Élisabeth Verdier/1/1

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 1-7).


ÉLISABETH VERDIER




PREMIÈRE PARTIE


I

Les jardiniers donnaient une dernière façon aux parterres, et groupaient les caisses de lauriers-roses et d’orangers sur la terrasse qui regarde la mer ; les valets relevaient les portières des antichambres et les stores des vérandas, ouvraient les appartements de réception, et enlevaient les battants des portes ; les lustres étaient préparés et les jardinières remplies de fleurs. Tout enfin revêtait sa livrée de fête dans la villa princière assise au versant du coteau d’Ingouville, d’où le riche armateur havrais semblait contempler l’Océan, comme le suzerain satisfait regarde un fief qui paie bien ses redevances.

— Madame, dois-je servir le couvert avec le service de Chine, ou avec le service de Saxe ? demanda la femme de charge qui venait de frapper au cabinet de toilette de madame Verdier.

— Quoi ?… Comme vous voudrez, répondit la jeune femme, se soulevant sur la chauffeuse où elle gisait à demi coiffée, à demi vêtue, et dans un abandon qui trahissait bien de la nonchalance ou bien de la préoccupation.

— Ce sera comme madame l’ordonnera, reprit la femme en baissant les yeux, et avec un accent composé qui trahissait une colère contenue.

— Mettez le service de Saxe.

— Et pour le nappage, que commande madame ?

— Le linge damassé, marqué en lettres gothiques ; le surtout d’argenterie ; la verrerie de Bohême. Que les fleurs et les fruits soient bien montés ! Et qu’on serve à la russe !

Madame Verdier donna ces derniers ordres d’un ton à la fois doux, mais un peu bref, qui semblait répondre en même temps au respect extérieur et à l’impertinence cachée de la matrone.

— Bien, madame.

Et la femme de charge fit la révérence et sortit. Mais au moment de refermer la porte, elle la rouvrit, et dit avec un ton plus mesuré encore que précédemment :

— Quand feu madame recevait le général, l’archevêque et le préfet, elle mettait le service de Chine et le linge à damier fleuri.

— Allez, répliqua madame Verdier, doucement, mais avec hauteur.

Cette fois, la matrone ne revint point à la charge.

Ce rapide dialogue eût été, pour un observateur, l’exposé de toute une situation.

Évidemment, la femme de charge supportait avec impatience le joug de sa jeune maîtresse. Sous une soumission apparente, on sentait la révolte. Non moins évidemment, la jeune femme semblait contenir avec peine l’envie de se débarrasser par un coup d’éclat d’une hostilité hypocrite, mais permanente.

La femme de charge avait cinquante ans, et gouvernait la maison depuis un quart de siècle. Madame Élisabeth Verdier en avait vingt et un et comptait trois années de mariage seulement.

Son premier mouvement, quand elle se retrouva seule, fut de donner un coup d’œil à la pendule, puis de s’empresser à l’achèvement de sa coiffure. Mais, peu à peu, la vivacité fébrile qu’elle mettait à ces soins de toilette s’éteignit : sa main oubliait pendant plusieurs minutes, sur la table, le peigne à lisser les bandeaux, l’épingle à retenir les nattes. Ses yeux, au regard vague, erraient sur les objets extérieurs sans les voir, ou bien se fixaient avec un pareil désintéressement sur les flammes bleues qui couraient parmi les tisons du foyer.

Son visage prenait alors une morne expression de tristesse ou d’ennui. Puis, parfois, comme si devant son imagination eussent défilé des tableaux changeants et successifs, une lumière s’allumait dans ses yeux mornes, et transfigurait ses traits abattus. Par d’autres moments, c’était une larme qui brillait au bord de ses cils. Enfin mille signes trahissaient une violente agitation intérieure.

Évidemment, la fête qu’elle allait présider ne causait pas cette agitation, car elle semblait accorder peu de recherche à l’arrangement de sa coiffure, fraîchement arrivée de Paris. À peine redressa-t-elle les fleurs qui s’étaient accrochées aux barbes de tulle, et courba-t-elle, selon les lignes de son visage, la tige de laiton qui portait le frêle et coquet édifice.

Pourtant elle devint bien jolie, lorsque, sur ses cheveux blonds cendrés, elle eut posé la couronne de tulle et de marguerites des champs ; lorsque, parmi les grandes marguerites blanches au cœur jaune, elle eut négligemment piqué quelques diamants qui brillaient moins que ses yeux noirs.

Ses traits fins et bien dessinés s’encadraient dans un ovale pur, et les légers frémissements qui faisaient passer ses orageuses pensées n’y marquaient point de flétrissure. Mais par instant elles en avivaient les arêtes et rendaient plus attachante sa physionomie mobile et singulière.

Singulière ? — Oui. Car l’observateur qui l’eût étudiée pendant cette heure de solitude n’aurait pas su dire quel caractère reflétait cette physionomie, tantôt éteinte, tantôt lumineuse, tantôt triste comme une image du désespoir, tantôt sereine comme celle d’une statue de la résignation, tantôt joyeuse comme celle d’un enfant, tantôt passionnée, frémissante et hautaine comme celle de la muse tragique.

Cette femme devait être bien compliquée… Et qui eût éclairé tout à coup d’une lumière les abîmes de son âme, l’aurait peut-être bien étonnée. Madame Verdier, certainement, s’ignorait elle-même, et ne se possédait pas davantage. Les passions et les sentiments naissaient spontanément et inopinément en son âme. Elle assistait, surprise, à l’éclosion de ses pensées, comme à celle de phénomènes inattendus.

Comme elle achevait de boutonner son corsage qui dessinait sa taille élégante et souple, on frappa de nouveau à la porte de son cabinet de toilette.

Elle eut un léger mouvement d’impatience. Sans doute elle reconnaissait ce choc, et n’en augurait rien que d’irritant.

— Entrez, dit-elle.

La femme de charge reparut. Elle avait remplacé sa cornette par un bonnet à coques de satin jaune, sa robe fanée par une robe neuve en mérinos marron, son tablier de cotonnade par un large tablier de soie noire. Ainsi parée, et le front surmonté de son tour aussi neuf que sa robe, madame Monique faisait vraiment une femme de charge accomplie. Pour sa figure, nous n’en dirons rien, hormis qu’elle était laide. Madame Monique avait le visage carré, la taille carrée, l’envergure carrée. Elle paraissait solidement attachée au sol par des jambes et des pieds taillés en force. Au reste, sa physionomie exprimait moins la méchanceté que le dépit de porter un joug odieux, et dans le regard dont elle contemplait sa jeune maîtresse, il y avait plutôt de l’indignation que de l’hostilité.

Pour voiler ce regard, elle baissa hypocritement les yeux en demandant :

— Nous avons à dîner monseigneur l’archevêque, le général de division et monsieur le préfet. Qui mettrai-je à la droite de madame ?

Élisabeth se recueillit un instant :

— Mettez monseigneur à ma droite, dit-elle.

Puis, comme se parlant à elle-même, madame Verdier murmura :

— Le délégué du pouvoir divin doit passer avant ceux des pouvoirs de la terre…

— Feu madame, répondit de nouveau la femme de charge, donnait la place au général. Après cela, rien n’empêchait le général de la céder à monseigneur.

Élisabeth Verdier ne passait pas pour dévote, il s’en faut, et n’avait pas l’habitude de manifester en faveur du clergé ; sa décision de tout à l’heure lui avait été inspirée naturellement par la logique et le bon sens.

À la réponse de la femme de charge, elle fronça le sourcil. Car si feu sa belle-mère, une prude femme, instruite et confite en toutes les convenances religieuses et sociales, faisait passer le général de division avant l’archevêque, il devait y avoir une grave raison.

— Je crois, ajouta madame Monique, qu’il y a un cérémonial administratif qui règle la hiérarchie des fonctionnaires…

— Eh ! mon mari n’est pas fonctionnaire public, et je n’ai rien à faire avec la hiérarchie administrative, s’écria la jeune femme, blessée des remontrances continuelles qui la heurtaient à chaque pas. — Faites ce que j’ai dit…

Encore une fois la femme de charge se retira toute scandalisée, et, cette fois, le scandale semblait avoir atteint son apogée. On eût dit que madame Monique se demandait si un pareil bouleversement des choses reçues n’allait pas provoquer un cataclysme sur la terre.

Seule de nouveau, madame Verdier se renversa sur sa chauffeuse, tira une lettre de son sein, la relut, et demeura un instant pensive, tandis que le jour baissait ; puis, après une délibération mentale au sujet de cette lettre, que tantôt elle replaçait dans son corsage, tantôt elle approchait de la flamme, Élisabeth se leva, passa dans sa chambre, ouvrit un joli coffret de marqueterie, et sous un sachet parfumé, glissa le billet. Elle ferma le mignon coffret et en prit la clef.

Alors, secouant toutes les préoccupations étrangères, elle parut se donner tout entière à ses devoirs de maîtresse de maison. Elle mit ses bijoux, prit son éventail et ses gants, donna dans sa psyché un regard sommaire à l’ensemble de sa toilette, et descendit au salon.

Il s’agissait, en effet, pour elle, d’une de ces solennités domestiques qui, en province surtout, donnent la mesure d’une maîtresse de maison ; d’une de ces réceptions officielles qui exigent chez leur organisatrice la présence d’esprit d’un général en chef et le tact d’un diplomate.