Éloge de Montaigne/Seconde partie

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Charles Pougens (p. 55-105).


DEUXIÈME PARTIE.


La postérité assigne à Montaigne le premier rang parmi les philosophes. Ce jugement se compose du souvenir de ses talens et de celui de ses vertus ; car la philosophie n’est que la sagesse éclairée par le génie. On ne peut se rappeler les travaux littéraires de Montaigne sans admiration, et ses vertus sans attendrissement. Si, pour esquisser les conceptions hardies de son imagination, il eût fallu emprunter le pinceau de Raphaël, il faudroit avoir celui de l’Albane pour peindre le philosophe le plus aimable de son siècle, dans l’abandon de la société. Quel charme dans ses discours ! quelle tendresse dans ses affections ! Il est si plein de la jouissance délicieuse qu’il éprouve à méditer et à faire le bien, qu’il semble répandre autour de lui une atmosphère de bonheur dont tout ce qui l’environne est pénétré. L’homme social ne peut être heureux sans la félicité de ses semblables : l’égoïste s’isole en vain des autres hommes ; il ne peut rompre la chaîne des besoins qui le lie à tout ce qui l’entoure, et cette chaîne s’étend beaucoup au-delà de ce qu’il peut apercevoir. Il faut donc se faire une habitude de mériter la reconnoissance par des services, et l’amitié par des soins.

Tel est le principal pivot sur lequel roule la morale de Montaigne ; et sa conduite n’est jamais en contradiction, avec sa morale.

L’amour des arts guide ses pas vers Rome ; une imagination aussi ardente que la sienne ne pouvoit trouver d’aliment que dans leur sanctuaire. Il monte au capitole ; son âme s’embrase à l’aspect des monumens de la grandeur de ce peuple qui sut conquérir et gouverner l’univers : mais de tous les trophées, celui qu’il préfère est la couronne civique ; le citoyen qui la mérita pour avoir sauvé la vie à un homme, est le modèle qu’il brûle d’imiter. Ses vœux seront bientôt remplis : il est appelé au parlement de Bordeaux. Combien les peuples durent se féliciter en voyant le dépôt des lois entre les mains d’un philosophe ! Conservateur des droits de l’homme libre, le magistrat exerce la partie la plus précieuse de l’autorité : l’étude doit être son élément, la méditation son habitude ; car pour distinguer le trouble de l’innocence intimidée, des variations du crime déconcerté, il faut une profonde connoissance du cœur de l’homme ; et qui mieux que Montaigne a su lire dans ce livre dont l’erreur remplit tant de pages, et dont quelques lignes sont à peine consacrées à la vérité ? quelle sagacité ne faut-il pas pour saisir le sens d’une loi souvent obscure ! quelle fermeté de caractère ne doit pas montrer celui qui poursuit le coupable et qui craint de le rencontrer !

Ô Montaigne ! combien, dans ces honorables mais pénibles fonctions, ton à âme a dû souffrir ! combien de fois n’as-tu pas gémi sur l’abus d’une législation qui accorde aux probabilités une certitude qui n’est due qu’à la seule évidence, et sur la coutume barbare de soumettre les accusés aux tortures de la question, dont les préparatifs effrayans peuvent arracher à l’homme un mensonge qui lui coûtera l’honneur et la vie !

« Il advient, dit-il, que le juge le fait souffrir pour le faire mourir innocent et géhenné : il est horrible de tourmenter et rompre un homme de la faute duquel vous êtes en doute ; que peut-il mais de votre ignorance ? »

L’imagination de Montaigne lui représente sans cesse ce Théodoric qui, poursuivi par l’image ensanglantée de Simmaque, vécut déchiré de remords et mourut leur victime. S’il désira jamais de partager l’autorité judiciaire, ce fut pour y porter ces vues profondes et philanthropiques qu’a développées avec tant de succès l’éloquence des Beccaria et des Servan ; mais son siècle n’étoit pas encore mûr pour des idées si simples et si grandes. Fatigué de gémir sur tant d’abus sans pouvoir les réformer, et ne pouvant supporter le contraste continuel de ses jugemens avec son opinion, il quitte la toge pour reprendre le manteau du philosophe, et vole, pour la seconde fois, dans la patrie des arts. Rome sut apprécier Montaigne, et s’honora de compter le premier génie de la France au nombre de ses citoyens.

Le pontife qui siégeoit alors sur les débris du trône des premiers Césars, veut le fixer près de lui ; mais la ville de Bordeaux le réclame pour lui confier les rênes de son administration municipale. C’est ici que sa sagesse et sa bienfaisance vont tout embrasser et tout prévoir ; il conduira cette immense famille avec l’affection d’un père ; occupé à augmenter l’opulence des citoyens en vivifiant leur commerce, à rendre les deux mondes tributaires de leur industrie, à suppléer, par des provisions, à ce que l’inclémence du ciel peut refuser à la fécondité de la terre ; il obtient cette confiance qui fait quelquefois plus que l’autorité, et qui en est le plus ferme appui.

La réputation d’un homme en place dépend peut-être autant des circonstances que de ses talens. Lorsque le calme règne sur les mers, le pilote ne peut déployer son adresse et sa force ; Montaigne n’eut aucune occasion de développer la profondeur de son génie dans le cours de son administration. Voici comme il s’en explique lui-même : « Si l’occasion s’en fût présentée, il n’est rien que je n’eusse employé pour servir le peuple ; je me serois ému pour lui comme je fais pour moi ; c’est un peuple guerrier, généreux, capable de servir à bon usage, s’il étoit bien guidé : ils disent aussi la mienne vacation s’être passée sans traces ; ce n’est pas ma faute ».

Je ne parlerai point de la part que prit Montaigne dans les guerres civiles qui agitèrent sa patrie. Ses détracteurs lui reprocheront peut-être de ne s’être prononcé pour aucun parti : ce reproche seroit fondé, si la liberté du peuple eût été la cause ou l’objet de ces troubles ; mais il ne s’agissoit alors que de changer de maître.

Le philosophe contemple les grands phénomènes politiques qui ébranlent les empires, les régénèrent ou les renversent, comme le naturaliste observe l’éruption d’un volcan ; l’un et l’autre calculent les variations de l’atmosphère, la force de projection, le soulèvement des masses, les effets de chaque commotion : ils suivent la direction de la lave ; mais ils ne se précipitent pas dans le cratère, parce que le fruit de leurs méditations seroit perdu pour leur siècle et pour les siècles à venir.

Archimède, qui résout un problème pendant le sac de Syracuse, laisse à la postérité la réputation d’un sage, tandis qu’Empédocle n’a gravé sur le sommet de l’Etna, que le souvenir d’une témérité inutile au bonheur des hommes.

Montaigne se borne à mettre en pratique ces vertus simples auxquelles l’orgueil de l’homme n’a point érigé de trophées, mais qui ont des autels dans tous les cœurs. Sa probité lui donne des partisans, sa bienfaisance des amis, ses talens des panégyristes ; puisse son désintéressement avoir beaucoup d’imitateurs ! Député à la cour par les Bordelais, il défend leurs intérêts avec toute l’énergie d’un homme libre, sans sortir des bornes de la prudence ; il sollicite des grâces pour le peuple dont il est le représentant, et il n’en demande aucune pour lui-même. Convaincu que l’on est méprisable à la cour lorsqu’on en approuve les mœurs, coupable lorsqu’on les imite, et persécuté lorsqu’on les fronde ; incapable de feindre ou de ramper, il demande à retourner dans ses foyers : sa générosité reçoit la récompense la plus flatteuse ; il est continué maire de Bordeaux, et les habitans de cette ville croient augmenter leur sûreté, en lui confiant, pour la seconde fois, le soin d’y veiller. Dira-t-on encore que la philosophie refroidit l’ame, et qu’en accoutumant ses sectateurs à se regarder comme le centre auquel tout doit aboutir, elle leur fait envisager les autres hommes avec l’œil de l’indifférence et souvent avec celui du dédain ? Montaigne immole aux intérêts du peuple son repos, ses jouissances, et jusqu’au penchant qui l’entraîne à l’étude. C’est dans cette enceinte[1] que l’on peut mieux connoître le prix de ce dernier sacrifice. Mais sans de grands sacrifices, il n’est point de vertus ; et le philosophe que nous célébrons les réunit toutes.

Son urbanité, sa douceur, le firent chérir des sociétés dans lesquelles il répandoit tour-à-tour le feu des saillies et les grâces de l’enjouement.

Une de ses plus précieuses qualités étoit la déférence qu’il montroit pour les avis des autres : il aimoit à faire briller ceux qui débutoient dans la carrière des sciences, où l’on a tant besoin d’encouragement ; il oublioit souvent ses succès pour ne s’occuper que des leurs. Les détracteurs de Montaigne diront peut-être que ces éloges ne s’accordent pas avec l’égoïsme qu’on lui suppose et qui devoit percer dans sa conversation, comme il se montre dans ses écrits. Sans doute il n’eut pas cette modestie feinte qui sert d’enveloppe à la vanité présomptueuse ; il fut un moment sensible à l’accueil distingué qu’il reçut à la cour : mais il n’y porta jamais cette ambition qui ne permet pas le repos et qui décompose le plaisir. Il parut flatté du titre de bourgeois de Rome que les conservateurs de cette ville lui accordèrent, des marques de considération que lui donnèrent le pape et les souverains, et sur-tout de l’enthousiasme avec lequel les Bordelais parloient de ses talens : une ame insensible à la gloire est rarement propre à la mériter. Le ton avec lequel Montaigne parle des honneurs qui ont récompensé ses services, annonce plus de sensibilité que de vanité.

L’homme de génie ignore quelquefois combien il est redevable à la nature, et jouit de ses bienfaits à son insçu ; mais celui qui augmente tous les jours ses facultés morales et intellectuelles par de nouvelles connoissances, est averti de ce qu’il vaut par le souvenir des peines que lui ont coûté ses études, et quelquefois par l’ignorance de ceux qui l’environnent.

Montaigne avoit ce témoignage intime de ses propres forces ; et comme son âme lui échappoit sans cesse, il laissoit quelquefois entrevoir la juste idée qu’il avoit de lui-même. Mais cette franchise se concilioit en lui avec la modestie : le titre d’Essais qu’il donne à son traité, le soin qu’il prend de citer les écrivains dont il emprunte des idées et des images, le doute si opposé au ton tranchant, l’aveu qu’il fait de son ignorance, de ses fautes et de sa foiblesse, ce mot si sublime et si mal interprété, que sais-je ? tout doit l’absoudre de l’accusation d’égoïsme et d’orgueil dont le soupçon n’auroit pas dû l’atteindre. Il étoit trop au-dessus de son siècle pour n’être pas également indifférent à l’adulation qui prodigue les louanges, et à l’envie qui les refuse.

Montaigne, il est vrai, ne plia jamais sous le joug de ces tyrans de la société, qui commandent pour ainsi dire leurs opinions, et qui, du haut d’un tribunal élevé par l’amour-propre, disposent souverainement des réputations, exigent des éloges comme une dette, et des hommages comme un tribut : il n’hypothéqua jamais (pour me servir d’une de ses expressions favorites), il n’hypothéqua jamais sa liberté que dans les occasions justes. Il se prêta quelquefois à autrui ; il ne se donna jamais qu’à lui-même : mais cette noble indépendance annonce de l’élévation et non de l’orgueil, sur-tout lorsqu’elle est accompagnée du soin d’épargner, à ceux qui nous écoutent, des vérités désobligeantes, et de présenter, sous le jour le plus favorable, les qualités qui peuvent leur attirer de la considération. Il croyoit s’obliger en obligeant les autres : il jouissoit de leur prospérité ; il essuyoit les pleurs des malheureux ; il sentoit le contrecoup de leurs maux. Il est beaucoup d’hommes assez sensibles pour être touchés du malheur d’autrui. Il en est peu qui en soient pénétrés ; avec un degré de sensibilité ordinaire, on plaint l’infortune, avec celle de Montaigne, on la soulage. Ce genre de commisération tient à l’énergie de l’ame, et non à la foiblesse des organes.

Ceux qui l’approchoient de plus près, ses domestiques, en éprouvoient les premiers effets.

Bien différent de Platon, qui veut qu’on leur parle toujours d’un ton impérieux, Montaigne pensait que la familiarité du maître doit réparer à leur égard les torts de la fortune, et les consoler de leur dépendance. « Il est, disoit-il, injuste et inhumain de faire tant valoir cette telle quelle qualité de fortune ; et les polices où il se trouve moins de disparité entre les valets et les maîtres, me semblent plus équitables. »

De toutes les vertus de la vie privée, la première est la piété filiale ; c’est celle que la nature grava dans le cœur de l’homme. À cet âge où il n’a encore de sentiment que celui de ses besoins, une autorité douce, mais prévoyante, lui apprend à chérir l’obéissance ; et lorsque la réflexion le conduit à en décomposer le principe, il y retrouve le même charme, parce que ses affections ont grandi avec lui, et se sont identifiées avec son être. Nul homme n’a porté plus loin que Montaigne, ces vertus primitives qui sont la base de l’ordre social. Avec quelle énergie il parle de l’auteur de ses jours ! quelle vénération pour sa mémoire ! En conservant soigneusement les meubles qui avoient servi à son usage, il croyoit rappeler autour de lui une partie de l’existence de ce père adoré.

Il portoit, lorsqu’il montoit à cheval, un manteau qui lui avoit appartenu.

« Ce n’est point, disoit-il, par commodité, mais par délices ; il me semble m’envelopper de lui. »

Quelle touchante et sublime expression !… s’envelopper de son père ?… Heureuse l’école qui pourroit former des hommes sur ce modèle. Ce mot, échappé du cœur de Montaigne, est un traité d’éducation…

Celui qui chérit ainsi son père, étoit né avec le besoin d’aimer. Si l’histoire nous transmet les amours des philosophes, elle nous les retrace presque toujours comme des monumens de leur foiblesse : mais elle rappelle avec un saint respect, les souvenirs de l’amitié, de ce sentiment moins vif peut-être que l’amour qui n’est pas, comme lui, sujet à l’inconstance, et ne redoute pas l’infidélité.

Montaigne, à qui la nature avoit donné une âme forte et un cœur sensible, dut se livrer avec abandon à toutes les affections sentimentales, et leur imprimer ce double caractère qui les rend capables des plus grands efforts ; il nous présente deux modèles différens de cette amitié si sublime dans son principe, et si touchante dans ses effets. La Boétie et Mlle de Gournay furent les deux amis dont il immortalisa les noms en les plaçant à côté du sien[2].

On s’étonnera, peut-être, que les relations intimes de Montaigne avec ces deux personnages, aient existé à la même époque[3], et qu’il ait pu partager ce sentiment, si peu susceptible de partage, lorsqu’il est porté à ce degré d’énergie. Nisus, nous dira-t-on, n’eut pour ami qu’Euriale, Oreste que Pilade : mais la Boétie n’a jamais pu voir un rival dans Mlle de Gournay ; il n’a pas craint non plus qu’elle devînt l’objet de cette passion impérieuse et exclusive qui défend à l’amitié de paroître tant qu’elle existe, et qui lui permet à peine de lui survivre.

Montaigne[4] donne à la Boétie le titre de son frère, et à Mlle de Gournay celui de sa fille d’alliance. C’est ainsi qu’en n’élevant qu’un temple à l’amitié, il lui consacra deux autels : l’un, d’un style antique et d’une ordonnance sévère, fut celui sur lequel il plaça la Boétie ; l’autre, d’une forme légère et gracieuse, nous présente Mlle de Gournay soutenue par la tendresse paternelle, et couverte du voile de l’adoption, pour la soustraire aux regards de la satire et de l’envie. Montaigne, dans ses Essais, parle rarement de Mlle de Gournay[5]. Les auteurs contemporains nous en ont plus appris que lui-même sur ses liaisons avec elle[6].

« Il faut, dit-il, craindre d’éveiller la malignité, toujours en quête auprès des femmes. »

Il savoit que leur réputation littéraire gagne difficilement à leurs liaisons avec les gens de lettres, dont elles obtiennent plus souvent des applaudissemens superficiels que des conseils sages. Il savoit encore qu’il faut respecter cette espèce de mystère dont la nature semble envelopper leurs pensées, leurs penchans, leurs goûts et leurs affections[7]. Mais, si nous avons à regretter quelques réticences de Montaigne sur l’amitié qu’il avoit pour Mlle de Gournay, avec quelle abondance ne nous en dédommage-t-il pas en parlant de la Boétie ! quelle richesse d’expressions, même en accusant notre langue de manquer de vigueur, lorsqu’il veut décrire à son ami les mouvemens d’une âme qui se confond dans la sienne ! Laissons-le s’exprimer lui-même ; il ne peut être ni traduit ni suppléé.

« La vraie amitié dont je suis expert, me donne à mon ami plus que je ne le tire à moi ; je n’aime pas mieux lui faire du bien qu’à moi, mais encore qu’il s’en fasse qu’à moi. Monsieur de la Boétie et moi ne nous réservions rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien ; nous nous cherchions avant de nous être vus, et par les rapports que nous oyons l’un de l’autre, qui faisoient en notre affection plus d’efforts que ne porte la raison des rapports ; nous nous embrassions par nos noms : à notre première rencontre nous nous trouvâmes si près, si connus, si obligés entre nous, que rien dès-lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Quand nous étions séparés, il vivoit, il jouissoit, il voyoit pour moi, et moi pour lui, autant pleinement que s’il y eût été ; l’une partie demeuroit oisive quand nous étions ensemble ; nous nous confondions ; la séparation du lieu rendoit la conjonction de nos volontés plus riche ; cette faim insatiable de la présence corporelle accuse la foiblesse de nos ames ; les nôtres se sont considérées d’une si ardente affection, découvertes jusqu’au fin fond des entrailles l’un de l’autre : elles ont charié si uniment ensemble » !

Arrêtons-nous… Ce torrent d’expressions plus brûlantes les unes que les autres, fatigueroit peut-être : s’il est des têtes trop légères pour porter la pensée, n’y a-t-il pas des âmes trop foibles pour soutenir une telle explosion de sentiment ?

Ô divine amitié, que ton langage est pénétrant dans la bouche de Montaigne ! que les soupirs de l’amour sont loin de cette passion sublime que si peu d’hommes ont été dignes d’éprouver ! mille volumes sont remplis des fautes, des délires et des malheurs de l’amour ; à peine quelques lignes sont consacrées aux jouissances pures de l’amitié : la plume de l’histoire ne lui reproche ni crimes, ni erreurs, ni foiblesses ; mais elle est avare du titre d’ami, et ne compte qu’un très-petit nombre de modèles de cette amitié que l’infortune fortifie, tandis qu’elle a souvent affoibli l’amour.

Celui que poursuit le chagrin souffre moins s’il a un ami ; l’amitié couvre de roses les épines qui croissent sous ses pas : mais pour en mériter les bienfaits, il faut en remplir les devoirs. La douceur qui console sans flatter, qui corrige sans rudesse, la franchise qui reproche les fautes sans humilier, l’indulgence qui pardonne ce qu’elle blâme ; ce ne sont là qu’une partie des qualités qu’elle suppose : Montaigne eut toutes celles qu’elle exige. Tendre amitié, falloit-il qu’il goûtât si peu de temps tes charmes ! quatre années ont rempli cet intervalle si intéressant de sa vie. « Je compare, dit-il, tout le reste de mon existence aux quatre années qu’il m’a été accordé de jouir de la compagnie de ce personnage ; le reste n’est qu’une fumée ; ce n’est qu’une nuit obscure. »

Que le sort lui enlève ses richesses, que la gloire le dépouille des lauriers dont elle a ceint sa tête ; mais que le ciel, désarmé par ses vœux, prolonge des jours auxquels est attachée la félicité des siens ! vœux superflus ; son ami expire : il ne lui reste plus qu’à porter sur son tombeau le tribut de ses larmes. Son âme est flétrie, sa raison s’égare, son imagination ne lui présente que des objets lugubres : la mort, qui fut si souvent l’objet de ses méditations, devient celui de ses désirs ; pouvoit-il la craindre, celui qui avoit dit que philosopher c’est apprendre à mourir ?

Ô combien les derniers instans de l’homme vertueux sont embellis par la philosophie ! le cœur de Montaigne est attendri par la douleur d’une famille éplorée ; son courage n’est point ébranlé. L’homme qui n’est que bienfaisant peut regretter la vie ; sa bienfaisance meurt avec lui, et le souvenir du bien qu’il a fait est en quelque sorte empoisonné par le chagrin qu’il a de n’en plus faire. L’homme de génie, au contraire, se survivant à lui-même et agissant toujours par ses écrits, pressent son immortalité, et jouit d’avance, dans ses derniers momens, de tout le bien qu’il doit faire dans l’avenir. Montaigne voit arriver d’un œil serein l’instant où il va rendre à la nature la forme passagère qu’il en a reçu ; à l’Être suprême, cet esprit dont il n’a jamais abusé, et cette âme que les passions n’ont point défigurée. Que n’ai-je une partie de l’éloquence avec laquelle le célèbre panégyriste de Descartes déchira le voile des préjugés qui couvroit la réputation de ce grand homme ! aussi sublime que le sujet qu’il traite, le feu qui l’agite se communique et porte la conviction dans tous les esprits ; la plume, dans ses mains, devient une baguette magique qui transforme les censeurs de Descartes en admirateurs. Je résoudrois alors les doutes qu’on a osé élever sur le scepticisme de Montaigne : je présenterois ce sage aux prises avec la mort ; la philosophie, la vérité et la gloire, groupées autour de lui ; la première le conduisant au lieu du repos ; la seconde, qu’il a rendue triomphante de l’erreur, posant sur son front une couronne immortelle ; et la gloire marquant la place qu’il doit occuper dans la postérité.


FIN.
  1. Cet éloge a été lu dans les Lycées de Paris.
  2. Marie-Catherine le Jars de Gournay naquit à Paris en 1566. Elle s’appliqua de bonne heure à l’étude des belles-lettres, et se rendit familières les langues savantes. Elle dut à son érudition un commencement de célébrité, et des relations avec les hommes les plus savans de son siècle, tels que les cardinaux Duperron, Bentivoglio, et de Richelieu, François de Sales, Balzac, Heinsius, etc.
  3. La réputation de Montaigne, ce qui transpiroit déjà de ses Essais, inspirèrent à Mlle de Gournay un tel degré d’enthousiasme, qu’en 1588, lorsque Montaigne fit un voyage à Paris, elle quitta sa terre de Gournay pour venir, avec sa mère, rendre hommage à ce philosophe. Les plaisirs dont cette ville immense fut toujours le centre, n’obtinrent pas un seul de ses momens : elle ne vit, ne suivit, n’étudia, n’entendit que Montaigne, qu’elle emmena ensuite à Gournay, où il passa trois mois.
  4. Montaigne avoit plus de cinquante-cinq ans lorsqu’il connut Mlle de Gournay ; et sa moralité l’auroit mis au-dessus de la critique, même dans un âge plus rapproché du sien.
  5. Montaigne donna à Mlle de Gournay la plus grande preuve d’estime et d’attachement, en lui léguant ses manuscrits. Voici ce que rapporte Pasquier à ce sujet : Cette vertueuse demoiselle, avertie de la mort du seigneur de Montaigne, traversa presque toute la France, tant par son propre vœu que par celui de la veuve de Montaigne et de madame d’Ettissac sa fille, qui la convièrent d’aller mêler ses pleurs et ses regrets, qui furent infinis, avec les leurs.
  6. L’éditeur des ouvrages de Montaigne a incontestablement des droits à notre reconnoissance. Mlle de Gournay a fait trois éditions des ouvrages de ce grand homme : la première, publiée en 1596, parut après la mort du Philosophe ; la seconde en 1602, et la troisième en 1635. Cette dernière, corrigée sur les manuscrits de l’auteur, fut dédiée au cardinal de Richelieu, qui en fit les frais.
  7. Montaigne a cependant fait un très-grand éloge de Mlle de Gournay, à la fin du dix septième chapitre du livre deuxième.