Éloge de Fagon

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Salmon, libraire-éditeur (Tome Ip. 429-437).


ÉLOGE
DE FAGON.


Guy-Crescent Fagon naquit à Paris, le 11 mai 1638, de Henri Fagon, commissaire ordinaire des guerres, et de Louise de la Brosse. Elle était nièce de Guy de la Brosse, médecin ordinaire du roi Louis XIII, et petit-fils d’un médecin ordinaire de Henri IV.

Dès le temps de Henri IV, on s’était aperçu que la botanique, si nécessaire à la médecine, devait être étudiée, non dans les livres des anciens, où elle est fort confuse, fort défigurée et fort imparfaite, mais dans les campagnes ; réflexion qui, quoique très simple et très naturelle, fut assez tardive. On avait vu aussi que le travail d’aller chercher les plantes dans les campagnes était immense, et qu’il serait d’une extrême commodité d’en rassembler le plus grand nombre qu’il se pourrait dans quelque jardin, qui deviendrait le livre commun de tous les étudians, et le seul livre infaillible. Ce fut dans cette vue que Henri IV fit construire à Montpellier, en 1698, le jardin des plantes, dont l’utilité se rendit bientôt très sensible, et qui donna un nouveau lustre à la faculté de médecine de cette ville. De la Brosse, piqué d’une louable jalousie pour les intérêts de la capitale, obtint du roi Louis XIII, par un édit de 1626, que Paris aurait le même avantage. Il fut fait intendant de ce jardin, dont il était proprement le fondateur. Il passa ensuite dix ans à disposer le lieu tel qu’il est présentement, à en faire les bâtimens, à y rassembler des plantes au nombre de plus de deux mille. Il y logeait, et il avait chez lui madame Fagon sa nièce, lorsqu’elle mit au monde M. Fagon. Deux ans après sa naissance, c’est-à-dire en 1640, de la Brosse fit l’ouverture du jardin royal pour la démonstration publique des plantes. Ainsi, Fagon naquit, et dans le jardin royal, et presque en même temps que lui.

Les premiers objets qui s’offrirent à ses yeux, ce furent des plantes ; les premiers mots qu’il bégaya, ce furent des noms de plantes : la langue de la botanique fut sa langue maternelle. À cette première habitude se joignit un goût naturel et vif ; sans quoi le jardin eût été inutile. Après ses études faites avec beaucoup d’application et de succès, ce goût fortifié encore par l’exemple et les conseils de M. de la Brosse, le détermina à la profession de la médecine. Étant sur les bancs, il fit une action d’une audace signalée, qui ne pouvait guère en ce temps-là être entreprise que par un jeune homme, ni justifiée que par un grand succès, il soutint dans une thèse la circulation du sang. Les vieux docteurs trouvèrent qu’il avait défendu avec esprit cet étrange paradoxe. Il eut le bonnet de docteur en 1664.

Comme la surintendance du jardin royal était attachée à la place de premier médecin ; et que ce qui dépend d’un seul homme, dépend aussi de ses goûts, et a une destinée fort changeante, un premier médecin, peu touché de la botanique, avait néglige le jardin royal, et heureusement l’avait assez négligé pour le laisser tomber dans un état où l’on ne pouvait plus le souffrir. Il était si dénué de plantes, que ce n’était presque plus un jardin. Vallot, devenu premier médecin, entreprit de relever ce bel établissement, et Fagon ne manqua pas de lui offrir tous ses soins, qui furent reçus avec joie. Il alla en Auvergne, en Languedoc, en Provence, sur les Alpes et sur les Pyrénées, et n’en revint qu’avec de nombreuses colonies de plantes destinées à repeupler ce désert. Quoique sa fortune fût fort médiocre, il fit tous ces voyages à ses dépens, poussé par le seul amour de la patrie ; car on peut dire que le jardin royal était la sienne. En même temps Vallot employait tous les moyens que lui donnait sa place pour rassembler le plus qu’il était possible de plantes étrangères et des pays les plus éloignés.

On publia en 1665 un catalogue de toutes les plantes du jardin, qui allaient à plus de 4000. Nous en avons déjà parlé ailleurs. Il est intitulé Hortus regius. Fagon y avait eu la principale part, et il mit à la tête un petit poème latin. Ce concours de plantes, qui de toutes les parties du monde sont venues à ce rendez-vous commun : ces différens peuples végétaux, qui vivent sous un même climat ; le vaste empire de Flore, dont toutes les richesses sont rassemblées dans cette espèce de capitale ; les plantes les plus rares et les plus étrangères, telles que la sensitive, qui a plus d’âme, ou une âme plus fine que les autres ; le soin du roi pour la santé de ses sujets, soin qui aurait seul suffi pour rendre la sienne infiniment précieuse, et digne que toutes les plantes salutaires y travaillassent, tout cela fournit assez au poète ; et d’ailleurs on est volontiers poète pour ce qu’on aime.

À peine Fagon était-il docteur, qu’il eut les deux places de professeur en botanique et en chimie au jardin royal ; car on y avait joint la chimie qui fait usage des plantes, à la botanique qui les fournit. Comme il avait peuplé de plantes ce jardin, il le repeupla aussi de jeunes botanistes que ses leçons y attiraient de toutes parts.

Un jour qu’il devait parler sur la thériaque, l’apothicaire qui était chargé d’apporter les drogues, lui en apporta une autre presque aussi composée, dont je n’ai pu savoir le nom, sur laquelle il n’était point préparé. Il commença par se plaindre publiquement de la supercherie ; car il avait lieu d’ailleurs de croire que c’en était une ; mais pour corriger l’apothicaire de lui faire de pareils tours, il se mit à parler sur la drogue qu’on lui présentait, comme il eût fait sur la thériaque ; et fut si applaudi, qu’il dut avoir beaucoup de reconnaissance pour la malignité qu’on avait eue.

En même temps il exerçait la médecine dans Paris avec tout le soin, toute l’application, tout le travail d’un homme fort avide de gain ; et cependant il ne recevait jamais aucun paiement, malgré la modicité de sa fortune, non pas même de ces paiemens déguisés sous la forme de présens, et qui sont souvent une agréable violence aux plus désintéressés. Il ne se proposait que d’être utile, et de s’instruire pour l’être toujours davantage.

Sa réputation le fit choisir par le feu roi en 1680 pour être premier médecin de madame la dauphine. Quelques mois après, il le fut aussi de la reine ; et après sa mort, il fut chargé par le roi du soin de la santé des enfans de France. Enfin, le roi, après l’avoir approché de lui par degrés, le nomma son premier médecin en 1693 ; dignité qui jouit auprès de la personne du maître, d’un accès que les plus hautes dignités lui envient.

Depuis qu’il avait été attaché à la cour, il n’avait pu remplir par lui-même les fonctions de professeur en botanique et en chimie au jardin royal ; mais du moins il ne les faisait remplir que par les sujets les plus excellens et les plus propres à le représenter. C’est à lui qu’on a dû M. de Tournefort, dont il eût été jaloux, s’il avait pu l’être.

Dès qu’il fut premier médecin, il donna à la cour un spectacle rare et singulier, un exemple qui non-seulement n’y a pas été suivi, mais peut-être y a été blâmé. Il diminua beaucoup les revenus de sa charge ; il se retrancha ce que les autres médecins de la cour, ses subalternes, payaient pour leurs sermons ; il abolit des tributs qu’il trouvait établis sur les nominations aux chaires royales de professeur en médecine dans les différentes universités, et sur les intendances des eaux minérales du royaume. Il se frustra lui-même de tout ce que lui avait préparé, avant qu’il fût en place, une avarice ingénieuse et inventive, dont il pouvait assez innocemment recueillir le fruit, et il ne voulut point que ce qui appartenait au mérite lui pût être disputé par l’argent, rival trop dangereux et trop accoutumé à vaincre. Le roi, en faisant la maison de feu monseigneur le duc de Berry, donna à Fagon la charge de premier médecin de ce prince pour la vendre à qui il voudrait. Ce n’était pas une somme à mépriser ; mais Fagon ne se démentit point ; il représenta qu’une place aussi importante ne devait pas être vénale, et la fit tomber à feu de La Carlière, qu’il en jugea le plus digne.

La surintendance du jardin royal avait été détachée de la charge de premier médecin, et unie à la surintendance des bâtimens qu’avait Colbert. Le premier médecin n’avait plus que la surintendance des exercices du jardin, sans la nomination des places. Quand de Villacerf eut quitté en 1698 la surintendance des bâtimens, Fagon obtint du roi que celle du jardin royal serait réunie à la charge de premier médecin, en laissant néanmoins au surintendant des bâtimens la disposition des fonds nécessaires à l’entretien du jardin. Il eût pu facilement se faire accorder aussi cette disposition, et tout autre ne l’eût pas négligée ; mais ces sortes d’avantages ne touchent pas tant ceux qui ne feraient précisément qu’en bien user.

Il a toujours eu une tendresse particulière pour ce jardin, qui avait été son berceau. Ce fut dans la vue de l’enrichir, et d’avancer la botanique, qu’il inspira au roi le dessein d’envoyer M. de Tournefort en Grèce, en Asie et en Égypte. Quand les fonds destinés au jardin manquaient dans des temps difficiles, Fagon y suppléait, et n’épargnait rien, soit pour conserver les plantes étrangères dans un climat peu favorable, soit pour en acquérir de nouvelles dont le transport coûtait beaucoup. Ce petit coin de terre ignorait presque sous sa protection les malheurs du reste de la France.

Il avait aussi beaucoup d’affection pour la faculté de médecine de Paris, dont il était membre ; elle trouvait en lui, dans toutes les occasions, un agent fort zélé auprès du roi ; il maintenait en vigueur les privilèges qui lui ont été accordés, et que des usages contraires, si on les tolérait, aboliraient aisément, même sous quelque apparence du bien public. Peut-être dans des cas particuliers n’a-t-il été que trop ferme en faveur de sa faculté contre ceux qui n’en étaient pas ; mais tous les cas particuliers seraient d’une discussion infinie, et les exceptions d’une dangereuse conséquence. Si la loi est juste en général, il faut lui passer quelques applications malheureuses.

On peut juger par-là que Fagon n’aura pas fait beaucoup de grâce aux empiriques. Ces sortes de médecins, d’autant plus accrédités qu’ils sont moins médecins, et qui ordinairement se font un titre ou d’un savoir incompréhensible et visionnaire, ou même de leur ignorance, ont trop souvent puni la crédulité de leurs malades ; et malgré l’amour des hommes pour l’extraordinaire, malgré quelques succès de cet extraordinaire, un sage préjugé est toujours pour la règle.

Ce n’est pas que Fagon rejetât tout ce qui s’appelle secret ; au contraire, il en a fait acheter plusieurs au roi ; mais il voulait qu’ils fussent véritablement secrets, c’est-à-dire inconnu jusques-là, et d’une utilité constante. Souvent il a fait voir à des gens qui croyaient posséder un trésor, que leur trésor était déjà public ; il leur montrait le livre où il était renfermé ; car il avait une vaste lecture, et une mémoire qui la mettait tout entière à profit.

Aussi, pour être parvenu à la première dignité de sa profession, ne s’était-il nullement relâché du travail qui l’y avait élevé. Il voulait la mériter encore de plus en plus après l’avoir obtenu. Les fêtes, les spectacles, les divertissemens de la cour, quoique souvent dignes de curiosité, ne lui causaient aucune distraction. Tout le temps où son devoir ne l’attachait pas auprès de la personne du roi, il l’employait ou à voir des malades, ou à répondre à des consultations, ou à étudier. Toutes les maladies de Versailles lui passaient par les mains, et sa maison ressemblait à ces temples de l’antiquité, où étaient en dépôt les ordonnances et les recettes qui convenaient aux maux différens. Il est vrai que les suffrages des courtisans en faveur de ceux qui sont en place, sont assez équivoques ; qu’on croyait faire sa cour de s’adresser au premier médecin, qu’on s’en faisait même une espèce de loi ; mais heureusement, pour les courtisans, ce premier médecin était aussi un grand médecin.

Il avait besoin de l’être pour lui-même ; il était né d’une-très faible constitution, sujet à de grandes incommodités, surtout à un asthme violent. Sa santé, ou plutôt sa vie, ne se soutenait que par une extrême sobriété, par un régime presque superstitieux ; et il pouvait donner pour preuve de son habileté, qu’il vivait.

Après la mort du roi, il se retira au jardin royal dont il avait conservé la surintendance. Son art céda enfin à une nécessité inévitable ; il mourut le 11 mars 1718, âgé de près de quatre-vingts ans.

L’académie des sciences l’avait choisi en 1699 pour être un de ses honoraires.

Outre un profond savoir dans sa profession, il avait une érudition très variée, le tout paré et embelli par une facilité agréable de bien parler. La raison même ne doit pas dédaigner de plaire quand elle le peut. Il était attaché à ses devoirs jusqu’au scrupule ; et quelquefois au milieu de douleurs assez vives, il ne laissait pas d’être auprès du roi dans les temps où il devait être. L’assiduité d’un homme aussi désintéressé, et qui au lieu de demander refusait, n’était pas celle d’un courtisan. Quelquefois il ne se défiait pas assez des instructions qu’il recevait dans les choses de son ministère ; car il était dans un poste trop élevé pour avoir la vérité de la première main ; et l’amour qu’il se sentait pour la justice, le témoignage qu’il s’en rendait, l’attachaient beaucoup aux idées qu’il avait prises. Il a toujours souffert ses longues et cruelles infirmités avec tout le courage d’un sage physicien, qui sait à quoi la machine du corps humain est sujette, qui pardonne à la nature.

Il avait épousé Marie Nozereau, dont il a laissé deux fils : l’aîné, évêque de Lombez ; et le second conseiller d’état.