Éléphants vs Espions/02

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Police Journal Enr (3p. 7-15).

CHAPITRE II

SUR LE TRAIN DE LA BAIE


Guy s’était embarqué avec les autres membres du Cirque et les animaux, ainsi que tout le grément.

Ils arrivèrent dans la soirée suivante à Matapédia et leurs wagons spéciaux, blancs et bleus, furent alors branchés sur la voie qui conduit à Gaspé.

En avant, il y avait les bagages, puis venait le wagon qui servait de quartiers-généraux aux deux propriétaires du Cirque, Conrad Bastien et Gérard Bray.

Les bêtes occupaient ensuite une longue série, puis c’étaient les quartiers du personnel.

Vers les minuit la longue caravane ferroviaire se mettait en marche.

S’il y avait eu une assez grande affluence de curieux, à Matapédia même, pour regarder les bêtes, lors du changement de direction, au cours de la veillée, le train blanc et bleu roulait maintenant dans la nuit déserte.

Guy se trouvait dans le premier wagon qui suivait immédiatement ceux des bêtes.

Il se trouvait être le premier assistant du dompteur en chef et à ce titre il avait à surveiller d’aussi près que possible les animaux féroces.

Comme il était pas mal fatigué, il ne tarda pas à s’endormir quand le train décolla de Matapédia.

Tout le monde était à peu près dans son cas et ce n’est que plus tard qu’on apprit ce qui survint alors.

Une automobile comprenant trois hommes était partie de la jonction ferroviaire, à peu près en même temps que le train.

Environ une heure plus tard, alors que tout reposait à bord, la même automobile longeait la voie ferrée sur la route carrossable.

Comme le train diminuait considérablement sa vitesse pour s’engager dans une courbe prononcée, un des occupants de l’auto sauta sur une plate-forme du train, qui portait deux grandes cages.

Il s’arrêta pendant quelques minutes et fit un travail mystérieux à chacune des cages.

Il passa ensuite à la plate-forme suivante pour répéter le même travail.

Et ce ne fut qu’après avoir fait ainsi le tour de toutes les cages, qu’il sauta par terre et regagna l’automobile qui avait suivi, phares éteints dans la nuit.

***

Il devait n’être pas plus de cinq heures du matin, quand Guy fut éveillé et invité à passer dans le wagon-bureau des propriétaires.

Il augura d’abord quelque chose de mauvais à la suite de cette invitation.

On avait probablement découvert qui il était et la substitution de personnes.

Il se demandait bien ce qui allait lui arriver et songeait déjà au moyen de s’échapper en sûreté.

Peut-être même la police était-elle sur ses traces…

Dans ce cas, il lui faudrait trouver l’occasion de s’éloigner du train en vitesse.

Mais Guy n’est pas nerveux.

Il ne pensa pas un instant manquer le rendez-vous que lui fixaient ses patrons.

Ils l’attendaient tous les deux et il y avait deux hommes en plus.

Cela regardait moins bien.

Ce fut encore bien pis quand Gérald Bray présenta les deux étrangers.

C’étaient Roméo Guy de la Police Montée et Lionel Fortin de l’immigration.

Guy concevait que la Police Montée puisse être intéressée à ses activités et la rencontre qu’il faisait n’était pas pour le rassurer.

Il ne comprenait pas cependant la présence de l’officier d’immigration.

Aussi attendit-il avec curiosité ce qui allait se produire.

Gérald Bray, aussitôt après les présentations, prit une découpure de journal, sur la table, et la présenta à Guy pour qu’il la lise.

Il s’agissait d’une affaire toute nouvelle pour mon cousin.

Un certain monsieur A-1 avait écrit un livre sur les activités au Canada d’un célèbre espion allemand, avant la guerre.

Ce livre avait été publié immédiatement après la déclaration de la guerre et il contenait tellement de précisions, que la Police Montée et l’Armée en avaient bénéficié largement pour arrêter quantités de sujets ennemis dans le pays.

L’auteur anonyme annonçait également un autre volume, qui devait paraître un peu plus tard.

Le volume traitait des activités des sous-marins allemands dans l’Atlantique et même dans le Golfe Saint-Laurent.

Il était déjà imprimé, mais les autorités militaires avaient demandé à l’auteur de retarder la diffusion du volume, afin d’utiliser les indications précieuses qu’il contenait.

L’article ajoutait même que le fameux auteur possédait en outre d’autres renseignements inédits sur l’espionnage au Canada et aux États-Unis et qu’il était pour les confier aux autorités.

S’il ne l’avait pas fait avant, c’est qu’on ignorait le véritable nom de l’auteur.

Mais on venait de découvrir qu’il s’agissait ni plus ni moins de Conrad Bastien, un des co-propriétaires du Cirque B. & B.

Il n’y avait rien d’étonnant à cela, en effet, car on savait que le fameux Bastien avait parcouru à plusieurs reprises l’Amérique du Nord.

Il avait en outre passé plusieurs années en Europe où comme question de fait, il avait appris son métier de dompteur.

Il connaissait l’Allemagne dans tous ses recoins et parlait sa langue parfaitement.

Guy fut très étonné de la révélation qui venait de lui être faite et se demandait comment il pouvait se faire, lui qui lisait quotidiennement les journaux, que cet article lui ait échappé.

Mais il apprit bientôt qu’il s’agissait de la Presse de la veille et il n’avait pas encore eu le temps de la parcourir.

Quand il remit l’article à monsieur Bray, celui-ci ainsi que Conrad Bastien se retirèrent pour laisser Guy seul avec les deux agents.

Ce fut Roméo Guy qui dirigea la conversation.

***

— Il n’y a pas longtemps que vous faites partie du Cirque, Claveau, dit-il, mais nous avons pris des informations sur votre compte.

Guy commençait à trouver que les choses se corsaient.

Il se demandait actuellement si son Claveau ne se serait pas déjà fait remarquer par des activités subversives.

Mais l’officier de la Police Montée poursuivait :

— Je sais que vous avez déjà eu quelques troubles, mais cela n’entache pas votre réputation pour la mission que nous avons à vous confier. Vous avez fait toutes les démarches pour vous enrôler volontairement, dès le début de la guerre et vous avez répété vos efforts tout récemment encore.

Guy jugea qu’il devait ouvrir la bouche une fois de temps en temps.

Aussi tenta-t-il de protester, pour la forme du moins :

— J’ai fait cela, monsieur Guy, parce que je trouvais cela tout naturel. D’après moi, toute personne sans famille devrait au moins faire quelque chose pour combattre nos ennemis. Nous sommes assez heureux d’être restés en dehors du théâtre de la guerre que le moins que nous puissions faire soit de prêter main-forte à ceux qui repoussent l’envahisseur.

— C’est très louable ce que vous dites là, Claveau. Aussi c’est parce que nous connaissions vos dispositions d’esprit que nous avons décidé de vous confier une mission délicate.

Déjà Guy ressentait l’attrait de l’aventure et il se faisait toute oreille pour écouter ce qu’on allait lui proposer.

— Je vais commencer par vous faire une confidence, déclara alors le policier.

— Je vous écoute, monsieur.

— Monsieur Bastien n’est pas l’auteur du fameux livre, c’est-à-dire l’homme qui signe A-1. De plus le second livre annoncé par cet article de journal n’a jamais été écrit.

— Je vous avoue que je ne comprends pas.

— L’auteur du livre est mort, malheureusement d’accident. Mais nous avons fait à monsieur Bastien une proposition qu’il a acceptée. Les renseignements que nous avons puisés dans le livre de A-1 nous ont été très utiles et ont certainement attiré sur l’auteur l’attention des espions ennemis au pays. Or nous avons fait passer dans tous les journaux du pays l’article que vous venez de lire afin de faire croire à nos ennemis que Monsieur Bastien est réellement un homme dangereux pour eux. En un mot nous nous servons de lui pour attirer nos ennemis dans un piège.

— Vous vous servez de monsieur Bastien comme d’un appât, ni plus ni moins…

— C’est bien cela !

— Mais c’est très dangereux, ce jeu-là ! Il va avoir à ses trousses tout ce que l’Axe a d’espions dans le pays.

— Précisément.

— Et moi… ?

— Vous comprenez, n’est-ce pas, que nous avons pris nos mesures pour avoir plusieurs hommes qui surveilleront monsieur Bastien dans chaque endroit qu’il visitera. Mais cela ne serait pas encore suffisant et nous avons pensé à vous pour collaborer à sa sécurité.

— Je suis entièrement à votre disposition. Que dois-je faire ?

— Il faudrait que monsieur Bastien ait un garde du corps, qui ne le quittât jamais. Et nous avons pensé à un membre même de son personnel. Car un étranger attirerait certainement l’attention.

— Je comprends. Vous voudriez que je me tienne entièrement à la disposition de mon patron, afin de pouvoir l’assister en aucun temps ?

— Vous ne devrez pas le perdre de vue, un seul instant. Vous coucherez dans l’anti-chambre de son wagon privé et le suivrez partout.

— C’est bien.

L’officier prit alors un paquet sur la table et le donna à Guy en disant :

— Voici un révolver de calibre .45 avec un étui que vous porterez à l’intérieur de vos vêtements.

Il sortit également une carte, sur laquelle il demanda à Guy de signer son nom.

Il s’agissait d’un laisser-passer de la police montée, qui faisait de Guy un officier spécial du corps aussi longtemps qu’il serait en possession de la carte.

Il ajouta un permis de porter son arme et serrant la main de mon cousin, il lui souhaita bonne chance.

***

Ils étaient encore debout, tous les trois, quand un employé du cirque entra subitement, l’air effaré.

— Monsieur Bastien n’est pas ici ? demanda-t-il.

— Non. Qu’y a-t-il ? demanda à son tour Guy.

— Toutes les bêtes sont sorties de leurs cages et se promènent sur les plate-formes du train.

Sans en attendre plus, l’officier de Police partit à la recherche des patrons.

Heureusement qu’ils n’étaient pas loin.

— Je n’aime pas cette histoire, déclara le Policier. Il y a quelque chose là-dessous.

Conrad Bastien ne perdit pas la tête cependant.

Il fit venir le mécanicien du train et lui ordonna d’abord d’aller le plus vite possible, afin d’empêcher les bêtes de sauter par terre.

Il lui demanda même de ne pas arrêter à aucune gare aussi longtemps que les animaux ne seraient pas renfermés jusqu’au dernier.

Entre temps le dompteur en chef avait été averti et il se tenait maintenant à la disposition de monsieur Bastien.

Vous allez prendre avec vous tous les hommes qui ont de l’expérience en la matière et allez vous munir de toiles pour faire rentrer les bêtes, et cela en commençant par un bout du train.

— Ce sont les tigres et les léopards qui sont les pires, déclara le dompteur. Je crois aussi qu’il y a quelques lions de libres.

— Vous savez comment faire, n’est-ce pas ? Quatre hommes avec une toile assez grande pour donner l’impression d’un mur. Les hommes tiennent la toile devant eux et marchent dans la direction de la bête. Comme elle ne peut souffrir de se voir confiner dans un espace étroit, elle recule et vous la dirigez vers sa cage.

Lui-même allait s’élancer au travail, mais Guy lui expliqua qu’il devait toujours rester en sa compagnie.

L’officier de la Police Montée et son camarade de l’Immigration donnèrent les derniers détails de l’arrangement qu’ils venaient de faire avec mon cousin et monsieur Bastien déclara en riant :

— Voilà maintenant que je deviens important pour qu’on m’assigne un gardien personnel.

— Sans compter un groupe de nos hommes qui seront toujours dans les endroits où vous vous rendrez.

— Si c’est nécessaire, je vais me conformer à vos instructions.

— C’est le meilleur moyen de repérer les espions qui tenteront de vous enlever la vie probablement.

Mais l’heure n’était plus aux conversations et tout le monde sortit pour voir comment on s’en tirait avec les animaux.

Les singes et quelques petites bêtes faciles à manœuvrer, avaient déjà réintégré leurs cages, mais ça n’allait pas aussi vite avec les lions et les tigres.

Mais le dompteur s’en tirait avec adresse.

C’était réellement intéressant de le voir en avant de la toile que tenaient quatre hommes derrière lui, un fouet et un révolver à la main.

Bravement il marchait sur la bête en la fixant de ses yeux dominateurs, tandis que l’espèce de mur blanc derrière lui avançait sur ses talons.

Peu à peu tout redevenait normal.

On fermait hermétiquement les cages et on passait à une autre bête.

Une première inspection permit de constater que toutes les cages avaient été ouvertes.

Il était évident que cela avait été le fait d’un étranger, car les personnes qui faisaient partie de la troupe, étaient au-dessus de tout soupçon.

Mais on n’avait pas fait cela pour rien.

On avait probablement voulu créer une diversion en permettant aux bêtes de s’échapper dans les campagnes.

Pendant le brouhaha qui en résulterait, on s’attaquerait à Conrad Bastien pour l’enlever ou le tuer.

C’était une preuve évidente que les agents de l’Axe l’avaient repéré et étaient déjà à ses trousses.

On recommanda donc à Guy de redoubler de surveillance et les deux officiers fédéraux descendirent du train immédiatement afin de faire enquête dans cette partie du pays.

Il n’y avait déjà plus qu’un gros lion en liberté et les choses n’avaient pas l’air de bien aller pour lui.

Il courait d’un bout à l’autre des plates-formes et le mur blanc était toujours en retard pour le diriger vers sa cage.

Une complication survint bientôt qui aggrava la situation.

À une traverse à niveau, le mécanicien du train aperçut un camion qui était stationné sur la voie.

Il y avait certainement un accident, car deux hommes, agitaient les bras de façon désespérée pour faire arrêter le train.

Dans les circonstances, il n’y avait pas d’autre chose à faire que de stopper.

Sans révéler son rôle exactement Guy envoya deux hommes de la troupe pour faire enquête sur les occupants du camion.

Ils les ramenèrent bientôt dans le train et Guy examina leurs cartes d’enregistrement national ainsi que les licences du conducteur.

Tout paraissait en ordre cependant et malgré les apparences il décida qu’il n’y avait pas lieu de s’alarmer.

Quelques hommes aidèrent les camionneurs à pousser leur voiture puis le signal du départ fut donné.

Ce fut à ce moment-là qu’on constata que le lion avait sauté à bas du train et courait maintenant dans le champ voisin où il y avait des vaches.

La première qu’il rencontra en devint la victime.

Elle tenta bien de donner un coup ou deux avec ses cornes mais sans grand résultat.

Le lion était de taille et il l’empoigna facilement par le cou pour l’étrangler.

Le dompteur avec deux hommes qui portaient des cordes étaient maintenant dans le champ et discutaient des moyens d’approcher la bête.

Guy avait suivi avec monsieur Bastien.

Ce fut lui qui suggéra de faire venir un de ses cowboys du cirque afin de lui faire attraper le lion au lasso.

Cinq minutes plus tard l’animal était maîtrisé et il ne restait plus qu’à lui faire réintégrer sa cage.

Quand il fut solidement ligoté avec juste un peu de jeu pour lui permettre l’usage des jambes ce ne fut qu’un jeu de le faire monter à bord.

Conrad Bastien fit une dernière tournée d’inspection avec Guy puis revint à son bureau où il avait convié le fermier propriétaire de la vache.

Il paya comptant la valeur de l’animal sans discuter du prix qu’on lui demandait et qui était passablement exagéré.

Quand il fut de nouveau seul avec Guy dans son bureau, il lui demanda :

— Que pensez-vous de cela, monsieur Claveau ?

— Je n’ai pas la moindre idée.

— Les portes ont été ouvertes par quelqu’un, sans aucun doute ?

— C’est entendu, mais qui ?

Guy n’oubliait pas qu’il était le dernier homme à avoir été engagé et celui qu’on connaissait le moins encore.

Heureusement que la Police Montée avait fait enquête sur le dénommé Claveau et il se retranchait derrière la recommandation qu’on lui avait ainsi donnée.

Mais Conrad Bastien ne fit aucune allusion à lui.

Il reprit donc :

— Ce n’est certainement pas quelqu’un du cirque. Il faut que ce soit un étranger qui ait sauté sur le train dans la nuit et ait fait cela, sans que rien ne révélât sa présence.

— Mais vous ne pensez pas que les bêtes se seraient montrées inquiètes de la présence d’un inconnu ?

— Oh ! elles ont dû faire du tapage, comme toujours, principalement quand elles voyagent et les habitués n’y ont pas porté attention, car ils ont l’oreille faite à cela.

— Alors il doit bien être inutile de rechercher cet homme, car il doit avoir disparu depuis longtemps.

— C’est bien mon impression. Mais je serais bien curieux quand même…

— Il n’y a qu’à attendre et tenter de prévoir ce qui va arriver après.

— Il y a peut-être une autre embûche de dressée quelque part.

— Je n’ai aucun doute là-dessus. Mais soyez tranquille, je vais garder l’œil ouvert.