Éloge de Blaise Pascal n°3 - Il faut non seulement aimer la Vérité

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Il faut non seulement aimer la Vérité mais avoir le courage de la dire.
Maxime de Sénèque




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S’il est beau, s’il est honorable pour le concitoyen de Pascal d’appeler sur lui l’attention d’un panégyriste, combien il est difficile de répondre à ce patriotique appel. Comment en effet, célébrer dignement celui qui à peine arrivé à son huitième lustre a été un des plus grands génies et peut-être le premier écrivain du beau siècle de Louis XIV ?

Sans prétendre à la palme qui doit couronner le vainqueur, j’entre dans la lice, heureux de payer ce modeste tribut à la mémoire de l’écrivain dont j’ai toujours admiré le beau talent et chéri l’austère vertu.



La jeunesse des grands hommes s’annonce d’ordinaire par d’heureuses dispositions, celle de Blaise Pascal se fait connaître par les ouvrages les plus profonds et dignes de passer à la postérité. Son père Étienne Pascal était un des hommes les plus instruits de son siècle. Connaissant le prix de l’éducation, il crut ne devoir rien négliger pour en donner une bonne à ses enfans. Il se défit de la place de premier Président à la Cour des aides de Clermont et vint se fixer à Paris. Déjà en relation avec plusieurs savants, entre autres Descartes qui avait donné à l’étude de la philosophie une impulsion si nécessaire à son progrès, il ne fut pas difficile à Étienne Pascal de se former une société d’hommes choisis que l’amour de l’étude et la conformité du goût ne fit que rendre chaque jour plus intime. Leurs entretiens roulaient en grande partie sur l’étude des sciences exactes. Le jeune Pascal à peine âgé de douze ans et déjà auteur d’un petit traité sur de sons écoutait avec avidité ces graves discussions. Son père s’en était aperçu et craignant que le goût pour les mathématiques ne le détournât de l’étude des langues à laquelle il voulait qu’il se livrât d’abord, ne lui permit plus d’assister à leurs réunions : il lui défendit même de s’occuper en aucune manière de travaux mathématiques. Pascal parût se résigner à condition toutefois qu’on lui apprendrait le but auquel tendait la géométrie. Son père qui était loin de prévoir les conséquences qu’il en déduirait crut pouvoir lui dire en général qu’elle considère l’étendue des corps, c’est à dire leurs trois dimensions, longueur, largeur et profondeur : qu’elle enseigne à former des figures d’une manière juste et précise et à comparer ces figures les unes avec les autres…

Cette définition qui n’eût servi de rien à tout autre, fut pour notre jeune mathématicien un trait de lumière. Armé de ce principe il se promit de triompher de tous les obstacles. Le génie des talents chez un grand homme ne se comprime pas plus que le génie de la liberté chez un peuple éclairé et philosophe. On cache à Pascal les premiers éléments d’une science qu’il veut connaître et qu’importe ? Il les devinera : par la profondeur et la justesse de son esprit, il suppléera aux livres et au compas qu’on lui refuse : un charbon à la main, il tracera ses figures sur les carreaux de la chambre ce sera là son pinceau, ses tablettes…

Plus les difficultés sont grandes, plus l’ardeur de Pascal s’enflamme. Chaque jour nouvelles recherches, chaque jour nouveau succès. Il en était déjà à tracer la 32ème proposition du premier livre de la Géométrie d’Euclide, lorsque le hasard conduisit son père dans sa chambre.

On conçoit aisément la position du père à la vue de tant de travaux. L’étonnement, l’admiration, la joye s’emparent tour à tour de son âme, il ne peut ni louer ni blâmer, enfin hors de lui-même, il s’échappe, et c’est au milieu de ses amis qu’il court se féliciter des beaux résultats de la désobéissance de son fils.

Dès lors Pascal pût se livrer sans contrainte à son penchant naturel pour l’étude des mathématiques. On lui donna tous les ouvrages qui avaient paru jusques là, bientôt il égala ses maîtres et son ambition fut de les dépasser. Il livra en effet au public en peu d’années plusieurs traités qui furent très estimés et dont quelques uns n’ont pas peu servi aux belles découvertes de Newton. À dix-neuf ans il avait composé une machine arithmétique avec laquelle on résolvait en peu d’instants une infinité de calculs avec une justesse remarquable.

plusieurs mathématiciens ont cherché à simplifier ce chef-d’œuvre de génie et de patience, Leibniz lui-même n’a pas dédaigné de s’en occuper, mais personne n’a pu le rendre plus simple que nous ne l’avait transmise son illustre auteur.

la physique occupa encore les [momens] de Pascal. En dépit de ses nombreux détracteurs et de la Cour de Rome, Galilée avait prouvé qu’il existait une autre physique que celle d’Aristote. Consulté par des fontainiers de Florence sur l’impossibilité où ils étaient d’élever dans leurs pompes au moyen du vuide l’eau à plus de 32 pieds, il leur avait répondu que la nature n’avait horreur du vuide, que jusqu’à cette hauteur. Ce grand homme cependant n’était pas content de sa réponse, et il ne doutait pas qu’il existât une cause plus simple et plus vraie de cet empêchement : il se mit à sa recherche, mais la mort vint arrêter ses travaux. Il légua à Toricelli son digne élève le soin de cette découverte : celui-ci après plusieurs expériences avait trouvé que par le vide le mercure ne pouvait s’élever non plus qu’à 28 pouces : ayant calculé alors la différence de la pesanteur dans deux liquides, l’eau et le mercure, il présuma que leur élévation était produite par la même force, la pesanteur de l’air.

Pascal ayant eu connaissance de ces expériences, voulut approfondir ce point de physique. Il conçut l’heureuse idée de placer des tubes vuides plongeant dans du mercure à différentes hauteurs persuadé que si réellement l’air faisait monter le mercure dans le vuide, l’ascension serait en raison de la colonne d’air qui pèserait sur le liquide. Une première expérience faite sur une des tours les plus élevées de la Capitale lui apprit qu’en effet à mesure qu’on s’élevait le mercure baissait sensiblement. Ayant chargé Monsieur Périer son beau-frère de renouveler ces expériences sur la montagne la plus élevée de l’Auvergne, on obtint un résultat plus évident encore, et dès lors il fut hors de doute que ce n’était nullement l’horreur du vuide, mais bien la pesanteur de l’air qui ne secondait plus les efforts des fontainiers de Florence, parce qu’une colonne d’eau de 32 pieds et une colonne de Mercure de 28 pouces sont égales par leur pesanteur à la colonne d’air qui exerce sur nous sa pression. Ce sont ces expériences de Pascal qui firent naître l’idée du baromètre qui sert à mesurer à chaque instant la pesanteur de l’air, instrument très utile d’ailleurs pour nous avertir par l’abaissement ou l’élévation du Mercure des variations prochaines dans l’atmosphère, sans qu’on puisse cependant encore malgré les nombreuses recherches des physiciens déterminer les véritables rapports existants entre ces deux phénomènes depuis si longtemps observés.

Je m’arrêterai ici sur les premiers travaux de Pascal, parce que depuis le 17ème siècle les sciences mathématiques et physiques ont fait d’immenses progrès, que d’ailleurs je crois devoir envisager Pascal surtout comme écrivain et philosophe. J’observerai cependant, que ces premiers ouvrages sur lesquels j’ai passé si rapidement, méritent à jamais notre estime quelques reculés qu’ils soient de nos connaissances actuelles parce qu’il est bien moins facile d’inventer que de perfectionner. Celui qui le premier couvrit de chaume sa modeste cabane a bien plus mérité de l’humanité que l’habile architecte qui de nos jours élève élève nos temples et nos palais.

Aujourd’hui que les hommes de génie dans quelque rang de la société que leur état, la fortune, ou le hasard les aient jetés, se livrent à l’envi à l’étude des choses grandes, utiles, philosophiques ; que les uns travaillant à étendre le domaine des sciences, que les autres font fleurir les arts, le commerce, que ceux-ci défendent et développent à nos yeux l’utilité et l’importance des belles institutions qui doivent assurer le bonheur et fonder la liberté du monde, aujourd’hui dis-je, il n’est pas aisé de se faire une idée vraie des querelles absurdes et futiles qui occupaient les esprits mêmes des plus graves, avant et pendant le 17ème siècle. Cependant malgré tout le bruit qu’elles ont fait alors, sans les lettres immortelles de Pascal quelques pages de l’histoire nous en auraient transmis seulement le souvenir tant on se hâte d’oublier ce qui n’est vraiment pas utile.

De toutes ces vaines disputes théologiques celle des Molinistes et des Jansénistes a été la plus célèbre, soit par le nombre et la quantité des sectateurs, soit par sa longue durée.

quelques propositions extraites d’un livre de Jansénius et contraires disait-on aux maximes de Saint Thomas et du Père Molina étaient si non la cause du moins le prétexte d’un différent qui s’était élevé. Les Jésuites marchaient à la tête des Molinistes, les solitaires de Port-Royal défendaient le Jansénistes. Les premiers y mettaient beaucoup d’ardeur non pas tant pour le point de morale qu’à cause de l’envie que leur inspirait Port-Royal. Quatre des propositions xxxxxxx attribuées à Jansénius avaient été condamnées par la Cour de Rome, la manière vague avec laquelle elles étaient énoncées avait porté beaucoup de personnes qu’elles ne se trouvaient réellement pas dans cet ouvrage. Le célèbre Arnault entre autres un des solitaires de Port-Royal publia un écrit dans lequel il était dit qu’il ne croyait pas que les propositions condamnées par la Cour de Rome se trouvassent dans Jansénius que dans le cas toutefois où elles y seroient contenues, il serait le premier à les condamner. [On] voit que ce n’était là qu’un doute élevé sur une question de fait ; les Molinistes feignirent d’y voir une hérésie et demandèrent à grands cris la condamnation de cet écrit et en outre que Mr. Arnault fut exclu de la Sorbonne.

Tant qu’il ne s’était agi que de Jansénius, les théologiens et les Docteurs s’étaient seuls mêlés de la dispute mais lorsque Mr. Arnault fut menacé d’une condamnation, l’intérêt de part et d’autre devint plus vif et chaque bannière chercha des partisans ; à la ville, à la cour, on devint ou Moliniste ou Janséniste, la mode frappant d’Anathème ceux qui demeuraient neutres, on devine aisément que presque tous se rangèrent dans l’un ou l’autre parti. Les jésuites toujours habiles à s’insinuer surtout dans l’esprit des hommes faibles firent un grand nombre de Molinistes, mais peu importait, Pascal n’était pas du nombre.

Une fois les partis formés, chacun présenta ses moyens d’attaquer et de défaire. Les uns criaient à l’hérésie, les autres à la persécution et à l’envie. Le moment de la décision n’était pas éloigné, tous les esprits étaient en suspens, chacun craignait chacun espérait, enfin la Sorbonne délibérait…

Pascal crut que c’était là le moment d’élever sa voix ; ce qui honorera toujours sa mémoire c’est que l’amitié bien plus que le désir de la renommée le précipita dans cette lice où il devait cueillir tant de lauriers. Ayant quitté le monde à la suite d’un accident funeste qui lui était arrivé sur le pont de Neuilly près de Paris, et où il avait été en danger de perdre la vie, cet homme pieux s’était retiré à Port Royal, là où il avait été à même d’apprécier le Miracle, et les utiles occupations d’un vertueux solitaire, indigné des calomnies qu’on osait déverser sur eux, il résolut de les venger en éclairant le public si abusé, qu’il croyait qu’il s’agissait en combattant les jansénistes de défendre pour le moins les premiers fondements de la religion. comme le temps pressait pascal publia la première lettre sous le nom de Montalte qu’il adressa à un provincial de ses amis. Elle traitait du pouvoir prochain point principal de la xx dispute ; elle simplifiait tellement la question métaphysique jusque là si embrouillée qu’elle fut lue avec avidité ; bientôt après pascal publia la seconde sur la grâce efficace autre point de la discussion, écrite avec le même art et autant de simplicité que la première elle eut la même vogue. Chacun voulut connaître pourquoi il disputait. arnault avait bien publié sa défense, mais comme elle se ressentait de la sécheresse et du ton dogmatique de l’école, les plus initiés seuls en avaient pris connaissance. Pascal trouva le secret et d’amuser et d’instruire à la fois. on vit avec étonnement que toute la dispute ne roulait que sur des mots et des équivoques et il dut certainement arriver aux Molinistes et aux Jansénistes de bonne foi ce qui arrivait aux augures de Rome, il xx dût leur être difficile de se regarder sans rire. la Sorbonne n’en condamna pas moins Monsieur Arnault, mais que fait une condamnation juridique lorsque l’opinion publique absout honorablement le condamné.

les deux premières lettres furent suivies de deux autres sur la grâce actuelle toujours présente, les péchés d’ignorance, et sur l’injustice de la Censure. Pascal y démontre l’innocence bien évidente de son ami et fait connaître les moyens extraordinaires pris par Les Casuistes pour obtenir une condamnation si peu méritée.

le premier de ces moyens était d’avoir limité la défense de l’accusé et mis obstacle à la discussion des principes inculpés d’hérésie, précautions que prennent d’ordinaire les accusateurs qui n’ont pas pour eux le bon droit ; le second était d’avoir appelé pour juges une foule de moines mendiants personnages ignorants et de l’opinion desquels on était assuré d’avance, autre moyen expédient sous lequel l’innocence devait nécessairement succomber.

l’intention de pascal était de continuer l’examen des maximes et contradictions des Casuistes ; seulement pour diminuer l’irritation des jésuites contre port royal, il annonça dans sa quatrième lettre qu’il pourrait un jour examiner aussi leur morale. Si cette société avait été politique, elle eut mis à profit ce salutaire avertissement en gardant le silence, mais fière de sa puissance, habituée depuis longtemps à gouverner les hommes même les plus puissants, elle dédaigna l’avis de son généreux ennemi et parût l’appeler au combat. Pascal indigné de tant d’audace, résolut aussitôt d’exécuter sa menace et de laisser mourir en paix la docte Sorbonne déjà bien affectée des rudes atteintes qu’il lui avait portées en l’accablant sous les coups du ridicule.

en effet dans une suite de lettres qui forment avec les premières le recueil intitulé les Provinciales, pascal mit au grand jour la morale de cette trop fameuse société instituée par l’espagnol Loyola. Autant le public xxx xxx s’était amusé à connaître ce que l’on entendait par le pouvoir prochain les probabilités et la grâce efficace, autant il fut surpris d’apprendre que les religieux cherchaient à exercer le vol, le parjure, la simonie, l’homicide même et apprissent qu’il est des moyens détournés de transiger avec la voix toujours pure de la conscience. à peine le clergé connût-il ces étranges maximes si contraires à la morale chrétienne qu’il s’empressa de les proscrire ; tous les évêques de France hormis un seul, qui plus tard et mieux instruit crut honorable de se rétracter, tous demandèrent xxx, où la condamnation des ouvrages indiqués par Montalte, ou la punition des lettres provinciales si elles étaient mensongères ; mais personne n’ignora combien les citations qu’elles renfermaient étaient exactes. Si quelque chose doit nous étonner c’est de voir ce même clergé si empressé alors à condamner les jésuites et à dénoncer leurs principes, presque unanimes aujourd’hui à faire des vœux pour leurs retours croit-il à leur conversion ? Mais alors où est l’abjuration solennelle de leurs coupables erreurs ? D’ailleurs, ne sait-on pas que si les individus changent l’esprit des corps ne changent jamais, surtout lorsque l’ambition en est le premier mobile. La magistrature ne resta pas indifférente dans cette lutte, malgré tous les moyens mis en jeu pour égarer la religion des juges le parlement de Bordeaux acquitta de la manière la plus solennelle l’auteur des provinciales de l’accusation en calomnie que la société lui avait intentée.

Telle fut l’impulsion donnée par un beau talent et une vertu recommandable. Je crois même qu’on peut envisager les Provinciales comme le préambule de l’édit qui prononça en France l’expulsion des Jésuites.


après avoir fait connaître les effets moraux dus à cet immortel ouvrage, tâchons d’apprécier justement son mérite littéraire. Si nous jetons un coup d’œil sur les chefs-d’œuvre de l’antiquité, nous voyons qu’Homère nous a appris à peindre un héros, Thucydide et Xénophon à écrire les annales des peuples, Démosthène à entraîner les esprits par la force et les prestiges de l’éloquence Aristote à décrire les merveilles vivantes de la nature… presque chaque genre trouve des modèles dans ces temps reculés mais en vain j’y cherche celui des Provinciales…

Pline et Cicéron il est vrai nous ont laissé des lettres d’un grand mérite, mais personne n’ignore qu’elles ne sont point le type de celles de Pascal.

Les provinciales s’offrent à notre admiration sous deux points principaux le plan et l’exécution. exposer méthodiquement dans un récit les opinions morales et théologiques des casuistes qui jusque là s’étaient mêlés de disputes religieuses, ce n’eut été que suivre une marche fort ordinaire, et surtout très monotone. le dialogue promettait plus d’intérêt et bien plus de ce piquant avec lequel on est toujours sûr de pouvoir plaire à un lecteur français ; aussi en l’introduisant dans ses lettres pascal fit la plus heureuse innovation. en les lisant ce n’est pas l’auteur que l’on croit entendre, mais bien les personnages intéressés à nous faire connaître leurs opinions : ici c’est un Moliniste et un Janséniste se traitant l’un l’autre d’hérétique, plus loin c’est ou deux Molinistes, ou deux Jansénistes disputant entr’eux sur le point principal qui divise les deux sectes et montrant par l’embarras où ils sont de le préciser eux-mêmes le ridicule et la folie de leur querelle : les demandes, les réponses des différents personnages, leurs aveux, leurs récriminations, les conséquences étranges qu’on est forcé d’en déduire toute la forme une action que nos meilleurs auteurs dans le genre comique ont eu peine à imiter. Le nombre rôle des nombreux acteurs mis en scène est admirablement soutenu. on y trouve une vérité, un naturel qui annonce une connaissance approfondie du Cœur humain.

est-ce un Docteur en Sorbonne qui parle ? on croit le voir sous son bonnet et sa robe discutant gravement, longuement et ⁁6 de bonne foi sur un point des métaphysiques mais souvent si profond qu’il ne s’entend pas lui-même.

est-ce un jésuite qui va prendre la parole ? il apparaît avec cet air de ruse, de souplesse ce désir d’ambition, cette habileté de flatter manières qui caractérisent si bien les enfans de Loyola. Puis il vous dit avec franchise qu’il aime la vertu, la religion tout comme un autre, mais que pour se faire des prosélytes il faut bien prêcher une morale conforme aux passions de ceux dans l’esprit desquels on veut s’insinuer ; que ce n’est que par là que la société a pris ⁁partout de si fortes racines, que si c’est un homme irascible qu’on veut ménager, il faut lui permettre la vengeance, un avare qu’on ne voit pas lui refuser tous les moyens expédients les plus prompts à amasser des trésors, un fourbe, qu’il est indispensable au moyen d’une petite restriction mentale de lui faciliter l’occasion de manquer impunément à ses promesses : que si leurs opinions sur les mêmes points paraissent quelquefois différentes, ce n’est que parce que les goûts et les passions des pénitents qu’ils dirigent ne sont pas les mêmes. il vous proteste que sans ce motif les chefs de l’ordre sans l’autorisation desquels ils ne peuvent rien imprimer se seraient bien gardés de permettre qu’il professassent tour à tour et les principes de la religion la plus pure, et ceux de la morale la plus relâchée.

ces dires, ces aveux dans la bouche de pascal n’eussent produit qu’un bien léger effet, mais amenés par un jésuite mis adroitement en scène ils persuadent et amusent vivement le lecteur.

Si nous passons maintenant à l’exécution de l’ouvrage, elle est au dessus de tout éloge. le style en est souple naturel, pur et correct. changeant de ton suivant le sujet, il ne fatigue jamais. on sait que le but de toutes les lettres de pascal n’a pas été le même, aussi on remarque entr'elles une différence bien notable : d’abord il ne s’agissait que de ridiculiser de vaines disputes : la gaîté, l’ironie, une heureuse facilité voilà les traits qui caractérisent les quatre premières, dans celles-là pascal peut être regardé comme l’émule d’Aristophane. plus tard c’était l’intérêt de la religion, de la morale qu’il défendait, aussi tout est digne de cette noble tâche, ce qu’il y a de plus élevé de plus entraînant est mis en image : on croit entendre ou Démosthène ou Cicéron. Dans les premières lettres le lecteur se divertit dans les dernières, il s’étonne, il s’indigne, il demande au nom de la société pourquoi l’on a si longtemps toléré les plus funestes principes.

la septième lettre surtout sera toujours un monument de la plus haute éloquence. l’art d’écrire et de raisonner ira difficilement au-delà. fut-il du reste un sujet plus capable d’inspirer une âme honnête ? quel devoir plus pressant que celui de jeter anathême sur des principes contraires à toutes les lois naturelles divines et humaines ?

qu’il était dur et sans pitié le cœur qui a pu mettre dans la même balance et la vie d’un homme et le prétendu déshonneur de se voir enlever un bien de la plus misérable valeur ! quelle morale que celle qui cherche à justifier le plus lâche des attentats ? n’est-ce pas déjà trop qu’un funeste point d’honneur nous porte souvent et pour la plus légère offense à donner loyalement la mort à celui qui fut peut-être notre ami, sans qu’on nous enseigne qu’on peut encore consciencieusement le faire tomber sous ses coups, non pas il est vrai en trahison, mais en xxx cachette, et même ce qui est horrible après une réconciliation pourvu qu’elle n’ait pas amené une amitié bien étroite. arctior amicitia, comme s’il existait pour l’homme loyal d’autres moyens de venger une injure que de la pardonner, ou s’il lui faut du sang que d’attaquer de front son ennemi ! comment des religieux ont-ils pu admettre et défendre à outrance des maximes si étranges ? ô mes concitoyens gardons-nous bien de livrer de nouveau notre patrie en de telles mains ! il est d’autres moyens plus xxx purs d’adresser nos prières à la divinité : chérissons je le veux comme vous l’homme vertueux et désintéressé qui se consacre au service des autels, qui se montre dans ses discours, dans ses écrits le digne organe d’un Dieu de paix et de Clémence, qui devient par la bienfaisance l’ami du pauvre, par la douceur le consolateur du malheureux, mais loin de nous ces hommes qui sacrifient ce qu’il y a de plus saint sur la terre à l’ardeur de dominer et de voir soumis à leurs pieds les rois comme les peuples. pourquoi faut-il seulement que par une erreur bien malheureuse ceux qui combattent aujourd’hui cette société trop fameuse, et toujours assez habile à renaître de ses ruines, passent pour irréligieux ? quelle insulte à la mémoire de pascal, combien son ombre pieuse doit s’en indigner, lui qui à l’instant de la plus belle mort répondit au ministre de la religion qui lui demandait s’il n’avait pas de regrets d’avoir écrit les provinciales, « Monsieur si elles étaient à faire, je les ferais encore plus fortes » 

il est cependant un fait vrai et que je me trouve heureux de pouvoir énoncer pour l’honneur de mon pays, c’est que la plupart des jésuites si fameux pour leurs opinions anti-sociales ne furent pas français, je suis seulement fâché de me rappeler qu’ils obéissaient au même chef et qu’ils étaient tous solidaires des maximes contenues dans leurs écrits.

nos meilleurs écrivains se sont xxx plu à rendre un hommage éclatant à la supériorité de pascal. Bossuet avouait qu’il aurait échangé tous les titres à l’immortalité contre les provinciales : Voltaire en parlant de ces lettres, disait, que les meilleures comédies de Molière n’ont pas plus de sel que les premières et que Bossuet n’a rien de plus sublime que les dernières. Dans son cours de littérature Mr de la harpe confirme pleinement ces éloges.

ce n’est pas seulement pour le chef-d’œuvre qu’il nous a laissé que pascal a des droits à notre reconnaissance, c’est encore pour les heureux résultats que produisit son apparition. jusqu’à lui notre langue avait été incertaine, l’honneur de l’avoir fixée lui appartient incontestablement. Corneille il est vrai lui a rendu d’importants services, mais encore trouve-t-on dans quelques unes de ses belles tragédies des termes impropres, des locutions vieillies même des fautes contre les règles du langage : les provinciales n’ont aucun de ces défauts. on les croirait écrites dans le 18ème siècle.

Pascal et Rousseau sont peut-être les deux écrivains en France qui ont écrit avec le plus de pureté, de naturel et d’entraînement. ce n’est pas là du reste, le seul rapprochement que l’on puisse entre eux.

Ces deux grands Génies se sentaient également pressés de dire la Vérité aux hommes. le premier leur dévoile une partie des secrets de la nature et les dégoûte des vaines disputes religieuses, le second inspire aux mères l’heureux désir d’allaiter elles-mêmes leurs enfants et nous découvre les liens cachés jusque là des sociétés humaines : l’un croit toujours voir un Dieu vengeur prêt à le frapper, l’autre se confie plus volontiers à la divinité, mais il fuit les hommes parce qu’il les croit pour la plupart trompeurs : doués chacun de l’imagination la plus ardente ils furent également malheureux, le premier en jugeant trop sévèrement le Ciel, l’autre ses semblables. plaignons leur infortune en bénissant leur mémoire, et lorsque l’Europe contemple leurs chefs-d’œuvre, nous français héritiers de leur gloire ne soyons pas les derniers à acquitter la dette sacrée de la reconnaissance. ô Mânes des grands hommes si l’ignorance xxx vous dédaigna, si l’homme puissant osa trop souvent vous persécuter, qu’il ne vous en souvienne plus ! L’heure de la justice a sonné. partout on proclame vos talents, vos vertus, partout l’on grave vos traits , partout l’on les admire ! mais les monuments les plus sincères, les plus durables, ce n’est pas l’airain qui les forme, c’est dans nos cœurs qu’ils vous sont élevés ! … après la défaite des Casuistes Pascal entreprit un ouvrage de la plus haute importance. il voulait combattre les impies et ramener les incrédules en prouvant la nécessité et la vérité de la religion révélée. il ne se dissimulait pas qu’à moins d’une foi aveugle, l’histoire de la religion chrétienne offrait beaucoup de lacunes qui laissaient nécessairement des doutes dans beaucoup d’esprits, son dessein était de suppléer ces lacunes ; si quelqu’un put jamais se promettre d’accomplir cette tâche longue et difficile c’était bien lui dont le génie profond semblait voir dans le passé, et lire dans l’avenir, et qui mieux que personne concevait l’immensité de Dieu, la grandeur comme le néant de ses œuvres. malheureusement la l’inexorable mort vint le frapper au milieu de ses travaux et par là l’ouvrage le plus profond sans doute qu’eût produit l’esprit humain fut à jamais enseveli dans une tombe…

les précieux et faibles débris qui nous en restent sont compris dans ce qu’on appèle[sic] les pensées de Pascal. elles ont été trouvées écrites sur des feuillets épars et sans suite. on s’est occupé de les classer par ordre de matière, mais on s’aperçoit malgré ce soin du désordre qui règne dans cette classification, il a été impossible de deviner le rang que leur destinait leur auteur. il en est de ces pensées comme de celles qu’on extrait des ouvrages les plus connus, elles perdent en partie leur force, leur vérité, leur leur finesse ; xxx ce n’est jamais qu’une colonne superbe sauvée des ruines d’un monument qu’on ne voit plus ; on admire son travail, sa beauté, mais on ne devine que bien rarement son utilité, la place qu’elle occupait et l’heureux effet qu’elle pouvait produire dans l’ensemble de l’édifice.

les pensées sur la religion sont les plus nombreuses. l’auteur commence par y démontrer la magnificence de la création, l’infini de l’Univers, la toute puissance de l’être qui a pu jeter dans l’espace ces milliers de mondes près desquels et la terre et nous ne sommes que des atômes[sic]. après les ouvrages de la nature, il nous prouve combien leur auteur a des droits à notre reconnaissance, combien ce culte du cœur est doux et consolant, il s’applique surtout à nous faire aimer cet admirable livre de l’Evangile, ce code d’une religion d’amour de charité, de tolérance « la conduite de Dieu, dit pascal, qui dispose de toute chose avec douceur est de mettre la religion dans l’esprit par la raison et dans le cœur par la grâce ; mais de vouloir la mettre dans le cœur et dans l’esprit par la force et par la menace, ce n’est pas y mettre la religion mais la terreur. commencez par plaindre les incrédules ils sont assez malheureux, il ne faudrait les injurier qu’au cas que cela servit, mais cela leur nuit. »

les pensées sur l’homme sont en petit nombre, mais d’une profondeur effrayante. jamais sous aucun pinceau nous ne fumes ni aussi grands ni aussi misérables. ici l’homme est au dessus de tous les êtres : la faculté de penser fait sa dignité, sa supériorité, l’univers viendrait à l’écraser, qu’il serait encore supérieur à l’univers parce qu’il aurait l’idée de la défaite. là l’homme est la dernière des créatures par sa faiblesse, ses passions, la mort qu’il ne peut éviter ; c’est un ver de terre qui veut tout connaître, tout mesurer, et qu’un souffle fait rentrer dans la poussière. enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature se demande l’étonnant philosophe et aussitôt il le définit « un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout » il appartenait à l’écrivain qui a su intéresser son siècle et la postérité dans des disputes théologiques dont les hommes du monde ne s’avisent guère de nous laisser les principales règles de l’art de persuader, c’était joindre le précepte à l’exemple. ses définitions s’éloignent un peu par leur concision presque mathématique de la méthode fleurie des rhéteurs mais cela ne doit pas nous surprendre dans un écrivain habitué à soumettre tout au plus sévère raisonnement. je crois que celui qui serait bien pénétré des règles qu’il nous a laissées sur l’art de persuader et qui aurait fait une lecture souvent répétée des provinciales ferait aisément un orateur, pourvu que d’ailleurs la nature ne lui eut pas refusé les autres qualités presque aussi nécessaires que le talent et l’art de bien arranger les idées.

telle était l’ardeur de pascal pour les grandes conceptions, que malgré les plus vives douleurs et l’application à laquelle devait l’assujettir le grand ouvrage qu’il méditait qu’il trouva encore le temps de s’occuper des plus hautes questions de la géométrie. le fameux problème de la cycloïde avait été trouvé, mais la plupart de ses solutions étaient méconnues, Pascal en proposa quelques unes ; il promit même au vainqueur un prix d’une grande valeur, personne ne put remplir les conditions exigées, et il eut encore la gloire d’être le seul à proclamer ce qu’il avait conçu.

après avoir fait connaître tout le génie et les talents de pascal, je dois encore parler de ses qualités morales : il les porta aux plus hauts degrés, je pourrais presque dire qu’il les exagéra. habitué à souffrir dès son enfance, il crut trop que c’était là notre destination première ; s’il en était ainsi la vie loin d’être une faveur ne serait pour nous que le présent le plus funeste. non content de ses maux physiques chaque jour pascal les augmentait par des macérations sur son corps déjà trop débile. bon ami, bon frère il se dérobait cependant par principe de religion, aux doux épanchements de l’amitié, même de la parenté. plus d’une fois Madame Périer sa sœur se plaignit de ces froideurs étudiées ; il poussait la sévérité jusqu’à condamner les embrassements que cette dame donnait à ses enfans. quoi de plus innocent cependant que de telles caresses ? pourquoi la nature aurait-elle fait le cœur des mères si tendre, celui des enfants si reconnaissant, pourquoi le sentiment inné de l’amour, pourquoi celui bien plus pur de l’amitié, pourquoi toutes ces impulsions viendraient-elles émouvoir notre âme s’il était criminel de s’y livrer ? ce grand homme évitait encore de trouver aucune saveur aucun plaisir dans ses aliments, mais pourquoi la nature eut-elle multiplié ses dons, pourquoi les arbres se couvriraient-ils chaque année de fruits, pourquoi la fleur s’épanouirait-elle, pourquoi son parfum, sa beauté, si nous ne devions pas en jouir ?

ô Pascal si je viens de condamner ta sauvage vertu, il est une qualité xxxxxxx de ta belle âme que je veux louer sans réserve ; c’est ta bienfaisance : je dirais que jamais le malheureux ne s’adressa vraiment à toi ; que tu consacras souvent le nécessaire à le secourir ; que plus d’une fois et par tes dons la jeunesse et la beauté furent à l’abri de la séduction ; que peu de jours avant ta mort tu abandonnas ta propre maison à ton hôte malheureux ! quel plus noble usage peut-on faire en effet des faveurs de la fortune que d’en répandre sur celui qui souffre ? combien l’homme opulent serait plus utilement généreux s’il songeait comme pascal que ce qui ne nous procure qu’un vain plaisir, peut apporter l’espérance et la vie dans une famille malheureuse ! ne vaut-il pas mieux aider le pauvre qui nous bénit ; que d’[illisible] des flatteurs, des ingrats qui bientôt nous oublient.

Tel a été Pascal, si extraordinaire par ses vertus, bien plus extraordinaire encore par son génie. Il fut à la fois physicien géomètre, philosophe, écrivain du premier ordre : ce qu’il y a de plus secret dans la nature, dans les sciences, dans la métaphysique semble s’être tour à tour dévoilé à lui ; il a tout embrassé et toujours son vol a été celui de l’aigle. que de gloire pour un seul homme ! qu’eut-il fait encore s’il eût vécu plus longtemps ! la nature en le rappelant si tôt à elle ne semble-t-elle pas s’être vengée de sa supériorité ? mais pourquoi former des regrets puisque ce court passage a été si glorieux pour lui, si utiles aux progrès de l’esprit humain, ses mânes ne pourraient que s’offusquer de nos plaintes ; ne vit-on pas Achille préférer une jeunesse courte mais glorieuse à une longue et inutile vieillesse…