente, à certain jeu qu’elle connaissait cependant fort bien, tout s’est arrangé au grand étonnement de ceux qui ne connaissaient pas le dessous de carte. Et Hortense, concevez-vous cet éternel ami, qui depuis si long-tems lui prodigue sa fortune. Peut-on être moins jeune, moins jolie ? Mais elle a certains appas secrets dont tout le monde ne sait pas faire usage. Je ne finirais pas, si je voulais raconter tout ce qu’on peut dire à ce sujet. Combien de femmes ont su ainsi ramener, fixer des maris inconstans ! A coup sûr, lorsqu’après dix ans d’hymen, on voit revenir les soins, la complaisance, les doux propos dans le ménage, on peut parier que la dame, par certaines faveurs nouvelles, a ranimé les sens et l’imagination du mari. Rien ne flatte comme ce qu’on n’a pas le droit d’exiger ; et le proverbe d’une souris qui n’a qu’un trou est bientôt prise… » Eléonor continuait sur ce ton, expliquant assez mal ses idées ; car on ne parle jamais bien quand on n’est pas écouté. En vain il employa toute son adresse à détourner la conversation du secret qu’il voulait taire, et toute son éloquence à présenter à sa belle amie des idées libertines, qui ramenassent son attention sur l’objet dont il voulait s’occuper. Il n’obtint rien. On lui reprocha qu’il n’aimait pas, et il fut sur le point d’être brouillé tout-à-fait.

De tout tems on a dit que la femme ne peut garder un secret ; cependant il est certain que tant qu’Eléonor fut de ce sexe, il ne révéla point celui dont dépendait le destin de sa vie : maintenant il était bien faible ; il fit, comme c’est l’usage du sexe masculin, les plus beaux raisonnemens du monde. La malicieuse Adèle, qui lisait dans son ame, lui permit de considérer de près l’objet de sa fantaisie ; elle lui laissa maintefois recommencer ce jeu, premier moteur de toutes ses idées ; et chaque fois renouvelait encore ses desirs ; la ruse ni la force n’étaient plus praticables ; l’affaire était si mal embarquée, qu’il fallait un consentement positif, ou il tenait à une condition impossible à remplir ; s’il eut été sage, s’il eut été femme, il eût abandonné ou feint d’abandonner son ridicule projet. Ne s’en occupant plus, ses desirs eussent été moins impétueux, ou du moins eussent paru moins vifs à son ennemie ; elle n’eût pas été si bien en garde ; il eût pu suivre ses projets avec plus de tranquillité, de suite, et par-conséquent de succès. Mais l’homme présomptueux ne sait pas se taire, attendre l’instant favorable, il veut emporter tout d’assaut : sans cesse il revenait, à ce qu’on appelait une persécution, il répétait des raisonnemens, des tendresses, des fureurs dont il avait cent fois éprouvé l’inutilité ; et se flattait toujours que cette fois enfin, elles toucheraient, persuaderaient.

Cependant, la curieuse, la maligne Adèle faisait mille questions qui, par une route plus ou moins détournée, tendaient toujours à son but : « En vérité, disait-elle, je ne te conçois pas, si décidément tu as pris un goût si baroque, pourquoi s’adresser à moi : joli comme tu es, et te souvenant sans doute de ton métier de femme, il n’est pas possible que tu ne trouves un ami complaisant qui, séduit par tes charmes, ne se prête à tous tes caprices. Crois-moi, tes plaisirs seront bien plus vifs ».

J’ai connu dans ma vie, un homme qui, prétendant que tous les goûts étaient dans la nature, ne cachait point les siens. Les femmes lui faisaient la guerre, et lui disaient en plaisantant : « Sans doute pour le ramener de proche en proche dedans la bonne voie, elles auraient pour lui des complaisances extraordinaires, mais lui, soutenait que, toutes aimables que nous étions, nous ne valions pas un garçon, et nous faisait là-dessus des raisonnemens qui, dans le tems nous faisaient rire, et que j’aurais oubliés, si tu ne m’en faisais ressouvenir. Ne t’étonnes donc point si je suis savante, n’en tire aucune mauvaise conjecture funeste à mon innocence, toute ma science est en théorie ».

Eléonor n’était pas excessivement satisfait du ton badin d’Adèle, il l’aurait volontiers interrompue ; mais quand on est suppliant, on n’ôte point la parole. D’ailleurs, il était assez content du sujet de la conversation ; l’autre continuant : » Je crois bien qu’en ne considérant qu’un côté, un homme ressemble assez à une femme ; telle que je suis, n’ayant aucune infirmité du sexe, je puis séduire un apprentif comme toi ; nous avons d’agréables détails, auxquels on peut s’amuser ; mais pour un connaisseur, l’essentiel nous manque.

» Le plaisir que l’on goûte en amour, est composé de deux parties : celui qu’on donne et celui qu’on reçoit ; ce dernier s’accroît de l’existence du premier, et l’espérance, la certitude du bonheur que nous causons, augmente presque sans bornes, celui que nous éprouvons nous-mêmes : peut-être il est possible, comme tu le prétends, qu’une femme souffre sans douleur, et même avec plaisir cette opération ; tu conviendras pourtant, qu’il en est une autre dont le résultat semble beaucoup plus sûr ; et cependant, ce n’est en toute situation, que par excès d’amour ou d’amour-propre, qu’un homme se persuade qu’il nous rend heureux. Quelle preuve en a-t-il ? Nos démonstrations, nos mouvemens, nos soupirs, nos discours, nos convulsions ! Tout cela ne se joue-t-il pas ; l’art même pour l’ordinaire surpasse la nature. Combien de femmes encore ne trouvent la jouissance que dans le plus tranquille recueillement : pour qui le plus léger mouvement, une seule parole, est une distraction qui détruit décidément l’ouvrage de l’amant le plus infatigable et le plus complaisant, et quelle que soit notre façon de jouir, le moment de notre félicité suprême, vous échappe presque toujours.

» Avec un homme, il en est tout autrement. Son bonheur est visible, palpable. On dit que la plupart, sont mieux disposés que nous, pour cette fantaisie ; mais soit douleur, ou plaisir, l’effet est sûr. A chaque instant, mon ami, tu pourras t’en assurer. Tu n’auras pas à craindre la plus petite tricherie. Mille indices, ou brûlans, ou faciles à connaître, l’avertiront à point nommé si le plaisir augmente ou diminue. Bien plus ; mais j’envie ton bonheur, quand j’y pense. Connaissant par toi même le plaisir qui naîtra sous tes heureuses mains, la nuance la plus fine ne t’échappera pas ; tu pourras l’accélérer, le suspendre à ton gré, l’unir au tien, et sûr des sensations que tu fais éprouver, jouir toujours ensemble ; enfin, quel que soit l’éclair du bonheur suprême, en saisir deux et mourir dans le même moment. »

Eléonor n’avait rien à répondre à toutes ces folies. Elles servaient merveilleusement les projets de la malicieuse Adèle. Cachant adroitement sa curiosité, alimentant les desirs de son amant, vingt fois elle fut sur le point d’arriver à son but. Quoi ! se disait Eléonor, toujours prêt à succomber : je pourrais renoncer au plus doux avantage qu’un mortel puisse desirer ? Et pourquoi ? Ah ! je n’aurais point d’excuses. Il ne me resterait que la honte et le regret de ma faiblesse. Si je cédais à l’amour, et à un sentiment impérieux, irrésistible ; amour, toi qui donnes tous les biens et fais supporter tous les maux, tu me consolerais. Pourrais-je regretter un sexe qui changerait toutes mes affections. Je bénirais chaque jour une heureuse indiscrétion qui m’empêcherait de voir détruire le bonheur de ma vie. Mais aujourd’hui quelle excuse, quelle consolation me resterait ! Honteusement faible, j’aurais cédé à une honteuse fantaisie. L’instant qui la verrait satisfaite, la verrait aussi disparaître et s’éteindre.

Sexe charmant, sexe que je ne veux point perdre, c’est pour vous que sont réservés les trésors de l’amour. Un seul regard, la plus légère attention suffit pour embrâser le cœur que vous voulez charmer. L’homme consumé de desirs et d’amour, languit d’espoir ou de crainte, ne sait s’il doit laisser parler son cœur ou son esprit ; écouter la prudence ou la passion, tremble à chaque instant de perdre ou par excès d’audace ou par trop de timidité, ce qui peut seul embellir sa destinée ; et celle qui cause tant de tourmens, d’inquiétudes, d’espérances, de vœux ardens, délicieusement émue, sûre du pouvoir de ses charmes, ravie d’avoir touché, subjugué celui qu’elle a choisi, jouit déjà de sa victoire, laisse son ame s’échauffer aux feux qu’elle a causés, dans la jouissance de l’amour-propre et de la volupté du sentiment ; attend le jour, l’instant, où ne pouvant plus résister aux desirs de son amant, à ceux dont elle-même est consumée, en se livrant à celui qu’elle aime, elle lui permettra de trouver le bonheur en la comblant de plaisirs. Et vous alors, amans ardens, passionnés, qui êtes-vous auprès de votre maîtresse ? Charmés d’entendre, heureux d’arracher ces vives exclamations, ces doux propos d’une amante en délire, pouvez-vous douter que ces transports ne soient plus répétés, plus prolongés, plus grands, plus doux que tous les vôtres ?

Toutes ces belles réflexions ne donnaient pas au pauvre Eléonor la force de résister à la curieuse, à l’adroite Adèle ; de jour en jour il devenait plus faible ; de jour en jour sa ridicule envie devenait plus violente, vingt fois son secret a été sur le point de lui échapper ; c’était un miracle qu’Adèle ne connût pas encore le mystère de la métamorphose, ce miracle ne pouvait pas durer longtems ; heureusement pour Eléonor l’année s’écoulait, et il devenait femme. Dès-lors plus de faiblesse, son secret devint inviolable. Frémissant chaque jour du ridicule danger qu’elle avait couru, la belle Eléonore, dans une suite de plaisirs, passa cette nouvelle année ; et sage et discrète désormais, elle jouit tour-à-tour, sous ces formes diverses, de tous les plaisirs de l’humanité.

Jeunes beautés, si jamais vous rencontrez ce trop heureux Protée sous sa forme virile, ne lui résistez pas ; croyez que jamais vous n’aurez d’amant plus soigneux de vous plaire, nul ne saura mieux connaître et satisfaire tous vos goûts, tous vos caprices ; aimez-le, vous le pouvez sans crainte ; il connaît si bien tout le prix d’une femme aimante, pour lui sa maîtresse est un trésor inépuisable de bonheur et de jouissance ; si votre bonheur ne peut durer toujours, plaignez-le, que sa nature inconstante le force à brûler pour un autre sexe ; mais imitez la voluptueuse Eléonore séparée du Sylphe qui lui fit connaître de si doux plaisirs ; le regrettant sans cesse, elle n’a point renoncé aux mortels, son ame ouverte par lui aux plus délicieuses sensations, les cherche, les retrouve encore, et le souvenir de momens enchanteurs passés dans ses bras, vous instruira à en retrouver de pareils, vous préparera aux plus enivrantes illusions.

Pour vous, hommes, fuyez la belle Eléonore ; si quelque jour du plus parfait bonheur, suffit pour embellir votre existence, vous pouvez vous livrer à des charmes trop puissans ; mais si le malheur d’une vie entière vous effraie, fuyez-là ; un seul jour de félicité, un seul baiser d’Eléonore, et vous l’aimerez pour jamais ; un souvenir de ses attraits ne s’effacera plus de votre mémoire, vous la désirerez toujours, vous verrez l’infidelle nourrir, par de perfides amitiés, la douce espérance de la posséder encore ; mais elle se rira de vos tourmens, de vos pleurs, elle aiguise vos desirs, et ne veut point les satisfaire ; l’ingrate ! elle a oublié les plaisirs qu’elle a goûtés dans vos bras ; d’autres lui sont ouverts, elle y vole, et vous verrez bientôt ce fortuné rival aussi malheureux, mais non moins amoureux que vous-même.

L’audacieuse Eléonore dédaigne le manège des femmes ordinaires, qui croient que c’est seulement par des refus qu’on peut conserver des adorateurs, qui une fois vaincues, n’ont plus de défense. Elle se rend à qui sait lui plaire ; elle se rend à celui qu’elle veut enchaîner ; sûre de ses charmes, sûre de l’enivrante volupté de ses embrassemens, elle ne craint point d’être oubliée, elle ne craint point d’être délaissée : après avoir tout accordé, elle sait refuser, tout accorder de nouveau, et refuser encore, et réduire celui qu’elle a rendu heureux à soupirer toujours.

Elle se plaît à se voir entourée d’adorateurs enivrés ; ses regards, ses discours, ses moindres mouvemens rappellent à chacun d’eux les perfections de toute sa personne. Ce n’est point une imagination fantastique qui leur présente l’idéale perfection de la beauté qu’ils adorent ; ils l’ont vue, pressée dans leurs bras, cette enchanteresse beauté ; ils accusent leur mémoire infidelle de leur retracer faiblement tant d’appas ; ils voudraient seulement les voir encore une fois pour ne les oublier jamais. Hélas ! ils jouiront peut-être encore de cet inestimable bonheur ; mais leur soif d’amour n’en sera point éteinte, ils auront renouvelé le poison qui coulait dans leurs veines, ils auront augmenté leurs desirs, et ils seront encore tout aussi incertains du succès de leurs vœux. Insensés, il eût bien mieux valu fuir et ne pas connaître tant de bonheur, puisqu’il ne devait pas toujours durer !

Eléonore a trop d’expérience, elle est trop savante dans l’art d’aimer, elle est persuadée que les hommes abandonnent bientôt l’amante constante et fidèle ; elle sait qu’une femme a plus de moyens d’aimer, plus de certitude de vaincre, et qu’ainsi c’est folie de se contenter d’un seul bonheur et d’une seule victoire. Fuyez donc, car il est impossible de la voir sans l’aimer, impossible de la conserver, et plus impossible encore de l’oublier quand on s’est enivré de volupté dans ses bras.