Éloge de Hartsoeker

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Salmon (Tome IIp. 140-160).


ÉLOGE
DE HARTSOËKER.


Nicolas Hartsoëker naquit à Goude en Hollande, le 36 mars 1656, de Christian Hartsoeker, ministre remontrant, et d’Anne Vander-My. Cette famille était ancienne dans le pays de Drente, qui est des Provinces-Unies.

Son père eut sur lui les vues communes des pères ; il le fit étudier pour le mettre dans sa profession, ou dans quelque autre également utile ; mais il ne s’attendait pas que ses projets dussent être traversés par où ils le furent, par le ciel et par les étoiles, que le jeune homme considérait avec beaucoup de plaisir et de curiosité. Il allait chercher dans les almanachs tout ce qu’ils rapportaient sur ce sujet ; et ayant entendu dire à l’âge de douze ou treize ans que tout cela s’apprenait dans les mathématiques, il voulut donc étudier les mathématiques ; mais son père s’y opposait absolument. Ces sciences ont eu jusqu’à présent si peu de réputation d’utilité, que la plupart de ceux qui s’y sont appliqués ont été des rebelles à l’autorité de leurs parens. Nos éloges en ont fourni plusieurs exemples.

Le jeune Hartsoëker amassa en secret le plus d’argent qu’il put ; il le dérobait aux divertissemens qu’il eût pris avec ses camarades : enfin, il se mit en état d’aller trouver un maître de mathématiques, qui lui promit de le mener vite, et lui tint parole. Il fallut cependant commencer par les premières règles d’arithmétique ; il n’avait de l’argent que pour sept mois, et il étudiait avec toute l’ardeur que demandait un fonds si court. De peur que son père ne découvrît par la lumière qui était dans sa chambre toutes les nuits, qu’il les passait à travailler, il étendait devant sa fenêtre les couvertures de son lit, qui ne lui servaient plus qu’à cacher qu’il ne dormait pas.

Son maître avait des bassins de fer, dans lesquels il polissait assez bien des verres de six pieds de foyer, et le disciple en apprit la pratique. Un jour qu’en badinant et sans dessein il présentait un fil de verre à la flamme d’une chandelle, il vit que le bout de ce fil s’arrondissait ; et comme il savait déjà qu’une boule de verre grossissait les objets placés à son foyer, et qu’il avait vu chez Leuvenhoeck des microscopes dont il avait remarqué la construction, il prit la petite boule qui s’était formée et détachée du reste du fil, et il en fit un microscope, qu’il essaya d’abord sur un cheveu. Il fut ravi de le trouver bon, et d’avoir l’art d’en faire à si peu de frais.

Cette invention devoir contre le jour de petits objets transparens par le moyen de petites boules de verre, est due à Leuvenhoeck ; et Hudde, bourgmestre d’Amsterdam, grand mathématicien, a dit à Hartsoeker qu’il était étonnant que cette découverte eût échappé à tous tant qu’ils étaient de géomètres et de philosophes, et eût été réservée à un homme sans lettres, tel que Leuvenhoeck. Apparemment il voulait relever le génie de l’ignorant, ou réprimer l’orgueil des savans sur les découvertes fortuites.

Hartsoëker, âgé alors de dix-huit ans, s’occupa beaucoup de ses microscopes. Tout ce qui pouvait y être observé, l’était. Il fut le premier à qui se dévoila le spectacle du monde le plus imprévu pour les physiciens, même les plus hardis en conjectures ; ces petits animaux jusques-là invisibles, qui doivent se transformer en hommes, qui nagent en une quantité prodigieuse dans la liqueur destinée à les porter, qui ne sont que dans celle des mâles, qui ont la figure de grenouilles naissantes, de grosses têtes et de longues queues, et des mouvemens très vifs. Cette étrange nouveauté étonna l’observateur, il n’en osa rien dire. Il crut même que ce qu’il voyait pouvait être l’effet de quelque maladie, et il ne suivit point l’observation.

Vers la fin de 1674, en 1675 et 1676, son père l’envoya étudier en littérature, en grec, en philosophie, en anatomie, sous les plus habiles professeurs de Leyde et d’Amsterdam. Ses maîtres en philosophie étaient des cartésiens aussi entêtés de Descartes, que les scolastiques précédens l’avaient été d’Aristote. On n’avait fait dans ces écoles que changer d’esclavage. Hartsoëker devint cartésien à outrance, mais il s’en corrigea dans la suite. Il faut admirer toujours Descartes, et le suivre quelquefois.

Hartsoëker alla en 1677 de Leyde à Amsterdam, ayant dessein de passer en France pour y achever ses études. Il reprit les observations du microscope, interrompues depuis deux ans, et revit ces animaux qui lui avaient été suspects. Alors il eut la hardiesse de communiquer son observation à son maître de mathématiques, et à un autre ami. Ils s’en assurèrent tous trois ensemble. Ils virent de plus ces mêmes animaux sortis d’un chien, et de la même figure à peu près que les animaux humains. Ils virent ceux du coq et du pigeon, mais comme des vers ou des anguilles. L’observation s’affermissait et s’étendait, et les trois confidens de ce secret de la nature ne doutaient presque plus que tous les animaux ne naquissent par des métamorphoses invisibles et cachées, comme toutes les espèces de mouches et de papillons viennent de métamorphoses sensibles et connues.

Ces trois hommes seuls savaient quelle liqueur renfermait les animaux ; et quand on les faisait voir à d’autres, on leur disait que c’était de la salive, quoique certainement elle n’en contienne point. Comme Leuvenhoeck a écrit dans quelques unes de ses lettres qu’il avait vu dans de la salive une infinité de petits animaux, on pourrait le soupçonner d’avoir été trompé par le bruit qui s’en était répandu. Il n’aura peut-être pas voulu ne point voir ce que d’autres voyaient, lui qui était en possession des observations microscopiques les plus fines, et à qui tous les objets invisibles appartenaient.

L’illustre Huyghens étant venu à la Haye pour rétablir sa santé, entendit parler des animaux de la salive qu’un jeune homme faisait voir à Rotterdam, et il marqua beaucoup d’envie d’en être convaincu par ses propres yeux. Aussitôt Hartsoëker, ravi d’entrer en liaison avec ce grand homme, alla à la Haye. Il lui confia et à quelques autres personnes ce que c’était que la liqueur où nageaient les animaux : car à mesure que l’observation s’établissait, la timidité et les scrupules diminuaient naturellement : de plus, la beauté de la découverte serait demeurée trop imparfaite, et les conséquences philosophiques qui en pouvaient naître demandaient que le mystère cessât. Huyghens, qui avait promis très obligeamment à Hartsoëker des lettres de recommandation pour son voyage de Paris, fit encore mieux, et l’amena avec lui à Paris, où il revint en 1678. Le nouveau venu alla voir d’abord l’observatoire, les hôpitaux, les savans : il ne lui était pas inutile de pouvoir citer le nom de Huyghens. Celui-ci fit mettre alors dans le Journal des Savans, qu’il avait fait avec un microscope de nouvelle invention des observations très curieuses, et principalement celle de petits animaux ; et cela sans parler de Hartsoëker. Le bruit en fut fort grand parmi ceux qui s’intéressent à ces sortes de nouvelles ; et Hartsoëker ne résista point à la tentation de dire que le nouveau microscope venait de lui, et qu’il était le premier auteur des observations. Le silence en cette occasion était au-dessus de l’humanité. Huyghens était vivant, d’un rare mérite, et par conséquent il avait des ennemis. On anima Hartsoëker à revendiquer son bien, par un mémoire qui paraîtrait dans le Journal. Il ne savait pas encore assez de français pour le composer ; différentes plumes le servirent, et chacune lança son trait contre Huyghens.

L’auteur du journal fut trop sage pour publier cette pièce, et il la renvoya à Huyghens. Celui-ci fit à Hartsoëker une réprimande assez bien méritée, selon Hartsoëker lui-même, qui l’a écrite. Il lui dit qu’il ne se prenait pas à lui d’une pièce qu’il voyait bien qui partait de ses ennemis, et qu’il s’offrait à dresser lui-même pour le journal un mémoire où il lui rendrait toute la justice qu’il désirerait. Hartsoëker y consentit, honteux du procédé de Huyghens, et heureux d’en être quitte à si bon marché. L’importance dont il lui était de se faire connaître, l’amour de ce qu’on a trouvé, sa jeunesse, de mauvais conseils donnés avec chaleur, surtout l’aveu ingénu de sa faute dont nous ne tenons l’histoire que de lui, peuvent lui servir d’excuses assez légitimes.

Il se confirmait de plus en plus dans la découverte des petits animaux primitifs, qu’il trouva toujours dans toutes les espèces sur lesquelles il put étendre ses expériences. Il imagina qu’ils devaient être répandus dans l’air où ils voltigeaient ; que tous les animaux visibles les prenaient tous confusément, ou par la respiration, ou avec les alimens ; que de là ceux qui convenaient à chaque espèce allaient se rendre dans les parties des mâles propres à les renfermer ou à les nourrir, et qu’ils passaient ensuite dans les femelles, où ils trouvaient des œufs, dont ils se saisissaient pour s’y développer. Selon cette idée, quel nombre prodigieux d’animaux primitifs de toutes les espèces ! Tout ce qui respire, tout ce qui se nourrit, ne respire qu’eux, ne se nourrit que d’eux. Il semble cependant qu’à la fin leur nombre viendrait nécessairement à diminuer, et que les espèces ne seraient pas toujours également fécondes. Peut-être cette difficulté aura-t-elle contribué à faire croire à Leibnitz que les animaux primitifs ne périssaient point, et qu’après s’être dépouillés de l’enveloppe grossière, de cette espèce de masque qui en faisait, par exemple, des hommes, ils subsistaient vivans dans leur première forme, et se remettaient à voltiger dans l’air jusqu’à ce que des accidens favorables les fissent de nouveau redevenir hommes.

Hartsoëker demeura à Paris jusqu’à la fin de 1679. Il retourna en Hollande, où il se maria. Il revint à Paris, seulement pour le faire voir pendant quelques semaines à sa femme, qui goûta tant ce séjour, qu’ils y revinrent en 1684, et y furent quatorze années de suite, les plus agréables, au rapport de Hartsoëker, qu’il ait passées en toute sa vie.

Les verres de télescopes, qui avaient été sa première occupation, lui donnèrent beaucoup d’accès à l’observatoire, où il n’y en avait que de Campani, excellens à la vérité, mais pas assez grands. Hartsoëker en fit un qu’il porta à feu Cassini, et il se trouva très mauvais. Un second ne valut pas mieux ; enfin un troisième fut passable. Cette persévérance, qui partait du fonds de connaissances qu’il se sentait, fit prédire à Cassini que ce jeune homme, s’il continuait, réussirait infailliblement. La prédiction fut peut-être elle-même la cause de son accomplissement ; le jeune homme encouragé fit de bons verres de toutes sortes de grandeurs, et enfin un de 600 pieds de foyer, dont il n’a jamais voulu se défaire à cause de sa rareté. Il eut l’avantage de gagner l’amitié de Cassini, qui seule eût été une preuve de mérite.

Sur ces verres d’un si long foyer, il dit un jour à feu Varignon et à l’abbé de Saint-Pierre, qui l’allèrent voir, qu’il ne croyait pas possible de les travailler dans des bassins ; mais qu’en faisant des essais sur des morceaux de diverses glaces faites pour être plates, on en trouvait qui avaient une très petite courbure sphérique, et par conséquent un long foyer ; qu’il avait même trouvé un foyer de 1200 pieds ; que cela dépendait en partie d’un peu de courbure insensible dans les tables de fer poli, sur lesquelles on étend le verre fondu, ou de la manière dont on chargeait les glaces pour les polir les unes contre les autres ; que ces essais étaient plus longs que difficiles : mais il ne voulut point s’expliquer plus à fond.

En 1694, il fit imprimer à Paris, où il était, son premier ouvrage, l’Essai de dioptrique. Il y donne cette science démontrée géométriquement et avec clarté ; tout ce qui appartient aux foyers des verres sphériques, car il rejette les autres figures comme inutiles ; tout ce qui regarde l’augmentation des objets, le rapport des objectifs et des oculaires, les ouvertures qu’il faut laisser aux lunettes, le champ qu’on peut leur donner, le différent nombre de verres qu’on peut y mettre. Il y joint pour l’art de tailler les verres, et sur les conditions que leur matière doit avoir, une pratique qui lui appartenait en partie, et dont cependant il ne dissimule rien. Le titre de son livre eût été rempli, quand il n’eût donné rien de plus ; mais il va beaucoup plus loin. Un système général de la réfraction et ses expériences le conduisent à la différente réfrangibilité des rayons, propriété que Newton avait trouvée plusieurs années auparavant, et sur laquelle il avait fondé son ingénieuse théorie des couleurs, l’une des plus belles découvertes de la physique moderne. Hartsoëker prétend du moins avoir avancé le premier, que la différente réfrangibilité venait de la différente vitesse, qui effectivement en paraît être la véritable cause ; et parce qu’elle était inconnue, il a donné comme un paradoxe inouï en dioptrique, que l’angle de la réfraction ne dépende pas de la seule inégalité de résistance des deux milieux. Plus le rayon a de vitesse, moins il se rompt.

L’essai de dioptrique est même un essai de physique générale. Il y pose les premiers principes tels qu’il les conçoit, deux uniques élémens. L’un est une substance parfaitement fluide, infinie, toujours en mouvement, dont aucune partie n’est jamais entièrement détachée de son tout ; l’autre, ce sont de petits corps différens en grandeur et en figure, parfaitement durs et inaltérables, qui nagent confusément dans ce grand fluide, s’y rencontrent, s’y assemblent, et deviennent les différens corps sensibles. Avec ces deux élémens il forme tout, et tire de cette hypothèse jusqu’à la pesanteur et à la dureté des corps composés. Ailleurs il en a tiré aussi le ressort.

Un assez grand nombre de phénomènes de physique générale qu’il explique, l’amènent à la formation du soleil, des planètes, et même des comètes. Il conçoit que les comètes sont des taches du soleil, assez massives pour avoir été chassées impétueusement hors de ce grand globe de feu : elles s’élèvent jusqu’à une certaine distance, et retombent ensuite dans le soleil, qui les absorbe de nouveau et les dissout, ou les repousse encore hors de lui, s’il ne les dissout pas. On tâche présentement à aller plus loin sur la théorie des comètes, et ce ne sont plus des générations fortuites.

L’histoire des découvertes faites dans le ciel par les télescopes, appartenait assez naturellement à la dioptrique. Hartsoëker la donne accompagnée de ses réflexions sur tant de singularités nouvelles et imprévues. Il finit par les observations du microscope, et l’on peut juger que les petits animaux qui se transforment en tous les autres, n’y sont pas oubliés.

Cet ouvrage lui attira l’estime des savans, et l’amitié de quelques uns, comme l’abbé Gallois, qui conserva toujours pour lui les mêmes sentimens. Le P. Malebranche et le marquis de l’Hôpital, qui reconnurent qu’il était bon géomètre, voulurent le gagner à la nouvelle géométrie des infiniment petits dont ils étaient pleins ; mais il la jugeait peu utile pour la physique à laquelle il s’était dévoué. Il dédaignait assez par la même raison les profondeurs de l’algèbre, qui, selon lui, ne servaient à quelques savans qu’à leur procurer la gloire d’être inintelligibles pour la plupart du monde. Il est vrai qu’en ne regardant la géométrie que comme instrument de la physique, il pouvait souvent n’avoir pas besoin que l’instrument fût si fin ; mais la géométrie n’est pas un pur instrument ; elle a par elle-même une beauté sublime, indépendante de tout usage. S’il ne voulait pas, comme il l’a dit aussi, se laisser détourner de la physique, il avait raison de craindre les charmes de la géométrie nouvelle.

Animé par le succès de sa dioptrique, il publia, deux ans après, ses Principes de physique à Paris. Là, il expose avec plus d’étendue le système qu’il avait déjà donné en raccourci ; et y joignant sur les différens sujets auxquels son titre l’engage, un grand nombre, soit de ses pensées particulières, soit de celles qu’il adopte, il forme un corps de physique assez complet, parce qu’il y traite presque de tout, et assez clair parce qu’il évite les grands détails, qui, en approfondissant les matières, les obscurcissent pour une grande partie des lecteurs.

Au renouvellement de l’académie en 1699, temps où il était retourné en Hollande avec sa famille, il fut nommé associé étranger : c’était le fruit de la réputation qu’il laissait à Paris. Quelques temps après, il fut aussi agrégé à la société royale de Berlin ; et l’on peut remarquer que dans tous les ouvrages qu’il a imprimés depuis, il ne s’est paré ni de ces titres d honneur, ni d’aucun autre. Il a toujours mis simplement et à l’antique par Nicolas Hartsoëker ; bien différent de ceux qui rassemblent le plus de titres qu’ils peuvent, et qui croient augmenter leur mérite à force d’enfler leur nom.

Le feu Czar étant allé à Amsterdam pour ses grands desseins, dont nous admirons aujourd’hui les suites, demanda aux magistrats de cette ville quelqu’un qui pût l’instruire, et lui ouvrir le chemin des connaissances qu’il cherchait. Ils firent venir de Rotterdam Hartsoëker, qui n’épargna rien pour se montrer digne de ce choix, et de l’honneur d’avoir un tel disciple. Le Czar, qui prit beaucoup d’affection pour lui, voulut l’emmener en Moscovie : mais ce pays était trop éloigné, et de mœurs trop différentes ; l’incertitude des événemens encore trop grande, une famille trop difficile à transporter. Messieurs d’Amsterdam, pour le dédommager en quelque sorte des dépenses qu’il avait été obligé de faire pendant sa demeure auprès du Czar, lui firent dresser une petite espèce d’observatoire sur un des bastions de leur ville. Ils savaient bien que c’était là le récompenser magnifiquement, quoiqu’à peu de frais.

Il entreprit dans cet observatoire un grand miroir ardent composé de pièces rapportées, pareil à celui dont quelques uns prétendent qu’Archimède se servit. Le Landgrave de Hesse-Cassel alla le voir travailler ; et pour lui faire un honneur encore plus marqué, il alla chez lui. Comme les savans sont ordinairement trop heureux que les princes daignent les admettre à leur faire la cour, les histoires n’oublient pas les visites rendues aux savans par les princes ; elles honorent les uns et les autres, et peut-être également.

Dans le même temps, le feu électeur Palatin, Jean-Guillaume, avait jeté les yeux sur Hartsoëker, pour se l’attacher : mais, ce qui est rare, le philosophe résistait aux sollicitations de l’électeur ; et, ce qui est plus rare encore, l’électeur persévéra pendant trois ans ; et enfin, en 1704, le philosophe se résolut à s’engager dans une cour. Il fut le premier mathématicien de S. A. E., et en même temps professeur honoraire en philosophie dans l’université d’Heidelberg.

Ce n’est pas assez pour un savant attaché à un prince, d’en recevoir régulièrement, et magnifiquement même, si l’on veut, ces récompenses indispensables que reçoivent sans distinction tous ses autres officiers : il lui en faut de plus délicates ; il faut que le prince ait du goût pour les talens et pour les connaissances du savant, il faut qu’il en fasse usage ; et plus cet usage est fréquent et éclairé en même temps, plus le savant est bien payé. Hartsoëker eut ce bonheur avec son maître, qui avait beaucoup d’inclination pour la physique, et s’y appliquait plus sérieusement qu’en prince.

Le physicien prétendait même être obligé au prince d’une observation singulière, qui le fit changer de sentiment sur une matière importante. L’électeur lui apprit la reproduction merveilleuse des jambes d’écrevisse[1]. Sur cela, Hartsoëker, qui ne put concevoir que cette reproduction de parties perdues ou retranchées, qui est sans exemple dans tous les animaux connus, s’exécutât par le seul mécanisme, imagina qu’il y avait dans les écrevisses une âme plastique ou formatrice, qui savait leur refaire de nouvelles jambes ; qu’il devait y en avoir une pareille dans les autres animaux, et dans l’homme même ; et parce que la fonction de ces âmes plastiques n’est pas de reproduire des membres perdus, il leur donna celle de former les petits animaux qui perpétuent les espèces. Ce seraient là les natures plastiques de M. Gudworth, qui ont eu de célèbres partisans, si ce n’était que celles-ci agissent sans connaissance, et que celles de M. Hartsoëker sont intelligentes. Ce nouveau système lui plut tant qu’il se rétracta hautement de la première pensée qu’il avait eue sur les petits animaux, et la traita lui-même de bizarre et d’absurde, termes que la plus grande sincérité d’un auteur n’emploie guère. Quant aux terribles objections qui se présentent bien vite contre les âmes plastiques, il ne se les dissimule pas ; et poussé par lui-même aux dernières extrémités, il avoue de bonne foi qu’il ne sait pas de réponse. Il semble qu’il vaudrait autant n’avoir point fait de système, que d’être si promptement réduit à en venir là. Il ne s’agit que d’avouer son ignorance un peu plus tôt.

Il rassembla les discours préparés qu’il avait tenus à l’électeur, et en forma deux volumes, qui parurent en 1707 et 1708 sous le titre de Conjectures physiques, dédiés au prince pour qui ils avaient été faits. Cet ouvrage est dans le même goût que les Essais de physique, dont il ne se cache pas de répéter quelquefois des morceaux en propres termes, aussi bien que de l’Essai de dioptrique ; car à quoi bon cette délicatesse de changer de tours et d’expressions, quand on ne change pas de pensées ?

Du Palatinat, il fit des voyages dans quelques autres pays de l’Allemagne, ou pour voir les savans, ou pour étudier l’histoire naturelle, surtout les mines. À Cassel, il trouva un verre ardent du Landgrave, fait par Tschirnhaus, de la même grandeur que celui qu’avait feu le duc d’Orléans, et tout pareil. Il répéta les expériences de Homberg, et n’eut pas le même succès à l’égard de la vitrification de l’or, dont nous avons parlé en 1702 (pag. 34) et en 1717 (pag. 30). Il est le philosophe hollandais aux objections duquel Homberg répondait en 1707. Il ne s’en est point désisté, et a toujours soutenu que ce qui se vitrifiait n’était point l’or, mais une matière sortie du charbon qui soutenait l’or dans le foyer, et mêlée peut-être avec quelques parties hétérogènes de l’or. Il niait même la vitrification d’aucun métal au verre ardent ; jamais il n’avait seulement, pu parvenir à celle du plomb, quelque temps qu’il y eût employé. Il est triste qu’un grand nombre d’expériences délicates soient encore incertaines. Serait-ce donc trop prétendre, que de vouloir du moins avoir des faits bien constans ?

Le Landgrave de Hesse-Cassel dit un jour à Hartsoëker, qu’il aurait bien souhaité le trouver peu content de la cour Palatine. Il répéta deux fois ce discours que Hartsoëker ne voulait pas entendre ; et enfin, le prenant par la main, il lui dit : Je ne sais si vous me comprenez. Hartsoëker, obligé de répondre, l’assura de son respect, de sa reconnaissance, et en même temps d’une fidélité inviolable pour l’électeur. Un refus si noble à des avances si flatteuses dut le faire regretter davantage par le Landgrave.

Il alla à la cour d’Hanovre, où Leibnitz, ami né de tous les savans, le présenta à l’électeur, aujourd’hui roi d’Angleterre, et à la princesse électorale, si célèbre par son goût et par ses lumières. Il reçut un accueil très favorable ; la renommée de Leibnitz rendait témoignage à son mérite.

L’électeur Palatin ayant entendu parler avec admiration du miroir ardent de Tschirnhaus, demanda à Hartsoëker s’il en pourrait faire un pareil. Celui-ci aussitôt en fit jeter trois dans la verrerie de Neubourg, de la plus belle matière qu’il fût possible. Il les eut bientôt mis dans leur perfection, et l’électeur lui en donna le plus grand, qui a trois pieds cinq pouces rhinlandiques de diamètre, et que deux hommes ont de la peine à transporter. Il est de neuf pieds de foyer, et ce foyer est parfaitement rond, et de la grandeur d’un louis d’or. Le miroir du Palais-Royal n’est pas si grand.

En 1710, il publia un volume intitulé : Éclaircissemens sur les conjectures physiques. Ce sont des réponses à des objections, dont il a dit depuis que la plupart étaient de Leibnitz. Dans cet ouvrage, il devient un homme presque entièrement différent de ce qu’il avait été jusqu’alors. Il n’avait jamais attaqué personne ; ici il est un censeur très sévère ; et c’est principalement sur les volumes donnés tous les ans par l’académie, que tombe sa censure. Il est vrai qu’il a souvent déclaré qu’il ne critiquait que ce qu’il estimait, et qu’il se tiendrait honoré de la même marque d’estime. L’académie qui ne se croit nullement irrépréhensible, ne fut point offensée : elle le traita toujours comme un de ses membres, sujet seulement à quelque mauvaise humeur ; et les particuliers attaqués ne voulurent point interrompre le cours de leurs occupations, pour travailler à des réponses qui le plus souvent sont négligées du public, et tout au plus soulagent un peu la vanité des auteurs.

Les Éclaircissemens sur les conjectures physiques eurent une suite assez ample, qui parut en 1712. L’auteur y étend beaucoup plus loin qu’il n’avait encore fait, le système des âmes plastiques. Dans l’homme, l’âme raisonnable donne les ordres ; et une âme végétative, qui est la plastique, intelligente et plus intelligente que la raisonnable même, exécute dans l’instant ; et non-seulement exécute les mouvemens volontaires, mais prend soin de toute l’économie animale, de la circulation des liqueurs, de la nutrition, de l’accrétion, etc. : opérations trop difficiles pour n’être l’effet que du seul mécanisme. Mais, dit-on aussitôt, cette âme raisonnable, cette âme végétative, c’est nous-mêmes : et comment faisons-nous tout cela sans en savoir rien ? Hartsoëker répond par une comparaison qui du moins est assez ingénieuse : un sourd est seul dans une chambre, et il y a dans des chambres voisines des gens destinés à le servir. On lui a fait comprendre que quand il voudrait manger, il n’avait qu’à frapper avec un bâton ; il frappe, et aussitôt des gens viennent qui apportent des plats. Comment peut-il concevoir que ce bruit qu’il n’a pas entendu, et dont il n’a pas l’idée, les a fait venir ?

Après cela on s’attend assez à une âme végétative intelligente dans les bêtes, qui en paraissent effectivement assez dignes. On ne sera pas même trop surpris qu’il y en ait une dans les plantes, elle réparera, comme dans les écrevisses, les parties perdues ; aura attention à ne les laisser sortir de terre que par la tige ; tiendra cette tige toujours verticale ; fera enfin tout ce que le mécanisme n’explique pas commodément. Mais Hartsoëker ne s’en tient pas là. À ce nombre prodigieux d’intelligences répandues partout, il en ajoute qui président aux mouvemens célestes, et qu’on croyait abolies pour jamais. Ce n’est pas là le seul exemple qui fasse voir qu’aucune idée de la philosophie ancienne n’a été assez proscrite pour devoir désespérer de revenir dans la moderne.

Cette suite des éclaircissemens contient, outre plusieurs morceaux de physique destinés à l’usage de l’électeur, différens morceaux particuliers, qui sont presque tous des critiques qu’il fait de plusieurs auteurs célèbres, ou des réponses à des critiques qu’on lui avait faites. Surtout il répond à des journalistes dont il n’était pas content : ce sont des espèces de juges fort sujets à être pris à partie.

L’électeur Palatin mourut en 1716. Hartsoëker ne quitta point la cour Palatine, tant que l’électrice veuve, princesse de la maison de Médicis, née avec le goût héréditaire de protéger les sciences, et à laquelle il était fort attaché, demeura en Allemagne. Mais elle se retira en Italie au bout d’un an, après avoir fait ses adieux en princesse, avec des libéralités qu’elle répandit sur ses anciens courtisans. Hartsoëker n’y fut pas oublié. Dès que le Landgrave de Hesse le vit libre, il recommença à lui faire l’honneur de le solliciter : mais il se crut déjà trop avancé en âge pour prendre de nouveaux engagemens ; il avait assez vécu dans une cour, et quelques agrémens qu’un philosophe y puisse avoir, il ne peut s’empêcher de sentir qu’il est dans un climat étranger. Il se transporta avec toute sa famille à Utrecht.

Ce fut là qu’il fit imprimer en 1722 un Recueil de pièces de physique, toutes détachées les unes des autres. Le titre annonce ensuite que le principal dessein est de faire voir l’invalidité du système de Newton, de ce système fondé sur la plus sublime géométrie ; ou étroitement incorporé avec elle, adopté par tous les philosophes de toute une nation aussi éclairée que l’Anglaise, admiré même, et du moins respecté par ceux qui ne l’adoptent pas. Hartsoëker, sans user de petits ménagemens peu philosophiques, entre en lice avec courage, et se déclare nettement contre ces grands espaces vides où se meuvent les planètes, obligées à décrire des courbes par des gravitations ou attractions mutuelles. Il y trouve des inconvéniens qu’il ne peut digérer ; et quoiqu’il ne soit rien moins que cartésien, il aime mieux ramener les tourbillons de Descartes. L’idée en est effectivement très naturelle ; et de plus les mouvemens de toutes les planètes, tant principales que subalternes, dirigés en même sens, mais principalement le rapport invariable de toutes les distances à toutes les révolutions, indiquent assez fortement que tous les corps célestes qui composent le système solaire, sont assujétis à suivre le cours d’un même fluide. Il faut convenir néanmoins que les comètes qui se meuvent en tous sens, devraient trouver dans ce grand fluide une résistance qui diminuerait beaucoup leur mouvement propre, et pourrait même ne leur laisser à la fin que le mouvement général du tourbillon. Hartsoëker tâche à se tirer de cette grande difficulté par son système particulier des comètes, qui n’est pas lui-même sans difficulté.

Dans ce même recueil, il attaque trois dissertations, sur lesquelles de Mairan étant encore en province, et avant que d’être de l’académie des sciences, avait, en trois années consécutives, remporté le prix à l’académie de Bordeaux. De Mairan répondit dans le Journal des Savans en 1722. Il y convient en véritable savant de quelques fautes réelles, et par là il acquiert le droit d’être cru sur sa parole à l’égard de celles dont il ne convient pas. Hartsoëker dit dans sa préface que s’il eût eu les autres pièces, qui dans les années suivantes avaient remporté le prix de Bordeaux, il y aurait fait aussi ses remarques ; il prétendait apparemment faire entendre par là qu’il n’en voulait point personnellement à de Mairan, ni à aucun auteur particulier plus qu’à tout autre : mais il peut paraître que ce discours marque quelque inclination à reprendre, et même un peu de dessein formé. Il proteste souvent, et avec un grand air de sincérité, qu’il ne prétend donner que de simples conjectures : il serait donc assez raisonnable de laisser celles des autres en paix ; elles ont toutes un droit égal de se produire au jour, et souvent n’en ont guère de se combattre.

Nous passerons sous silence le reste de ce recueil : deux dissertations envoyées à l’académie pour le prix qu’elle propose tous les ans, l’une sur le principe, l’autre sur les lois du mouvement ; un discours sur la peste, où il prend après le P. Kircher l’hypothèse des insectes ; un traité des passions, etc. Mais nous en exceptons une pièce, à cause du grand et fameux adversaire qu’elle a pour objet, Bernoulli, dont Hartsoëker avait attaqué le sentiment sur la lumière du baromètre, exposé dans l’histoire de 1701[2].

Bernoulli fit soutenir à Bâle sur ce sujet une thèse, où l’on ne ménageait pas Hartsoëker, qui s’en ressentit vivement. Il ramasse de tous côtés les armes qui pouvaient servir sa colère ; et comme il était accusé d’en vouloir toujours aux plus grands hommes, tels que Huyghens, Leibnitz, Newton, il se justifie par en parler plus librement que jamais, peut-être pour faire valoir sa modération passée. Surtout Leibnitz, qui n’entre dans la querelle qu’à cette occasion et très incidemment, n’en est pas traité avec plus d’égard ; et son harmonie préétablie, ses monades, et quelques autres pensées particulières, sont rudement qualifiées. On croirait que les philosophes devraient être plus modérés dans leurs querelles que les poètes, les théologiens plus que les philosophes ; cependant tout est assez égal.

Après que Hartsoeker se fut établi à Utrecht, il entreprit un cours de physique auquel il a beaucoup travaillé. Il y a fait de plus un extrait entier des lettres de Leuvenhoeck, parce qu’il trouvait que dans ce livre beaucoup d’observations rares et curieuses se perdaient dans un tas de choses inutiles, qui empêcheraient peut-être qu’on ne se donnât la peine de les y aller déterrer. On doit être bien obligé à ceux qui sont capables de produire, quand ils veulent bien donner leur temps à rendre les productions d’autrui plus utiles au public.

Son application continuelle au travail altéra enfin sa santé, qui jusque-là s’était bien soutenue. Peu de temps avant sa mort, sur quelques reproches qui lui étaient revenus de la manière dont il en avait usé à l’égard de l’académie, il voulut se justifier par une espèce d’apologie qu’il n’a pu achever entièrement. On s’imagine bien sur quoi elle roule : tout ce qu’il y dit est vrai, et il ne reste rien à lui reprocher ; qu’une chose dont on ne peut le convaincre ; c’est que l’on sent dans ses critiques plus de plaisir que de besoin de critiquer : mais ce serait pousser la délicatesse trop loin, que de donner du poids à un sentiment qui peut être incertain et trompeur.

Il mourut le 10 décembre 1725. Il était vif, enjoué, officieux, d’une bonté et d’une facilité dont de faux amis ont abusé assez souvent. Ces qualités, qui s’accordent si peu avec un fonds critique, naturellement chagrin et malfaisant, sont peut-être sa meilleure apologie.


  1. Voyez l’Histoire de 1712, pag. 35 et suiv.
  2. Pag. 1 et suiv.