Élisabeth Seton/XII

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La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 66-74).


XII


Filippo Filicchi connaissait personnellement Mgr  Carroll[1]. Pendant son séjour en Amérique, il avait même eu avec lui d’étroits rapports, et il désirait qu’il achevât l’œuvre commencée à Livourne. Il croyait que l’évêque des États-Unis pouvait mieux que personne aviser la convertie ; et en se séparant de Mme  Seton, il lui avait donné une chaleureuse recommandation. Mais toute à sa sœur mourante, elle avait différé d’envoyer la lettre à Mgr  Carroll.

Antonio Filicchi n’était plus à New-York, mais à Boston où ses affaires le retenaient, et il pressait Élisabeth de ne pas tarder davantage à déclarer qu’elle abandonnait le protestantisme. Se croyant inébranlable, elle n’hésita pas à suivre ce conseil peu prudent.

On sait qu’aux États-Unis le catholicisme était alors en exécration et en mépris. Le seul nom de papiste y soulevait le cœur. Dans le Maryland, la foi avait été presque aussitôt étouffée par les sectaires ingrats que la charité avait reçus à bras ouverts. Toutes les sectes s’unissaient dans cette violente passion contre l’Église romaine, et la conversion d’un protestant au catholicisme entraînait une véritable déchéance sociale.

Aussi, quand Mme  Seton annonça qu’elle était résolue de se faire catholique, ce fut d’abord dans sa famille une vraie stupeur, puis des emportements incroyables.

Élisabeth avait prévu la fureur des siens, et cette tempête la laissa fort calme. Mais, la première indignation passée, ses parents comprirent que la colère n’obtiendrait rien, et, se contentant de lui montrer une douleur extrême, ils firent appel à son cœur, à ses chers et douloureux souvenirs.

On lui prodigua les marques d’estime, de confiance, on l’entoura de soins, de tendresse, la suppliant de ne pas se couvrir d’opprobre, de ne pas déshonorer sa famille.

Son ancien pasteur, M. Hobart, — homme admirablement doué — intervint. Une amitié qui datait de l’enfance l’unissait à Élisabeth, mais il ne lui fit pas le moindre reproche. Il se contenta de lui demander de vouloir bien étudier avec lui la religion qu’elle voulait abandonner.

Élisabeth eut l’imprudence d’y consentir, et le résultat de ces discussions fut de la replonger dans le doute.


À cette âme affamée d’adoration, de vérité, aucune situation ne pouvait être plus cruelle ; et, après avoir fait part à Antonio de ses irrésolutions, Mme  Seton ajoutait : « Supplication à Dieu, prière incessante, c’est là maintenant ce que je puis regarder comme mon unique refuge… prière en tout temps, prière en tout lieu. Réellement, Antonio, mon frère très cher, je prie, je prie si continuellement que ma pensée, je crois, n’est plus qu’une prière. Quand je me réveille de mon court sommeil, il me semble que je l’ai employé à prier. Mes pauvres yeux sont presque aveugles à force d’avoir pleuré ; car le moyen d’implorer la faveur que je demande, sans un torrent de larmes et sans toute l’émotion du cœur ? Mes enfants disent continuellement : « Pauvre maman ! pauvre maman ! » Réellement, ils sont plus gentils que jamais, parce qu’ils ne veulent pas ajouter à ma tristesse. Elles sont douces cependant ces larmes ; elles sont douces ces peines ; et grande est ma consolation, de voir que si la source toute-puissante de la lumière ne me visite pas encore de ses bienheureuses clartés, au moins ne permet-elle pas que je demeure satisfaite et insensible au milieu de mes ténèbres. »


Peut-être n’est-il pas ici-bas un spectacle plus digne de Dieu que ce travail d’une âme qui cherche la lumière ; mais l’étoile disparue ne se levait pas. « Les Écritures, ma consolation autrefois, et mes délices, me sont devenues une source de peines, écrivait Mme  Seton. Chaque page que j’ouvre jette le trouble en ma pauvre âme. Je tombe à genoux, et aveuglée par mes larmes, je crie vers Dieu pour qu’il m’instruise lui-même… Autrefois, après les six jours écoulés, avec quelle joie je voyais arriver le cher jour du dimanche, comme l’ample dédommagement de n’importe quels chagrins ou soucis que j’avais pu avoir pendant la semaine. Maintenant c’est avec inquiétude que je consulte le coucher du soleil, tant j’ai peur qu’il ne m’annonce une belle matinée qui m’ôterait toute excuse pour ne pas aller à l’église.

« Quand je passe le long de la rue qui conduit à notre église, mon cœur se débat, et il s’écrie : « Oh ! Seigneur, dites-moi où je dois aller ! » Avant de quitter la maison, je demande toujours à Dieu de me pardonner si vraiment je passe devant la demeure où il réside, sans m’y arrêter. Et quand je me trouve à l’église, oh ! combien souvent mon âme se sent appelée dans la petite chapelle de Santa Catarina, là où je me sois vue tant de fois à côté de votre Amabilia… Si votre Église est celle de l’Antéchrist, si votre culte est une idolâtrie, mon âme partage ce crime, malgré la résistance de ma volonté. Si vous pouviez, savoir, mon frère, tout ce qu’on offre à mon esprit d’images horribles, révoltantes, pour m’éloigner de votre Église, vous diriez qu’il est impossible que j’en fasse jamais partie, à moins qu’une voix descendant du ciel ne vienne directement m’y appeler[2].

À la date du 6 septembre 1804, Mme  Seton écrivait à Mme Antonio Filicchi :


« Jusqu’à présent, je n’avais pas souffert l’épreuve d’une si triste lassitude de la vie. Mes délicieux petits enfants, autour de la table où ils étudient, ou près de mon foyer le soir, me font oublier un peu cet indigne abattement, qui vient, je crois, de la continuelle application de mon esprit à tous ces livres qu’on m’apporte pour mon instruction, et surtout, aux prophéties de Newton. Ce n’est pas que votre pauvre amie se trouble aisément des faits sur lesquels ce livre s’appuie… Cependant, il m’est resté dans le cœur une impression si pénible, si triste, que tout en est assombri, troublé. Je dis les psaumes de la pénitence, sinon dans l’esprit du prophète royal, du moins avec ses larmes. Elles se mêlent réellement à ma nourriture ; elles baignent la couche de votre pauvre amie. En même temps, je sens en moi une telle confiance en Dieu, qu’il me semble qu’il n’a jamais été si véritablement mon Père et mon tout. À notre prière du soir, Anna me caresse doucement, pour obtenir que je dise le « Je vous salue, Marie » ; et les autres enfants s’écrient tous ensemble : « Oh ! apprenez-le-nous, apprenez-le-nous, chère maman ». Jusqu’à la petite Rébecca, qui essaie de le balbutier, elle qui peut à peine parler. Et moi, je demande à mon Sauveur : Pourquoi ne le dirions-nous donc pas ? S’il est quelqu’un au ciel, assurément ce doit être sa mère. Les anges, qu’on nous représente s’intéressant si fort à nous sur la terre[3], sont-ils plus compatissants, plus puissants qu’elle ? Ô Marie, notre mère ! oh ! non, il n’en peut être ainsi. C’est pourquoi, avec la confiance et la tendresse d’une de ses enfants, je la supplie d’avoir pitié de nous, et de nous conduire à la vraie foi si nous n’y sommes pas. Je la supplie d’obtenir la paix à ma pauvre âme, afin que je sois une bonne mère pour mes pauvres chers enfants. »


Jamais la dévotion des catholiques envers la sainte Vierge ne répugna à Mme  Seton. Son amour pour Jésus-Christ avait fait naître en son cœur une profonde vénération pour Marie. « Ah ! écrivait-elle, avec quelle joie je baiserais les pieds de Celle qui fut sa mère, et lui prodiguerais les marques de mon respect. »


MME SETON À MME ANTONIO FILICCHI.


25 septembre 1804.

« Votre Antonio n’aurait pas été content de moi, s’il m’avait vue aujourd’hui dans Saint-Paul, l’église protestante épiscopalienne. Mais le désir d’avoir la paix, joint à un certain sentiment des convenances, l’a emporté. Toutefois, j’ai été prendre place dans un banc de côté, d’où je me trouvais tournée dans la direction de l’église catholique qui est justement en face, dans la rue la plus proche. Je me suis surprise vingt fois, m’entretenant avec le saint Sacrement, là tout à côté, au lieu d’avoir les yeux fixés sur l’autel nu et dépouillé devant lequel je me trouvais, ou de prêter mon attention à la récitation des prières. Et puis, des larmes sans fin, des soupirs profonds, silencieux, comme le jour où j’entrai pour la première fois dans votre église bénie de l’Annunziata, à Florence ; tout en moi, larmes, pensées, soupirs, venant se perdre dans un seul et unique désir, celui de connaître la voie la plus agréable à mon Dieu, quelle qu’elle puisse être.

« J’entendis M. Hobart qui disait : « Comment pouvoir s’imaginer qu’il y ait autant de Dieux que de milliers d’autels, etc. ? » Je ne puis m’empêcher de sourire encore du sérieux qu’il avait en disant cela.

« Il y a bien des années, je lisais cette pensée dans je ne sais plus quel vieux livre : « Lorsque vous dites qu’une chose est un mystère, et que vous ne la comprenez pas, vous ne dites rien contre le mystère lui-même ; vous reconnaissez seulement les bornes de votre science et de votre entendement, qui ne saurait comprendre un millier d’autres choses dont vous tenez la certitude pour absolument incontestable. »

« Il est une autre pensée qui me vient souvent, à l’esprit. Si, comme on me le dit, elle n’était pas vraie, cette religion qui a donné au monde les célestes consolations attachées à la foi en la présence réelle d’un Dieu s’offrant lui-même dans le sacrement de l’autel, pour nourrir les pauvres voyageurs errants au milieu de ce désert terrestre, comme la manne autrefois nourrissait les Hébreux, dans le désert de Chanaan ; si elle n’était pas vraie, cette religion ; si elle était une œuvre ou une invention humaine, Dieu ne nous aimerait donc pas, nous, les enfants de sa rédemption, nous, les rachetés du précieux Sang de son cher Fils, autant qu’il a aimé les enfants de l’ancienne loi ? Il voudrait donc que nos églises restassent désertes avec leurs murailles nues, avec nos autels qui ne possèdent ni l’arche sainte, ni aucun des anciens et précieux gages de son amour pour nous ? On me dit que je dois honorer Dieu en esprit et en vérité ; mais mon pauvre esprit s’assoupit sans cesse, ou s’en va errant çà et là, faute d’avoir où fixer son attention. Pour dire la vérité, très chère Amabilia, quand je suis devant une image du crucifix que j’ai trouvée il y a quelques années dans le porte-feuille de mon père, je me sens dans une plus véritable union de cœur et d’âme avec Dieu, que je n’en sens dans le… Mais ce que j’allais dire est une folie, car la vérité ne dépend ni des gens qui sont autour de nous, ni du lieu où nous nous trouvons. Je puis dire seulement que je soupire et languis du désir d’adorer notre Dieu dans la vérité ; et que si je ne vous avais jamais rencontrés, vous autres catholiques, et que cependant j’eusse lu les livres que M. Hobart m’a apportés, ils m’auraient à eux seuls jetée dans un abîme de doutes et d’incertitude. Oh ! mes doutes pourtant, ils me servent tant à calmer mon esprit devant Dieu, par la certitude qu’ils me donnent de la pitié qu’il doit avoir pour moi ; lui qui sait que l’unique objet de mon cœur est de lui plaire ; de lui plaire à lui seul, étroitement unie à lui dans cette vie et dans l’éternité ; lui qui sait qu’aux heures de la nuit la plus profonde — c’est bien vrai, Amabilia, ce que je vous dis là — je suis souvent demeurée dans ma détresse, les yeux attachés sur la muraille, regardant à travers mes larmes ; et plutôt que de croire que Dieu voulût délaisser ou abandonner une créature si malheureuse, m’attendant à voir son doigt écrire sur ce mur pour me consoler. »


Mais la lumière ne venait pas. Mme  Seton écrivait à Antonio Filicchi :


« Ma pauvre âme est de plus en plus incertaine et troublée. Ce n’est pas qu’elle manque de prier et de s’entretenir avec son Dieu ; — mes prières sont, au contraire, plutôt multipliées que négligées ; — mais, comme un oiseau qui se débat dans un filet, elle est là tremblante et qui ne peut se dégager de toutes ses craintes.

« Cette après-midi, après que j’eus envoyé mes petits enfants à leurs jeux, je me suis jetée à genoux dans ma petite chambre. Et là, seule en présence de Dieu, j’ai considéré ce que je devais faire, ce que m’indiquait mon devoir le plus sacré. Devais-je encore relire les premiers livres que m’avait remis M. Hobart ? Mais mon cœur s’est révolté à cette pensée, car c’est là que se trouvent toutes les noires accusations ; et les trouver ainsi reproduites toutes à la fois m’est un supplice. Ou bien, devais-je encore revoir ceux de mes livres qui traitent de la doctrine catholique »…

« Vous me recommandez de ne pas négliger les Vies des Saints. Je le voudrais que je ne le pourrais. Elles m’intéressent tellement que je leur consacre en entier le peu de moments que je puis saisir pour la lecture ; j’y trouve le soulagement de mon esprit, en ce qu’elles amoindrissent ses troubles et les réduisent presque à rien par la comparaison. Quand je lis que Saint Augustin demeura si longtemps dans un état d’esprit plein d’hésitation entre la vérité et l’erreur, je me dis : Aie patience, Dieu finira par t’amener au bercail. — Et ces leçons de renoncement, de pauvreté volontairement acceptée, si saint François de Sales, si la vie de notre cher Seigneur ne m’avait pas appris déjà de combien de grâces et de vertus elles sont accompagnées, je ne laisserais encore pas de les souhaiter, tant mon désir est grand de ressembler par quelque côté à ces chers saints. Antonio, Antonio, comment ma pauvre âme ne peut-elle se tenir pour satisfaite, quand elle sait que votre religion est la même aujourd’hui qu’a été la leur ? Comment, peut-elle hésiter ? Pourquoi faut-il qu’elle se débatte ? Le Tout-Puissant, lui seul, la déterminera. Les protestants disent que je suis en état de tentation. Vous allez le penser comme eux. Quoi qu’il arrive, le Tout-Puissant sera mon défenseur, non pour aucun mérite de ma part, mais pour le nom de Jésus-Christ. »


« Rien de nouveau. Cette pauvre âme se traîne toujours dans la même voie. Comme une barque sur l’Océan, elle flotte à la dérive, éloignée du port ; si elle en approche, on ne saurait le voir, mais soutenue par l’espérance qu’elle a mise en Dieu qui ne la laissera pas périr.

« Passant devant l’église romaine, je m’arrêtai à lire les inscriptions sur les tombes ; puis j’élevai mon cœur à Dieu, le prenant pour mon juge. Quelle joie ce serait pour moi, si je pouvais entrer ici et baiser les marches de son autel !… Visiter ici mon Sauveur, répandre, chaque jour, mon âme en sa présence, ah ! c’est mon suprême désir. Mais, Antonio, est-ce que jamais j’oserais apporter en ce lieu mon esprit hésitant, troublé, irrésolu ? »…

« N’est-ce pas, Antonio, vous qui savez où appuyer votre esprit d’un appui si sûr, vous devez sourire de ce que vous dit votre pauvre sœur, comme on sourirait des divagations d’une imagination malade. Mais songez qu’ici mon âme est en jeu ! et ces chers petits enfants, qui partageront mon erreur soit que je change ou que je demeure où je suis ! Le point, terrible pour moi, c’est d’avoir un esprit tourné par ce qu’il a d’instruction, tandis que mon âme n’a pas la lumière. À un tel mal, il n’y a qu’un remède. Mon Dieu, enseignez-moi le chemin où je dois marcher. Je remets mon esprit entre vos mains ; Seigneur que voulez-vous que je fasse ?… À propos d’une foulure au pied, M. Hobart a envoyé savoir de mes nouvelles ; me voici très contente d’avoir une excuse pour ne plus entendre ces conversations qui ne mènent à rien. »

  1. Évêque de Baltimore et premier évêque des États-Unis.
  2. Lettre à Antonio Filicchi.
  3. L’anglicanisme admet le culte des anges.